Décisions [PV Aaron]

La matinée avait été complexe. Entre des aveux difficiles et des ombres en miroir, je n’ai pourtant pas oublié le petit instrument qu’il avait laissé dans ma chambre, cette petite flûte avec laquelle il a apaisé mon esprit la veille. S’agit-il d’un oubli ou d’une demande silencieuse de le rejoindre dans ses appartements ? Je ne le sais pas et en ce qui me concerne cela n’a aucune importance. Je sors de ma chambre, le petit instrument à la main.

Je porte cette robe magnifique qui a si fort ému Geoffroy, tout autant que mon père, une longue robe de velours cramoisi ornée de motifs dorés, une robe aux longues manches et à la coupe très ajustée autrefois portée par ma mère, une merveille. Je ne porte plus ce collier magnifique, ce rubis orné de diamants. Mes cheveux roulent librement sur mes épaules jusqu’à mes reins, sans aucun ornement. Sur le chemin qui mène aux appartements de mon conseiller, je croise un serviteur, le petit Maximilien qui ouvre grand la bouche et ne la ferme pas tout à fait à mon passage. J’esquisse un sourire plein d’ironie avant de le saluer. Peut-être est-ce une tenue un peu tape à l’œil pour rendre visite à Aaron, mais c’est une tenue que j’aime et dans laquelle je me sens bien.

Entre la veille où je portais encore une robe de deuil et aujourd’hui, il s’est passé un nombre considérable de choses. Aaron, mon père, notre conversation, la lecture des aveux de Geoffroy, ma visite à ce déchet de l’humanité, un petit déjeuner avec Elazar…Les événements s’enchaînent à un rythme effrayant et j’ai besoin de reprendre pied. D’agir comme j’aurais du agir depuis des mois, des années. Le temps des larmes est terminé, celui des découvertes, du changement, des actes posés dans la réflexion est enfin arrivé.

Il faut que je parle de tout ceci avec Aaron.  Cela ne peut attendre.

Je m’arrête devant la porte de sa chambre, avisant un instant la porte qui mène dans la chambre d’Efren. Je me promets de rendre visite à Anaëlle juste après mais pour l’heure, les choses sont graves, il faut que je puisse en parler.

Je frappe donc trois coups légers avant de dire, d’une voix claire :

- Aaron, c’est Louise. Puis-je entrer ?

Jamais je n’entrerai dans sa chambre sans frapper, même si cet endroit m’appartient. Ja patiente donc et regarde le petit instrument dans mes mains et la garde un peu contre moi, en soupirant. Le souvenir de la veille me revient, dans un sourire ému. S’il ne porte pas le titre de chevalier, Aaron en est un. Un vrai. Il a été d’une telle douceur, d'une telle noblesse…

- Aaron ?

Les coups sur la porte raisonnèrent sur une chambre vide. Aaron n'était plus là depuis longtemps et il avait déjà fait milles choses. Mais la jeune femme le découvrirait bien assez tôt. Une poignée fut actionnée mais pas celle du conseiller. Une passa apparut dans le couloir, trouvant directement la châtelaine.

-Louise. Appela le quarantenaire depuis la chambre de son fils, comme s'il savait déjà qu'elle était devant chez lui.

Il eut cependant un bref moment d'arrêt en la découvrant. Ses yeux s'illuminèrent d'une étincelle puis la détaillèrent rapidement de la tête aux pieds. Il esquissa un sourire qu'il masqua aussitôt. Elle était si différente... Et magnifique. On aurait dit une femme nouvelle, bien loin de celle qui avait dû rassurer la veille. Cependant, le couloir était grand ouvert sur le hall où l'activité ne désemplissait jamais vraiment. Il ne pouvait donc ni le lui dire, ni le lui montrer.

-Vous arrivez à point nommé. Venez. Fit-il en agrémentant son invitation d'un geste de la main.

Il avait repris le vouvoiement mais bien à regret. Il y avait trop d'oreilles autour d'eux et il voulait protéger ce que la Dame avait de plus précieux : son domaine. Alors, même s'ils n'en avaient pas parlé, il avait de lui-même repris la distance convenable que tout le monde attendait d'eux. Tout du moins en public.
A l'arrivée de Louise, il s'écarta pour lui laisser libre accès. A l'intérieur, le Capitaine était là de même qu'Edwinn et Maïethé. Le jeune Kolhe tenait toujours la main d'Anaëlle, assis sur un fauteuil près de son lit. Un gâteau recouvert de plusieurs bougies attendait sur une table, loin de la vue de la servante alitée. Juste à côté se trouvait une petite pile d'assiettes et autant de cuillères. Un bouquet de perces neige frais reposait dans un petit vase sur la table de chevet.

-Efren a organisé un anniversaire pour Anaëlle, je vous expliquerai. Nous ne restons pas longtemps, Anaëlle a encore besoin de se reposer. Mais elle a aussi besoin de cela... Maximilien est allé chercher un couteau. Dès qu'il sera là, nous pourrons commencer.

D'un geste, il invita Louise à entrer véritablement dans la pièce et à prendre part à cette petite fête improvisée. Aaron prit une bougie et s'en servit pour allumer toutes celles qui se trouvaient sur le dessert. Maïethé bougonnait un peu dans son coin mais restait là bien volontiers malgré tout. Le jeune serviteur ne tarda pas à revenir avec le fameux couteau et le quarantenaire lui fit signe de rejoindre les autres. L'instant d'après, il entamait la chanson traditionnelle, bientôt suivi par le reste du groupe. Le Conseiller s'approcha lentement, le gâteau à la main, avec pour objectif de le porter jusqu'à la jeune fille et de se placer à sa hauteur pour lui permettre de souffler elle-même ses bougies. Ses premières...

La nuit a été terrible. Difficile. Douloureuse. Même la main tendre et douce d’Efren n’est pas parvenue à la calmer totalement et il a fallu attendre le milieu de la nuit pour que le vrai sommeil profond et réparateur fasse son office. Un sommeil toutefois hanté par des mots et des actes, des sourires et des souvenirs sensoriels pénibles, des odeurs qu’elle déteste, des êtres pour lesquels elle éprouve une peur viscérale. Geoffroy qui en a fait un jouet. Son jouet. Et…cet homme à la barbe blanche et aux yeux de métal luisant. Le son de sa voix faisait écho à celle de Geoffroy dans ses rêves, sa voix et ses gestes, le souvenir douloureux de ses doigts dans ses plaies, pour la faire parler. Il n’avait pas élevé la voix et pourtant il a été bien plus terrifiant que Geoffroy. Et dans ses rêves, ce monsieur qu’elle avait du espionner venait réclamer son dû, la vie qui lui appartient, comme il le lui a dit. Lorsque les mains tavelées avaient voulu s’emparer de ses bras, elle a crié. Elle a crié et a ouvert les yeux, le front en sueur, le souffle court, pour découvrir Efren, qui était toujours là.

Son dos est toujours affreusement douloureux. A un geste qu’elle a pour relever la tête et réclamer de l’eau, elle a senti tous les muscles de son corps protester violemment sous le mouvement avant d’étouffer un gémissement plaintif. Elle ne veut pas crier, elle ne peut pas. Question d’habitude. Crier a toujours été synonyme de punition, et elle n’a pas encore bien assimilé le fait que plus personne désormais n’a le droit de faire d’elle une esclave. Donc elle se contente de serrer les draps, avec dignité.

Les pansements ont été changés, elle est propre. Elle n’a suivi que de loin les mouvements qui se sont fait voir dans la pièce, préférant tourner la tête pour ne pas croiser les regards du Capitaine, de la dame Maïethé ou d’Aaron. Pas même celui d’Efren. Elle se sent coupable de l’avoir retenu toute la nuit. Il a besoin de repos, lui aussi. Et le voilà qui organise en secret quelque chose, quelque chose qu’elle ne comprend pas très bien puisque personne ne lui a jamais organisé cela de toute sa vie.

Il y a un peu d’agitation soudain, alors elle tourne la tête pour voir de quoi il s’agit, tout en inspirant pour ne pas souffrir. Ils chantent. Tous. Ils chantent pour elle, ce qui l’émeut au-delà de toute expression. Aaron apporte ensuite un gros gâteau avec des bougies dessus, juste sous son nez. Il a l’air bon ce gâteau, elle le regarde avec de grands yeux étonnés, fascinée par une telle merveille de sucre et de crème puis regarde Aaron, perplexe, indécise. Perdue. Pourquoi le gâteau aussi près d’elle ? Elle ne pourra pas tout manger de toute façon, alors... Que doit-elle faire ? Une toute petite voix s’élève depuis le lit pour demander, timidement :

- Pardon Monsieur Aaron…Je…Je dois tout manger ? les bougies aussi ?

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J’entre donc à la suite de mon conseiller dans la chambre d’Efren pour voir de quoi il retourne, la flûte à la main. Et cette vision…Cette fille, encore une enfant sur bien des points, allongée sur le ventre, la main dans celle de ce jeune homme aveugle…Je baisse la tête, pleine d’humilité mais aussi de ressentiments pour mon prisonnier. Il a failli la tuer. La tuer pour rien. Elle allait mourir dans des souffrances atroces parce qu’elle n’était pas moi. J’avise d’un regard la maigreur de ses bras, ses yeux caves entourés de cernes, son teint pâle et triste, ses petits doigts dans ceux d’Efren. Et j’ai honte. Tellement honte.

Je ne réponds rien à Aaron, je laisse les choses se dérouler comme si je n’étais pas là, saluant d’un mouvement de la tête le Capitaine, Maïethé et Maximilien. Je n’ai pas le cœur de me joindre à la chanson de groupe, j’en suis incapable. Lorsqu’Aaron approche de la servante et lui montre le gâteau, je vois parfaitement son incompréhension et son désarroi de ne pas comprendre ce qu’on attend d’elle. La vérité me saute alors à la face aussi durement qu’une gifle : Anaëlle n’a jamais fêté son anniversaire, elle ne sait pas ce qu’elle doit faire parce que personne ne lui a jamais fait le moindre présent. Je préfère regarder ailleurs pour dissimuler les larmes qui me montent aux yeux.

Je sais ce qu’elle a enduré, je sais tout ce qu’il lui a fait et pourquoi. Cette fille allongée là, c’est un peu la preuve vivante de toute mon ignorance de tant de choses. Et c’est absolument intolérable. Je laisse mes serviteurs prendre le devant de la scène, je reste en arrière, sans dire un mot, serrant la flûte contre moi avec force. Je me rappelle fort bien la réaction d’Anaëlle la veille lorsque je suis venue m’enquérir de sa santé…Elle avait l’air effrayée quand je lui ai rendu sa poupée de chiffon, elle avait peur de moi. Alors, je ne préfère pas me montrer, pas tout de suite.

Au moins…Elle est en vie et c’est bien là l’essentiel. Elle ira encore mieux quand le prêtre sera là. En attendant, je préfère rester près de la porte, attendant qu’Aaron se libère pour qu’enfin il sache de quoi il retourne. J’ignore comment je vais aborder certaines choses avec lui mais il le faut. Des décisions importantes doivent être prises, des choses urgentes doivent être discutées.

Tout au plus esquisse-je un sourire lorsque je croise son regard. J’ai l’impression de gâcher la fête et de ne pas être à ma place, il devinera sans doute mon embarras.

La question d'Anaëlle étira un sourire amusé chez Aaron qui n'avait rien de moqueur. Il lui expliqua alors d'une voix paisible ce en quoi consistait ce moment.

-Fais un vœu. Si tu arrives à souffler toutes les bougies en une fois, il se réalisera. Quant au gâteau, c'est à ça que servent les invités ! Dit-il en passant un rapide regard sur tous ceux qui les entouraient.

Le Conseiller remarqua l'attitude distante de Louise mais il ne pouvait y apporter une réaction pour le moment. Il se contenta de poursuivre comme si de rien était afin que personne d'autre ne remarque son trouble ou celui de la Dame des lieux. Il reporta donc son attention sur la jeune fille.

-Je vais t'aider à souffler si tu veux. Tu es prête ?

En fonction de la réponse d'Anaëlle, il interviendrait ou non. Mais il préférait le lui proposer afin qu'elle évite de se faire mal en prenant une trop grande inspiration. Efren aurait volontiers offert ses services mais il n'était pas certain de la direction dans laquelle il devait souffler... Aussi son père avait pris le relais là où l'aveugle avait déjà donné beaucoup de sa personne depuis le veille... Mais il avait pas l'intention de s'arrêter là pour autant.
La dernière bougie éteinte, la servante eut droit à une petite ovation accompagnée par quelques applaudissements. Aaron s'éloigna alors, retournant sur la table pour retirer les bougies et découper le gâteau. Edwinn et le Capitaine donnèrent un coup de main pour le service, distribuant assiettes et cuillères. Lorsque tout le monde fut servis, chacun goûta au dessert. Efren avait cédé son siège à Maximilien qui se chargeait de donner sa première bouchée à Anaëlle. Un grand silence avait rempli la pièce que le jeune homme ne tarda pas à rompre.

-Alors Maiethé ? Votre verdict ?

La cuisinière regarda l'aveugle puis son père d'un air agacé. Depuis qu'on le lui avait mis dans les mains, elle avait longuement étudié le gâteau : la texture, la justesse de la cuisson, la caramélisation des pommes qui tapissait le fond... Et plus elle en avait découvert, plus elle semblait mitigée entre deux sentiments opposés.

-Oui, bon, d'accord... Il est bon. Finit-elle par concéder et Aaron accueillit son compliment d'une inclinaison de la tête. Mais n'allez pas croire que j'vais vous céder ma cuisine tout l'temps non plus, hein ?! Le prévint-elle.

Quelques rires résonnèrent dans la pièce. Cette femme avait un sale caractère mais elle était brave et gentille malgré tout. Elle avait laissé Aaron faire le gâteau d'anniversaire de la jeune fille, plus parce qu'elle n'avait pas trop le choix que parce qu'elle était réellement d'accord. Cependant, elle savait reconnaître du travail bien fait, même s'il lui en coûtait.

-Moi, tant que j'ai le mien à mon anniversaire... Comme tous les ans. Prévint Efren, soucieux d'avoir droit à son petit rituel instauré entre son père et lui depuis toujours.

- C’est vrai ?

La voix d’Anaëlle marque une réelle surprise tout autant qu’un désir timide. Ses yeux ronds glissent d’Aaron vers Efren. Faire un vœu ? Elle en a fait des dizaines, tous les soirs, tous les matins, à chaque fois qu’elle croyait voir un petit présage dans tous les petits bonheurs de sa vie misérable. Dans ce sourire surgi de nulle part qu’on lui adressait. Dans la parole aimable qu’on lui disait de temps en temps. Dans les bons jours où personne ne posait sa main sur elle. Ces jours-là, elle faisait des vœux. Toujours les mêmes, adressés à Neera, tout bas dans sa chambre. Le vœu qu’un jour elle serait heureuse. Le vœu qu’un jour elle pourrait rire sans que personne ne la gronde. Le vœu de pouvoir manger à sa faim. Le vœu d’avoir une famille qui ne cherche pas à lui faire du mal, à prendre ce qu’elle refuse de donner.

Malheureusement, la DameDieu n’a jamais entendu. Du moins jusqu’à ce jour. Dans l’esprit d’Anaëlle, les vœux à Neera ne sont guère efficaces. Mais un vœu d’anniversaire !? Peut-être que ça fonctionne, après tout !

- J’ai un vœu oui. Ça compte si c’est pas un vœu pour moi ?

Tout ce qu’elle a toujours demandé pour elle, elle ne l’a jamais obtenu. Alors, après avoir inspiré aussi fort qu’elle le veut, elle souffle sur les bougies, les yeux fermés, avec un vœu pour Efren. Peut-être que si c’est pour lui, cela fonctionnera. Jamais, de toute sa vie, quelqu’un n’a été aussi gentil avec elle que ce garçon qui ne la connait pas. Il a gardé sa main dans la sienne longtemps. Il a été doux. Alors dans l’esprit simple et logique d’Anaëlle, faire un vœu pour lui, c’est un peu, un tout petit peu, lui rendre ce qu’il a fait pour elle. En silence, les yeux fermés, elle souhaite tout simplement qu’Efren retrouve la vue. Et qu’il soit heureux. En rouvrant les yeux, toutes les bougies laissent échapper de petites fumerolles grises, signe que tout a été correctement éteint. Anaëlle a un petit sourire content alors que tout le monde applaudit. Une joie vive teinte ses joues de rose.

- Merci…pour tout ça…

La jeune fille ouvrit la bouche pour accueillir cette première bouchée de gâteau et ferma les yeux, de ravissement. Les pâtisseries, c’est quelque chose de rare dans la vie de la petite servante.

- C’est…c’est la meilleure chose que j’ai jamais mangé…

Anaëlle ne sait pas que Louise est là, la chatelaine reste hors de sa vue et ne dit rien. Et tant mieux. Cependant…

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…j’avance vers le lit de la petite servante, révélant enfin ma présence après avoir savouré un morceau de ce fabuleux gâteau. Aaron est un homme plein de surprises qui cumule les qualités. Ainsi donc c’est lui qui s’est chargé de la confection de ce met si plein de finesse…J’ai un sourire pour mon conseiller avant d’apparaître devant les yeux de la servante. Qui pâlit aussitôt et tourne la tête, en panique, craignant sans doute que je ne la réprimande.

Pour me mettre à sa hauteur, je m’assois au sol, disposant la jupe de velours tout autour de moi avec grâce, avant de prendre sa main. Une main que je sens trembler sous la mienne. Elle est littéralement terrifiée. Je sais que tous les regards sont posés sur nous, je parle donc tout bas, de manière à n’être entendue que par elle et les personnes à proximité directe, tout en caressant le dos de sa main, patiemment.

- Je sais tout. Il a tout avoué, et j’ai lu ses aveux ce matin. Anaëlle…Je te présente mes excuses, bien ridicules en regard de tout ce que tu as vécu ici, sous mon toit. Sache juste que je ne te fais aucun reproche et que je ne t’en ferai jamais.

Je caresse ses cheveux, tendrement, replaçant en douceur une boucle de cheveux roux derrière son oreille, avant d’ajouter :

- Il payera pour tout ce qu’il t’a fait, tu n’as plus rien à craindre. Je n’ai pas de cadeau à t’offrir, mais j’ai une proposition pour toi…

Un sourire s’affiche sur mon visage tandis que je vois les grands yeux chercher les miens :

- J’aimerais te garder auprès de moi, que tu deviennes ma camériste, ma dame de confiance. Tu n’es pas obligée de répondre tout de suite, je comprendrais que tu veuilles fuir cet endroit. Cela étant c’est une vraie proposition, réfléchis-y. Quand tu iras mieux, tu viendras me voir et tu me donneras ta réponse. Repose toi maintenant.

Je me lève alors et fais deux pas en arrière afin de la laisser en paix. J’ai un regard pour Aaron, un regard et un sourire un peu résignés. Il est difficile de rester loin de lui. Pourtant, je n’ai pas vraiment le choix. Alors je regarde ailleurs, pour ne pas attirer l’attention sur nous. Je suis une piètre comédienne. Autant ne pas éveiller les soupçons par un défaut de prévoyance et une faiblesse.

Aaron avait noté le regard d'Anaëlle pour son fils et ne put s'empêcher de se demander quel était le vœu de la jeune fille. Car il était évident qu'Efren était au centre de ses pensées en soufflant ses bougies. Avait-elle le béguin et souhaitait que ce soit réciproque ? Pensait-elle à ses yeux et avait-elle envie qu'il puisse les utiliser de nouveau ? Le trouvait-elle gentil et voulait-elle s'en faire un ami ? Tout était possible et une petite part de lui espérait qu'il aurait le fin mot un jour.

Si le quarantenaire se tenait trop loin pour entendre ce que Louise dit à le jeune servante, ce n'était pas le cas d'Efren. S'il avait cédé sa place à Maximilien, il ne s'était pas trop éloigné pour autant. Il n'avait même pas osé en profiter s'étirer pour ne pas risquer de cogner quelqu'un par inadvertance. L'offre de la Dame de Fernel était généreuse mais ce n'était pas lui qui pousserait Anaëlle à accepter si elle ne se le sentait pas. En tout cas, il se nota dans un coin de sa tête d'en discuter avec elle mais plus tard.

Le mercenaire resta aussi neutre que possible lorsque la belle se releva et croisa son regard. Il fit comme si de rien n'était, reportant ses yeux bleus sur le frêle silhouette allongée. Il ne régnait pas dans la chambre une bien grande agitation pour un tel évènement mais tous étaient ici par générosité et par soutien envers la servante. Cependant, cette dernière était faible et mieux valait ne pas trop la solliciter.

-Nous devrions la laisser se reposer maintenant. Merci à tous d'être venus célébrer son premier anniversaire. Nous nous donnons rendez-vous l'année prochaine ? Demanda-t-il sans réellement espérer de réponse, sa suggestion visant plutôt à donner de l'espoir à Anaëlle. Puis il s'approcha de son fils et posa une main sur son épaule afin de lui souffler quelques mots. Belle initiative. Elle doit s'accrocher encore jusqu'à ce soir, le temps que le prêtre arrive.
-Tu as peur que je me relâche ? Répondit Efren, faussement choqué par la requête de son père.

Aaron s'éloigna amusé. Déjà, Edwinn avait rassemblé la vaisselle sale et la ramenait en cuisine, suivi de Maiethé puis du Capitaine. Ce qu'il restait du gâteau avait été recouvert par un linge pour le protéger des mouches mais resterait à disposition si la jeune fille en revoulait. Le Conseiller s'approcha de Louise et reprit une voix normale.

-Et si nous allions discuter de la raison pour laquelle vous étiez venu me voir, ailleurs ? Lui proposa-t-il, l'invitant d'un geste poli à prendre les devants.

Anaëlle n’a rien dit, rien répondu, j’ai cependant observé quelque chose sur son visage, quelque chose oscillant entre la gratitude, la crainte et la curiosité. J’ai eu un sourire. Probablement ignore-t-elle tout du métier de camériste, peut-être même devrai-je lui enseigner les choses essentielles à savoir, mais cela n’est rien. Si elle accepte, je me ferai un plaisir d’aider cette jeune fille. Un plaisir et un devoir.

L’heure est déjà à la séparation. J’observe tout le monde se mettre en mouvement et attends qu’Aaron s’éloigne d’Efren, pour lui sourire tranquillement et répondre à sa question, d’un ton on ne peut plus neutre.

- Je dois vous parler de choses urgentes concernant Fernel. Vos appartements sont tout indiqués.

Je salue d’un geste poli toutes les personnes qui sortent de la pièce avant d’adresser un dernier regard pour Anaëlle, pour Efren et sors, précédant Aaron, tout en attrapant la flûte que j’avais déposée sur un meuble. Il ne faut pas attirer l’attention aussi reste-je un moment sur le palier, attendant que tout le monde soit hors de vue, pour entrer dans la chambre d’Aaron, la flûte contre moi. C’est la première fois que je viens ici et que je suis seule en sa compagnie, dans sa chambre. J’aurais pu être embarrassée mais après ce qu’il avait fait pour moi la veille, rien ne paraît plus vraiment troublant. De plus, je suis dans un tel état de colère contenue que tout ceci passe au second plan. J’attends qu’il ferme la porte pour commencer à parler, d’une voix douce et paisible, pour dire :

- Tu as été merveilleux pour elle. Tu es un homme bien, Aaron.

Je me tourne vers lui et approche, d’un pas tranquille, pour lui rendre la flûte en main propre.

- Tu as laissé ceci dans ma chambre.

D’ordinaire j’aurais hésité, il aurait vu mon hésitation et m’aurait prise dans ses bras pour un moment de tendresse qui m’aurait fait tout oublier. Sauf qu’aujourd’hui, je ne veux pas oublier. J’en ai besoin pour lui dire ce que j’ai appris et surtout ce que j’ai fait. J’ai besoin d’entretenir ma colère pour ce qui va suivre, j’ai besoin de me rappeler. Alors je m’éloigne un peu préférant me rendre à la fenêtre.

- Geoffroy a écrit des aveux. Des aveux que j’ai lus ce matin, dans la chambre de mon père. Aaron, ce n’est pas un homme qui croupit dans mes geôles. C’est un monstre sans cœur et sans aucune considération de la vie humaine.

J’inspire profondément et murmure :

- Il n’y a aucun incident initié par les seigneuries limitrophes. Il n’y a pas de conflit. Je sais maintenant pourquoi il n’y avait jamais de parti suffisamment brillant sur sa liste. Aaron…C’est lui. Il a manigancé pendant des années dans l’ombre, il a tué ma mère, organisé le chaos sur Fernel afin de nous affaiblir et apparaître en sauveur.

Un autre soupir de contrition s’exhale de ma poitrine avant que je ne reporte mon attention sur mon conseiller. L’homme que j’aime. Et qui a failli mourir par ma faute.

- Il voulait faire de moi sa troisième épouse et devenir le Seigneur de Fernel.

Aaron accueillit les compliments de Louise sans un mot mais avec un discret sourire. Il faisait de son mieux, comme toujours. Si cela avait pu donner un peu de baume au cœur à la jeune fille pour lui donner le courage de s'accrocher, alors tant mieux. Puis la belle s'avança afin de lui rendre sa flûte et il posa la main sur l'emplacement de sa veste où elle était censé se trouver, réalisant seulement qu'elle n'y était plus.

-Tu aurais pu la garder. Dit-il en la récupérant. Pour la prochaine fois où je serai venu t'en jouer.

Parce qu'il ne comptait pas que ce soit leur unique soirée agréable. Il en voulait d'autres. Pour elle mais aussi pour eux. Mais à la réaction distante de la Dame de Fernel, le quarantenaire fronça brièvement les sourcils, comprenant que quelque chose n'allait pas. Apparemment, elle n'était pas seulement venue lui rendre son bien. Elle voulait réellement lui parler de la seigneurie. Alors il l'écouta et son expression se fit de plus en plus sombre. Que Geoffroy fut un monstre, il n'avait pas besoin de lire ses aveux pour le savoir. Il en avait eu la preuve sous les yeux et elle se trouvait dans la pièce d'à côté. En revanche, pour le reste...

Ainsi dont, Aaron avait eu raison de se demander pourquoi aucun des prétendants ne semblait être le mari idéal pour Fernel à ses yeux. Cependant, il n'avait pas imaginé cela... Et si le visage du dernier Conseiller de Louise reflétait une telle colère, ce n'était pas seulement parce que ce salaud projetait de l'épouser... Mais parce qu'il savait ce qui aurait attendu la jeune femme à ses côtés... La femme qui avait réveillé son cœur après douze années de veuvage. Si Geoffroy avait eu deux épouses, il préférait ne pas imaginer ce qui avait pu advenir d'elles en ayant entendu sa façon de penser à leur sujet. Et la simple pensée qu'elle aurait pu subir le même sort...

-Mais alors, qui perpétue ces attaques ? Demanda-t-il tandis que son esprit tentait de s'orienter vers autre chose.

Il voyait mal les Seigneurs des environs faire front commun pour permettre à Geoffroy de prendre le pouvoir. Et, si c'était bien eux, qu'avaient-ils à y gagner ? Contre quelle récompense pourraient-ils faire tout cela s'ils ne convoitaient pas la main de Louise ? Une partie de l'énigme était résolue mais d'autres questions survenaient nécessairement pour Aaron qui n'avait pas lu ces fameux aveux.

- Il n’y a pas d’attaques, il n’y en a jamais eu non plus.

Je passe ma main sur mon visage, comme si dire tout ceci à haute et intelligible voix ne faisait que confirmer mes erreurs et mon manque de clairvoyance, une fois de plus.

- Il gérait tout. Depuis des années, son projet était de faire de moi sa femme. De me « guider » comme il appelle ça. Il a mis en place toute une histoire, tout un stratagème pour y parvenir. Il a acheté la loyauté de certains paysans afin qu’ils viennent ici jouer une comédie de larmes et de sang, pour m’émouvoir. Pour émouvoir ma mère. Comme les soldats sont peu nombreux et que nous étions en état de conflit supposé avec nos voisins, personne ne quittait le château ou ne se rendait sur le terrain pour vérifier…sauf lui. Et pourquoi aurais-je mis sa parole en doute, puisque j’avais confiance en lui ?

Je pose sans y penser la main sur ma gorge, en recherche de mon collier. Et me ravise, en pinçant les lèvres.

- Il a usurpé l’identité de mes voisins en interceptant des lettres. Il découpait la cire des cachets avec un crin de cheval chauffé, rédigeait des courriers à sa sauce et les cachetait avec les sceaux des seigneuries voisines. J’ai répondu à de faux courriers et par là même failli déclencher une guerre dans ce coin du royaume…

Je sens mes joues devenir toutes froides, tellement je sais que nous avons échappé de peu au pire.

- Si le Duc avait accepté de me fournir une aide armée contre mes voisins innocents, ceux-ci n’auraient pas manqué de répliquer et je serais alors passée pour une folle. J’aurais perdu toute crédibilité aux yeux de la noblesse péninsulaire, il serait alors apparu en sauveur, et le Duc lui aurait sans aucun doute accordé ma main…Ou peut-être même que j’aurais été jugée et condamnée à mort pour cela, il aurait alors peut-être pu récupérer les terres à son compte par un stratagème quelconque, qui sait…

Le regard posé sur Aaron, j’ajoute encore :

- Il projetait de vous tuer, Efren et toi. Parce qu’il avait compris pour nous. Il a tout compris avant même que je ne sache ce que je ressens pour toi. S’il vous était arrivé malheur par ma faute…je ne me le serais jamais pardonné. Quant à Anaëlle…

Je préfère regarder ailleurs, les lèvres pincées de dégoût.

- Il l’a achetée à un fermier de mon domaine. J’interdis l’achat, la possession, et la vente de personne. Pourtant, il l’a achetée. Elle n’a pas de parents. Il avait besoin d’une personne un peu naïve pour apporter des tisanes à ma mère. Des tisanes empoisonnées…Pour espionner. Il détaille longuement…tout. Aaron, cette petite…Il l’a violée et battue presque quotidiennement, il l’a affamée sous mon toit et l’a manipulée pendant des mois de façon à la convaincre que sa vie ne dépendait que de lui. Et il projetait sans doute de me faire la même chose…

Les premiers mots de Louise laissèrent Aaron perplexe si bien qu'il recula légèrement la tête dans une expression interdite et confuse. Pas d'attaque ? Mais comment était-ce possible ? Puis elle expliqua le stratagème de Geoffroy avant même qu'il ne lui pose la question. Il était allé jusque là pour faire croire à des attaques et à une mise en péril de Fernel alors que tout allait très bien en réalité. Et si les deux tourtereaux étaient allés en pleine campagne tous les deux au lieu de la cascade où la jeune femme l'avait emmené, alors ils s'en seraient probablement rendu compte. Mais une toute autre affaire les avait préoccupé de jour-là...
Cette histoire en était venu au meurtre et aurait pu aller bien au-delà encore, engendrant une guerre ou même la condamnation de Louise. La perfidie et la cupidité des Hommes n'avaient-elles pas de limite pour aller jusqu'à détruire des vies au sens propre comme au figuré ? C'était une chose qu'il avait toujours connu mais qu'il avait jamais compris, comme si son esprit était hermétique à ce mode de penser.

En revanche, apprendre que Geoffroy projetait de les tuer, son fils et lui, ne sembla pas le surprendre. Il l'avait compris depuis le début. Même sans savoir les sentiments que Louise nourrissait à son égard, le simple fait que les Kolhe veuillent agir pour faire cesser ces attaques en envoyant des troupes sur les terres suffisait à motiver un tel dessein. Avec les patrouilles, il aurait vite semblé évident qu'il n'y avait jamais eu une seule attaque. Et alors les projets de l'ancien militaire auraient été révélés.
Quant à la pauvre servante, c'était une chose de deviner de qu'elle avait pu vivre. C'en était une autre de l'entendre. La Dame de Fernel ne lui apprenait rien mais ce qu'elle lui raconta demeurait difficile, autant pour elle que pour lui. Il avait déjà vu une femme demeurer silencieuse face à la menace que représentait un homme et alors même que le plus grand danger pour elle était de se taire... Parce que celui-là même qui la terrifiait finirait par la tuer tôt ou tard. Il se souvenait d'Astrid... Et de l'erreur qui avait été commise et qui aurait pu lui coûter la vie à elle qui avait accepté d'héberger celui qui était devenu la plus grande menace pour sa dignité et sa vie.

-Et il projetait sans doute de me faire la même chose…
-Arrête. La supplia-t-il.

Les yeux fermés, les paupières plissées, une main tendue devant lui... Il en avait suffisamment entendu et n'avait pas besoin qu'elle évoque à voix haute ce qui aurait pu lui arriver car il en avait pleinement conscience. Et s'il avait su, il aurait eu bien plus peur pour elle que pour lui en définitive. Il supportait difficilement l'idée que Geoffroy aurait pu poser la main sur elle. Il en était d'avance écœuré, en colère, meurtri et désespéré. Pour une fois, c'était lui qui avait envie de la prendre dans ses bras et qui s'en empêcha.
Après plusieurs secondes, il rouvrit enfin les yeux. Tout cela, c'était terminé. Le monstre était en cage et ne ferait plus de mal à quiconque désormais. Seulement il restait bon nombre de questions à régler.

-Et maintenant ? Que comptes-tu faire ?

Je me tais. Ce que je viens de dire le bouleverse autant que moi si ce n’est plus. Alors je ne dis plus rien, je le rejoins, alors qu’il a les yeux encore fermés et noue mes bras autour de sa taille pour lui apporter une certaine consolation et ma présence.

- Je suis là…Il fallait que tu saches…Pour que tu comprennes pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait ce matin.

Une fois de plus, je soupire, le laissant revenir à lui avant de m’écarter un peu tout en restant assez près pour être à portée de ses bras s’il en ressent à nouveau le besoin.

- Mon père m’a donné les aveux. J’ai tout lu. Deux fois. La première fois pour savoir. La seconde pour être certaine que je n’ai pas rêvé ni halluciné. L’entendre était déjà difficile. Le lire, à tête reposée, ça m’a littéralement démolie. Pendant toutes ces années, il a tissé sa toile tout autour de nous, sans que personne ne puisse s’apercevoir de quoi que ce soit. Je me suis sentie petite, minable, une fois de plus mais…

Je le regarde, esquisse un sourire timide.

- …mais c’est là que j’ai vu une page avec mes armoiries. Elles disent « Jamais ne renonce ». Alors j’ai ôté mes habits de deuil, j’ai enfilé la plus jolie robe que je possède, j’ai enlevé tout ce qui fait de moi la châtelaine et je n’ai gardé que mon collier.

Un collier qui brille par son absence, d’ailleurs, ce qu’il n’aura sans doute pas manqué de remarquer.

- C’était une pièce d’orfèvrerie remarquable. Un rubis orné de diamants. Il l’avait offert à ma mère, elle me l’a donné en retour. Et je l’ai porté pendant des années, parce que je trouvais ce bijou tellement joli…J’ignorais toute la signification qu’il avait pour lui.

Je baisse la tête et prends sa main sans nouer mes doigts aux siens.

- J’étais horriblement en colère. Je voulais qu’il meure. Je voulais tellement le voir souffrir. Alors je suis descendue dans les geôles, j’ai fait semblant de lui donner ce qu’il voulait, puis quand il a voulu m’embrasser, je lui ai rendu son collier. Je le lui ai fourré dans la bouche, et j’ai…je lui ai donné un coup de genoux…Là où ça fait mal…Hem. Puis je suis sortie pour aller déjeuner avec mon père.

Le souvenir de ce que j’ai ressenti sous mes doigts et le bruit de ses dents heurtant la pierre me fait frémir à nouveau. Sous le coup de la colère, j’ai été capable du pire, à mon sens. Il méritait tellement cela. Et même pire. L’attaquer m’a fait un bien fou. Mais si je sais que…

- Tu n’approuves peut-être pas mais ça m’a fait un bien fou. Aaron…Il faut qu’il paye. Mais j’ignore comment. Jamais une situation pareille ne s’est produite ici. Jamais. J’ai un meurtrier dans mes geôles, des aveux signés, des témoins, il doit mourir, je ne peux décemment le laisser en liberté, d’autant plus qu’il sait…Il sait tout à propos de mon père, de ce qu’il fait, de ce qu’il est en réalité, et il sait aussi que je suis sa fille…S’il parle…C’est fini. Aaron…Que dois-je faire ?

Sentant le corps de Louise contre le sien et ses bras autour de lui, Aaron posa ses mains dans le bas de son dos puis remonta, la serrant un peu plus fort au fur et à mesure de sa progression. Sa dextre perdue sous sa chevelure, il maintint sa nuque pour la garder près de lui, son second bras l'enveloppant tel un cocon protecteur. Cela ne dura pas que quelques instants mais lui fit du bien malgré tout. Lorsqu'elle se détacha de lui, son air était toujours grave mais plus serein.

Le Conseiller eut un froncement de sourcil à l'évocation de ce fameux collier qui ne se trouvait visiblement plus autour de son cou. Il écouta son explication et observa leurs doigts se mêler comme ils l'avaient fait la veille alors qu'elle n'osait même plus le regarder. Les désirs qui l'avaient assaillie étaient assez naturels mais il fut soulagé d'apprendre qu'elle ne s'était pas laissée emporter par son envie de le tuer. Il eut d'ailleurs une réaction sans doute très différente de ce à quoi elle s'attendait lorsqu'elle lui avoua son geste. Car il rit. D'un rire léger et amusé. Il pensait qu'elle avait fait bien pire que ça.

-De toutes les personnes qui s'en sont prises à Efren ou à moi, j'aurais aimé pouvoir leur mettre mon poing dans la figure juste une fois pour leur exprimer ma façon de penser. Crois-moi, j'imagine parfaitement ce que tu as pu ressentir en le frappant. Et étant donné ce qu'il a fait, il méritait au moins ça.

Du revers ses doigts, il caressa l'arrête de sa mâchoire, la couvant d'un regard tendre. Il dut néanmoins mettre un terme à cet instant si doux car une question demeurait toujours en suspend : L'avenir de Geoffroy. La réaction de Louise n'était pas très protocolaire mais, surtout, elle ne rendait en rien justice à ses victimes. C'était toujours un sujet épineux, même dans les régions plus habituées à devoir juger les criminels. Il sentit la jeune femme se suspendre à ses lèvres tandis qu'elle attendait son avis. Ce n'était pas sur ce genre de sujets qu'il pensait devoir la conseiller en lui offrant de l'aider. Mais il était un peu tard pour renoncer.

-S'il a signé ses aveux, alors il n'aura même pas besoin d'ouvrir la bouche quand tu rendras ton verdict. Il a agi contre la famille qu'il a fait le serment de servir, allant jusqu'à assassiner l'une de ses membres, pour son profit personnel. C'est de la haute trahison. Si on fait jurisprudence, j'ai bien peur qu'il n'y ait qu'une seule issue possible pour lui... Aaron ne se fit pas plus explicite. Louise avait probablement compris où il voulait en venir. C'était bien la première fois qu'il suggérait de condamner quelqu'un à mort... Et il espérait que ce serait la dernière. La sentence doit être à la hauteur du crime. Si elle est trop douce, on te considérera comme faible. Si elle est trop sévère, on te pensera trop émotive. Et il faut aussi que tu parviennes à y assister sans détourner le regard.

Il était presque désolé de devoir lui dire cela mais il ne pouvait en être autrement. Elle devait regarder Geoffroy mourir et assumer devant tous la décision qui serait la sienne. Elle devait être digne de son rang afin que personne ne puisse remettre sa place en question. Ce serait un moment pénible à passer. Un de plus... Un dernier, avant que tout ne soit définitivement terminé.

Il rit. Il rit ! Je relève la tête pour l’observer, sans réellement comprendre ce qui l’amuse. A mes yeux, j’ai été parfaitement odieuse et je suis totalement sortie de cette réserve que j’essaye de conserver en toutes circonstances. Une réserve qui n’a pas pu contenir toute ma rage et toute ma colère. Je lui ai servi tout ce qu’il a toujours voulu sur un plateau de velours brodé d’or et il a cédé, il a plié, j’en ai profité pour lui faire mal. Cela ne m’aurait sans doute pas tant dérangée si je n’y avais trouvé un certain plaisir. Un plaisir coupable de pouvoir assouvir immédiatement une pulsion étrange que je ne parviens pas à définir avec des mots précis.

- Au moins ça, oui…Je n’aurais pas été capable de faire plus, de toute façon. Rien que de frapper quelqu’un…c’est déjà énormissime, pour moi.

J’ai grandi avec cet homme à mes côtés. Aussi abject et immonde qu’il soit, il a toujours été là. C’est ce qui rend la chose si horrible. Pendant toutes ces années, un pervers affreux se tenait près de moi, me prenait sur ses genoux pour me raconter des histoires, venait parfois dans ma chambre quand j’étais malade, pour s’enquérir de mon état. Jusqu’à il y a peu, Geoffroy faisait office de référent masculin, tout comme Eudes, jusqu’à ce que je découvre que pour l’un, le viol était devenu une routine, et que pour l’autre, les jeunes filles sont des mets de choix qu’on peut modeler à volonté. Et de préférence en les dominant de la façon la plus abjecte qui soit. Il y a de quoi devenir folle.

Cela étant, c’est cet homme qui sait tout de moi que je vais devoir faire exécuter. Par respect pour ma mère. Pour toutes ces femmes qu’il a maltraitées. Par respect pour moi également, ainsi que pour tous les êtres qui me sont chers et qu’il a été si près de m’enlever. Or, vouloir la mort de quelqu’un est une chose, discuter des détails en est une autre.

- Je n’ai pas souvenir qu’une telle chose ne se soit jamais passée ici à Fernel. Cela étant, je sais très bien comment les exécutions sont perçues. Et…même si cet homme est ignoble et coupable de toutes les horreurs qui se sont passées ici…Je n’ai pas l’intention d’en faire un divertissement populaire. La mort est une chose sérieuse et triste. Même quand il s’agit d’un assassin et d’un violeur.

Je garde les doigts d’Aaron entre les miens en ajoutant :

- Il va de toute façon payer bien avant de mourir. Quant à cette façon de mourir…Je n’ai pas envie de lui faire l’honneur d’une lame qui tranchera sa tête d’un seul coup. Je veux qu’il comprenne qu’il va mourir. Et qu’il va souffrir. Cet homme est mort depuis l’instant où j’ai terminé la lecture de ses aveux. Le reste, ce n’est jamais qu’accessoire.

Je prends l’autre main et la serre dans la mienne.

- Ce n’est guère charitable, ce n’est guère vertueux de parler ainsi, je le sais. Mais je ne peux pas laisser cet homme s’en aller rapidement. Donc non, la décapitation par l’épée est totalement exclue. Je ne peux pas non plus le pendre, c’est le châtiment réservé aux voleurs. Qui plus est, Geoffroy est noble….

Je soupire et murmure, d’une toute petite voix :

- L’obliger à boire le poison qu’il a servi à ma mère, à haute dose, en présence de tous les seigneurs voisins et de quelques dignitaires qui en feront part au Duc…cela me semble une fin adaptée à ses crimes….

Aaron plissa les yeux pour observer Louise en coin.

-Enormissime... Tu inventes des mots, toi aussi ? Lança-t-il avec humour, faisant clairement référence à la discussion qu'il avait eu avec Elazar et durant laquelle il avait employé deux mots qui n'existaient pas.

La conversation reprit ensuite son cours, reprenant des sujets bien moins plaisants et pourtant... nécessaires. Il faudrait tôt ou tard parler de tout ceci. Du châtiment de Geoffroy et de la façon dont il allait mourir. Le quarantenaire sembla acquiescer au sujet de la décapitation. Un militaire tel que lui mourant par une lame quelconque, voilà qui serait lui faire honneur plus que le punir. La jeune femme évoqua la corde sans s'y attarder. Aaron remarqua qu'elle ne songea pas au bûcher mais il ne dit rien. C'était une sanction très cruelle et que l'on réservait aux mages et aux hérétiques. Cependant, si elle avait malgré tout pensé à la punition des voleurs, il nota qu'elle n'avait guère songé à celle-ci. Chose qu'il ne s'expliquait pas pour le moment mais qu'il apprécia.
Et puis, elle eut une autre suggestion, à voix basse. Il l'entendit malgré tout et y réagit.

-Mourir par là où l'on a pêché... Cela me semble très bien. Acquiesça-t-il paisiblement.

C'était sobre mais à la hauteur de son crime. Il avait empoisonné sa maîtresse, il mourrait de la même manière. A ses yeux cela semblait parfaitement approprié. Et Louise parviendrait sans doute à assister à cette mise à mort mieux qu'à n'importe quelle autre.
Ils avaient donc la sentence et le moyen employé... Aaron observa la jeune femme, conscient que tout cela demeurait encore douloureux pour elle, plus encore que pour lui après avoir entendu ce à quoi elle venait d'échapper et ce qu'Anaëlle avait enduré. Libérant ses mains, il s'approcha pour la prendre dans ses bras, l'enveloppant avec un force mesurée. Puis ses lèvres près de son oreille lui soufflèrent quelques mots.

-Tout a commencé avec lui. Et tout finira avec lui.

Oui. Tout. Depuis le viol de sa mère jusqu'aux projets qu'ils venaient de mettre au jour. Il était responsable de tout. Un autre Conseiller aurait sans doute convaincu Eudes d'agir autrement avec sa femme, soit en convainquant Elisabeth d'accomplir son devoir d'épouse, soit en essayant d'établir un climat un peu plus chaleureux qui aurait permis à chacun de vivre ce mariage autrement. L'ancien Seigneur de Fernel avait été trop influençable sans doute pour prêter l'oreille à un être sans moral lorsqu'il s'agissait des femmes.
Aaron déposa un baiser sur les cheveux de Louise, la conservant contre lui. Tout cela serait bientôt fini... Du moins le pensait-il.