Quand le passé rattrape le présent | Dante Corvac

An 17 du Cycle 11 Mois de Barkios, second mois d’automne, première ennéade, Julas :

Le mercenaire aux cheveux clairsemés d’argent remontait la venelle silencieuse d’un pas rapide, le fourreau de son épée battant régulièrement contre le bas de son dos, émettant un faible son étouffer en frappant le cuir de son gilet. Les yeux grisâtres du semi-elfe ne s’attardèrent que brièvement sur une enseigne en bois fatigué, où brillaient faiblement quelques lettres éparses à moitié disparues sous une couche de suie. Cet endroit était réputé pour être l’un de ces endroits que nombreux jugé mal famé. Nehril ne partageait guère cette opinion. À ses yeux, l’entièreté de la ville était mal famée et ce bouge, à défaut d’être parfaitement propre, laissait entendre certains rires à travers les volets verrouillés et ses portes closes. Cela aurait pu être bien pire. Certes, vu la nature de sa mission, il ne s’attendait pas à être bien reçu, mais cela lui importait peu. Il avait besoin de savoir où la jeune Ceralyn avait disparu, et toutes les pistes menaient dans ce bouge.

Le mercenaire poussa la porte. Aussitôt une odeur pestilentielle de renfermé et de moisissure lui assaillit les narines, menaçant de le faire tousser. Il garda toutefois contenance et balaya les lieux avec un air inquisiteur. Une fumée opaque régnait dans cet espace étriqué, où seul un large bureau en bois souple trônait au milieu de la pièce. Derrière lui, une jeune femme poudrée l’observait avec un sourire jovial, sa beauté quelque peu enlaidie par les quelques dents noirâtres ou absentes qu’elle découvrait en guise de salutation.

— Bienvenu aux Gorges du Plaisir mon bon seigneur, fit la femme en se dandinant vers lui. Son parfum musqué le fit grimacer. Puis-je vous être d’une quelconque utilité ? Ou peut-être cherchez-vous une femme avec davantage d'expertise ?

— Je cherche une fillette, lâcha Nehril sans se départir de sa mine impassible. Rousse. Un peu simplette. Dont les propos sont dénués de sens.

— Oooh, je vois de qui vous parlez… Sonia, c’est cela ? Elle est absente pour le moment, mais elle reviendra dans quelques heures. Souhaitez-vous l’attendre à l’étage ?

Sonia ? Aurait-elle prit un pseudonyme ?

Le semi-elfe claqua sa langue avec agacement.

— Où loge-t-elle ?

— Pas la moindre idée, lui répondit la femme en découvrant à nouveau ses dents noirâtres. Nous respectons la vie privée de nos filles ici.

Cela m’étonnerait. Ce genre d’établissement surveille toujours étroitement ses filles. De crainte qu’elles fuient avec les recettes du mois…

Nehril haussa les épaules.

— Menez-moi à l’étage dans ce cas.

La catin hocha la tête et se saisit d’une lanterne afin de chasser les ombres qui s’étaient infiltrées dans les lieux. Elle désigna d’un signe de tête un escalier branlant avant de s’y engager en soufflant bruyamment. Son énorme postérieur se trouvait à quelques centimètres de Nehril qui s’efforçait de regarder ailleurs à mesure qu’il grimpait les marches.

— Nous avons un autre homme ici, lança la catin en roulant exagérément ses fesses, tant et si bien que le mercenaire craignit qu’elle ne se brise le dos. Il est actuellement occupé, mais il reviendra très vite. N’ayant pas d’autres lieux à vous proposer, je crains de devoir vous laisser en sa compagnie.

— Tu parles plutôt bien pour une catin, remarqua le semi-elfe en levant le regard.

Elle se contenta de sourire avant de le guider à l’étage. Ici, l’endroit était beaucoup plus éclairé, et son guide éteignit sa lanterne. Des rideaux pourpres tombaient négligemment du plafond pour conférer davantage d’intimité aux pensionnaires, qui semblaient pour la plupart complètement amorphes ou abrutis sous l’emprise de quelques substances narcotiques. La jeune femme guida Nehril vers l’un des espaces les plus vastes et lui désigna les coussins moelleux, mais dégageant une odeur bien trop puissante, avant de prendre congé.

Le mercenaire observa les draps, remarquant ici et là des traces indésirables et notant la propreté relative des lieux. Il choisit l’un des coussins les moins soupçonneux avant de s’y enfoncer avec un grognement. Derrière les rideaux s’agitaient des corps et certains cris de plaisirs transperçaient le silence des lieux. Se frottant le menton, Nehril s’interrogeait : cette Sonia, était-elle bien comme il le soupçonnait Ceralyn ? Et où été l’homme avec qui il devait partagé cet espace ?

Il haussa les épaules. Cela n’avait que peu d’importance. Il devait attendre.

Gerboir,
un peu plus tôt dans la journée

Sur la maçonnerie, une trace de sang, au sol, une forme prostrée, recroquevillée...

Il n'est pas allé à la Volière, il n'est pas non plus passé par la Parfumerie... Non, sa première visite est au Nid, au Gerboir plus particulièrement. Les gamins l'ont reconnus immédiatement et l'ont mis au parfum parce que, soyons franc, un gosse de la bande en plus ou en moins, l'assassin s'en carre... Mais c'est le principe.

C'est le principe qu'il a gagné ces gosses à la loyale, ils sont à lui. Il a donné une chance à Eliza et elle l'a gaspillée... Il a besoin de ces enfants pour ses projets, pas pour qu'ils soient vendus un après l'autre pour le bon plaisir de celle là...

Celui à qui il a pété le genou, il ne réagit pas, ne défend pas son amante. Parce que Dante sait... Les enfants, dépenaillés, se massent dans son dos, comme une harde de petits rats attendant la curée. Elle a pensé qu'il ne reviendrait pas, elle a pensé recommencer comme avant.

T'a VENDU la Loutre à ça?...

Demande Dante d'un ton grondant, surplombant la femme... Il continue du même ton.

Lève toi... On va aller la chercher ensemble... P'tit Boeuf et l'Intello, vous venez.

Dit il aux deux plus vieux, se baissant pour empoigner celle qui l'a trahi.

*****************************

Pendant que Nehril attend en haut, la porte du bordel s'ouvre de nouveau sur quatre personnes. Dante tiens la jeune femme désarmée, la lèvre éclatée dans une poigne de fer. Derrière eux, deux adolescent, un maigrelet à l'air sournois et une belle pièce d'homme en devenir, à la peau sombre et à l'oeil vif.

Les prunelles dépareillées aggrippent et fixent la tenancière. Sans émotions, il s'avance vers elle en trainant son fardeau qu'il tient en laisse du bout de Vicieuse, sa dague Zurthane...

Bonsoir...

Madame, mademoiselle? Mais pour ce qu'il a à en foutre. La grosse baleine devant lui semble surprise. Reconnait l'Estreventine qui lui a vendue l'enfant.

Je suis revenu chercher la Loutre... La gamine que vous lui avez acheté...

D'un geste de la main, il envoie Eliza s'étaler sur le bureau d'acceuil crasseux et la coince du genou. Elle tente bien de protester, mais la mâchoire malmenée par le coup de l'homme lui empêche de former des mots audibles. De toute façon, elle le connait et tient à ses dents. La femme sait qu'il vaut mieux faire le dos rond et attendre qu'il en ait fini... Mais elle ne s'attendait pas à la suite. La voix grave devient agressive.

Je savais pas que vous donniez dans le gamin maintenant. Je ferais un échange contre quelque chose d'utilisable tout de suite... Faudra juste l’enchaîner, parce que je sais que vous faites dans ce domaine là aussi...

Il y a un moment de surprise, ou les deux adolescent marquent la surprise. Eliza sent sa liberté vouloir lui filer entre ses doigts, aussi essaye t'elle de se libérer et de fuir dans un mouvement désespéré.

Désespéré et bruyant... Très bruyant. La prenant par la gorge, Dante la renvoie sur le bureau qui bascule sous l'impact. La tenancière il s'en fout. Eliza il s'en fout. Il veut ravoir sa possession... Il veut qu'on sache qu'on rigole pas avec lui. Et priez que l'enfant soit en vie... et en bon état.

Aussi expressif qu'un mur de brique, Dante rattrappe sa captive, attendant sa réponse.

La tenancière écarquilla les yeux en observant Dante arriver dans son établissement. Aussitôt deux hommes à la mine patibulaire jaillirent des ténèbres pour encadrer la catin. Ils toisaient le nouveau venu de toute leur hauteur, leur bras musculeux se posant dangereusement sur les armes qu'ils portaient aux côtés en un signe d’avertissement. Reprenant rapidement contenance, la gérante du bordel adressa un sourire de forme à Dante :

— Mon cher monsieur, commença-t-elle en articulant soigneusement ses mots afin de bien être comprise. Je ne sais rien concernant cette transaction. Nous n’avons pas eu de nouvelles filles, ni même d’échange depuis quelques ennéades.

Elle se frotta pensivement son double menton, retirant d’un même geste une partie du maquillage qui maculait son cou.

— Pour ce qui est des échanges dont je n'ai pas connaissance, reprit-elle, il faut voir avec Dalmion. Il n’est pas encore présent. Il devrait arriver incessamment sous peu. Puis-je vous demander de patienter à l’étage ? Il y a là également un homme qui attend l’une de mes filles, une certaine Sonia. Peut-être pourriez-vous attendre tous deux ? Mon établissement ne peut vous fournir actuellement de chambre privée...

Un et deux, possibilité d'une troisième. Grands, musclés, ils pourraient être impressionnants pour les deux gamins derrière lui, s'ils n'avaient pas connu Dario. C'est certain qu'en comparaison, Dante n'a rien de bien imposant. Et pourtant, tenant une Eliza à genoux par sa longue et opulente tignasse noire, il leur fait face.

C'est à lui que ta fait affaire? Lui demande t'il brusquement. Une légère tension dans ses doigts l'informe qu'elle hoche la tête. Lève…

Et elle lui dit qu'un autre gus attend en l'air une de ses filles… Mais, qu'est ce c'est supposé lui changer? Elle va lui sortir la ballade du bordel fréquentable? En temps normal, il ne met jamais mis le pied dans ce bouge… Ca pue et c'est sale… Mais c'est pour le boulot. Donc, rien à faire.

Ca pue le piège aussi. Monter en haut… Ben oui… Faut faire preuve de bonne volontée aussi

L'Intello… Va chercher le reste de la Meute. Dalmion va arriver incessamment… On va l'attendre et profiter de l'hospitalité. A vue de pif, on devrait être sorti avant que la lune ait son pic. Pigé?

Il n'a pas besoin de lui dire que s'il en sort pas, de faire flamber cette baraque… La tenancière n'a pas besoin de savoir qu'il mène une bande de gamins. La tenancière va sûrement penser qu'il veut une pute aussi… Ca va l'adoucir. Il en prendra bien une, mais pour surveiller l'autre.

Un léger sourire mauvais soulève un coin de la gueule de l'homme. Non, il le fera pas, il a une meilleure idée.

Sans demander son reste, le plus malingre des deux décampe à toute vapeur.

Ok, t'a un cubicule de dispo au moins en attendant? Je vais payer la location… Le p'tit Boeuf va s'en occuper en privé de celle-là, pendant que je j'attends.

Et le trio de monter à l'étage en suivant la grosse femme, dans le lieu dit, Dante prend le temps d'attacher soigneusement Eliza au mobilier. La laissant au "bons soins" de son sbire… Il peut lui faire ce qu'il veut le jeunot, il en a rien à foutre tant qu'elle reste échangeable. Il le sait… Ils le savent. La femme essaye de faire bonne figure, mais il y a de la peur dans ses yeux.

Et Dante s'en délecte, il est attristé un peu qu'elle ne chouine pas, il aurait a-do-ré l'entendre supplier.

Une fois terminé et les rideaux tirés, il se laisse mener jusqu'à la chambre… Tout pue ici. Ca sent la moisissure, la sueur, le renfermé, le sperme et divers fluides. Au moins, la Marquise, elle est propre, il pourrait presque manger à terre. Elle lui montre la porte de la chambre, avec un dernier regard impénétrable, sûr de lui, Dante se glisse dans la pièce.

Les prunelles dépareillées se posent sur le gris. Un léger sourire en coin soulève la grande bouche.

Salut Nehril! Hier Zaahrian, aujourd'hui toi. C'est mon ennéade on dirait.

Il s'avance, consentant à la poignée de main des mercenaires entre eux.

Viens pas me dire que tu viens ici par plaisir…

Le mercenaire fronça les sourcils en voyant Dante surgir dans la pièce. Cela faisait de nombreuses années qu’il ne l’avait pas rencontré. Le voir entrer ainsi, sans manifester la moindre surprise, avait de quoi rendre le semi-elfe quelque peu abasourdi. Que diantre faisait-il en ces lieux ? Cherchait-il ici le plaisir de la chair ? Jadis, il n’aurait guère imaginé l’homme ainsi. Mais il fallait avouer que Nehril le connaissait assez mal, et ce malgré leur périple commun au sein des bois maudit de l’Aduram. Qui plus est, les années avaient pour habitude de changer les gens, en bien ou en mal. Le mercenaire espérait juste que ce soit en bien, se souvenant de l’attitude plutôt cruelle et pragmatique de son compagnon.

En guise de salutation, Nehril grimaça un sourire et lui tendit la main afin qu’il s’échange une poignée de main plus familière. Il releva le nom de Zaahrian en haussant un sourcil intrigué.

— Zaahrian ? répéta-t-il en faisant une place à Dante pour qu’il s’installe sur l’un des coussins moelleux qui garnissaient la pièce. Celui-là même qui nous a faussé compagnie après avoir décidé de traverser l’Aduram ensemble il y a quelques années ?

Le mercenaire était venu comme convenu au point de rendez-vous, mais n’avait constaté nulle trace du semi-elfe. Dante et lui-même avaient attendu un moment avant de se séparer, chacun prenant une route différente. Il s’était souvent demandé ce qu’il était advenu de l’homme, mais n’avait jamais eu de réels motifs pour creuser la chose plus profondément.

Il répondit à l’autre question de Dante avec un sourire plus sincère.

— Je ne suis pas ici par plaisir hélas. Je cherche quelqu’un qui se serait soustrait à ma vigilance. Une fillette, seule. J’ai ouï dire qu’elle aurait trouvé refuge dans cette… Un rictus étira ses lèvres et il poursuivit en crachant ses mots comme s’il contenait mal sa répugnance envers ces lieux. Établissement.

Se calant confortablement sur son coussin, il dévisagea un moment Dante avant de poursuivre en se raclant la gorge.

— Par les dieux, cela fait bien des années que nous nous sommes quittés Dante. Cela me semble d’autant plus loin à mesure que j’observe ton visage. Tu sembles avoir bonne mine malgré tout. Tu loues toujours tes services de mercenaire ? T’est-il arrivé de bonnes choses depuis notre dernière rencontre ?

Dubitatif, Dante regarde le coussin moelleux, taché. Puis il balaie les lieux du regard, cherchant une assise.

— Zaahrian ? Celui-là même qui nous a faussé compagnie après avoir décidé de traverser l’Aduram ensemble il y a quelques années ?

Waip…

Rétorque l'humain en choisissant finalement le dessus d'une commode qu'il débarrasse préalablement des colifichets suggestifs qui y sont exposés, les envoyant plutôt sur le pieu sans cérémonie. Et, franchement, c'est vite expédié.

— Je ne suis pas ici par plaisir hélas. Je cherche quelqu’un qui se serait soustrait à ma vigilance. Une fillette, seule. J’ai ouï dire qu’elle aurait trouvé refuge dans cet… Établissement.

Tant mieux, rétorque Dante en se juchant en hauteur sur la commode. Nehril peut bien reconnaitre là un des traits qu'il avait en Aduram, toujours légèrement en surplomb quand il le pouvait, toujours à essayer d'avoir une vue d'ensemble sur les lieux au mépris de son propre confort. Installé sur le meuble, il toise l'autre mercenaire de son regard étrange. Il a vieilli lui. On dirait que son héritage humain est en train de prendre le dessus. Peut-être est ce seulement l'éclairage qui sait.

Aucune gamine saine d'esprit irait foutre les pieds dans cet endroit. Aucun client sain d'esprit foutrait les pieds dans ce bordel non plus… Un conseil, garde ta queue dans ton pantalon ici. Si tu veux baiser sans rien choper, je peux te recommander quelque autre place.

Un sourire soulève un coin de la grande bouche mobile tandis qu'il balance lentement une jambe. Un bref instant, on pourrait le prendre pour un matou perché sur une clôture, balançant lentement de la queue. Et le colosse de se racler la gorge avant de reprendre.

— Par les dieux, cela fait bien des années que nous nous sommes quittés Dante. Cela me semble d’autant plus loin à mesure que j’observe ton visage. Tu sembles avoir bonne mine malgré tout. Tu loues toujours tes services de mercenaire ? T’est-il arrivé de bonnes choses depuis notre dernière rencontre ?[/size]

Un sourcil se hausse.

Viens dire que je vieillis mal avec ca… Parce que je sais pas là, mais tu t'es vu la gueule? T'avais meilleur air au sortir de cette putain de forêt.

Le rire de l'humain s'élève dans l'air confiné de la pièce.

T'es encore en train de jouer aux mercenaire au grand coeur toi non? Oui, je loue mes services… Et je suis venu chercher une gamine justement moi aussi. Une sale pute me l'a vendue pendant que j'étais pas là. Je suis venu faire un échange. Ma Loutre a p'têt vu la tienne, si je réussis à mettre la main dessus, tu pourra lui demander… Je t'offrirais bien une bière, mais on a plus de chance de se faire servir de la pisse de jument ici.

— Viens dire que je vieillis mal avec ça… Parce que je sais pas là, mais tu t’es vu la gueule ? T’avais meilleur air au sortir de cette putain de forêt.

Nehril inclina la tête et lâcha un bref ricanement qui fit écho à celui de l’assassin. Il avait oublié la franchise désarmante de Dante, cette franchise si simple, mais ô combien rassérénante. Ne pas avoir à peser chaque mot face à son interlocuteur… voilà bien trop longtemps que le semi-elfe n’avait pas levé le pied. Son périple à Sol'Dorn l’avait peut-être marqué plus qu’il ne l’aurait cru. Suffisamment pour que quelqu’un l’ayant connu il y a des années puisse le remarquer.

— Qu’est-ce que j’y peux ? reprit-il en découvrant ses dents blanches. L’air de la nature me réussit mieux que mes longues journées passées à me vautrer dans cette ville puante. Il dévisagea un moment son compagnon, notant ci et là les signes inéluctables du passage du temps. Peut-être nous convient-elle davantage à tous deux…

— T’es encore en train de jouer aux mercenaires au grand cœur toi non ? Oui, je loue mes services… Et je suis venu chercher une gamine justement moi aussi. Une sale pute me l’a vendue pendant que j’étais pas là. Je suis venu faire un échange. Ma Loutre a p'têt vu la tienne, si je réussis à mettre la main dessus, tu pourras lui demander… Je t’offrirais bien une bière, mais on a plus de chance de se faire servir de la pisse de jument ici.

Le mercenaire haussa les épaules et repoussa avec dédain les quelques miettes de nourriture qui maculait le coussin où il reposait ses pieds.

— La dernière fois que l’on s’est offert des bières, nous avons fini par rentrer chez nous à quatre pattes, lâcha-t-il en se remémorant leur folle beuverie en compagnie de Zaahrian. J’entendais tes ronflements de l’autre côté de ma chambre. J’aimerais autant que l’on évite de renouveler l’expérience.

Le semi-elfe passa une main dans ses cheveux clairsemés d’argent, puis caressa doucement la poignée d’Aeris tout en arborant un air songeur. Il était vrai qu’il n’avait rien bu depuis plusieurs heures, et malgré ses propos, l’idée d’une boisson fraîche dans le creux de sa main lui était étonnement agréable.

— Même s’il ne s’agit que d'une vulgaire pisse de jument, elle aura au moins le mérite d’empêcher mon gosier de s’assécher ! se décida-t-il finalement. Et qui sait, peut-être qu'après plusieurs verres de ce nectar, il nous paraîtra d'une qualité tout aussi équivalente à ceux des plus grands crues de la ville ! Deux bières ! ajouta-t-il en s’adressant au rideau qui se trouvait le plus proche de lui.

Une silhouette tressaillit derrière celui-ci avant de progressivement disparaître, accompagnée de deux ombres plus massives. Des hommes armés, sans le moindre doute.

— Il faut croire que la tenancière nous surveille. Tu as encore fait des tiennes en arrivant ici n’est-ce pas ? Qu’est-ce que c’était cette fois-ci ? Tu as malmené les gardes à l’entrée ou bien attenté à la vie de la gérante de ce bordel ?

Le sourire du mercenaire s’élargit, afin de signifier à Dante qu’il goûtait particulièrement à sa propre plaisanterie. Il balaya la salle du regard puis accrocha celui de son compagnon.

— La fille que je cherche n’est pas bien grande, poursuivit-il en redevenant plus sérieux. Une gamine. Rousse, portant le nom de Ceralyn. Tu penses que ta Loutre peut me la trouver ?

Par Zhak'Bar, s'il finit la première chope de cette cochonnerie, ca sera déjà un exploit en soit. Il est hors de question qu'il touche à ca. Par contre, il ne serait pas contre une petite eau-de-vie de poire. Ca vient embouteillé, a moins.

J'ai fait ni l'un ni l'autre… J'ai juste fait très bien comprendre mon dilemme moral face à l'exploitation sexuelle des moins de dix piges à la tenancière et elle m'a très bien compris... Pour le reste attends une minute… Je reviens.

Et l'Estreventin de s'éclipser un court moment. Nehril peut entendre le bourdonnement de sa voix grave pas trop loin, puis le bruit de pas qui descendent. Il y a un gémissement sourd, d'autres éclats de voix, une féminine qui répond, mais le ton est trop bas pour qu'il puisse y comprendre quoi que ce soit. La bière a le temps d'être servie avant que des pas de plusieurs personnes ne reviennent et que l'humain ne réapparaisse avec une bouteille d'eau de vie de la dite poire justement et un verre qu'il se met à nettoyer. consciencieusement. Il a deux gamins en sentinelle sur le bord des escaliers. Si quelqu'un revient, il va le savoir. Dante a promis de rester sage en attendant le dit Dalmion. Jusqu'à minuit… Après il ne répond plus de rien.

Bon, ta gamine, si elle grouille encore dans Thaar et que mes gamins la voient, je vais être au courant. Ma Loutre l'a ptêt vue, mais pour ca, il faut que quelqu'un arrive pour me la rendre… Ce qui va se produire dans un avenir rapproché. Dit il en se tournant vers le rideau Parce que des rouquines, c'est rare, mais yen a. Si tu m'expliquais comment t'a pu te retrouver à courir après une fille et si tu me disais de qui elle se sauve, ca me faciliterait la vie et la recherche. En attendant...

Il écarte les bras, affable. Avant de se servir un verre.

On peut discuter. Tu te pose certainement des questions du pourquoi je cours après la Loutre non? Il prend une gorgée qu'il savoure, dubitatif en reportant son attention sur Nehril. J'ai tué leur chef pour faire l'histoire courte. Donc ces morveux sont tombés sous ma responsabilité et le bras droit que j'ai désigné pour s'en occuper a foiré. Et l'autre adulte est un connard qui pense avec ses couilles. Je peux pas rester à Thaar bien longtemps et il est hors de question qu'on me vende mes gamins pendant que j'ai le dos tourné, alors va falloir que j'y vois avant de partir. Toi, Saint Nehril, tu ferais quoi?

Le mercenaire aux yeux d’acier se saisit à son tour de son breuvage et le porta à ses lèvres avec une grimace, s’attendant presque à défaillir sur place.

Pas si mauvaise, s’étonna-t-il en faisant tourner en bouche le liquide avant de l’avaler. Il ne fallut guère plus longtemps pour que le goût fétide et rance vienne assaillir son palais.

Manquant aussitôt de le recracher sur place, il se retint de souiller le sol, l'étant déjà suffisamment et préféra lui faire regagner le fond de sa chope. Il grimaça à nouveau avant de repousser son gobelet le plus loin possible. Il essuya sa bouche d’un geste dédaigneux de la main, puis se pencha sur la question de Dante :

— Eh bien Saint Nehril s’est trouvé exactement dans la même situation que toi, il y a de cela quelques années. Une organisation criminelle, l’Oeil Décharné, en avait après Ceralyn, la jeune fille que je cherche ici. Les mots n’avaient guère d’emprise sur eux, et à défaut de savoir comment utiliser ma langue, je savais encore mieux utiliser ma lame. Quelques têtes sont tombées et l’organisation a été détruite.

Le semi-elfe se redressa et planta son regard dans celui de son compagnon :

— Ce n’est qu’après que les choses ont été plus difficiles. Courir à en perdre haleine dans des marécages puants et charriant des odeurs de cadavre en décomposition, rien de plus facile. Mais élever une gamine, la protéger tout en exerçant la profession qu’est la mienne… C’est une foutue blague.

Les yeux du mercenaire s’attardèrent un moment sur la bouteille d’alcool de Dante avant de poursuivre :

— Là où nos choix divergents Dante, c’est que j’ai choisi d’accompagner la gamine. Je suis devenu son protecteur. J’ai tenté de lui inculquer le peu bon sens qui lui manquait, chose qui n’a pas été chose aisée, car elle a un fichu caractère.

Nehril tendit la main vers la boisson de son compagnon, ayant soudainement besoin d’un verre. Quelque chose de fort.

— L’erreur que j’ai faite, et qui m’a conduit jusqu’ici, est que j’ai accepté un contrat sur le long terme. Qui m’a emmené à infiltrer Sol'Dorn durant les massacres. Comme tu t’en doutes, la gamine n’a pas pu m’accompagner, et je l’ai laissé dans une taverne de la ville avec suffisamment de quoi tenir jusqu’à mon retour. Et lorsque je suis revenu, ce n’était que pour apprendre qu’elle avait disparu. Voilà où j’en suis à présent…

Il leva ses deux bras en arborant un sourire triste.

— Si ce Saint Nehril peut te donner un conseil Dante, c’est de ne jamais décrocher ton regard de ce qui t’est cher, même au nom de ton profit personnel. Cette Loutre, ces gosses que tu traînes avec toi… s’ils comptent à tes yeux, ne les laissent pas en arrière. Ne détourne pas les yeux, car un jour… tu t’apercevras qu’ils ne seront plus là.

Nehril eut un sourire :

— C'était plutôt une belle tirade non ? Tu noteras que je travaille dur pour mériter ce titre de Saint...

Devant l’air du mercenaire devant l’infâme breuvage, Dante a un léger rire. Silencieux, il l’écoute... et trouve qu’il se plante royalement. Quand Nehril tend la main vers la bouteille, il la lui donne non sans avoir reremplit son verre avant. Il lui fait penser à Cécilie.

Mes gamins savent se débrouiller seuls. Ils viennent, comme moi, de où les forts survivent. Je leur permet juste de grandir jusqu’à ce qu’ils soient autonomes. Mais t’a raison sur un point, va falloir que je leur trouve un trou stable... Pour le reste de ton exposé, je suis pas expert en amour, mais il me semble que quand t’aime quelqu’un tu l’attache pas. Tu l’a entravée et elle s’est poussée. Elle a quel âge ta gamine? Parce qu’à mon avis, passé 13 piges tu devrais être capable de te débrouiller seul. Surtout si tu lui a appris le bon sens.

Il marque une pause.

Tu sais, parfois faut détourner les yeux et faire confiance. La laisser se planter ptet, ptet pas. A trop vouloir protéger, tu la détruit.

Et il part à rire, changeant de sujet.

Si on m’avais dit, je serais venu te rendre visite à Sol’Dorn j’étais de l’autre côté du mur, à Frontière, je travaillais pour le camp adverse, mais j’ai pas intercepté de rouquin. j’ai dû me pousser avant la fin donc j’ai pas vu la chute de Sol’Dorn. C’était comment?

— Tu sais, parfois faut détourner les yeux et faire confiance. La laisser se planter ptet, ptet pas. À trop vouloir protéger, tu la détruis.

— Peut-être, rétorqua Nehril en haussant les épaules. Mais le résultat est que l’on est tout deux dans ce bouge puant à boire de la pisse d’âne à cause de deux gamines. Si tu veux mon avis, il y a un point ou deux dans nos raisonnements qu’il faudrait revoir.

Nehril se resservit un verre et poussa un soupir de contentement, écoutant son compagnon poursuivre sur la chute de Sol'Dorn.

— J’ai dû me pousser avant la fin donc j’ai pas vu la chute de Sol’Dorn. C’était comment ?

— Moche, répondit l’autre. Ça sentait la mort et les cadavres défigurés qui jonchaient les rues n’aidaient pas vraiment pour l’odeur. Pillards et soldats écumaient les rues… j’ai bien cru que j’allais pas m’en sortir cette fois-ci. J’ai réussi à fuir avant que tout ne s’embrase définitivement. C’était pas le bon endroit où se trouver crois moi.

Le semi-elfe se redressa et vida son gobelet d’un trait :

— Après ce qu’on a vu en Aduram… après ces morts boursouflés que l’on a combattu, je n’ai même pas sourcillé devant tous ces cadavres. C’est à croire que rien ne peut plus me choquer. Il baissa les yeux sur son verre. Sauf la qualité de cette boisson peut-être.

Nehril renifla et interrogea à son tour Dante :

— Tu as bien dit que tu travaillais pour l’autre camp ? releva-t-il. Qu’est-ce tu fichais là-bas ?

les cadavres boursouflésqu'ils ont combattus, Dante n'en a aucun souvenir… La Bête si, aussi s'agite t'elle dans sa prison.

Je me rappelle pas cette bataille en Aduram. J'ai été k.o. la majeure partie du combat et le vieux m'a causé après, mais ca c'est perdu quelque part entre sa bouche et mon oreille. Toi, tu veux m'en parler?

Les cadavres de Sol'Dorn par contre, ça… L'odeur de la mort, les cadavres jonchant les rues, le chaos. L'assassin ferme les yeux et essaye de s'imaginer le tout, avec un certain succès d'ailleurs. Intérieurement, il exhulte même si rien n'y parait. Le danger, le chaos, la destruction, la mort… Les quatre impondérables de sa vie. Il aurait adoré voir sa Ténébreuse marcher au milieu de tout ça, sombre beauté rousse à la peau d'albâtre aux marques changeantes, la posture régalienne et les enfermant tous dans al glace de son regard. Il aurait adoré que ca soit de leur fait à eux quatres.

Sang, ténèbres, flammes, magies et lames… Il inspire profondément, sentant des cadavres imaginaires, avant de rouvrir des yeux inexpressifs. Elle lui manque. Il aurait pu en parler franchement avec Cécilie, les autres ne comprendraient pas… Les prunelles dépareillées se posent dans l'ambre du mercenaire. Son faciès, inexpressif, ne s'anime que lorsqu'il est temps de changer de sujet.

-J'étais éclaireur, sentinelle et guide. Je chopais les fuyards de Sol'Dorn et j'empêchais les trucs d'y entrer, je menais cette bande de dégénérés là où il voulaient aller. Comme toi, ca c'est mal finit. Je vais t'épargner les détails… Disons seulement que j'ai décidé de prendre des vacances… La plage, la liberté, toussa toussa… Mais c'est barbant à la longue, donne moi cette bouteille un instant.

Dante se ressert avant de redonner la bouteille au semi elfe.

Le hic c'est qu'on n'est pas fait pour se caser, la petite maison, le petit jardinet, vieillir, avoir des morveux on n'a pas la vie pour ça. Et moi, j'en veux pas.

Il y a trop de sang encore à faire couler… Ce qui me branche c'est de tuer… Tu t'en doute, je le vois dans ton regard. Pense l'humain avant de continuer posément de sa voix grave. Il lève son verre

Toi, encore, ca va… T'a encore quelques décennies si tu fais pas le con, mais soyons franc, nous les humains on n'a pas cette chance, c'est ptêt pour ca qu'on arrête pas de faire les imbéciles.

— Je me rappelle pas cette bataille en Aduram. J’ai été k.o. la majeure partie du combat et le vieux m’a causé après, mais ça c’est perdu quelque part entre sa bouche et mon oreille. Toi, tu veux m’en parler ?

Le mercenaire grimaça et secoua sa main en guise de refus. Il préférait ne pas raviver davantage de ces souvenirs en en parlant à nouveau. La simple présence de Dante à ses côtés le renvoyait déjà suffisamment dans le passé, lors de cette sombre bataille, et il écartait déjà difficilement les images brouillées qui passaient furtivement devant ses yeux.

— J’étais éclaireur, sentinelle et guide. Je chopais les fuyards de Sol'Dorn et j’empêchais les trucs d’y entrer, je menais cette bande de dégénérés là où ils voulaient aller. Comme toi, ça s’est mal fini. Je vais t’épargner les détails… Disons seulement que j’ai décidé de prendre des vacances… La plage, la liberté, toussa toussa… Mais c’est barbant à la longue, donne-moi cette bouteille un instant.

Nehril la soupesa un moment avant de lui tendre.

— Si on devait ressasser ici toutes les fois où nos contrats se sont mal finis, je pense qu’il nous faudra davantage qu'une bouteille…

Il regarda ensuite Dante se servir et l’écouta poursuivre.

— Le hic c’est qu’on n’est pas fait pour se caser, la petite maison, le petit jardinet, vieillir, avoir des morveux on n’a pas la vie pour ça. Et moi, j’en veux pas.

— J’en suis le premier surpris, commenta ironiquement le mercenaire avec un sourire.

Il voyait mal l’assassin se mettre à labourer un champ ou à faire sauter des bambins sur ses jambes. Se faire à l’idée de voir Dante en tant que bon père de famille était si incongru aux yeux de Nehril qu’il manqua de s’étrangler. Dante ne sembla pas le remarquer et continua sur sa lancée :

— Toi, encore, ça va… T’as encore quelques décennies si tu fais pas le con, mais soyons franc, nous les humains on n’a pas cette chance, c’est ptêt pour ça qu’on arrête pas de faire les imbéciles.

— C’est vrai que dans ce domaine, vous êtes plutôt hors catégorie. Mais on se défend aussi pas mal de notre côté.

Nehril se craqua le coup en penchant machinalement sa tête de gauche à droite.

— Tu vas peut-être rire Dante, mais le coup de la ferme, des chèvres et des bambins j’ai essayé durant quelque temps. C’était plutôt agréable… Agréable de penser à autre chose que de massacrer de pauvres ivrognes dans des venelles crasseuses ou de protéger des caravanes remplies de patates.

Le mercenaire ricana et secoua la tête en poursuivant :

— Si j’avais été occis durant l’un de ces contrats… mort en protégeant des patates… que je ne mangerais même pas en plus ! Risible ! Il lâcha un nouveau rire, moins crispé cette fois-ci, avant de lâcher : Bref tout ça pour dire que j'émettais de sérieux doute sur mon train de vie. J’avais donc décidé de laisser de côté l’épée, l’armure et le cuir. J’ai poussé la porte d’une ferme et j’ai proposé mes services. Malgré mon allure de tueur en série sanguinaire, ils m’ont accepté parmi eux.

Nehril tapota distraitement la bague argentée qui ornait son doigt. Elle avait appartenu à son père et malgré la haine qu'il lui vouait, il n'était jamais parvenu à s'en défaire.

— Mais comme d’habitude tout a flambé. Des hommes sont venus, les fermiers et leur fille se sont fait massacrer pendant mon absence. Comme si les dieux, ces foutues divinités, s'étaient moqués de mes efforts pour devenir… Il secoua la tête à court de mot. Quoi, je ne sais même plus… Un homme bien ? Un saint ? ajouta-t-il en lâchant un clin d’œil à Dante. Il finit par pousser un long soupir. Bah ! Si tu veux mon avis, on finira crever tous deux dans un fossé et jamais personne ne s’en souciera.

Le semi-elfe caressa pensivement sa barbe charbonneuse, une idée lui venant en tête.

— C’est peut-être pour ça qu’on s’entoure, toi de tes gamins et moi de la mienne. Pour ne pas être oublié une fois passée l’arme à gauche. Pour laisser une trace de notre passage dans ce monde, comme une vieille tache de boue maculant un drap propre.

Imaginer Nehril en fermier est comme essayer d'imaginer ... Imaginer quoi au fait? Pour la figure de tueur sanguinaire, on repassera, il a encore beaucoup de croûtes à manger le demi-elfe. Il n'a pas l'air d'aimer son métier en tout cas. Il a l'air... amer.

C'est une énigme pour Dante. Comment peut-on ne pas aimer tuer? Le frisson de la traque, la fébrilité de la chasse, la plénitude quand le couteau transperce l'épiderme délicat. Comment pouvoir se contenter de ça? Et pourtant, le mercenaire devant lui a l'air d'avoir bien aimé l'expérience. Nehril incarne l'antagonisme de sa propre existence.

Sur son meuble perché, verre à la main, le Corvac écoute sans l'interrompre le Nehril domestiqué devant lui. Ce qu'il y voit est une vie répétitive et ennuyeuse à mourir, un suicide à petit feu. Et le voilà qui clos sur une note mélodramatique à souhait. Si intérieurement il s'en carre, une expression concernée traverse les prunelles dépareillées tandis qu'il redépose son verre.

Alors, c'est pour ca qu'il cherche sa gamine? Pour l’enchaîner à une vie insipide et sans saveur? Se lever, matin après matin, pour aller traire les vaches et aller chercher l'eau au puit, marier un mouton, faire une flopée de morveux et mourir en couches, si c'est pas mourir violée par des brigands. Pa étonnant qu'elle se soit poussée.

— C’est peut-être pour ça qu’on s’entoure, toi de tes gamins et moi de la mienne. Pour ne pas être oublié une fois passée l’arme à gauche. Pour laisser une trace de notre passage dans ce monde, comme une vieille tache de boue maculant un drap propre.

Un autre qui le voit meilleur qu'il est. Il prend une gorgée de breuvage pour masquer ce qui menace de traverses ses lèvres. Sa grande gueule le démange. Tu parle à un damné mec. Un gars qui vit juste pour détruire... J'aurais pu être le gars qui tenais la torche quand ton loisir s'est envolé en fumée... Je pourrais avoir été celui qui a été lancé sur tes talons. La nuance est que j'aurais pas salopé le travail. Ta gamine est ton point faible. Tu crèverais pour elle et MES gamins, je les buteraient tous sans sourciller s'ils me servaient à rien.

Dante redépose délicatement son verre. Il en apprend beaucoup sur le semi-elfe.

Oui, c'est pour ca que je veille sur les gamins, t'a bien deviné vieux... Qu'est ce qui t'a empêché de rebâtir pour la mioche? Reprendre la ferme à ton compte personne n'aurait rouspété, je suis certain Finir estropié demain, tu ferais quoi? Qu'est ce qui t'empêche une bonne fois pour toute de lâcher ce métier de merde et de prendre une bonne femme qui va nourrir tes poulets? Personne irait te chercher noises tu sais?

L'assassin penche la tête de côté, légèrement. Ca lui donne des airs d'oiseau de proie.

T'aime pas notre vie, qu'est ce qui t'empêche d'en changer? Moi j'aime ça... crapahuter en plein air, voir du pays, être libre... Gagner ma croûte avec ce qu'on me donne. J'ai rien remarque et je me contente de rien. Que je crève demain je vais m'en taper royalement. Parce que ce n'est pas donné à tout le monde de se faire un nom dans l'histoire. Peut-être que je me caserai quand je trouverai celle qui me convient. P'têt pas.

Nehril découvrit ses dents dans un simulacre de sourire. Le visage de Neassa vint flotter un moment derrière ses yeux, comme un fantôme aigri venant tourmenter son agresseur. Il l’avait quitté sans un mot. Il espérait qu’elle allait bien.

— On m’a tenu ce même discours il n’y a pas si longtemps, lâcha-t-il en haussant les épaules. Et comme à elle je te répondrais ainsi : j’essaie. Mais même en faisant les plus gros efforts du monde… à un moment donné… il y a toujours quelque chose qui déraille. Oh je pourrais m’obstiner. Continuer à œuvrer pour mon lopin de paradis. Mais je suis las de faire ces efforts, sachant ce qu’il m’en coûtera lorsque tout s’effondrera dans mes mains. Et je sais ce que tu penses : mais non je ne suis pas défaitiste, ce n’est qu’un vulgaire constat. Je préfère me battre pour ce que j'ai actuellement, que créer quelque chose avec la crainte de le voir détruire.

Puis sur le ton de la confidence, le mercenaire ajouta :

— Et puis cultiver une ferme, c’était bien beau les premiers jours, mais qu’est-ce qu’on s’y faisait chier... Sa voix s’affermit à mesure qu’il poursuivait, comme s’il prenait pleine mesure de ce qu’il ressentait. Se lever aux aurores pour bêcher, hacher du bois, traire ses animaux… Bah ! D’accord cela m’empêcher de penser à mes contrats et autres horreurs que j’ai commis, mais je souhaitais avant tout une retraite paisible, pas troquer une torture pour une autre.

Le semi-elfe bascula sa tête en arrière et fit un bref mouvement de main pour signifier son agacement. Malgré tout cela, il venait de mettre le point sur quelque chose d’essentiel. Il n’avait nul besoin de devenir fermier. Il avait, sans qu’il ne sache réellement pour quelles raisons, toujours voulu s’orienter vers ce chemin une fois sa carrière de mercenaire mis au placard. Il pensait, à tort visiblement, que le travail de la terre, ce contact avec la nature, apaiserait son côté froid, asocial et indifférent.

— Trouver une autre vocation, marmonna-t-il à mi-voix, plus pour lui que pour Dante. Il faut que j’en discute avec Neassa.

Pivotant à nouveau en direction de son compagnon, Nehril eut un large sourire.

— Je n’aurais jamais cru avoir un jour une conversation censée avec un bâtard sans cœur tel que toi Dante. Et encore moins y tirer des réponses à mon dilemme moral… Il faut croire que les dieux aiment se jouer de moi. Ou que tu es bien plus raisonnable que je ne l'aurais cru.

Le semi-elfe étira les pieds sur son coussin, visiblement bien plus à l’aise qu’auparavant. Chose particulièrement étonnante, il paraissait même… heureux. À moins qu’il ne grimaçât. Ce qui était hautement plus probable, vu que Nehril était célèbre pour son humeur maussade.

— Assez parlé de moi Dante, et toi alors ? Très bien tu cherches des enfants, j’espère pour ne pas satisfaire quelques fantasmes saugrenus, mais sinon quoi d’autre ? L’amour, les femmes, la gnôle ? Des contrats juteux ? Donne-moi quelque chose à me mettre sous la dent.

Ce n'est pas comme s'il ne l'avait pas vu venir avec ses gros sabots. Nehril lui refait le coup d'en Aduram. Un gros bâtard sans coeur parce qu'il a tué le gamin dans la forêt sans sourciller sur ordre… Les vannes, les sous entendus lourds. Il les supporte, parce qu'il vient de lui balancer un nom… Un nom assez inusité pour lui donner une poigne sur sa gueule si un jour il vient à y avoir un contrat sur sa peau. Donc, en plus de sa gamine, la rousse au nom de Ceralyn. Il y a une gueuse du nom de Naëssa. Ca ce n'est pas un prénom d'humain.

Et, en plus, en bon toutou, il doit discuter de ses plans d'avenir avec elle. De mieux en mieux… Il veut se retirer, c'est parfait, il y aura plus de place pour lui. Pour être raisonnable, c'est fout comment juste poser des questions et laisser les gens y répondre d'eux même est instructif. Et, en plus, après, ils pensent que tu les as aidé. Raisonnable est un adjectif barbant dont il ne veut pas accolé à sa propre personne…

A la dernière pique, il finit d'enfiler son verre…

C'est marrant, Nehril... Très drôle. Le fantasme que je nourris pour ces gosses c'est qu'ils puissent passer leur vingtaine et être libre de faire ce qu'ils veulent et ca inclue se pousser de cette ville.

Il se penche un peu, et dit sur le ton de la confidence, la voix grave descendant d'un cran...

Je suis un bâtard sans coeur vieux, tu l'as dit. Mon fantasme c'est de coucher avec les femmes, le plus possible, de les éventrer, de les éviscérer pendant que je les besogne... De leur déchirer la jugulaire avec mes dents et de leur bouffer le coeur pendant que la vie quitte leur prunelles délicates et que leur petites mains me frappent et me talent de bleu, m'écorchent la peau. Les sentir remuer au bout de ma queue comme un poisson au bout d'une lance... tu peux pas deviner ce que ça fait. Faut que t'essaye un de ces quatre.

La grande bouche prend un pli moqueur avant que Dante ne se mette à rire de l'expression sur le visage du mercenaire. Il rit un court instant, un rire grave et rauque tandis qu'il se claque la cuisse. .

Je te fais marcher. T'es toujours tellement sérieux t'en est pas drôle. Les fantasmes pas pour moi, c'est pas pour rien que je me fais chier à tirer une fillette de là avant qu'ils se mettent dessus pour me la casser. Parce que ce que je viens de te raconter, c'est leur truc à eux.

l'humain marque une pause, devient rêveur... Il veut du croustillant. Pas question qu'il sache pour Cécilie et lui. Mais les demi vérité sont les meilleurs mensonges.

L'amour... ca oui... Blonde comme les blés, la grâce et la finesse d'un roseau. La peau de lait des Péninsulaires... La première fois que je l'ai vue, nous étions sur le même contrat. Fière... Même si elle était à poil. Une panthère n'aurait pas été moins belle, et les dieux savent comment j'adore ces bêtes... Quand elle te regarde, tu te perds dans ses yeux. Elle a le plus beau sourire du monde. Je sais pas comment elle s'appelle... Je sais pas d'où elle vient. On avait la même cible mais dans les camps adverses. T'a sûrement entendu du Despote assassiné dans son pieu? On a finit en match nul. Elle m'a sucré mon patron, je lui ai sucré sa prime...

Je l'ai poignardé droit au coeur et elle est revenue chercher le mien en remplacement. Dante reprend son verre et regarde dedans, y cherchant un réconfort liquide. Sa voix de rêveuse devient triste.

Elle est revenue se venger et on a fini au plumard... Je sais pas comment elle s'appelle, je sais pas où elle est non plus ni si on se reverra. On s'est rien demandé, rien exigé. Et tu me prend pour un gros pervers Nehril, mais j'ai jamais touché personne sans son consentement. Que tu puisse insinuer le contraire est un peu insultant.

A ce niveau tout du moins... Quand c'est pour les trucider, c'est du tout benef et ca fait un plaisir fou... Toute vérité n'est pas bonne à dire cependant.

Le mercenaire plissa les yeux, son regard gris prenant une teinte aussi dure que l’acier. Ses lèvres retrouvèrent leur place d’origine et il se redressa légèrement avant que Dante ne lui lance que ce qu’il venait de dire était une plaisanterie. Nehril haussa les sourcils, mais resta silencieux. Qui pouvait dire s’il en s’agissait réellement d’une ?

Son compagnon enchaîna sur la suite de son discours, n’aveuglant guère le semi-elfe quant à sa soudaine amnésie concernant le nom et l’endroit d’où venait sa belle. Mais que croyait-il donc ? Qu’il allait vagabonder à travers la campagne pour aller ouvrir sa dulcinée par le nombril ? Pour quelqu’un avec qui il n’avait eu que peu de contact depuis des années, Dante faisait preuve d’une prudence maladive. Un nom restait un nom, et vu le nombre d’individus qui grouillait en Ithri'vaan, retrouver quelqu’un en se basant uniquement sur cela semblait être un début de piste assez laborieux.

Était-ce totalement injustifié cependant ? Peut-être pas. Mais le mercenaire n’avait guère pour objectif de courir derrière les affaires de l’assassin. Ce n’était qu’un hasard s’ils s’étaient rencontré dans ce lieu de plaisir et à moins d’une excellente raison, ils ne risquaient guère de se revoir.

Il écouta néanmoins distraitement l’histoire de sa rencontre avec celle-qu’il-ne-souhaitait-nommer, trouvant celle-ci plutôt amusante, même si ses sourires en réponse semblaient quelque peu forcés. Lorsque son compagnon acheva sa tirade, Nehril poussa un soupir :

— Doucement Dante, lâcha-t-il en levant une main en signe de paix. Je sais que je ne suis guère réputé pour mon sens de l’humour, mais je tentais de faire une remarque sarcastique afin d’instaurer un semblant de complicité entre toi et moi. Une blague, mauvaise j'en conviens, mais j’ai essayé. À ce qui paraît, c’est la base de la sociabilité.

Nehril haussa les épaules, comme pour signifier que cela importait peu.

— Nul besoin de réagir ainsi, on ne fait que discuter. Dire que tu ignores le nom de ta belle ne me dérange guère, mais le répéter plusieurs fois comme si tu tenais davantage à t’en convaincre que moi ne renforce pas ta crédibilité. Tu as une raison de la cacher ainsi ? N'est-elle pas assez grande pour se protéger elle-même ?

A la réponse non verbale du demi elfe, Dante comprend qu'il a touché un sujet sensible.

Tu as touché LE sujet sensible de ma vie Nehril, désolé de partir au quart de tour. Si tu veux un vrai scoop, baiser j'aime pas, vraiment pas... Et ca m'a toujours fait chier qu'on me prenne pour une personne de cette race là. Comme si parce que j'ai des cicatrices sur la gueule que je culbutais tout ce qui a un jupon qu'elle le veuille ou non. Toi, on te regarde pas de travers, les filles doivent te baver sur les pompes... Les même filles, moi, elle me juge exactement comme tu m'a jugé en Aduram. Des fois c'est lourd et je suis fatigué. M'en veux pas... Quand je suis inquiet je suis impulsif et Ma Loutre me met dans tout mes états. Relaxe... Et pour la donzelle, je te dis aps son nom tout simplement parce que je lui ai promis d epas le faire, c'est un secret ici... En plus, c'est pas elle que je protège, c'est toi.

Le sourire de la grande bouche s'élargit. Les prunelles dépareillées pétillent. Il est fier de sa Ténébreuse.

Parce qu'elle est plus dangereuse que toi et moi réunis. Elle est capable de sauver la mouche de son verre d'eau comme de terrasser un homme plus bâti que toi. Elle sait pas faire bouillir de l'eau mais est capable de lire une brique en trois jours. Elle chante comme une Arcamenel mais est prude comme une Néérite. Je sais qu'elle aurait adoré ~~te bouffer~~ Te rencontrer.

Soudainement, Dante se tait. Il se remémore tout les bons moments passés avec sa belle, il se remémore leur projet commun. Nehril ne lit pas dans les pensées et c'est une chance... Il dit rêveusement d'un ton absent.

-Herboriste... Si un jour les dieux le veulent... Jpasserai mon examen pour être maitre-herboriste. C'est la seule autre chose que je sais bien faire d'autre, Claude me dit que j'aurais dû le passer depuis longtemps déjà...

Pourtant, il a l'intime conviction qu'il va crever avant. l'humain revient à l'instant présent. Il a manifestement bu plus que ce qu'il prévoyait. C'est triste.

C'est étrange hein? Courir le monde à la recherche de contrats et de gens a protéger, on en trucide au passage, et quand on veut se poser on voudra les soigner... Passe moi la bouteille j'ai soif et le coeur en berne... Elle me manque Nehril. Peu importe ce que je fais, ca n'a plus le même goût parce qu'elle est pas là...

Le mercenaire se détendit. Apparemment les problèmes moraux de Dante semblaient rejoindre les siens. Il n’aurait jamais pensé que l’homme qu’il jugeait le plus sanguinaire qui soit puisse s’enticher d’une femme à ce point. Cela lui fit changer quelque peu sa façon de le considérer. Il sentit même une pointe de compassion poindre de sous son cœur glacial. C’était à croire que cette journée avait été placée sous l’égide de dieux facétieux.

Il avait toutefois un peu de mal à comprendre comment le nom de cette femme pourrait le mettre en danger, car tout concept de dangerosité entre deux individus lui était complètement étranger. À ses yeux, même la femme la plus forte du monde pouvait tomber sous les coups d’un vulgaire paysan lors d’une banale rixe de taverne. Au cœur de la bataille, il n’y avait pas des plus dangereux que d’autres, simplement des plus chanceux. Pour un mercenaire qui avait farouchement bataillé durant les dernières décennies, il avait cependant appris à choisir ses combats, même s’il existait des exceptions : l’Aduram, Sol'Dorn, la bataille contre l’œil, il préféra toutefois s’en référer aux paroles de son compagnon plutôt que de vérifier par lui-même…

Il adressa malgré tout un sourire poli à Dante :

— Qui sait, peut-être la croiserais-je un jour ? fit-il en haussant les épaules. Et sois-en sûr, je me souviendrais de tes paroles.

Lorsque l’homme aux yeux vairons aborda son plan d’avenir, celui qui le mènerait à revêtir les habits d’un simple herboriste, Nehril hocha la tête avec un air entendu. Après tout, tous avaient des plans d’avenirs. L’entendre ensuite dire que sa dulcinée lui manquait laissa le mercenaire songeur un moment. Il profita du soudain silence entre pour commander aussitôt une nouvelle boisson à la jeune serveuse qui les observait dans l’ombre d’un rideau. Puis, il interrogea Dante :

— Pourquoi ne pas la rejoindre dans ce cas là ? Ne souhaite-t-elle pas ta présence à ses côtés ?

Et si je croise la tienne, je lui rendrai bien tes sentiments les plus sincères…

A la commande de Nehril, Dante hoche la tête négativement à la demande muette de la jeune fille. Il lui semble que c'est long avant que le gus arrive… Et il veut avoir toute sa tête. A la question du pourquoi qu'ils ne sont pas ensemble, un léger sourire moqueur soulève de nouveau le coin de la grande bouche.

Etre avec quelqu'un veux pas dire être collés dans ses jupes en permanence. Quand je te parlais de liberté c'est ça. On se barre quand on veut, on se retrouve quand on veut. Elle a ses contrats et moi les miens. Qui sait, on sera peut-être dans des camps adverses la prochaine fois qu'on va se voir. Ca met du piment dans la vie. C'est simple de même…

il marque une pause, semblant écouter quelque chose… Mais non, un murmure, un soupir d'un peu plus loin.

Faut pas mélanger affaires et plaisir. Et, de toute façon, être trop avec quelqu'un ca finit par taper sur les nerfs. Tu le sais, on est des solitaires. Au fait, tu va faire quoi quand tu va avoir retrouvé Ceralyn?

Nehril hocha la tête suite à la remarque de Dante sur leur côté solitaire. Puis lorsqu’il l’interrogea sur Ceralyn, il haussa les épaules.

— Je vais l’emmener avec moi, lâcha-t-il en se frottant le nez avec l’index. Je n’ai que trop tardé dans cette ville. Je vais aller vers le nord, Naélis peut-être, si je ne croise rien en chemin qui me retienne. Après… Le mercenaire reposa son verre, ses yeux devenant subitement plus sombres. J’ai quelques affaires à régler.

Un mouvement brusque en direction des rideaux vint couper le semi-elfe dans sa tirade. Un homme fin, vêtu de cuir noir et arborant une mine inquiétante pénétra dans la pièce. Une capuche recouvrait ses cheveux sales et gras, mais laissait son front lisse parfaitement lisible. Il était seul, les quelques catins qui officiaient derrière les étoffes ayant déserté l’endroit. Un sourire maussade étira ses lèvres charnues, presque trop grosses pour que l’on puisse clairement distinguer ses dents. Nehril ne remarqua aucune arme autour de sa ceinture cuivrée, ni même des bosses suspectes sur ses jambes et chevilles.

D’un pas lent, il se dirigea vers eux, ses yeux sombres profondément enfoncés dans ses orbites faisant régulièrement l’aller-retour entre le mercenaire et l’assassin.

— Navré de vous avoir fait attendre les gars, fit l’homme d’une voix rocailleuse qui semblait plus crisser dans la pièce que réellement résonner. Je suis Dalmion. On m’a prévenu que vous en avez auprès de mes filles. Lesquelles ?

Derrière son apparente affabilité couvait un soupçon de menace dans sa voix. En réponse, Nehril saisit le pommeau de son arme et allongea d’un geste sec son fourreau sur ses genoux.

— Une gamine, commença Nehril après être resté un moment silencieux. Sa voix était aussi tranchante que l’épée qui reposait devant lui. Rousse. Elle serait venue il y a quelques ennéades. À court d’argent probablement. On m’a parlé d’une certaine Sonia.

Dalmion plissa ses yeux avant de secouer la main d’un geste dédaigneux.

— Sonia est avec nous depuis des années mon gars, donc ça doit pas être celle que tu cherches. Il prit un air songeur et se gratta le cou. Mais j’ai vu votre mioche. Mais je vois de qui tu veux parler. Une p’tite casse-couille. Qu’arrête pas de gueuler à tout va et à poser des questions. Elle est passée par ici. Cherchait un logis après que la taverne l’est fichu dehors. On l’a viré à grand coup de sabot dans l’cul. Elle était bien trop plate pour nous servir à quelque chose. Tentez votre chance dans les autres bordels, mais j’crois qu’elle est partie chez un foutu forgeron que lui ont recommandé les filles… elle semblait le connaitre aussi. Chier, j’ai oublié son nom…

— Je vois de qui vous parlez, lâcha Nehril avec un air impassible. Malgré son calme apparent, il était soulagé de savoir que la fillette n’avait pas officié ici. Il relâcha sa prise sur son arme et se tourna vers Dante, attendant qu’il règle lui aussi son affaire en ces lieux.

Un bruissement, deux légers coups sur la toile derrière lui avertissent Dante que quelqu'un arrive. Aussi ne marque t'il aucune surprise à l'apparition de Dalmien. D'ailleurs, lui aussi c'est un pur produit des rues Vaanis, du Nid. Ca se voit à la façon qu'il a de se tenir, de bouger. Toujours sur la brèche malgré une certaine décontracture. La menace latente dans la voix n'émeut pas notre homme outre mesure. C'est de bonne guerre, se montrer toujours en confiance et en pleine possession de ses moyens. Mais à part ca, il n'y a aucune comparaison possible entre les deux hommes.

Patient, l'assassin laisse Nehril entamer la discussion et observe tranquillement. D'accord, il ne connait pas le gus, mais le semi elfe semble prendre ce qu'il dit pour de l'argent comptant. Et pourtant, il y a des questions qui se poseraient s'il était à la place du baraqué. Il a vu la mioche et l'a trouvée trop plate… Foutaises! Le fait qu'elle ait une grande gueule et qu'elle ait posé plein de question justifierais plus une éviction. Parce qu'à chaque homme son trou comme ils disent dans le milieu. Dante ne porte aucun jugement. Ce n'est pas à lui de le faire. C'est à Nehril. Et elle est partie voir un forgeron hein? Comment il sait ca ce connard? Qui le lui a dit? S'est elle seulement rendue au dit forgeron?

Comme cité précédemment, l'humain garde ses impressions pour lui. Il penche légèrement la tête de côté. La tension dans la pièce est diminuée d'un cran. Le reste ne devrait être que pure formalité. D'ailleurs, avec confiance, Dalmien se frotte les mains avant de se tourner vers son second visiteur.

-Alors, c'est ton tour. Il semble que j'aurais acheté une morveuse?

Le fasciès de marbre, Dante ne retourne pas le sourire de Dalmien. Etrangement, il est assis sur le meuble miteux comme s'il lui appartenait. Les prunelles dichotomiques changent d'expression, deviennent dures.

-Je me présente, Courbache, et t'a MA gamine… 8 piges a peu près, un mètre.. peut être un mètre vingt, longue et fine comme une loutre et plus plate que la gamine de l'autre. Le teint mat, Les cheveux d'un noir d'encre et les yeux encore plus noirs. et, cette gamine là, elle a pas une grande gueule, mais elle mord. Et… Dante lève une main pour dire qu'il n'en n'a pas terminé. son ton est bas, froid… mais il se fait très bien comprendre. et pourtant, il n'a pas bougé d'un iota mais semble soudainement plus imposant que ce que son gabarit le laisserait supposer. Avant que tu me serve la même salade, je te laisse réfléchir. C'est Eliza qui te l'a vendue et je te l'offre en échange en gage de bonne foi.

Les deux hommes ont une posture semblable. Dalmien aussi semble soudainement plus imposant, comme si deux coqs s'ébouriffaient les plumes pour s'intimider. Ni l'un ni l'autre ne cillent. Dalmien sait que les gosses attendent dehors et qu'il y en a deux en haut. Dante sait que les malabars du début de soirée sont là, il doit même y en avoir un ou deux de plus en faction au premier. C'est une partie d'échecs et les deux rois se font face. La partie est serrée, très. Le truc qui fait pencher tout ca est un semi elfe assis sur un coussin crasseux, son épée en travers de genoux. Et que Dante le connait. D'ailleurs il reprend sur le même ton.

Et ne viens pas faire l'imbécile en me servant la même salade qu'à l'autre. Je viens d'arriver, j'ai Faim et j'ai autre chose à foutre que de me faire chier ici. Je t'offre de l'utilisable tout de suite en guise d'amitié et, en échange, tu garde tes pattes loin des gamins du Nid. Je pense pas que la Princesse Irohivrah, la sainte patronne des bordels, aimerait savoir que tu fais dans le juvénile. C'est une mère après tout …

Puis, il laisse un silence s'installer. Un silence long, lourd, dérangeant pour tout le monde probablement sauf pour lui. La menace semble porter, le gus cille enfin. En lui même Dante sait qu'il va revenir lui régler son compte à court échéance.

Alors, tu me dit que je vais avoir cette fille en échange?

Dante sourit. Un sourire qui ne se rend pas aux yeux. Une idée germe dans son esprit tordu… Qui donnerait ne bonne leçon à Eliza et qui débarasserait le monde de quelqu'un de plus… Mais pour le moment, il faut attendre.

Elle attend avec le frère de la Loutre à côté. Faudra l'enchaîner un peu les premier temps, mais elle va s'en sortir avec brio, elle aime baiser le monde.

Dalmien semble réfléchir un moment… Puis se claque les mains. Après tout, une affaire est une affaire. Et côté mathématique, une adulte bien roulée est plus rentable à long terme qu'une gamine. Le gang du Gerboir il en a entendu parler aussi. Ils commencent à avoir une sale réputation.

D'ac alors… Elle doit être en train de faire le lavage de toute façon…

Bondissant en bas de son meuble, l'assassin va donner une poignée de main au tenancier. Nehril peut le voir, d'où il est, s'essuyer discrètement la paluche sur son pantalon par la suite.

Content de faire affaire avec toi… Et, oh, un dernier truc… Mon copain va aller étudier la piste du forgeron, mais il s'est tapé l'Aduram en long et en large et là il revient de Sol'Dorn et il s'est fait chier sur les routes pour trouver que sa fille est pas là au retour, met toi à sa place Dalmien … Dante jette un œil de travers, un œil vert, moqueur à Nehril. Si elle est pas bonne, tu reviens le voir vieux?

Le mercenaire aux cheveux clairsemés d’argent resta un moment silencieux, plongé dans ses pensées. L’identité du forgeron auquel avait mention Dalmien n’était guère difficile à deviner. Ceralyn et lui n’avaient visité ensemble qu’une échoppe d’arme durant leur séjour à Thaar et ils avaient discuté de longues heures en compagnie de son propriétaire. S’il existait un endroit qui parviendrait à convaincre la jeune fille de s’y réfugier en cas de coup dur, c’était bien celui-ci.

Malheureusement il y avait anguille sous roche. Le semi-elfe n’était pas sans savoir que le forgeron avait fermé boutique il y avait de cela des années. Et que cette dernière n’avait pas fait l’objet d’un rachat quelconque par un nouvel occupant qui aurait de surcroît exercé le même métier. En conséquence, soit Dalmien été un fieffé menteur, et dans ce cas-là un interrogatoire plus musclé s’avérerait nécessaire, soit Ceralyn s’était réfugié dans la demeure inoccupée. Connaissant assez bien les manières de la fillette, Nehril reconnut aisément sa manière de faire dans cette dernière. Il ne savait pas ce qu’elle avait recherché en ce lieu. Un espace où passer la nuit comme le soutenait Dalmien ? Non. Elle devait chercher quelqu’un… une connaissance… qui lui aurait permis de trouver un refuge en l’absence du mercenaire.

Nehril écouta d’un air impassible les mots que Dante échangeait avec son interlocuteur. Les deux hommes semblaient se jauger, prêts à se jeter l’un contre l’autre avant de finalement parvenir à un accord. Apparemment, Dalmien détenait bel et bien la protégée de l’assassin. Un véritable coup de chance pour lui. Nehril fixa d’un œil éteint la jeune fille qui allait se retrouver à nouveau entre les mains de ses tortionnaires, mais ne put s’en émouvoir. Il avait ses propres problèmes. Il ne put toutefois s’empêcher de tiquer à la mention de Maralina. Ainsi la princesse-marchande avait un enfant ? Cela ne semblait plus coller avec la vision qu’il avait d’elle, datant de l’époque où il était à son service. La voir à présent comme une mère couveuse lui fit dresser un sourcil intrigué.
Mais quoi de plus surprenant ? Les années passent et les individus changent, même ceux façonnés dans la glace comme la princesse Irohivrah. Il n’y avait que les parfaits imbéciles qui ne changeaient pas. Ceux comme Nehril.

Concernant la dernière remarque de Dante, le mercenaire eut un sourire sinistre et fit brièvement tournoyer son fourreau entre ses doigts.

— Si elle n’est pas bonne, je risque de devoir trouver un nouveau fourreau à mon épée, asséna Nehril en fixant intensément la gorge de Dalmien.

L’homme plissa les yeux et pâlit un instant avant de reprendre contenance.

— Si vous en avez fini ici, je vous conseillerais de régler vos consommations et de filer. Vous avez suffisamment perturbé l’état des lieux.

Nehril haussa les sourcils. Dante et lui n’avaient fait que discuter. Il n’y avait aucune raison pour que le bordel ait dû cesser son activité en leur présence. Le mercenaire soupira néanmoins.

— Allons-y Dante, tirons-nous d’ici.

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