Régler son compte au vieux [Cécilie]

Bàrkios, septième jour de la cinquième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

La semi-zurthane traînait des pieds dans les couloirs, les yeux rougis par des larmes de honte.

Elle avait osé en parler à sa Princesse, un peu forcée tout de même, et cette dernière n’avait rien écouté. Ou ç’aurait été plus simple si elle n’avait rien écouté, alors que là elle l’avait fait et elle n’avait rien compris. La servante avait été parmi les premières à se laisser charmer par Aerianna alors qu’elle était arrivée après Krish Al’Serat. Jamais elle n’avait cru complètement les histoires qu’on lui avait raconté sur les cris que la moitié de Geresh avait dû entendre, car elle s’était accrochée à une autre image de sa maîtresse. Une Princesse de Geresh intimidée par un gladiateur qui était allée le voir au beau milieu de la nuit pour ne même pas le toucher. Beaucoup avaient douté mais elle avait été la première à voir les draps immaculés lorsqu’était venu le moment de les changer. Puis elle avait participé à cette expédition, puis elle avait été celle envoyée pour convier Sauveur dans les quartiers de celle qu’elle admirait.

Ça n’avait rien à voir avec l’image qu’elle se faisait de ce massage perverti par Nassia…

Nassia était sortie de nulle part, Nassia avait triché pour être là ce jour là, Nassia ne méritait pas qu’on l’affecte aussi près de sa Princesse aussi souvent. Ce n’était que l’essence de ses propos, elle n’avait rien dit d’aussi peu subtil, elle avait essayé de mettre les formes. Et puis, c’était Aerianna qui avait lancé le sujet en lui demandant ce qu’elle pensait de la nouvelle servante qu’elle avait trouvée à Thaar, elle n’avait pas eu le temps de préparer ses mots. Aerianna avait pensé à de la jalousie, Aerianna avait pensé qu’elle n’arrivait pas à supporter le fait qu’elle n’était pas la meilleure, Aerianna avait proposé que Nassia lui apprenne à lui faire du bien. Seulement elle n’avait pas été subtile, et elle n’avait vraiment pas essayé de l’être un instant. Et… la semi-zurthane avait essayé de prouver à sa Princesse sur sa proposition qu’elle était déjà aussi douée que Nassia. Au grand désespoir de la servante ce n’était pas le cas, car sa maîtresse ne réagit pas à une seule de ses caresses.

Elle rit alors, et elle demanda à la servante honteuse d’aller lui chercher Nassia.

La soirée était jeune et la jeune femme n’eut d’autre choix que d’aller frapper à la porte de la plus grande chambre qui se trouvait dans le quartier des servantes, une des deux chambres individuelles. On lui avait dit qu’elle avait été la chambre d’Aethka, et même si elle n’avait jamais eu de visage à mettre sur ce nom elle connaissait une version de l’histoire de l’esclave libérée par le cœur d’Aerianna, une histoire qui finissait tristement dans les flammes. Il n’était nul doute que Nassia avait déjà entendu l’histoire, et qu’elle s’amusait à la pervertir. Ça ne faisait pas réellement de sens mais rien n’en faisait. Elle frappa donc, de deux coups sec, et elle n’attendit pas de réponse qu’elle lança le message de la Princesse à travers la porte de la même voix monotone qu’elle prenait toujours. « La Princesse de Geresh attend que tu ailles la coucher, Nassia. Ne la fais pas attendre, il est déjà tard. » Elle s’en alla plus profondément dans le couloir donner d’autres ordres, mais pas avant de s’arrêter et de jeter un regard en arrière pour s’assurer que Nassia sortait bien de sa chambre avant de prendre un tournant.

***

On était plus loin dans l’automne mais le climat était toujours assez agréable pour rester à l’extérieur alors que le soleil venait à peine de disparaître derrière l’immense semi-sphère de verre qui trônait au beau milieu des jardins. Je m’en étais lassée au final, comme je m’étais lassée de trop de choses dans ce palais, comme je m’étais lassée de trop de gens dans ce palais. Tout était là, tout restait là, sauf quand je m’occupais de les faire bouger. Mes absences répétées n’avaient pas aidé en ceci, et j’avais même dû envoyer Magyaok en mission pour que ses hallucinations changent un peu. En mon absence son esprit s’était comme flétrit, comme si j’avais aussi besoin de m’occuper de ça. Une fois que le père qui m’avait à peine adressé la parole depuis mon retour ne serait plus je pourrais lancer des changements assez importants pour finalement faire bouger l’univers et tout le monde avec plutôt que de devoir déplacer chaque grain de sable… ou en tout cas je l’espérais.

Nassia, la servante, l’Enchanteresse… elle devait me retrouver ici, sur cette coursive qui longeait le palais en passant devant chacune des immense chambres de la famille princière. Il avait placé sa chambre ailleurs, ironiquement, alors que j’avais été la seule à habiter cet étage de cette aile. Que de signes qui confirmaient que le moment était attendu, que de signes qui me disaient que l’univers me tendait les bras. Je m’attendais presque à ce que le jour se lève si je levais les miens d’ailleurs, même si rien dans mon être un peu rigide ne montrait cette excitation et cette sensation d’être plus puissante que tous les autres. Il était rigide parce qu’il restait un doute, est-ce que je fonctionnerais à nouveau, après ? C’était ça qui avait motivé cette prise d’initiative en premier lieu. C’était ça qui m’avait donné à la servante de Néera, ça qui m’avait donné à Ascanio Vossula, ça qui m’avait donnée à Ethirëlon…

Serais-je quand même satisfaite par le pouvoir si je ne récupérais pas ça ?

- J'y vais tout de suite, Nzola. Merci !

Malgré l'empressement de ma voix, le mouvement de mon peigne n'avait pas varié une seconde. J'avais été surprise de me retrouvée dans une si grande chambre individuelle, mais cela améliorait de beaucoup le séjour que je faisais en ces lieux. Et c'était aussi avec bonheur que j'avais vu les menaces de cette chère Nzola fondre comme neige au soleil. La grâce docile que j'avais affichée auprès des autres serviteurs avaient fini le travail de sape qu'elle avait elle-même commencé en tentant de parler à la Princesse des raisons de notre petit accrochage.

Sans me presser outre mesure, je terminais donc de me coiffer et passait la tunique beige qui allait si bien à ma condition avant de quitter ma chambre sans un regard pour les yeux qui m'épiaient dans le couloir.

Mes pas bien réglés me conduisirent jusqu'à la coursive ou je savais devoir retrouver mon employeuse... Et comme à chaque fois depuis que j'avais l'occasion d'apercevoir les jardins depuis les hauteurs du palais, je laissais mes pupille se relâcher pour profiter sans tension du caléidoscope de couleurs qui s'offrait à ma vue flétrie. Juste quelques instants. Puis je couvrait la fin du parcours, ignorant la superbe du paysage pour chercher une silhouette toute elfique.

Ne sachant qui pouvait encore nous tendre l'oreille dans les chambres non loin, c'est un visage humblement baissé et un maintien servile qui s'arrêtèrent non loin de la déesse des lieux. La voix docile et attentive était volontairement gracile.

- Vous m'avez fait mander, votre Altesse ?

Elle était là, et il n’y avait pas une seule trace de la familiarité de tous ces moments en privé.

Je lui répondis d’une voix claire et amusée sans lui jeter un autre regard que celui alors qu’elle arrivait. « Ne baisse pas la tête, Nassia, ils savent tous que tu es ma préférée. » Il y avait des oreilles, comme presque toujours en ce lieu, mais il ne fallait pas qu’elles écoutent la vérité, il fallait qu’elles s’arrêtent à ce que je leur servais, quelque chose de vrai, mais quelque chose de très ennuyeux. « Comme ils savent tous que je vais bientôt me lasser de toi, parce que c’est toujours ce que je fais une fois que j’ai obtenu ce que je désirais de mes servantes. » Mon regard s’écarta un instant des jardins qui s’assombrissaient pour se plonger dans le bleu céruléen des yeux de la brune. La première part d’un message en deux parties était sortie et je quittai son regard. « C’est pour ça que je t’ai donné la chambre d’Aethka. Elle était presque comme toi, elle savait me plaire, elle savait me faire gémir, mais je n’ai eu aucun scrupule pour l’écarter. Elle m’en a voulu, et quand j’ai voulu lui offrir un cadeau pour que cela cesse elle l’a transformé en un tas de cendres. »

C’était la version officielle en tout cas, ce n’était pas sa maladresse qui avait valu son trépas…

« Elle n’avait pas compris les règles du jeu et elle a été idiote, j’espère que ce ne sera pas ton cas. » Je laissai la phrase emplir l’espace un temps, ne sachant plus où la mener. J’étais subtile par moment, mais il me fallait beaucoup de concentration pour continuer ce genre de conversation double bien longtemps, aussi lâchais-je un peu de sa lourdeur en reprenant doucement. « Peut-être que ce qui me poussera à me lasser arrivera demain, qui sait ? » J’aurais pu à la place de tout ce petit jeu me retirer dans ma chambre, là où parler plus librement aurait été possible, mais c’était amusant en fin de compte, et maintenant que j’avais parlé je pouvais me sentir plus légère. Même s’il restait un sujet à aborder encore… Je m’étirai, je baillai, et je finis d’une petite voix. « Mais il se fait tard, viens m’aider à me coucher s’il te plait. » Tard, il ne se faisait tard que pour cette Aerianna là, celle qui désœuvrée et épuisée par des journées vides passait le plus clair de son temps dans un lit.

Mais parfois ce n’était pas rien faire qui l’épuisait, c’était justement ce qu’elle y faisait, dans son lit.

- Je ne vis que pour servir Son Altesse. Que ma présence la lasse  et je disparaitrais... " Je me redresse légèrement, comme elle me l'ordonne, mais mon visage ne doit pas prendre l'assurance de la réalité. Sur le fil du rôle de composition, j'ajoute " Mais si j'osais, je lui demanderais de laisser demain décidé du temps que je passerai à ses côté, puisqu'il semble être la limite de son intérêt.

Une brève révérence et je la précédais dans la chambre pour chasser les éventuels serviteurs de second rang, tirer les rideaux et fermer la porte sur son passage. Je passais près d'elle et honorais les petits habitudes que nous avions prise, la dévêtant pour commencer sur un sujet qui n'avait pas encore été  abordé jusque là.

- Demain, j'entrerai par la coursive. Après, j'aimerai vous entretenir d'un autre style de paiement que celui d'or et de joyaux que nous avions jusque là envisagé.

Lorsque je me fus enfin nue je m’assis sur le bord du lit, l’écoutant.

Si je souris en me rendant compte qu’elle avait perçu mon message et qu’il était clair, mon visage se ferma légèrement alors qu’elle continuait. Ce n’était pas comme ça que c’était censé se passer, le prix devait être discuté avant, je ne devais lui laisser l’opportunité de se retrouver devant l’acte accompli et de me demander ce que je ne serais pas prête à lui céder. Et j’avais envie de le lui dire, j’avais envie de lui dire que c’était présomptueux de sa part, j’avais envie de m’en offusquer, mais je ne le pus. Elle m’avait cueillie au meilleur moment, elle m’avait déjà trop fait de bien, me représenter le père tué par ses soins m’avait fait trop de bien, et il n’était pas encore parti alors que je ne désirais rien de plus que ceci. C’était un mensonge que je me répétais, il y avait autre chose que je désirais encore plus, mais cela découlerait peut-être de sa mort, alors j’allais accepter ses manières. Et puis, j’étais curieuse, payer en or et en joyaux était ennuyeux, elle me proposerait peut-être quelque chose de plus intéressant…

Alors, avec assurance, pour ne pas me montrer faible, pour montrer que si je me montrais conciliante c’était parce que j’en assumais les risques sans protester, ma voix se fit enfin calmement entendre. « D’accord, attendons demain pour en discuter. » J’étais prête à la laisser finir son travail et à attendre le lendemain, mais il y avait encore un dernier doute. « Comment… je dois être là. Par où ? Devrais-je te suivre ? M’y rendre ouvertement et l’y trouver avant que tu n’arrives ? » Je soupirai en me laissant tomber en arrière sur le lit, j’essayais de me détacher de l’importance du lendemain, car il n’était pas là encore et que tout pouvait tourner mal, mais c’était extrêmement difficile. J’avais même quelques doutes, et il n’y avait qu’un seul prénom pour éloigner ces doutes. Sauveur. Il ne voudrait pas de moi s’il savait que le prix à payer était celui d’une vie, mais il ne saurait jamais. Le monstre qui l’aimait semblait si innocent…

« Comment on fait, pour être sûre que ce qu’on va faire est ce qu’on doit faire ? »

- Vous êtes une Altesse, Princesse. Vous pouvez aller prier la Dame-Dieu à votre convenance. Et si certains mots ne peuvent échoir à mes humbles oreilles, vous pouvez parler à votre père avant que je ne passe faire le ménage.

M'asseyant à mon tour sur le bord du matelas, je repliais une jambe sous moi pour me retrouver juste derrière elle mais elle se laissait aller en arrière avant que je ne puisse aller jusqu'au bout de mon geste. L'austère robe de lin que je portais n'avait pas changée. Ses manches étaient retroussées jusqu'au coude et le foulard qui tenait habituellement mes cheveux en arrière ne laissait pas échapper une mèche rebelle. Sans crainte, je posais deux doigts sur sa clavicule et laissais échapper un soupire tandis qu'elle commençait à exposer des doutes.

- Le devoir n'est rien de plus qu'une chaine inventée par des hommes de riens pour brider celles qui peuvent tout avoir.

Ma main descendit de quelques centimètres pour appuyer sentencieusement sur son sternum. Une attention qui aurait tendu n'importe qui de douleur, mais pas cette princesse qui n'était plus si jeune malgré son visage de colombe. Je m'étais renseignée ces derniers temps et je m'étais étonné qu'elle ne s'y soit pas prise avant. Elle avait bien plus de patience que ce que je m'étais figuré au début de cette affaire.

- Je ne suis pas femme à vous guider. J'exécute votre bon plaisir. " Un sourire délicat accompagnait le regard de glace que je posais sur elle l'espace d'un instant, penchée sur sa silhouette nue. " Faites ce que vous voulez. C'est bien suffisant. " Je m'arrêtais un peu avant d'ajouter. " Si son Altesse à encore des question ou des désirs quant à la journée de demain ? "

« Bien… »

J’avais envie de m’opposer à ses mots, il ne fallait pas que j’agisse de manière suspecte, il fallait que je me comporte comme d’habitude, et que je sois surprise en même temps que Rauast par l’Enchanteresse. Prier la Dame-Dieu n’était pas dans mon habitude, peut-être que je devrais éviter de me montrer près de l’incident, et désobéir moi-même à cette demande que j’avais faite ? Mais l’habitude était cette chose que je haïssais à chaque fois qu’elle s’imposait à moi, à chaque fois qu’elle m’engloutissait dans l’ennui, non, on ne ferait pas attention à moi si je sortais de mes habitudes. J’irais voir mon père, j’irais lui faire croire que j’avais changé, que sa déesse était aussi la mienne désormais. Je n’étais que rarement allée dans cette petite chapelle en réalité, et en général c’était forcée qu’on m’y emmenait. Une mère qui ne voulait que mon bien, un père qui voulait que j’honore la mémoire de la mère, un père qui voulait que la déesse me guérisse, un père qui voulait qu’elle m’asservisse, un père qui voulait que je lui obéisse. J’étais restée complètement sourde, cette déesse ne m’avait jamais rien apporté qui soit important.

Ou alors je pensais tout ça de ce père à cause des quelques mots de la jeune femme ? Il n’était pas si terrible, il avait jugé mais à aucun moment il n’avait efficacement contraint, il avait même laissé la représentante parfaite de l’engeance qu’il détestait le plus au monde lui ravir sa fille si longtemps, et il l’avait acceptée ensuite. Mais alors que je m’apprêtais à lui trouver des excuses en lesquelles je n’aurais pas vraiment cru, ma conviction qu’il devait mourir s’opposa à cette démarche. Celle qui était temporairement et faussement une de mes servantes me fit alors gémir, et je ne résistai pas à cette douleur que je reconnaissais. Elle avait raison, et alors qu’elle se penchait mon sourire répondit au sien. Ce que je voulais, c’était ça qui était important, et je n’avais pas besoin de raisonner à l’infini, j’étais beaucoup trop proche pour douter. Cette douleur, ce plaisir, un plaisir qui irait sûrement vers l’extase, c’était un bon remède à ce trop plein de réflexion.

« Je suis curieuse, mais des réponses à mes questions ne feraient que gâcher la surprise… »

En soufflant ces mots à celle me surplombant je caressai la joue de l’Enchanteresse du dos de cette main que j’avais relevée.

« Je veux que tu continues. »

Peut-être que je pourrais la garder, après.

Alors je m'exécutais. Longtemps. Avec les jours j'avais pris de l'assurance, ordonnant à la Princesse de changer de position, m'attaquant à elle de la façon la plus superficielle à la façon la plus intime qui soit, je m'arrêtant que si elle me spécifiait clairement qu'elle ne voulait pas. J'offrais mes services avec toujours cette froideur attentive, expérimentant, regardant, notant sans me laisser toucher. Jusqu'à ce qu'aucun serviteur ne puisse douter de la raison pour laquelle la Princesse m'avait à la bonne.

Jusqu'à ce que, lasse entre ses draps de soie, la déesse de ces lieux soit prête à dormir et que ma constitution faiblarde soit couverte d'une légère pellicule de sueur à force de la travailler au corps.

Puis je m'en retournais dans mes appartement par les couloirs de service, je me lavais, me peignais, méditais pour préparer le lendemain et tentais de trouver un peu de sommeil avant l'heure dite, en fin d'après-midi. J'avais faim, ce qui était une bonne nouvelle cette fois-ci.

_______________


D'un pas affairé, je remontais le long de la coursive, la tête basse et le bras alourdit d'un épais seau de bois dans lequel trônait de la cire et des chiffons à poussière. Je saluais bassement de la tête un autre serviteurs sur le chemin et continuais sans que mon cœur ne s’excite le moins du monde. Le plan était simple et suffisamment vague pour s'adapter sur n'importe quelle musique. Quand à la cible, je ne l'avait croisé que de loin et sa rigidité résonnait agréablement dans ma mémoire.

Sans changer de composition, la jeune servante docile d'à peine une vingtaine d'années poussa la porte de la chapelle pour découvrir le spectacle qui s'y déroulait.

J’avais bien dormi, étonnamment, signe que ce qui allait se passer ensuite ne pesait pas véritablement sur moi. Mes doutes de la veille avaient été construits artificiellement, ils n’existaient pas réellement, et ça me rendait de bonne humeur. Comme rarement, le chemin allait tout droit au moins pour une journée et j’avais le droit d’attendre, j’avais le droit de profiter de cette journée sans m’inquiéter outre mesure. Cela impliquait que les premiers serviteurs de la journée – dont ne faisait pas partie Nassia – allaient être éconduits et que ce sommeil allait durer un peu plus longtemps dans la matinée. Entre toutes les nuits sans un songe celle-ci fit exception. Il y eut un unique rêve, un rêve que je n’aurais osé répéter à qui que ce soit, un rêve qui me poussa à me réveiller un peu plus en sueur. Il n’y eut pas que cet effet-là, mais j’espérai que les serviteurs qui me levèrent finalement n’avaient rien entendu et ne remarqueraient rien.

Ils firent semblant de ne rien remarquer, peut-être pour m’éviter une gêne que je ressentis tout de même.

Une fois levée, une fois débarrassée d’esclaves ou de classiques serviteurs, je lançai un déplacement nouveau au sein du palais. On me vit peut-être m’accroupir au bord des bassins des bains et tremper mes doigts dans l’eau chaude, on me vit peut-être m’asseoir au centre de cette grande cloche de verre et respirer ces odeurs apportées par quelque plante exotique, on me vit peut-être entrer dans cette chambre ouverte sur l’extérieur que je n’habitais qu’en été. Je ne savais pas ce que je cherchais, je savais seulement qu’en plus de ce bureau qu’occupait mon père et une chambre comme les autres quelque part, c’étaient les seuls endroits où je m’étais sentie en contrôle dans ce palais. Les seuls endroits, mais aussi les premiers, car tous les autres les rejoindraient bientôt, avant que le soleil ne se couche. En quittant la cloche de verre je me tournai vers cette chapelle qui était le lieu où tout se dénouerait.

Il était là, et il priait.

La pièce n’était pas richement décorée, elle était même sobre comparée au reste. En face de la porte venant des jardins on trouvait un petit autel sur lequel se trouvait une petite statuette de Kÿria, qui même si elle n’était pas la préférée en Péninsule nous apportait à Geresh tant qu’on ne pouvait pas l’oublier. Sur le mur à ma gauche, en face de la porte qui donnait sur la coursive, c’était une représentation en peinture que j’avais toujours trouvée particulière d’Arcam. Il était là parce que Rauast Hiisi s’était trouvé une dévotion pour lui en abandonnant les siens au nord du royaume humain. Arcam était avachi à moitié nu au milieu de multitudes de draps, et deux servants s’occupaient de lui. Il n’avait que ce tableau, pas d’autel, rien d’autre, il avait tout juste le mérite d’exister parmi les autres. Les autres qui n’étaient pas très nombreux, car il manquait en fait Tyra et Othar, la première pour une raison évidente.

Il ne s’en était jamais remis.

Il était agenouillé dans l’angle de la pièce, en face de celle pour laquelle cette petite chapelle avait été créée, au final. La statue de Néera était un petit plus haute qu’une taille humaine raisonnable, et elle était faite de marbre d’un blanc immaculé. Elle était belle, tranquille, et elle portait dans ses bras un enfant. Il m’avait dit que ça n’avait rien à voir, mais je savais que pour lui Néera était elle et que pour lui l’enfant était moi. Je m’agenouillai à ses côtés, ne m’attendant pas un instant à ce qu’il lève la tête dans ma direction, ce qu’il ne fit pas. Il fallait qu’il ait fini, pour que j’aie le droit de l’interrompre, et si j’en croyais le regard levé vers la déesse, si j’en croyais le regard levé vers ma mère, il venait de commencer. Mais aujourd’hui il n’avait pas les commandes et j’allais lui montrer que je pouvais l’interrompre. Il baissa la tête et ferma les yeux, il s’apprêtait à lui parler, mais une petite voix douce s’éleva pour lui suggérer quelque chose d’autre.

« Père, c’est la dernière fois que vous la voyez, profitez encore un peu de son visage. »

Il ne m’écouta pas, alors que le conseil était réellement pour lui, et que Nassia… non… l’Enchanteresse attendait.

Fous sont les hommes.
Idiots sont les dévots.

La porte se refermait derrière moi sans un son. Je suspendais tranquillement mon seau à la poignée de façon qu'il tombe si quelqu'un effleurait la porte de l'autre côté. Un sourire me vint. La Princesse mettait en garde son cher père. Bien. Elle n'avait pas changée d'idée alors.

Dans la pièce de pierre et de marbre, je me tournais vers elle, laissant le naturel revenir au galop. D'un geste je retirais mon foulard et ma tenue ne parvenait en aucune façon à amoindrir mon maintien régalien. Une servante en tenue d’apparat attire l'attention dans une foule bien née. Une reine en tenue de servante se remarque tout autant.

J'approchais d'un pas, entrant dans la lumière de ceux venus ici pour prier. Mon regard de glace cherchait les yeux de la Princesse pour m'assurer que ses ordres n'avaient pas changés et qu'elle n'avait rien à ajouter malgré le peu de réaction de son père. Un sourire délicat me répondit. Soit. Le glas retentissait dans le lointain. Un sort venait d'être scellé et c'est dans ma langue natale, utilisant l'argot et l'accent de ma Serramiroise de mère.

- Vous êtes responsable de ce qui s'est passé, vous le savez parfaitement. Un homme qui abandonne les siens et se voue à Arcam attire l'ire de la Toute Bienveillante. Et toute trahison se paie un jour.

Je n'attendais pas plus pour lâcher la bride à la Faim qui précédait nos instincts. Ma peau de lait se faisait livide, jusqu'à mes lèvres grisâtres et les cernes sombres qui bordaient mes yeux. Des lettres d'un alphabet oublié et des dessins étranges fleurissaient sur mon corps en de vives couleurs. Lorsque les mots antiques me vinrent aux lèvres, c'est avec un échos fort de plusieurs dizaines de voix qu'ils vibraient entre mes cordes vocales.

Sans peine, je trouvais une brèche. Sans peur je m'enfonçais dans l'esprit et le labyrinthe de défenses, arrachant tout sur mon passage. L'homme tétanisé par la violence de mon intrusions n'eut même pas la possibilité de hurler. Nos dents se refermaient sur lui, attrapant la partie la plus intime de son être à pleine mâchoire. Comme je l'avais fais pour Urgoll'Ven, je brisais les chaines qu'il avait posées sur ses démons les plus enfouis. Incapable de les voir moi-même, je les sentais pourtant s'imposer à lui. Remonter comme des vers le long de son être. Je gardais l'emprise sur lui pour brider sa volonté s'il lui venait à l'idée de faire du bruit, mais je le laissais d'abord seul face à ses traumatismes, violant son être de la façon la plus ignoble qu'il soit.

Rien ne se déroula comme je l’avais prévu, même alors que je n’avais rien prévu dans les détails.

Qu’elle parle dans la langue natale de Père n’était que la première surprise, et ses mots ne firent que peu de sens. Je les comprenais, on me les avait appris, mais de quel abandon parlait-elle, pourquoi Arcam, quelle trahison ? Je levai un regard incrédule vers elle et si elle était déjà entrée dans la chapelle différente, plus importante – à la fois que Nassia et que l’Enchanteresse – je la vis encore changer. Elle devint à la fois plus pâle et plus sombre, alors que la couleur sur sa peau se chargeait de rendre tout plus mystérieux, plus magique. Ce n’était pas la lumière dont je savais orner ma peau, cette lumière qui faisait mal, c’était tout autre chose. Et la prochaine fois qu’elle ouvrit la bouche je tremblai légèrement. D’où lui venaient ces voix ? D’où lui venaient ces mots ? Qu’avais-je fait entrer dans mon palais, qu’avais-je fait entrer dans ma vie, qu’avais-je fait entrer dans la mort de Père ?

Il y avait en plus du reste un peu de colère, comment pouvait-il savoir que c’était moi ?

J’étais déjà si proche de lui qui s’était retourné en entendant sa langue être parlée, je me rapprochai encore pour pouvoir corriger ce que j’estimais être une erreur de l’Enchanteresse. C’était peut-être trop tard, c’était peut-être futile, peut-être que je ne l’atteindrais jamais, surtout en le voyant figé, tétanisé par ce qui semblait se passer dans sa tête. Je lui pris la tête des deux mains et collai ma bouche contre son oreille, soufflant ce message que je voulais lui faire passer. « Oublie la Toute Bienveillante, oublie Arcam, oublie les tiens… Je l’ai faite venir, je suis responsable, j’avais besoin que tu meures, je ne peux pas t’expliquer pourquoi, je ne sais pas vraiment pourquoi, une intuition, une pulsion, mais tu n’as pas à t’inquiéter, tout ça ne te concerne plus maintenant, meurs. » Les mots étaient plus forts que je ne les aurais voulu en un autre moment, mais je n’avais pas le choix, j’étais pressée de les lui dire, au cas où il était encore temps.

« Va, je te déteste. »

Un sourire qui jurait avec l’expression de son visage ponctua mon intervention, dans un tout autre contexte j’avais prononcé une phrase proche de celle-ci, et c’était pour lui donner son sens à elle que j’avais dû froidement prononcer ces mots. Je ne sus ce qu’il avait en tête, mais j’étais sûre que Mère s’y trouvait, j’étais sûre que je m’y trouvais, et j’étais sûre que les meilleurs souvenirs qu’il avait de nous deux étaient pervertis par la magie déployée, sans jamais me douter à quel point. Rien d’autre ne saurait créer cette réaction, il n’avait que faire du reste, il n’aimait pas Geresh, il détestait les Hiisi, il choisissait ses dieux, il n’avait sûrement pas adressé de prière à Néera depuis une éternité… A moins que cette façade d’épouvante ne soit que causée par le traitement que lui avait réservé l’Enchanteresse ? Je lui poserais la question plus tard, avant de discuter du prix à payer, surtout qu’il n’était pas encore mort.

Je le fixai alors de mon regard sombre, pour que cette vision soit éternellement celle que je garde de lui.

Lui, il vivait quelque chose qui n’était pas entièrement différent de ce que sa fille avait vécu, mais le pire…

C’était la solitude…

Je la laissais le prendre, lui dire, lui assurer fébrilement qu'elle y était pour tout. Qu'il n'avait pas une chance. Elle était empressé comme s'il risquait de périr à tout moment, mais la brèche que je m'étais frayé avec les mots ne voulait pas dire que nous en avions fini.

Je marchais, sans empressement, vers la jeune femme, non pour lui voler le regard de son père, mais pour me placer dans son ombre. Pour lui souffler à l'oreille tandis qu'elle observait son œuvre...

- Il est à vous, Altesse. " Ma voix n'était qu'un murmure accompagné d'un échos irréel. Un échos aussi lourd et froid que la mort qui rampait sur la peau du vieil homme. Une bise glacée au creux du cou frêle de mon employeuse. " Je peux le tuer... Ou je peux le détruire. Qu'il ne reste rien de son essence, de sa Flamme, de son Souffle. Qu'aucun nécromant, jamais, ne puisse le rappeler. Que les dieux eux-même ne puissent mettre la main sur ce qu'il reste de lui... Maintenant, ou à votre convenance. A vous et à vous seule de décider lorsque son supplice aura été suffisant à vos yeux. "

Et reprenant ma litanie, j'affermissais mon contrôle sur lui. Ce vieux fou méritait que je joigne le geste à la parole. Levant le menton et la main, j'emprisonnais sa volonté, je pliais ses sursaut intérieurs. La lutte n'était pas si difficile avec le traitement que je venais de lui infliger. Doucement, le corps du vieillard s’affaissa devant sa fille. Les deux genoux à terre, les main au sol, son vieux dos se courba jusqu'au pavé. Non... Jusqu'à ce que ses lèvres embrasse le bout de la chaussure de cette progéniture qu'il avait brimé.

- Et sachez que tout ce que vous lui avez dit et tout ce que vous direz se gravera dans son essence au fer rouge.

Ma guide dans cette épreuve m’accompagnait de son souffle froid. Tuer ou détruire, donc ?

Je ne choisis que sur un coup de tête, sans avoir besoin de son explication, car le mot était plus absolu. Il y avait toujours le risque que plus tard on regrette un choix quand on faisait dans la demi-mesure, et je ne voulais pas de ce risque, pas plus que je ne voulais qu’un jour quelqu’un se serve de tout ce que l’Enchanteresse venait d’énumérer. Une essence, une Flamme, un Souffle, il n’en aurait pas besoin là où il allait. Maintenant toujours la tête de Père, je soufflai de la même façon que le faisait la jeune femme derrière moi. « Je vais le détruire, on va le détruire… il ne voulait pas vraiment de ses dieux de toute façon… » C’était ma réponse à la question de l’Enchanteresse, puis c’était une compensation pour atténuer l’effet sur lui, une compensation que je ne compris pas du tout, et que je décidai d’annuler aussi vite qu’elle avait été faite. « Et il ne la rejoindra pas… » Là, c’était mon attaque sur son être, alors que je n’avais rien à lui expliquer.

Et puis elle continua, elle l’amena jusqu’à mes pieds, et je sentis le contact de ses lèvres se poser sur mes orteils.

J’eus un mouvement de recul. Non, il avait raté l’occasion. Je la lui avais offerte une fois, l’occasion de reconnaître qu’il n’avait plus rien à faire et qu’il devait me laisser prendre les décisions pour Geresh, pour les Hiisi. Il ne l’avait pas fait, et maintenant, terrorisé, il essayait de se sauver ? Non, il n’essayait pas, c’était elle qui le forçait, c’était elle qui l’amenait là, c’était elle qui me le livrait, et je souris. J’avançai à nouveau la jambe et le pied jusqu’à sentir ce contact une nouvelle fois, un contact qui symbolisait une passation de pouvoir qui n’avait que trop tardée. Elle m’offrait cette sensation de pouvoir, mieux, elle m’offrait le pouvoir, et là c’était par mon envie qu’un Souffle se détruisait, le Souffle de quelqu’un au dessus, alors que je n’avais que fait ôter les vies de ceux en dessous. Chaque nouvelle pensée venait renforcer l’estime que j’avais de l’Enchanteresse, alors qu’elle m’offrait tout ce que je lui avais demandé, tout ce qu’elle avait promis…

Il manquait une seule chose, et je n’avais pas besoin de faire plus que de le demander.

« Je n’ai plus rien à lui dire, qu’il disparaisse comme ça, qu’il disparaisse à mes pieds. »

Mon père avait raison sur un point : je suis le Souffle vicié d'une caste décadente. Les prêtres et mon père avaient raisons sur un autre point : les femmes sont corruptibles, passionnées et idolâtres. Et c'est pour cela que ceux qui nous craignent devraient nous protéger et non nous contraindre.

Mais pour cela, nous sommes craintes dans le royaume de nos ancêtres alors qu'ils n'ont jamais posé les yeux sur ce que nous pouvons réellement faire. Alors qu'ils ne comprennent pas pourquoi ils auraient du nous craindre dès notre premier mot. Dès la première bribe de conscience qu'ils nous ont laissé avoir. Parce qu'ils ne sont pas plus sages ni plus capables que le chien qui se plie à nos pieds.

D'un pas, je dépassais la princesse et mettait un genou en terre près de son père. L'une des mes petites mains graciles vint glisser sous l'épais menton du vieil homme, saisissant sa mâchoire pour qu'il relève la tête. Pour qu'elle voit la dernière lueur terrifiée quitter les prunelles de celui qui lui avait donné le jour.

Comme si je me penchais pour lui murmurer un secret à l'oreille, j'enfonçais mes crocs profondément en lui. J'inspirais. Comme une outre qui se déchire, l'énergie brute d'une essence brisée cascada le long de notre lien en un torrent puissant. Il y avait encore de la vie dans cet homme loin d'être fatigué de vivre. Il y avait des regrets mais il y avait également de l'envie. Un flou légèrement perceptible passa de lui à moi, comme une nappe de chaleur, une force intangible. Les paupières closes sur mes yeux noirs, j'inspirais toujours,  les syllabes s'égrainant vers l'intérieur de mon corps en suivant le flux d'air. Toujours la même jouissance. Toujours la même satisfaction. De longues, très longues secondes. Il frémit et se bat faiblement. Il s'accroche désespéré, terrifié, au regard de sa fille sans que je n'ai conscience de la peur proche de la folie pure qui habite ses yeux trempés de larmes. Autour de moi les ombres dansent à la périphérie des regard. Le froid semble plus vif. Un spectacle qui révulse quelque chose dans le cœur de la plupart des gens.

Et près d'une minute plus tard, il retombe doucement sur le sol.

Le froid qui m'entourait s'est effrité et la lumière nous entoure sans peine. Les fleures d'encre sur ma peau s'étiolent, se fanent et disparaissent. Le teint de mort redevient crème et le rose de la jeunesse vient rehaussé mes joues de satin. Le même rose printanier que mes lèvres de rosière.

Un soupire satisfait m'échappait juste avant que je ne repose sa joue sur le pavé de pierre froide. Un œil écarquillé observait toujours la Princesse qui surplombait le corps, juste à côté de sa chaussure. Je fermais ses paupières, rajustais un peu sa position sur le sol et faisais tomber un des pris-dieu près de lui comme s'il avait essayé de se rattrapé à quelque chose dans sa chute.  

Je clignais deux fois des yeux pour que mes iris reprennent leur taille courante, le bleu revenant au galop remplacé le noir que la jeune femme n'avait pas pu apercevoir. Puis je faisais un pas pour me tourner face à la jeune femme tout en restant à côté du cadavre. Debout, je me fendais d'une profonde révérence qu'aucune noble dame n'aurait reniée.

- Longue vie à vous, Altesse. "

Si je lui avais quand même répondu, si j’avais quand même pensé à son rôle dans tout ça, elle avait presque été éclipsée par les émotions que j’avais ressenties face à ce qui était en train d’avoir lieu. Elle avait été une voix qui aurait pu directement venir dans mon esprit, directement venir de mon esprit, même, mais elle reprenait forme en s’avançant au-delà de moi. Tout ça pour disparaître à nouveau alors qu’elle guidait le regard du Père vers sa fille. Je ne pus que me perdre dans ses yeux. Je ne savais ce qu’il vivait, je ne pouvais le savoir, mais il communiquait quelque chose de si fort que j’avais l’impression de le savoir. Et parce que j’ai l’impression de le comprendre, je veux que ça continue. Passé était le moment lors duquel je m’inquiétais de lui, passé était le moment où je m’inquiétais de ce qu’il pensait de moi, passé était le moment de la décision, et en conséquence passée était la dernière chance de m’émouvoir de ces larmes.

Il souffrait et il espérait le salut du dernier endroit d’où il viendrait, c’était bon.

Il était mort. Comme si mon corps s’était ajusté de lui-même et qu’il en fut soudain privé je sentis à la place du froid la chaleur revenir, quelque chose changer. C’était amusant, alors que c’était l’image que je m’étais mise en tête tout ce temps, un retour du monde tel qu’il était avant, mais sans aucun obstacle qui vaille la peine d’y prêter attention. L’Enchanteresse semblait lire dans mon esprit et en sortir exactement ce que je désirais pour le rendre réel, et ça n’atténuait en rien cette adoration qui commençait à poindre. Je fermai les yeux, pour ne plus le voir alors qu’il venait de disparaître. Quand je les rouvris c’était sur une révérence que je mis du temps à comprendre, qui nécessita même qu’elle précise son geste par des mots. Altesse. C’était bien la seule chose qui n’allait pas changer, alors que tous n’avaient fait que me considérer comme l’actuelle Princesse de Geresh. Mais… ça faisait du bien, de l’entendre, et de le constater. C’était la première à me donner de ce mot alors que je le méritais… Tous les autres, ils étaient allé trop vite…

Alors je fis ce que je faisais toujours quand on me montrait que j’étais importante, je fis ce que je faisais toujours quand on m’apportait quelque chose qui était si important, pas me lasser, non, c’était réservé aux esclaves. Je m’approchai, plus hésitante qu’à l’habitude parce que je l’avais vue ôter une vie, et je m’arrêtai si proche d’elle que je n’aurais eu qu’à faire un pas pour l’embrasser. « Je… » Je rougis, inexplicablement, alors que le cadavre de Père gisait encore là. Inexplicablement ou pas, c’était surtout que j’avais vu une autre Enchanteresse, une autre Nassia, celle qui avait parlé d’abord, le genre de jeune femme qui était trop importante pour que je la traite comme une servante. J’essayai de lui prendre une main et dans le même temps changeai du tout au tout ce que j’avais failli dire. « Merci, je ne sais pas ce que ça m’a coûté, mais merci. Je ne pensais pas que ça se passerait comme ça… »

« Peut-être que nous devrions parler du prix que tu as en tête, avant que tu n’aies à t’éclipser et redevenir Nassia, avant que je n’aie à fondre en larmes et aller chercher de l’aide. »

Le sourire était presque enfantin, comme si j’avais encore mes marques à prendre dans ce monde.

Je me redressais doucement. La princesse me dominait physiquement de quelques bons centimètres mais je n'avais jamais été à ça près. Ne pas voir ou voir tout le monde plus grand que soit ne fait pas vraiment de différence passé un certain degré. Une pensée étrange dans une circonstance pareille peut-être.

- Et si nous en discussions justement après que je me sois éclipsée ? " Un sourire éclairait mes iris gelées d'une lueur de défi. " Un mot de vous et je demande mon prix à l'instant. Vous serez délié de toute dette et vous pourrez oublié m'avoir un jour croisé. Mais si vous aimez les paris, j'aimerais vous demander une faveur. "

Je m'écartais de quelques pas, regardant les idoles et les flammes de l'endroit. Mon regard glissait tranquillement le long des courbes juvéniles de la DameDieu puis mes doigts caressèrent les joues dodues du poupon qu'elle tenait. Un mouvement qui pouvait sans doute paraitre tendre... Si le simple fait de se conduire ainsi avec une idole n'était pas en soit un acte à la limite du blasphème.

- Je fais quelques recherches en magie et j'aurai besoin de vous... " Je posais de nouveau le regard sur la jeune femme. " Mais pas aujourd'hui. " Sur un dernier regard à l'intention du bébé, je me retournais pour faire pleinement face à la vaanie. " Qu'en dites-vous, Altesse ? Bien sûre, je reste à votre disposition pour d'autres missions. "

Si vous aimez les paris.

Bien sûr que j’aimais bien les paris, c’était récent et ils avaient pris part à cette lente déchéance qui m’avait menée jusqu’ici, mais j’y avais pris goût quand la douleur seule ne m’aidait pas à me sentir vivante. Aujourd’hui ce n’était pas pour ça que ces mots attiraient mon attention, je me sentais bien assez vivante, comme si j’avais aspiré l’énergie vitale du vieil homme à la place de l’Enchanteresse. Aujourd’hui ce n’était pas pour ça que ces mots m’excitaient, c’était simplement parce que de cette descente aux enfers l’Enchanteresse était la seule chose que je voulais emporter avec moi. La seule chose que je voulais emporter avec moi dans le monde qui suivait depuis cette horrible nuit. Elle avait été dure quand elle l’avait voulu, elle avait été douce quand elle avait été intéressée. Elle ne m’appartenait pas mais la perspective de l’oublier ne m’intéressait pas le moins du monde. Que ce soit pour des recherches magiques ou autre chose n’était pas important, je voulais la garder.

Et elle m’offrait cette chance.

Je ne l’avais pas quittée des yeux et les plongeai dans son regard alors qu’elle se tournait à nouveau dans ma direction. « Je savais que je me lasserais de toi Nassia… » J’empruntai le ton las d’une déception feinte, laissant mon sourire disparaître un instant avant de réapparaître aussitôt, plus joueur que jamais. « Je ne pensais par contre pas pouvoir affirmer aussi vite que cette lassitude ne serait que temporaire… » Quand l’eau se serait écoulée sous les ponts, je pensai, pas honnêtement, juste en préparant mon prochain rôle, celui de la fille ravagée par les émotions trop fortes du trépas de son père. Le sourire eut du mal à s’enfuir mais il le fit en n’y laissant que son ombre, laissant peu à peu une neutralité le remplacer. « Eclipse-toi donc, je serais là quand tu auras besoin d’expérimenter. » C’était en rapport avec tout ce qu’elle avait essayé, bien sûr que c’était en rapport avec tout ce qu’elle avait essayé, ça ne pouvait qu’être ça, et j’étais curieuse.

Mais elle n’existait déjà plus, il n’y avait que ce cadavre, et je me penchai sur lui, il fallait que je pleure maintenant.

Une dernière révérence et je ramassait mon seau pour sortir par le jardin. Quelques regards. Les gardes. Les importuns. Ma journée reprenait. Après demain, j'annoncerai mon départ à l'intendant, laissant la Maîtresse qui s'était lassée de moi dans son chagrin.

Et après ça ?

L'avenir s'offrait à moi, pavé de pièces d'or.