[Lourmel] Au loin rugit le grondement de l'acier (Ruthger)

Kÿrianos de la 8e ennéade
An 17, Cycle XI

Les premières ombres de la nuit de fin d'automne coloraient le ciel d'encre. Dans l'herbe haute des prairies serramiroises, une troupe de cavaliers, juchés sur leurs imposantes montures, chevauchaient à bride abattue vers la silhouette haltière de la demeure du seigneur de Lourmel. Point d'étendard brandi, ni d'éclaireurs envoyé en amont, point de missive protocolaire ou d'accueil selon les règles de l'étiquette. L'heure était à l'urgence.

Gaubert était légèrement penché sur le cou de Targon, dont la respiration bruyante entrecoupait le son des lourds sabots qui battaient la terre rendue humide par l'averse qui venait de s'arrêter une heure plus tôt. Le comte tourna légèrement la tête pour lancer à Roland par-dessus son épaule.

Deux coups de corne pour signaler notre arrivée !

Le brave sergent moustachu s'exécuta et bientôt le barissement, si reconnaissable de la corne odélianne, retentit dans l'air frais pour venir avertir les murs de la cité. Ils ne mirent que quelques instants de plus à atteindre Lourmel et à franchir la Grande Porte. Dans le tonnerre des sabots contre les pavés, les treize cavaliers odélians remontèrent la rue qui menaient en quasi-ligne droite jusqu'à la cour du château qui dominait les habitations aux toits de tuiles noircies. Quelques badauds se placèrent sur les bords de la route en observant, ébaubis, Gaubert et ses gardes galopaient sans s'arrêter.

La poterne fut franchi avec la même précipitation et le comte tira sur les rênes de son fidèle destrier qui poussa un petit hennissement désapprobateur, explusant une nuage de fumée dans l'air qui se refroidissait de minute en minute. Dans un grand geste, il passa sa jambe droite par-dessus sa selle et posa le pied à terre. Quelques garçons d'écuries vinrent à sa rencontre en se précipitant, alors qu'il flattait l'encôlure de Targon qui respirait bruyamment.

C'est bien, mon grand ! C'est bien !

Il se tourna vers les quelques serviteurs qui venaient à la rencontre du groupe d'odélians qui avaient imités leur suzerain en démontant. Gaubert s'écria alors.

Je veux voir le seigneur Ruthger ! Dites-lui que le comte Gaubert a grand besoin de lui ! Quelques uns de mes gardes ont déjà du le prévenir de la grande infortune qui me touche !

Trois jours à peine était-il rentré de son escapade vers le sud, Ruthger semblait un homme changé.

Oh, il était toujours le même chevalier fier et hardi, prompt à la bataille et en quête de gloire éternelle. Pourtant, depuis son retour avec Gontran dans ses bagages, un détail monstre avait attiré l’attention de tout le castel : on comprenait dorénavant mieux le seigneur de Lourmel. Il avait encore quelques archaïsmes dans son vocable, mais comme le confirmaient les oreilles ébaubies de tous, il semblait faire un réel effort pour parler de manière moins alambiquée. Comme si le voyage pour retrouver son plus vieil ami lui avait révélé deux trois vérités sur ses quelques défauts, et qu’il tentait à présent de les gommer de son existence.

Dans la cour du château, il rattrapait le retard accumulé par sa cavalcade sur l’entraînement de Sulpice. Le jeune gamin avait le feu dans les veines, depuis cette annonce, trois jours auparavant, selon laquelle son père était retenu prisonnier chez les Arétans. Ruthger avait dû déployer des trésors de diplomatie et de persuasion pour l’empêcher d’enfourcher un cheval et d’aller lever le ban dans son Odélian natal. Ami de Gaubert, le sire Ruthger avait décidé de la jouer plus fine, en redirigeant la lettre à la fois au comté d’Odélian, mais aussi au marquis berthildois, et au fils d’Aymeric, le jeune Arnaud.

Et en attendant à la fois une réponse et la réunion des différents chevaliers amis de Ruthger, que lui-même avait convoqué, le seigneur et son poulain se changeaient les idées avec un peu de fer et de terre battue.

« Manqué. Vous estoyez mort. »

Sulpice, s’essayant à la garde de la meurtrière, n’avait malheureusement pas l’habitude des lourdes épées de bois dont se servait Ruthger pour muscler les bras de ses élèves. La lame penchait dangereusement vers le bas, et tremblotait alors que Sulpice tentait de maintenir la garde. Le seigneur lourmelois adopta la garde de la couronne, celle contre laquelle Sulpice avait apparemment le plus dur de répondre à la contre-attaque.

L’héritier de Gaubert lança son attaque, feintant l’estoc pour donner un léger coup de poignet le transformant en taille de droite. Ruthger n’eut qu’à l’écarter en prenant la lame de bois entre la sienne et sa garde, avant de la faire glisser vers l’avant tout en avançant, puis frapper légèrement la tête de Sulpice, dont l’oreille refroidie se réchauffa d’un seul coup. Le garçon sauta vers l’arrière, lâchant sa lame pour se tenir l’oreille en maugréant. Ruthger sourit.

« Vous estoyez mort une fois encore. Gardez à l’esprit, jeune homme, qu’il n’est aucun pendard en ce monde qui possédât deux vies à la fois. »

Sur ce conseil plein d’humour, deux sonneries de cor retentirent. Les deux escrimeurs tournèrent de concert leur tête vers l’origine du son. Ruthger voulut se saisir du bras de Sulpice, mais ce dernier se rendait déjà à la muraille du château, pour voir ce qu’il se tramait en contrebas. Lorsque le seigneur de Lourmel le rejoignit, il vit alors des hommes et des chevaux, emmenés vers la citadelle, traversant la ville où les badauds s’écartaient. Un espoir serra le cœur de l’adolescent, qui fit volte-face en dévalant les marches, laissant Ruthger sur le carreau.

« Sulpice ! Attendez ! »

Le seigneur de Lourmel le suivit, passant la barbacane, la herse et tout le portail de l’impressionnante citadelle. Un peu plus loin, devant lui, il reconnut alors l’homme avec lequel il avait fait rendre gorge aux gobelins de l’Hedda : Gaubert de Prademont, vomi de sa captivité. Il déclama avec surprise :

« Seigneur Gaubert ? Vous, ici ? Quelle arcaménie est-ce là, estoyez-vous réali… estoyez-vous réel ? »

Trois jours après avoir reçu cette lettre, de le voir ainsi débarquer, tenait du prodige. Pourtant, il vint l’accueillir avec le même entrain et la même virilité qu’à leur première rencontre, venant empoigner son avant-bras avec force et moult sourire.

Un bruit de course sur le côté fit tourner le regard de Gaubert, alors que la voix de son camarade de combat dans l'Hedda retentissait.

Seigneur Gaubert ? Vous, ici ? Quelle arcaménie est-ce là, estoyez-vous réali… estoyez-vous réel ?

Sulpice atteignit son père pour lui donner une étreinte faisant fi de toute retenue. Le comte eut un petit hoquet surpris avant de prendre son héritier dans ses bras et de poser une main dans la chevelure brune de son benjamin. L'adolescent avait du avoir peur en apprenant l'infortune de son père et, même Gaubert, pendant les quelques heures passées dans les geôles puantes d'Arétria, avait eu une pensée pour le jeune homme, s'émouvant de ne peut-être pas le voir accolé. Un petit sourire au coin des lèvres, le comte répondit à son camarade.

Bien réel, mon ami ! L'arétan a fini par obéir aux injonctions d'un avocat du Roy. Cette boursemolle de malelandais a au moins sur faire fonctionner son cerveau quelques secondes. Malheureusement, je crains que la paix du Roy est terminée.

Il repoussa gentiment son fils en posant la main sur ses épaules. Son visage se durçit alors qu'il saisissait l'avant-bras de Ruthger dans un salut viril et fraternel.

C'est la guerre, mon ami. J'aurai besoin de quelques vélins et de pigeons. Il me faut prévenir le Saint-Aimé du comportement de son vassal, ainsi que Son Altesse Arnaud. Et Langehack ! Le Griffon a accepté une alliance, il est temps qu'il prouve ses dires.

Gardant une main sur l'épaule de Sulpice, Gaubert serra les mâchoires, inquiet.

Et tout ça à l'aune de l'hiver. Mais il est hors de question que Terresang s'en sorte le cul vissé sur son trône pourri. Puis-je compter sur votre soutien, mon ami ?

L'heure était grave, autant que la mine du comte. Bientôt, il pourrait retourner à Odélian et appeler ses bannerets pour laver l'affront subi des mains de l'arétan.

Ruthger s’autorisa un sourire devant la bonne surprise. Alors donc l’Arétan s’était rétracté non pas devant les armes, mais devant un magistrat ? Il connaissait pourtant la ténacité et l’abnégation des hommes de la Malelande, qui se laissaient généralement aller jusqu’au bout de leurs imbécilités comme l’avait fait Anséric de la Rochepont, ou encore Ewald de Karlsburg et son siège en plein hiver.

Tout en invitant Gaubert à le suivre dans son donjon, le seigneur lourmellois prêta l’oreille aux demandes de son ami. Lorsque celui-ci lui demanda s’il pouvait compter sur lui, Ruthger acquiesça vivement :

« Avez-vous souvenance de la promesse que je fis peu après nostre… notre bataille ? Sachez que jamais je ne rompts un serment ! »

En pénétrant sous le corps de garde pour pénétrer dans la cour, Ruthger rajouta :

« Vous aurez tout le matériel que vous requérez, néanmoins, sachez que parer campagne à l’aune de l’hiver pourrait porter préjudice à votre entreprise. Mais de cela, vous êtes déjà bien au courant ? »

Il en avait, des exemples de ce genre de situation cocasse, où un assiégeant borné et têtu finissait par être assiégé lui-même par l’épais manteau blanc et son froid mordant. Impossible de fourrager, les caravanes de ravitaillement ne passaient plus les chemins, et en moins de temps qu’il ne le fallait pour monter un camp, on se rendait soudain compte que le sol était trop gelé pour creuser les tranchées des latrines, ou que les soldats n’arrivaient plus à manier leurs armes normalement à cause des engelures qu’ils se coltinaient aux doigts.

En pénétrant dans le château, Ruthger mena promptement Gaubert à la grand’salle. Sur le chemin, il croisa l’intendant de sa maisonnée, à qui il demanda d’aller en cuisine faire préparer un repas chaud pour le comte. Après ces événements, aussi courts qu’intenses, il lui fallait bien se remplir l’estomac !

Une fois assis dans la grand’salle, le maître des lieux fit appeler son gardien du pigeonnier. Puis, croisant les bras, il toisa son frère d’armes tout en lui posant la fatidique question :

« Comment comptez-vous mener votre affaire avec l’Arétan ? Ce sont des rustres, certes, mais c’estoit des bestiaux coriaces. »

Il redoutait un peu que l’ire de Gaubert ne le force à une campagne armée en pleine saison morte. Sauf exception d’invasion majeure, il n’avait jamais pris part à un combat en cette période. Et pour cause : c’était presque comme se donner un coup de surin.

Les paroles de son frère d'âme réchauffèrent le coeur du comte d'Odélian, tandis qu'il franchissait le corps de gardes ensemble.

Avez-vous souvenance de la promesse que je fis peu après nostre… notre bataille ? Sachez que jamais je ne rompts un serment ! Vous aurez tout le matériel que vous requérez, néanmoins, sachez que parer campagne à l’aune de l’hiver pourrait porter préjudice à votre entreprise. Mais de cela, vous êtes déjà bien au courant ?

Gaubert opina du chef. Il avait pensé à tout cela pendant son voyage jusqu'aux pénates de son camarade. Il lui faudrait tenter de régler cette histoire juridiquement et par les voies de la diplomatie, avant de se résoudre complètement à faire parler l'acier et le sang. L'incompétence du dernier Berdevin avait entraîné Odélian dans une guerre hivernale qui aurait pu, et failli, ruiner et détruire sa terre chérie. On ne prendrait pas le Prademont à se livrer aux mêmes erreurs de jugement. Cependant, il se méfiait de l'impulsivité aveugle du malelandais, qui lui, stupide comme une outre vide, pouvait très bien appeler ses bannerets et marcher sur son comté, sans attendre.

Oui-da, mon ami. C'est pour cela que j'ai besoin d'envoyer céans plusieurs courriers. S'il y a encore un moyen d'éviter la guerre sous le givre et la neige, je me dois de tout tenter.

Ils pénétrèrent dans la grand'salle du château et tandis que le jeune Sulpice observait son père et son parrain avec des yeux légèrement humides suite aux retrouvailles, Ruthger déclara.

Comment comptez-vous mener votre affaire avec l’Arétan ? Ce sont des rustres, certes, mais c’estoit des bestiaux coriaces.
Je vais me montrer procédurier, mon ami. Il a voulu bafouer toutes les règles de la noblesse, je vais les lui enfoncer au fond de sa gorge de pourceau. Il est si stupide qu'il me faut me préparer à toutes éventualités, mais voyons d'abord ce qu'en dira le Régent. Il a la réputation d'être un homme juste et droit. S'il châtie son vassal et me propose une réparation à hauteur de l'affront, bien des vies seront épargnées.

Gaubert étendit ses jambes courbatues sous la table et ferma les yeux un instant, avant de soupirer longuement. Il se massa le front du bout des doigts avant de rouvrir les yeux, détaillant le visage sévère du seigneur des lieux.

Vous rendez vous compte que tout part encore une fois des Vertepeaux de l'Hedda. Je suis allé là-bas pour rendre un écu portant des armoiries arétanes et j'ai fini au fond des geôles, avec les rats et les affamés. Comment pareil coquebert a pu devenir comte d'Arétria ?

Les mâchoires du comte se crispèrent sous sa barbe, trahissant une certaine anxiété quand à la suite des évènements et Gaubert se détendit un brin en voyant la mine inquiète de son jeune fils. Il ne parvint pas à lui sourire pour le rassurer, ne serait-ce qu'un instant.

Auriez-vous quelques conseils à me donner, mon ami ? Je crains par moment de ne plus être totalement clairvoyant dans cette histoire.