La Belle en Bleu [Lyrah / Dante]

8eme ennéade de Vérimios, an 17 du XIe Cycle

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Le froid de Vérimios s’était bien installé à Thaar. La neige tombait sur le quartier des Soieries et recouvrait de son blanc manteau les toitures de la cité portuaire. Ce n’était pas chose commune que de voir de la neige en Ithri’Vaan et Thaar avait été durement touchée par les chutes hivernales. Nombreuses étaient les bâtisses qui avaient fait ramoner les cheminées qui n’étaient d’ailleurs, quasiment jamais utilisées. Les plus jeunes découvraient avec stupeur ce que pouvait être un hiver rigoureux à Thaar … le plus souvent à leurs frais. Car si les Soieries étaient généralement préparées à ce genre d’éventualité, ce n’était pas le cas de la population la moins aisée, qui se pelait clairement les miches dans les bas-quartiers. Les rumeurs allaient bon train sur les réserves dans les greniers. Les plus pessimistes disaient qu’il n’y aurait pas assez de grain pour nourrir toute la population d’ici la fin de l’hiver.

Mais la directrice de la Compagnie Olyiane avait d’autres pipumias à fouetter. Elle observait les derniers ajustements de la charpente qu’elle avait commandé aux couvreurs des Bâtisseurs du Sud. La halle qu’elle avait acheté quelques ennéades plus tôt avant sa rencontre avec la belle eldéenne reprenait des couleurs suite au passage des artisans. La réfection de la toiture était presque achevée et l’on pouvait déjà sentir que le bâtiment disposait d’un sacré potentiel pour y accueillir le prochain projet de Cassiopée. C'était un bâtiment aux bonnes proportions, doté de deux étages, qui avait été abandonné à la suite d'un incendie partiel de la toiture. La demoiselle d'Ys l'avait racheté quelques ennéades auparavant, bien décidée à transformer ce lieu en un point de vente pour les créations de ses partenaires commerciales utilisant l'incroyable teinture bleue qu'elle produisait à Méthylène avec la délicieuse Shyn'Tae.

La demoiselle d’Ys arpentait ce qui se dessinait comme étant le futur hall de cet établissement de marque. C’était à cet endroit qu’elle l'avait rencontré quelques ennéades plus tôt, dans le froid de l’hiver. Depuis, le bâtiment avait bien changé et l’on pouvait voir déjà, de bien belles pièces se découvrir sous le travail expert des artisans. Et au moins … l’arrivée de la charpente permettait de ne plus avoir d’infiltrations d’eau dans le bâtiment. Quelques salles attenantes avaient été rénovées pour accueillir les prochains arrivages d'équipements, mais aussi permettre l'installation des bureaux de la nouvelle équipe qui allait s'occuper de cette affaire.

Le mois de Vérimios avait été plein de surprises. L’arrivée d’Ophélia, de Solange, de l’Enchanteresse, de Dante, de Shyn’Tae et de Margaux dans sa vie avait … comment dire … pas mal chamboulé ses plans quant à l’exploitation de l’indigo de Méthylène. Elle avait enfin trouvé des acheteurs, des gens capables de l’exploiter correctement mais surtout, de développer de nouveaux vêtements et d’alimenter de nombreux marchés en Péninsule et en Ithri’Vaan. L’empire commercial qu’elle avait bâti durant près d’un demi-siècle continuait à s’étendre et le projet de développement du bleu de Méthylène était l’un des plus intéressants car il rassemblait des gens qui d’ordinaire, auraient été difficile à contacter à mettre en relation.

La rénovation de cette ancienne halle aux portes des Soieries allait bon train et elle espérait que d’ici le début du printemps, la plupart des travaux seraient terminés. Elle avait besoin d’un comptoir pour écouler les produits de ses partenaires qui utilisaient cette teinture. Et quoi de mieux que de s’implanter aux portes du quartier des Soieries pour faire fleurir son affaire ? Mais si les travaux se faisaient avec célérité, il manquait à Cassiopée de recruter un nouveau directeur d’affaire pour gérer cette petite entreprise. Elle ne pouvait malheureusement pas désigner cette personne au sein de sa propre compagnie : toutes les équipes étaient en plein travail et la plupart croulaient sous les demandes. Ponctionner des éléments prometteurs pour ses projets personnels aurait impacté négativement les affaires de sa compagnie … et vendre des vêtements, ce n’était pas tout à fait la même chose que le fret. Il lui fallait donc une nouvelle équipe compétente pour prendre les rênes de de cette nouvelle affaire qui s’annonçait passionnante.

Le mercenaire qui lui commandait régulièrement des produits « dangereux » avait justement eu l’œil – et le bon – pour lui proposer une nouvelle directrice des affaires. Apparemment, il avait mis la main sur une demoiselle compétente et capable de s’occuper de l’établissement qu’elle était en train de façonner. Fort bien ! Il n’y avait qu’à voir si cette demoiselle était une de ces perles rares ou juste une farce de la part de l’assassin … quoique son client ne soit pas du genre à plaisanter. Elle espérait simplement ne pas perdre son temps : elle avait besoin non seulement d’une directrice d’établissement, mais aussi d’une égérie, capable de promouvoir son produit auprès des bourgeois des Soieries. Cette mission, elle ne pouvait la confier aux grouillots du coin !

Vêtue d’une belle tenue bordeaux, constituée d’une jupe lui tombant au-dessus des genoux et d’une chemise aux manches bouffantes serrée au niveau du cou par un camé d’ambre, la demoiselle s’installa dans l’un des bureaux fraichement rénovés de la halle couverte. C’était encore quelque peu spartiate, mais la demoiselle avait fait venir la veille un grand miroir et quelques robes préparées par Ophélia Aiguille Dorée pour les faire essayer aux candidates que Cassiopée sélectionnait. Griffonnant quelques notes sur un carnet, elle croisa ses jambes enveloppées dans de sombres collants et chaussées de bottes hautes à talons. Il ne restait qu’à signer encore quelques papiers pour commander les peintures, quelques râteliers, … quelques mannequins, et quelques miroirs … Mais surtout, payer les charpentiers qui terminaient la couverture.

A l’extérieur de son petit bureau, deux gardes sélectionnés parmi les Heaumes de Bronze surveillaient les allées et venues à l’intérieur du bâtiment. Il était hors de question que l’on importune la princesse-marchande pendant son travail, à moins d’avoir une bonne raison… Ils avaient reçu cependant l’ordre d’accueillir avec politesse sa prochaine invitée.

LA ROBE DE CASSIOPEE:

C’était donc ça que lui proposait l’Ombre ? Elle s’attendait à quelqu’un de plus … atypique ! Mais pourquoi pas après tout. Si la demoiselle était capable de faire ses preuves peut-être qu’elle pourrait en faire quelque chose. Mais il était important de ne pas être inconvenant … la demoiselle qui venait d’apparaître dans ses quartiers méritait un bon accueil et un minimum de respect.

Cassiopée se leva, se plaça devant le bureau et prit le temps de saluer convenablement son invitée, avec un mince sourire et une voix calme.

« Bienvenue mademoiselle. Je suis Cassiopée Meldyrin, Princesse-Marchande d’Ys et directrice de la Compagnie Olyiane. Je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer. J’ai cru comprendre que nous avions un « ami » commun et que vous cherchiez un emploi. Quel est votre nom ?»

Elle s’appuya contre le rebord de la table et détailla avec attention son invitée. Elle … conviendrait parfaitement. Elle n’était pas désagréable physiquement et au vu de son attitude, elle semblait assez débrouillarde. De toute façon, l’alchimiste ne perdait rien à la tester quelques temps pour voir si elle s’en sortait. Et puis … après tout … elle lui avait été conseillée par l’Ombre. Cet homme n’était pas un saint, mais au moins, il était fiable. Tout le monde ne pouvait pas se prévaloir de cette qualité en Ithri’Vaan et il fallait absolument le compter parmi ses « amis » … si tant est que le terme revêtait une signification pour lui.

Sa robe de satin dorée était bien choisie. Elle ne venait peut-être pas des plus beaux quartiers de la ville, mais elle avait assez de jugeotte pour choisir ses vêtements avec soin en fonction de son interlocuteur. Cassiopée resta songeuse … elle pourrait en faire quelque chose. Ça c’était certain.

« Ma chère Lyrah, si j’ai accepté d’accéder à la demande de notre ami commun aujourd’hui, c’est parce que je suis à la recherche de jeunes gens débrouillards et qui ont envie de monter des projets qui valent le coup dans cette cité. Voyez-vous, mes partenaires commerciaux et moi avons mis au point une nouvelle couleur récemment … ce bleu … »

D’un geste, elle montra les magnifiques robes bleues qui trônaient sur les mannequins.

« Je ne vais pas vous cacher que je compte en faire grand profit. Mais pour cela, j’ai besoin de jeunes gens capables d’assurer la tenue du magasin que nous préparons ici-même, dans ce bâtiment. C’est un travail honnête, payé correctement et on ne vous demandera rien de plus que de faire votre travail : vendre des vêtements à des gens fortunés. »

En clair … un simple travail de vendeuse. Mais si elle se montrait compétente … il y aurait plus à obtenir.

« Des questions ? »

Les gardes se regardèrent d’un air entendu et laissèrent passer le mercenaire. Les Heaumes de Bronze n’étaient pas les plus zélés des gardes. A vrai dire, il suffisait de se pointer avec assez d’assurance et de prétendre à un rendez-vous avec un officiel pour qu’ils vous laissent passer. Les Heaumes de Bronze n’étaient pas vraiment des gardes, seulement des miliciens chargés de l’ordre dans la cité portuaire. Attendre sur le pas d’une porte était le cadet de leurs soucis et personne ne se pressait au portillon pour effectuer ce genre de mission barbante.

La porte s’ouvrit et Cassiopée accueillit avec surprise le mercenaire qu’elle ne connaissait que sous le nom de l’Ombre. Elle se raidit. D’ordinaire, celui-ci ne la contactait que par missives et cela était très bien ainsi. Venait-il pour vérifier que sa protégée était entre de bonnes mains ? Avait-il changé d’avis ? Avec ce type … impossible de le savoir. Tout ce que Cassiopée attendait de l’assassin, c’était de la discrétion et l’assurance qu’il la mette régulièrement au défi avec des projets de plus en plus complexes en matière d’alchimie. Leur relation s’arrêtait là … Et c’était très bien ainsi.

« Et bien … Il est rare de vous voir effectuer une visite de courtoisie. Seriez-vous inquiet à l’idée que je puisse dévorer votre protégée ? Je vous rassure tout de suite, je ne suis pas cannibale ! »

Le ton de Cassiopée était volontairement léger. Elle n’avait pas envie de le contrarier. Ce type la mettait mal à l’aise, mais elle appréciait grandement son professionnalisme et elle savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Mais il y avait toujours ce petit truc qui lui disait de fuir la pièce en hurlant … une sorte d’instinct de survie exacerbé.

L’affaire … Oui … encore cette affaire … Cassiopée ne l’avait pas oubliée, bien entendu. Elle espérait simplement qu’il viendrait beaucoup plus tard et éviterait de faire ça en public. Elle ne pouvait quand même pas non plus exposer au grand jour qu’elle fabriquait des armes pour un assassin … même si, avouons-le, tout le monde faisait ça en Ithri’Vaan.

« Votre protégée me donne entière satisfaction pour l’instant. Contente que vous me posiez la question, mais comme vous l’avez si bien dit, vous n’êtes pas là pour causer chiffons avec deux charmantes jeunes femmes. J’ai votre paquet, ne vous inquiétez pas. »

Là-dessus, Cassiopée s’approcha d’une malle qui trônait au fond de la pièce. La déverrouillant avec une clef qu’elle gardait autour du cou, elle en extrait une boite de bois de hêtre qui contenait ses récentes création. Elle referma le coffre et tendit la boite à l’Ombre.

« Et voici votre commande … En espérant qu’elle vous donne entière satisfaction. S’il vous plait, la prochaine fois, évitez de venir me rendre visite à l’improviste et de manière publique. Je vous rappelle que nous avons un protocole : vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas. Je préfère que cela soit ainsi. Cela évitera bien des questions gênantes. »

La jeune femme offrit la boite à l’Ombre et reprit :

« Vous plaisantez ? Vous avez vu le chantier ? Nous sommes très loin de l’ouverture. Néanmoins, je puis vous trouver une belle robe si vous le souhaitez. Cela vous intéresserait ? … Je suppose que non … »

Le regard de l’alchimiste se fit plus perçant. Des maîtresses ? L’Ombre ! Ah ! Mais quelle idée ! Cet homme était-il capable d’aimer ? Quoique … il n’y avait pas besoin d’aimer pour s’enticher de putains et les entretenir. Mais Cassiopée n’avait pas d’a priori négatif sur les demoiselles qui vendaient leur corps au plus offrant. C’était un métier honorable, pour peu qu’il soit pratiqué en toute sécurité. Et elle ne pouvait pas blâmer l’Ombre de vouloir s’attirer les faveurs de ces dames.

L’alchimiste sourit et présenta ses plus plates excuses :

« Veuillez pardonner mon manque de tact. Il va de soit que si vous désirez acheter des biens chez moi, je me ferai une joie de vous faire un prix. En gage de … disons notre amitié tient ! Quitte à invoquer quelque chose qui nous lie, pourquoi pas l’amitié. Même si je doute que vous en ayez quelque chose à faire de l’estime que j’ai pour vous. »

Car elle avait beau trouver que l’Ombre lui fichait la trouille, elle respectait quand même le personnage. Après tout, il était venu la trouver, avait réclamé ses services et se montrait toujours bon payeur et curieux de ce qu’elle avait à proposer. C’était un excellent client et il ne se faisait pas prier pour tester ses nouvelles recettes. C’était juste que … comment dire … c’était quand même un assassin par Arcam !

Quant à sa demande :

«  Je ne suis pas un mannequin que l’on peut habiller à sa guise, mais soit, je consent à vous accorder cela. Laquelle voulez-vous que j’essaye ? »

Ce n’était pas de gaité de cœur, mais il fallait bien qu’elle se montre à la hauteur de sa réputation de marchande. Elle pouvait au moins prendre le temps d'essayer quelques robes. Ce n'était pas comme si elle avait une montagne de dossiers à gérer ... Cassiopée râla intérieurement, mais fit contre mauvaise fortune, bon gré. Après tout, elle avait pris sa journée pour rencontrer Lyrah. Elle pouvait se permettre au moins d'essayer quelques robes pour l'Ombre.

« Nous avons passé des mois à exploiter correctement ce bleu et à trouver les bons artisans. Cela serait un crime que de ne pas les vendre aux habitués des Soieries … »

Cassiopée avait investi un peu d’argent dans la rénovation de ce bâtiment. Elle espérait vraiment pouvoir en faire une boutique de vêtements de qualité. Les gens s’arracheraient les vêtements qu’elle faisait préparer avec ses partenaires commerciaux. C’était une affaire parfaitement huilée. Si l’Ombre se montrait intéressé par ces articles, nul doute que les badauds des Soieries seraient de très bons clients.

« Sincèrement … si vous avez besoin de quoi que ce soit, que cela soit un pourpoint de cuir ou de belles mises pour votre dame … je peux vous mettre en relation avec une consoeur spécialisée dans la confection de vêtements de qualité. Cela sera plus simple que de venir toquer à ma porte. »

Cassiopée prit le temps de défaire les robes de leurs présentoirs. Avec soin, elle les plia et les emballa dans de la toile de lin. L'opération lui prit quelques minutes. Elle ne voulait pas les froisser outre mesure. Il lui fallait faire assez attention car malgré la solidité du tissu, de mauvaises manipulations pourraient abimer les parties les plus fragiles.

Son opération terminée, elle tendit les robes à l'Ombre.

« Tenez ... A ce propos ... il faudra un jour que vous me fassiez rencontrer votre belle ... Je serai curieuse de savoir quel est votre genre de femme.»

Cassiopée restait persuadée qu'il fallait être au moins aussi fou que l'Ombre pour trouver de l'attirance dans ce personnage. Mais elle était curieuse de savoir qui donc pouvait bien apprécier la présence de cet individu sans se sentir mal à l'aise.

L’alchimiste regarda l’assassin comme s’il venait d’asséner une des pires idioties de l’univers.

« Vous plaisantez j’espère ? Votre simple plaisante me met extrêmement mal à l’aise, cela serait bien idiot de ma part de le cacher. Aussi vrai que l’eau mouille et que le feu brûle, votre simple présence me hérisse le poil. Mais ça, vous l’avez deviné. »

Sa présence était des plus désagréables. Ses paroles aussi. Elle pouvait parfaitement supporter le fait de discuter cinq minutes avec lui, mais là, elle avait largement dépassé son quota. Il dégageait une aura autour de lui qui aurait fait flancher les plus faibles des individus. L’envie de tuer était palpable, même cachée derrière un masque impassible. Cassiopée le sentait bien, comme s’il était totalement écorché devant elle.

« Bien nous entendre ? La relation que nous avons n’implique pas de bien nous entendre. Elle implique un service rendu contre rémunération. L’entente n’a rien à voir dedans. Vous me payez, je vous fournis. Le reste est superflu. Je sais que vous êtes un homme de parole et que je porte une certaine confiance. Néanmoins, nous ne nous entendons pas « bien ». Et je ne suis pas VOTRE alchimiste. Aux dernières nouvelles, je ne vous appartiens pas.  »

Il tenta ensuite l’humour …

Pa-thé-tique…

Cassiopée se retint de lever les yeux au ciel et resta la plus impassible possible.

« C’était … de l’humour ? Par Néera …  »

Cassiopée espéra en son fort intérieur que la dulcinée de l’assassin savait apprécier son humour …