Entre sournois et dépressif il y a toujours une bouteille | Dante Corvac

An 17 du Cycle 11 Mois de Verimios, premier mois d’hiver, huitième ennéade
Peu après l’entrevue à bord du Katrian

Claquant la porte de la taverne où il avait élu domicile depuis quelques ennéades, Nehril tenta d’effacer de son esprit la mine affligée de la jeune Ceralyn lorsqu’il l’avait averti de son départ prochain. Il avait encore une fois fait tout le nécessaire pour que la fillette ne manque de rien, mais il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Que lui arriverait-il si jamais il ne sortait pas vivant des ruines de Nisétis ? Devait-il se tourner vers certaines connaissances au cas où les choses s’envenimeraient ? Comme toute pensée désagréable, Nehril préféra la chasser de son esprit. Il avait un rendez-vous avant d’aller entretenir son équipement à la forge la plus proche. 

L’adresse que lui avait fourni Dante l’amena devant un imposant manoir, même si plutôt modeste en comparaison à celui de la princesse Maralina qu’il avait eu l’occasion d’observer de long en large lorsqu’il était à son service. Un portail grillagé empêchait tout accès à la propriété et Nehril nota les goûts excentriques du propriétaire. L’or venait s’entrelacer avec l’argent afin de représenter des figures suggestives et des créatures fantasques. Préférant ne pas s’attarder davantage, le mercenaire aux yeux d’argents tira sur la cloche afin d’appeler un serviteur. Aussitôt quelqu’un apparut et s’empressa de lui ouvrir : 

— Bonjour, un certain Dante Corvac m’a donné cette adresse. Cela concernerait le départ du Katrian pour Nisétis. Vous devez certainement savoir qui c’est. Les yeux vairons, l’air sournois et qui embroche tout le monde à la ronde ?

— Il n’y a ici personne qui réponde à cette description physique monsieur Nehril. Mais les yeux vairons, je vois de qui vous voulez parler. Vous êtes béni des dieux, il vient juste de rentrer et a annoncé votre visite. Celle d’un colosse à l’air dépressif, aux oreilles taillées au couteau, aux yeux d’ambre clairs et au début de calvitie… Ce sont ses mots, pas les miens. Et il m’a prié de vous dire tout cela à votre arrivée, veuillez pardonner mon impudence. Il vous attend aux écuries. Passez l’hibiscus, c’est le bâtiment recouvert de vignes à gauche du sentier contournant la demeure.   

Répond le serviteur en s’effaçant devant le mercenaire. Nehril grimaça et passa machinalement une main dans ses cheveux avant de le suivre.

Le mercenaire n’hésita qu’un bref instant.

— Va pour les deux merci, répondit-il en suivant son compagnon.

En l’air, c’est une pièce exiguë, avec un lit simple et une table rectangulaire avec une chaise devant une fenêtre étroite, quasiment juchée par-dessus la couche. Dante monte carrément sur le lit et fouille les étagères surchargées, mais impeccablement organisées, laissant l’unique chaise de libre à son visiteur.

Si toi t’en as rien à foutre, j’en ai assez de te voir te faire escroquer.  En fait, le bon samaritain, un seul de ces bouquins, ou pièces de butin pourrait te faire vivre confortablement pour un bon moment. Et ils comptent sur ton ignorance pour te doubler.

Dit il en extirpant victorieusement une bouteille en terre cuite de gnôle maison et une boite de biscuits langues de chat, avant de se remettre à farfouiller. L’assassin a la dalle et cherche de la viande.

— Encore faut-il que je trouve quelqu’un pour lui refourguer ces livres, rétorqua Nehril en haussant les épaules. Et que je le convainque qu’il s’agisse bien de grimoires provenant de l’ancienne Nisetis.

Le semi-elfe détourna son regard de Dante pour le poser sur la bouteille de gnôle. Il se racla la gorge avant de poursuivre.

— Nombreux sont les marchands à promouvoir leurs articles sous l’étiquette d’une provenance Nisetis. Et dans mon cas, je passerais au mieux pour un menteur comme les autres, et au pire pour un vulgaire escroc.

C’est là que j’interviens… Répond Dante en extirpant quelques lichettes de viandes séchées et un sac de prunes elles  aussi déshydratées. Il descend et prend place sur le lit, accroupi pour être à la même hauteur que le semi-elfe. J’ai pas de verre, sert toi. C’est à la bonne franquette…

Dit il en disposant le butin.

Nehril se saisit de la bouteille, l’examina un moment avant d’en prendre une lampée. L’odeur puissante du nectar lui resta un moment en bouche, et le semi-elfe hocha la tête avec un air appréciateur.

— Vraiment pas mauvais, commenta-t-il en se servant à nouveau. Il manqua de tousser. M’est toutefois avis qu’il est à double usage : autant pour récurer le plancher que notre estomac. Fort heureusement, on lui a préféré cette seconde utilité.

Mâchouillant un bout de viande, Dante demande comme ça, à brûle-pourpoint.  

Ça te fais rien que je suive le culte draconique toi ? T’as même pas eu l’air étonné.

Nehril haussa les épaules.

— J’estime que chacun a droit à ses propres convictions, répondit-il en reposant la bouteille. Je connais des hommes autrement plus terribles qui vouent des cultes à des déesses comme Kÿria. La religion ne définit pas les hommes, elle les guide seulement sur le plan mystique. Le semi-elfe rejeta sa tête en arrière. Et pour être honnête, que tu vénères des dragons ou des forniqueurs de porc, ce n’est pas mon problème. À la limite cela pourrait être celui du porc…

Et toi, tu suis qui ?

— Moi-même. Et c’est déjà pas facile.

Dante ricana en prenant la bouteille, s’enfilant une lampée pour faire passer sa bouchée, n’interrompant pas le mercenaire qui, après un soupir, poursuivit :

— Pourquoi devrais-je avoir foi en quelque chose qui n’a jamais rien fait pour moi en retour ? Où était ces soi-disant dieux lorsque je gisais dans la fange une dague entre les cotes ? Que faisaient-ils lorsque j’écumais les ruelles délabrées en quête de nourriture ?  

La mine du semi-elfe s’assombrit.

— Ce monde n’a pas besoin de dieux, il n’a besoin que d’hommes qui prennent en main leur destin.

Les prunelles dépareillées luisent d’amusement.

Je te savais pas si sage, tu m’impressionnes… C’est l’Aduram qui t’a mis du plomb dans tête ? Et, je vais te donner un scoop. Personne le sait, mais je suis un dieu.

Clame l’assassin d’un ton léger. La Bête de Zhak'Bar, dans sa tête, ricane.

Nehril haussa les sourcils et leva haut ses deux bras.

— Eh bien chère divinité, si tu pouvais améliorer ma vie tout proprement merdique je t’en saurais gré.

Dante marqua une pause, savourant le moment. Et laissa Nehril mariner un peu dans son jus avant de reprendre

Écoute, jpeux lui trouver un job pour pas qu’elle soit désœuvrée et qu’elle se pousse encore pendant que t’es pas là. Ya l’entrepôt de marbre de Rutsi aux docks à surveiller, ils prendront sûrement une tête de plus. Et mon offre dans la cabine tient toujours, mais juste pour toi. Le patron m’en voudra pas. Ça paraitra même pas dans sa comptabilité. Comme ça, t’auras une mise de fonds si elle accepte la cage dorée que tu lui offres.

Nehril se craqua le cou.

— J’en parlerais à Ceralyn, mais… je préférerais ne pas l’impliquer dans tout cela. Il s’empara de la bouteille d’alcool désormais dangereusement vide avant de la reposer. Quant à l’offre de ton patron, je pense que cela m’est tout aussi profitable. Je ne sais pas ce qu’il compte faire de ces grimoires, mais personnellement je m’en moque. Si je trouve quelque chose d’intéressant : une babiole, un livre potentiellement ancien, je te l’apporterais.

Même s’il sentait que cette affaire était légèrement louche, le mercenaire préféra ne rien relever. Il savait qu’il en devait une à Dante depuis qu’il lui avait rapporté Ceralyn.

Dante ferme sa grande gueule. Il sait que Nehril ne le fera probablement pas. Il sait qu’il va la couver. Et il sait qu’une fois parti,le semi-elfe ne sera pas là à la surveiller. Alors il va arriver quoi vous pensez ? Il en fera à sa tête de toute façon. Il faut l’occuper cette gamine. Ça foutra bien le bordel quand il reviendra, mais au moins elle ne se sera pas poussée.

C’est ta tête vieux, mais réfléchis bien. Mieux vaut occupée ici que désœuvrée à Diantra. Faut y voir avant qu’elle se décide à aller faire du tourisme en Elda. Puis, changeant de sujet. Toi, t’as toujours pas trouvé l’amour ? La nécro te bouffait des yeux.  

Nehril resta quelques instants silencieux, surprit par la tournure que prenait la conversation.

— Non. Je n’en ai encore rencontré aucune qui me donne envie de rester avec elle plus d’une nuit. Cela n’est peut-être pas plus mal. Être amoureux n’est pas quelque chose dont j’ai besoin. Le mercenaire sourit à la seconde remarque de Dante sur Lilyanna. Elle devait sûrement se demander quel goût je devais avoir passé un temps au fond de sa marmite.

Elle sent la charogne, remarque placidement Dante, fais pas confiance aux morts-vivants. Ça me ferait chier que tu crèves…

Avant de revenir me donner ce que tu as ramassé, termine mentalement Dante. Se penchant, il extirpe une bourse de sous le lit et en tire douze souverains qu’il fait glisser sur la table vers le mercenaire aux oreilles pointues. Ce dernier lui jeta un regard intrigué.

Pendant que j’y pense. Tel que convenu… Équipe-toi comme du monde avant de partir et achète ta propre bouffe…

On dirait une mère. Manifestement, Dante commence à devenir ivre, il semble… De bonne humeur.

Dante sait que Nehril acceptera. D’ailleurs il s’empare des pièces qu’il fait doucement sauter dans sa main avant de les ranger.

— Eh bien pour sceller notre accord, goûtons à ceci, conclut-il en dégrafant une lourde gourde qu’il portait à sa ceinture. Il la tend à son compagnon. Attention c’est assez fort pour te faire cracher des jets de flammes par-derrière.

Dante prend la gourde et renifle le contenu avec précautions.

C’est quoi cette merde ? Du SangDragon ?

Sans attendre la réponse, il s’enfile une longue rasade avant de savourer l’impitoyable brûlure de l’alcool dans son gosier.

— Modifié, précise le semi elfe en le voyant prendre une pleine gorgée. Pour lui donner du goût m’ont dit les fermiers qui me l’ont offert. Je pense plutôt que c’est pour les assommer avant les conversations de leur femme ne s'en charge.

La figure de l’assassin prend une belle teinte rosée sous la peau de miel tandis qu’il lui redonne la gourde sévèrement amputée de l’alcool qu’il y a pris.

Nehril ne se fit pas prier, avalant une pleine gorgée avant de tousser.

— Bordel, qu’est-ce qu’ils ont mis dedans ?

Puis, comme un enfant intrigué par la flamme qui chancelle devant lui et qui tend sa main, il reprend une nouvelle rasade avant de la repasser  à Dante en grimaçant.

— Va falloir m’aider à descendre cette gourde.

Le coin de la grande bouche se soulève vers le haut, l’humain boit. La gourde circule de nouveau de main en main
Tu sais Nehril, une chance que je te vois pas souvent… Parce que nous deux, ça finit toujours comme ça… Bois.