[Back in time] L'avenir nous appartient [Elazar]

- Je sais…par contre c’est la première fois que tu t’absentes aussi longtemps après un moment aussi précieux que celui que nous avons vécu…Du coup j’ai pensé que peut-être tu reg…

Elle n’a pas vraiment le temps de poursuivre. Il la prend dans ses bras et l’enlace pour lui donner un baiser, un baiser qu’elle n’espérait plus. Elisabeth ne se soucie pas vraiment des gens qui pourraient la voir, qui pourraient les voir. Elle accueille ce mouvement d’amour avec joie et le lui rend avec ferveur, jusqu’à ce qu’elle ressente la douleur qu’il éprouve à la prendre dans ses bras.

Il a mal.

On lui a fait du mal.

Les lèvres serrées, elle laisse sa main dans la sienne et le laisse l’entraîner dans un coin tout à fait isolé et jamais fréquenté, tout en songeant à ce qui avait pu se produire au château de Redinem pour que son amour soit à ce point en souffrance.

Elle a un début de réponse, tandis que les paroles d’Elazar lui parviennent, tout autant porteuses de joie que de malheur.

Il a demandé sa main à son père. Il a demandé sa main et elle la lui a été refusée. Parce qu’il n’est pas d’ascendance pure. Son père, non content d’avoir fauté, fait porter à son enfant la faute qui est la sienne en lui interdisant tout espoir de vie heureuse. Et ce faisant, il la lui interdit également.
Elisabeth baisse la tête, pour regarder ses petits pieds, la gorge nouée.

L’idée même d’appartenir à un autre lui est totalement insupportable. Elle ne pourra jamais… Alors, sans rien dire, les yeux brillant de larmes contenues, d’un désespoir infini, elle prend la main droite d’Elazar et la serre dans les siennes, avec douceur, avant de la porter à sa joue, dans une caresse d’une tendresse pure et d’y déposer ensuite un baiser.

- Je ne peux pas, Elazar…

Elle garde la main dans la sienne, refusant de le regarder, de crainte qu’il ne tente de la raisonner.

- Je ne peux pas appartenir à un autre que toi…Je ne veux pas épouser un homme qui m’emmènera loin de toi pour toujours.

Toujours sans le regarder, elle vient se blottir contre lui, la tête posée sur son torse, nouant délicatement ses bras autour de la taille de celui qu’elle aime comme s’ils allaient être séparés la minute d’après.

- Il doit y avoir une solution, n’importe laquelle. Peu importe laquelle. L’homme que j’aime, c’est toi…

Elle le presserait bien contre elle mais se retient, grondant contre lui, les yeux grands ouverts sur les lys qui ornent les jardins.

- Je t’ai vu. Tu l’as frappé. Deux fois. Avec ta main. Avec ton pied. Est-ce à cause de cela, Amour, que tu as souffert ? Est-ce qu’on t’a fait du mal alors que ce n’est en rien ta faute ? Père m’a raconté pour ton frère…Il a épousé une dame plus riche que moi. Sans avertir qui que ce soit, en secret. Le scandale est immense. Père ne cesse d’en parler, moi je m’en fiche…

Elle lève le regard vers lui et murmure, tout en passant une main délicate et douce sur sa joue :

- Je ne veux pas qu’on te fasse du mal. Dis moi ce qu’ils t’ont fait…

Elle ne dit rien tout le temps qu’il s’affaire à préparer ce qui ressemble à un repas improvisé loin de tout et de tout le monde. Elisabeth voit les mouvements raides, les entraves qui empêchent ses membres de remplir leur office souplement, elle devine toute la douleur dans ce geste simple qu’il a en tendant sa main vers elle. Elle ne dit rien. Mais elle fulmine. Prenant place sur le tissu, elle le regarde la rejoindre tout en observant attentivement son attitude et retient un soupir.

On s’en est pris à lui.

On a porté la main sur lui.

Avec d’infinies précautions, elle se blottit dans ses bras, prenant garde de ne pas lui imposer de souffrance supplémentaire. La tête posée sur son cœur, elle l’écoute battre tout autant qu’elle l’écoute lui.

- Personne ne mérite d’être traité comme ça, Elazar. Personne. Arrête de te déprécier de la sorte. Ceux qui t’ont fait cela ne mérite même pas qu’on les appelle des hommes. C’est immonde, de frapper quelqu’un jusqu’à ce qu’il soit en souffrance pour longtemps. Et ça ne me fait pas rire. Ton frère est un mauvais homme, un homme vain. Qu’il soit enlaidi ne fera qu’ajuster son apparence à sa personnalité : il est laid.

Elisabeth cherche les doigts d’Elazar et les trouve, pour les nouer aux siens, en silence. Visiblement, Elazar a retourné la situation dans tous les sens, sans parvenir à trouver une solution. La jeune femme sait que leur avenir est incertain. Dépendant de tout et de tout le monde sauf eux.

- La vie que NOUS méritons. Tu as le droit d’être heureux, Elazar. En dépit de ce que ce monde s’acharne à te faire croire. A nous faire croire.

Elle est prête à se battre pour avoir ce qu’elle veut. Elle est prête à tout.

- Et si nous quittions cette vie, Amour, pour construire la nôtre loin de tout ? Là où personne ne nous connaît ? Là où on pourrait être libre ?

Elisabeth se redresse sur un coude et le regarde, sans ciller. Elle est tout à fait sérieuse, il pourra le voir à son regard franc et direct posé sur le sien.

- Nous pourrions prendre d’autres identités, nous marier, fonder notre famille, loin de tout ceci…, dit-elle en passant une main sur ses côtes douloureuses,…loin de la douleur….

- J’imagine que cela signifie quelque chose de tout à fait déplaisant.

Elle ne peut que deviner, toutes ces choses faisant partie d’un monde abstrait. Elisabeth ne connait que Paville. Ce qu’elle connaît du monde extérieur, elle ne le doit qu’à ses lectures ou aux réceptions données au château. Ce qu’il se passe à Redinem ne doit pas être des plus engageant pour que son aimé en revienne bardé de contusions diverses, partout.

- C’est…frustrant.

Elle reste appuyée sur un coude et regarde ailleurs, les sourcils froncés.

- Ces lois et ces traditions, bien que nécessaires, sont totalement inutiles sur ce point précis ! Est-il donc préférable d’unir deux personnes qui ne s’aiment pas pour des intérêts politiques plutôt que de chercher à contenter les cœurs ? Je hais ces lois imbéciles.

Elisabeth baisse la tête. Elle sait que si Elazar ne trouve pas une solution, elle devra se soumettre et épouser un seigneur afin de satisfaire à ces mêmes traditions idiotes. Etant une femme, elle n’a pas la voix au chapitre, malheureusement. Et elle ne préfère pas y penser.

- Je n’aime pas quand tu parles de toi comme ça. Bâtard…Je trouve ce mot…insultant.

Elle a un regard tendre pour lui, avant de replacer une mèche de cheveux marrons sur le front d’Elazar, pensive.

- Tu me sous-estimes, Elazar. Que crois-tu que je préfère, à ton avis ? Une belle cage dorée dans laquelle je serai seule pour toujours ou une pauvre chaumière dans laquelle nous vivrons ensemble ? Je sais que je ne sais rien faire par moi-même, à part des choses totalement inutiles comme de la broderie ou de la tapisserie. Mais…Tout ça, la vie ailleurs…cela peut s’apprendre, non ? Tu crois que je ne pourrais pas agir comme cela parce que j’ai toujours vécu dans un château, protégée de tout ?

La jeune femme est honnête. Sa main glisse sur le visage d’Elazar, un visage qu’elle caresse de son pouce, tout sourire.

- L’argent, ça se trouve. Une position, ça se gagne. Et le reste…ça s’apprend. Je t'aime pour ce que tu es, l'homme que tu es, pas pour le titre que tu pourrais avoir ou l'argent...

Elisabeth n’aime pas la chasse. Et pourtant c’est toujours un petit événement à Paville, ces gens juchés sur leurs chevaux, habillés de couleurs sombres, tandis que les chiens aboient dans une cacophonie qui réveillerait un mort. C’est d’ailleurs très précisément ce qui arrive à la jeune fille ce matin-là, émergeant d’un sommeil profond.

- Qu’est-ce que…

Elle avise Elazar, allongé et somnolent à ses côtés, sur les couvertures. La jeune fille a un sourire heureux mais ne le réveille pas. S’il dort malgré ce vacarme, c’est qu’il a réellement besoin de se reposer. Elle s’extirpe donc de son lit, posant un petit pied sur le tapis qui garnit le plancher, puis l’autre, étirant ses bras avant de se lever, ses longues boucles tombant sur ses reins, des boucles qui dissimulent son corps bien mieux que ne le fait la fine chemise de baptiste qu’elle porte ce matin-là.

Elle approche de la fenêtre et voit, là en bas, silhouettes minuscules, tous les nobles seigneurs invités par son père, les chevaux et les chiens, et…sa mère, elle-même en grande tenue à côté de son carrosse. Son père est en train de baiser sa main puis le voilà qui grimpe sur son cheval. Elisabeth se frotte le menton, l’esprit encore embrumé par ce sommeil duquel elle a été tirée. Que fait Mère en grande tenue…. ?

- Hooooo !

Elle se souvient. Elle se rend chez une de ses meilleures amies pour la journée. Un sourire s’affiche sur les jolies lèvres roses, tandis qu’elle croise ses bras sur sa poitrine, prise d’un frisson. Pourtant la soleil se lève, là bas, dardant la chambre des premiers rayons d’une lumière rosâtre qui découpe toute sa silhouette à travers la chemise. Elle va avoir toute la journée rien que pour elle ! Quel bonheur !

Toute occupée à observer, avec un sourire de contentement, tous les mouvements des personnes en bas dans la cour principale, Elisabeth n’a pas entendu Elazar s’approcher d’elle. Elle a un léger sursaut lorsqu’il vient au contact, un sursaut qui se dissipe assez rapidement lorsqu’elle sent ses baisers dans sa gorge, le léger mordillement de son oreille, les mains qui se perdent déjà, surprenantes traîtresses, dans son col et sur sa cuisse. Le désir de son aimé, elle le perçoit également et en écho, le sien se manifeste à son tour, parfaitement visible sous la chemise de fine baptiste.

- Je regarde le départ pour la chasse…Ma mère qui s’en va…Le carrosse qui brille au soleil…Mon père, là bas, sur son cheval…

Le savoir, là, dans son dos, tout occupé d’elle et rien que d’elle tandis qu’il cherche à la distraire par des questions dont il n’a certainement que faire des réponses, l’amuse énormément.  Cela l’amuse et cela l’excite également.

- Mon père a moins d’allure que toi sur un cheval, mon amour…

Et dire qu’il lui a envoyé son ascendance fautée dans les dents, quand il a demandé la main d’Elisabeth. Le père de la jeune fille, malgré toute la noblesse de son sang, a encore un peu de prestance, mais moins qu’Elazar. Alors qu’ils ont à peu de choses près le même âge. Et Elisabeth, évidemment, ne peut manquer de noter la différence.

La chemise de baptiste finit par disparaître, révélant le corps pur et tendre d’Elisabeth à la pleine clarté de l’aube. Elle n’essaye pas de se retourner. Pas un instant. Collée à lui, nue, la jeune femme lève son bras droit et vient poser sa main sur la nuque d’Elazar, pour l’inciter à continuer ses baisers sur sa gorge, les yeux mi-clos. La main de son aimé vient, quant à elle, se poser sur son intimité, sans brusquerie aucune, ce qui la fait soupirer d’aise. Ces gestes là lui ont manqué.

Tout le temps qu’a duré la convalescence d’Elazar, elle n’a pas osé revenir à la charge. Prévenante, elle s’est contentée de ce qu’il pouvait lui donner sans rien demander de plus. Le fait qu’il vienne de lui-même, après autant de jours de jeûne forcé, fait battre son cœur à un rythme effrayant. Ondulant légèrement contre lui, le message sera tout à fait clair et sans équivoque : elle le désire ardemment, cela ne fait absolument aucun doute.

La perspective d’être vue l’enhardit, chose qui semblait tout à fait inconcevable il y a de cela quelques ennéades. Elle ne cherche pas à se dérober, pire, il semble même qu’elle s’expose plus encore, approchant d’un pas vers la fenêtre et l’entraînant avec elle, le souffle court.

- Là en bas…Il n’y a que les gens qui ne veulent pas nous voir ensemble…mon amour…Il n’y a que les gens qui sont contre nous.

Un vague sourire canaille étire alors ses lèvres :

- C’est bien plus intéressant ici…tu ne crois pas ?

Le contact du verre encore nimbé de la fraîcheur d’une nuit douce la fait frissonner, mais pas autant que les gestes d’Elazar. Tout en gestes experts et précis, son précepteur la caresse, depuis sa longue chevelure, en passant doucement par ses épaules, tout son dos, prenant son temps pour enfin arriver à ses fesses. Elisabeth, elle, ferme les yeux avant de se souvenir des paroles de son aimé. Un aimé qui désire jouer. Qu’à cela ne tienne ! Rouvrant les yeux sur la cour, elle décrit, à voix basse, tout ce qu’elle voit…aussi bien qu’il est possible de le faire en étant à ce point sollicitée…

- Il y a les seigneurs de…des terres…voisines…Il y a mon père, il sourit, il fait des gestes avec ses bras…Il y a des bannières qui…qui flottent au vent….Les chiens….ils sont excités et jappent sous les…les jambes des chevaux…Un cheval….vient…vient de se….cabrer…Un seigneur hurle…. !!!!!!!!!!!!!!

Elle avait plus ou moins suivi les mouvements de son amant, mais ça…ça là…C’est terriblement délicieux et parfaitement indécent selon la jeune femme qu’elle est. Les mains collées à la fenêtre, elle a un mouvement de recul, un mouvement restreint par deux mains fermes qui la retiennent tandis qu’Elazar lui prodigue cette caresse inédite, une caresse qui lui coupe le souffle, de longues secondes. Un large sourire s’affiche sur son visage aux yeux clos, tandis qu’une nouvelle injonction lui parvient. Comment ose-t-il ? Elle se vengera…Il ne perd rien pour attendre…Elle se le promet en silence mais…pas tout de suite…Qu’il continue surtout, et que surtout il ne s’arrête pas…

- …je….il y a ….il y a la bannière…..de ton père……….

Les doigts se crispent sur la fenêtre. Elazar a compris qu’elle est à deux doigts de rendre les armes. Et c’est précisément ce moment qu’il choisit pour stopper ces délices, tandis qu’elle grogne de dépit. Une déception qui ne sera que de courte durée. Déjà les mains d’Elazar reprennent possession de sa chevelure, l’obligeant à se cambrer, bloquée par la fenêtre contre laquelle elle est acculée. La sensation est intense, elle aura un cri qu’elle ne pourra retenir, alors qu’il s’immisce en elle, les deux mains sur ses hanches. Un cri suivi de quelques mots :

- El…Tais-toi…

Elle le sent buter en elle de manière si profonde qu’elle en frémit déjà d’impatience. Lorsqu’il commencera la danse, Elisabeth se cambrera d’elle-même sans y penser, une main sur la fenêtre, l’autre posée sur celle de son amant, accrochée à sa hanche. C’est différent de cette première fois dans son lit, tout en tendresse et en baisers. Ici…les mouvements, les mots, les attitudes, les jeux sont plus…passionnés. Intenses. Les corps brûlent. Et demandent un apaisement immédiat. Impérieux.

- Tais-toi…et prends moi.

Impossible de ne pas manifester sa joie. Impossible de garder le silence alors que le plaisir est au rendez-vous, s’invite dans la danse, distille ses fragments dans chaque mouvement d’Elazar, jusqu’à atteindre la gorge de la jeune femme. Une gorge soumise elle aussi à rude épreuve, tant les cris y roulent profonds et graves, si bien que la main de son aimé vient, par prudence, se plaquer contre sa bouche afin de les étouffer.

Malheureusement…c’est tout l’inverse qui se produit. Illusoirement protégés par cette main qui l’empêche de s’exprimer comme elle le voudrait, les cris sont toujours parfaitement audibles, bien qu’étouffés. Ils redoublent même d’intensité tant cette contrainte est parfaitement excitante, aussi bien pour elle que pour lui. L’ardeur qu’il déploie pour atteindre le plaisir ultime est telle que la jouissance finit par les emporter tous les deux dans un tremblement incontrôlable et qui les laissent haletants, l’un contre l’autre.

Elisabeth a un large sourire aux lèvres, les yeux mi-clos, et reprend son souffle, tout en cherchant les doigts d’Elazar.

- Encore…S’il te plaît…

Il la repose au sol, pourtant, tout en parsemant des baisers sur elle. Nul doute qu’elle pourrait recommencer là, de suite, sans le moindre souci, impatiente et toujours en demande mais…

- … !!!

Un regard paniqué pour Elazar. Un autre pour la porte. Et le désir a disparu, comme par magie. Vite. Se rhabiller, jouer une comédie, peu importe laquelle.

- Un instant !

Elazar parvient à regrouper tous ses habits, ses bottes. Elisabeth voit alors l’état de son dos, choquée. C’est le geste de son aimé lui lançant sa chemise qui la ramènera à la raison avant de la passer et de plonger dans son lit. Elle verra Elazar s’enfuir dans les ombres, tous ses habits à la main, cul nu, le dos zébré d’importance.

- Entrez !!!!

Il n’y coupera pas. Elle posera des questions et exigera des réponses. Mais en attendant…feindre. Elle se frotte les yeux et tire pudiquement le drap jusqu’à son menton pour dire, d’une voix éteinte, les cheveux en bataille.

- J’ai fait un cauchemar…Je rêvai que des cors de chasse à deux jambes me poursuivaient dans les couloirs…Pourriez-vous aller me chercher une boisson chaude ? Pour me remettre ?

En vérité, un grand verre d’eau glacée serait certainement plus indiqué…

Elle a passé la journée toute seule. Elle-même sait à quel point s’afficher en sa compagnie est dangereux, pour tous les deux. Mais, même en songeant à cela, en gardant une certaine prudence, Elisabeth est encore dans cet âge où les décisions sont prises de manière impulsive. Ce matin, il lui a fallu toute sa résolution et tout son sang-froid pour rester calme alors qu’elle était encore sous l’emprise de ce feu qui lui dévorait le corps…Insatiable. Ardente.

Cette situation lui pèse. Intensément. Et évidemment, comme à son habitude, Elazar a disparu et ne l’a pas seulement croisée de la journée. Alors qu’ils auraient pu passer du temps ensemble…Personne n’aurait jamais rien su. Elisabeth a donc passé la journée à lire, elle aussi, à lire, à coudre et à se promener seule dans les jardins.

Fuir cette existence, cette idée qui semblait si fantasque, prend peu à peu l’allure d’une réelle solution. Seule dans les allées, elle songe à cela, sans rien savoir de la vraie vie, de cette vie de labeur et de fuite incessante qui les attend s’ils cèdent à cette idée-là. Pour lui elle le ferait, sans la moindre hésitation. Sans le moindre regret. Parce qu’elle l’aime depuis qu’elle l’a rencontré et que rien ne changera jamais cela. Quelle importance, de vivre dans les velours, les ors et les soieries si c’est pour y vivre sans lui ? Elazar, lui, ne l’entend pas de cette oreille et voit les choses sous un autre angle.

Dans sa chambre, elle avise le livre abandonné là par Elazar. Un fastidieux ouvrage traitant de choses dont elle ne saisit pas toujours le sens. Il vaut mieux le ramener à la bibliothèque. Le livre serré contre elle, elle déambule donc dans les couloirs en silence jusqu’à parvenir à l’imposante pièce dont la porte est restée ouverte. Elle avance et cherche le rayonnage dédié à ce type d’œuvre et entend alors des voix. Des voix masculines la bas, dont une fait battre son cœur un peu plus vite. Elle dépose son petit fardeau avec mille précautions sur une table et approche, se cachant derrière une étagère pour écouter.

Elazar.

Et son père.

Elle a toujours trouvé le seigneur de Redinem particulièrement déplaisant sans savoir pourquoi. Maintenant elle comprend.

La jeune femme retient son souffle en écoutant tout ce qu’ils se disent. Une racine commune ? Et ce bruit dont le son fend l’air…Elle serre les poings mais ne dit rien. Jusqu’à ce qu’il dise des mots terribles. Des mots qui lui font poser une main sur sa bouche, les yeux fermés.

« Vous me l’avez faite préparer pour Gustave… »

Une nausée menace de la terrasser…La préparer pour Gustave…Donc…Tout ce temps passé près d’elle, c’était pour la donner à son frère ?  Il l’a regardée grandir en sachant qu’elle ne serait jamais à lui ?? C’était…un coup monté dès le départ ? Mais alors…est-ce que…

- … !!

Elle sursaute au bruit étouffé que fait le pommeau de la canne s’écrasant dans la chair de celui qu’elle aime. Sans qu’elle ne parvienne à les retenir, des larmes coulent sur son visage, des larmes silencieuses. Lorsque le Seigneur de Redinem passera à côté d’elle sans la voir, elle reculera dans un coin, attendant qu’il soit sorti et loin, la porte refermée pour sortir de sa cachette.

Elle avance alors prudemment vers Elazar et dit, d’une voix brisée :

- C’est lui qui t’a fait ça n’est-ce pas…ton dos…Je l’ai vu tout à l’heure…

Ce n’est pas une question. Et elle l’observe, bouleversée de le voir dans cet état, lui l’homme si digne et toujours si sûr de lui.

- Elazar…Pourquoi tu tolères tout ça… ?

Le voir accepter tout cela sans rien dire est difficile pour la jeune fille. Quelque part, elle se sent responsable de ses souffrances. Le bruit de coup étouffé par la chair résonne encore en son esprit. Et lui, il accepte cela, sans rien dire. Il s’écrase. C’est totalement inacceptable.

- Je connais les risques. Mais…Je ne tolère plus tout cela, Elazar. Nous sommes tous les deux malheureux.

Elle approche de lui et pose une main douce sur son épaule, cherchant à capter son regard. Elle verra les paupières un peu rougies, mais elle ne dira rien. Elle se contente de murmurer, de manière à être entendue que de lui seul.

- Je m’étais échappée parce que père m’avait grondée un peu plus fort que d’habitude. Je voulais être libre et je voulais cueillir des fleurs pour les tresser en couronne. J’étais tellement bien ce jour-là…vivante. Libre. Et tu es apparu…

La main sur son épaule glisse le long de son bras pour venir chercher sa main. Les doigts fins d’Elisabeth se nouent à ceux d’Elazar, sans la moindre hésitation. Elle a un sourire, en songeant que c’est ce même geste qui a scellé son destin, il y a de cela six ans…

- …Et je n’ai vu que toi. Toi et seulement toi. Tu étais comme aujourd’hui. Beau. Avec un regard doux. Gentil. Le soleil était derrière toi, tu étais tout nimbé d’or…Tu étais magnifique…Quand je t’ai vu ce jour-là, j’ai su. Les années n’ont fait que renforcer ce que j’ignorais alors. Je t’aime Elazar Redinem. Et rien ne changera jamais cela. Peu importe ce que dit ton père, ou le mien.

Elle l’oblige, d’une main posée sur sa joue, à la regarder. Il ne verra qu’un sourire heureux et un regard en parfait accord avec ce qu’elle vient de dire. Un regard rempli d’amour.

- Je t’aime, ne l’oublie jamais, quoiqu’il arrive.

Pour toute réponse, Elazar l’enlace avec tendresse, elle lui répond en faisant de même, de toute ses forces, qui ne vont pas bien loin. Le baiser qu’il lui donne alors, fabuleux, la rassure sur la joie qu’il a de la savoir à ses côtés. Dans ses bras, le monde peut bien s’entretuer, s’écrouler, elle s’en fiche complètement. La tête posée sur le torse de son aimé, la jeune femme sourit, le regard rêveur en songeant à Thaar, dont elle ignore tout.

- J’en pense que je ferai n’importe quoi pour être avec toi. Peu importe l’endroit.

Dans le silence de cette bibliothèque vide, tout près des livres qui traitent de jurisprudence, de généalogie et d’héraldique, la voix d’Elisabeth, audible seulement par Elazar, s’élève et murmure dans un souffle :

- Epouse-moi, Elazar.

Plus le temps passe et moins les remarques, les leçons, les remontrances, les conseils lui semblent adaptés à sa situation. Pendant les longues absences d’Elazar, Elisabeth essaye de demeurer pareille à ce qu’elle a toujours été : une jeune fille noble, bien élevée, cultivée, intelligente et très belle. Elle donne parfaitement le change, elle sourit, reste polie, entretient tout le monde du même intérêt, n’accordant pas plus d’attention à l’un plutôt qu’à l’autre, parfaitement égale en toutes circonstances. Sauf que…Tout ceci lui vrille l’estomac d’impatience, un peu plus chaque jour. Les mouvements d’humeur se font nombreux et nombreuses sont les fuites vers sa chambre, ses appartements dans lesquels elle peut, au moins, être elle-même.

En revenant de la bibliothèque ce soir là, les jupons ravagés et les cheveux défaits, elle avait aux lèvres un sourire de triomphe. Le triomphe sur la société, le triomphe sur son père qui a si mal jugé Elazar, le triomphe sur la vie qui s’acharne à les tenir éloignés l’un de l’autre. Comme de coutume, elle a osé. Elle a osé demander sa main à Elazar, et il a dit oui. Elle se sent désormais invincible et en vérité, il ne serait pas impossible qu’elle le soit réellement. La force de sa volonté est grande, tout autant que sa détermination à vivre avec celui qu’elle aime depuis si longtemps.

Qu’il lui tarde de quitter cet endroit pour Thaar…De vivre avec lui un quotidien d’amour et de tendresse, de participer à la construction de leur vie commune. Elle ne sait pas faire grand-chose mais elle apprendra. Il lui apprendra. Elle observera d’autres personnes qui lui apprendront. Elisabeth est prête à tout pour vivre cela, à tout. Ce soir-là, elle s’est endormie heureuse.

Quelques jours plus tard, au réveil, elle trouve un petit mot déposé là, sur son oreiller, et le lit avec un sourire. Elazar…

Elle s’extirpe de son lit et se dirige vers un grand coffre. Elle en soulève le couvercle et fouille quelques instants avant d’en sortir une robe simple, une tenue légère et fluide d’un tissu doux comme la soie sans en avoir la brillance. Un rose tendre, presque blanc. Cela ressemble à peu près à la tenue qu’elle portait ce jour-là, lorsqu’il est apparu dans un halo de lumière dorée. D’un rapide coup d’œil à la fenêtre, elle observe que le soleil sera de la partie. Alors, elle prend son temps. Elle se lave, elle s’habille, elle se coiffe et apporte une touche de cette huile fabuleuse concoctée rien que pour elle. Debout devant le miroir, elle observe le résultat.

La robe qu’elle porte est de cette couleur qu’on parfois les roses sauvages avec de s’ouvrir. Un rose délicat, si pâle qu’on croirait voir du blanc. Les manches sont longues et couvrent ses poignets d’un fin galon de dentelle travaillée, d’une finesse rare. Tombant sur ses pieds, la jupe est elle-même une superposition élégante et délicate de plusieurs voiles de tissus, maintenus à son corsage lacé par une ceinture blanche nouée dans son dos. Le décolleté est nu. Aucun bijou ne la pare, si ce n’est cette royale chevelure qu’elle ne prendra pas la peine d’attacher.

Vérifiant que personne ne la suit, elle longe les murs, les couloirs et prend un petit passage peu connu, le même qu’elle a emprunté six ans auparavant pour s’enfuir et la voilà qui s’échappe, courant avec un rire, longtemps. Longtemps. Longtemps. Jusqu’à sortir de l’enceinte du château, pour se retrouver dans les champs immenses. Les épis de blés parviennent jusqu’à ses cuisses, tout comme les coquelicots et les marguerites. Du plat de la main, elle caresse les plantes et d'un pas léger elle marche dans les fleurs, heureuse, avant de s’asseoir là où ils se sont rencontrés.

Assise dans les blés, elle attrape alors les nombreuses fleurs qui sont à sa disposition et entreprend de chanter une douce mélodie de sa voix pure, tout en tressant des marguerites, des petits lys et des roses sauvages au parfum merveilleux.

Le soleil n’est pas encore au plus haut, elle prend tout son temps.

Dans les blés, la silhouette blanche nuancée de rose chante, tandis que tout autour d’elle s’envolent les papillons et les abeilles dans une danse insatiable, auréolant la jeune fille d’une aura de douce ferveur. Ses mains, petites et délicates, œuvrent avec patience et agilité sur un petit ouvrage de leur composition, un cercle de fleurs, une couronne réunissant toutes les fleurs présentes autour d’elle en ce jour, sous le beau soleil de Paville. Avec une maîtrise conférée par l’habitude, elle noue les marguerites aux petits lys, surplombant les unions de petites roses délicates, un ensemble harmonieux et beau, un ensemble parfait, une évocation allégorique de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle est, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils seront. Les petites mains mettent la dernière touche à cette couronne en y ajoutant ici et là quelques épis de blés, petites flèches d’or blond qui luisent sous le soleil pratiquement à son zénith.

Déposant un instant la couronne sur ses genoux, elle s’affaire alors, en chantant doucement, à créer un tout petit ensemble composé d’un lys, d’une marguerite et d’une rose, entouré de deux épis de blé, noué par de longues tiges d’herbe. Pour lui.

Avec un sourire, il lui semble que la nature elle-même s’invite à ce qu’elle produit là, alors que de jolis papillons orange et bleu viennent se poser sur les fleurs qu’elle tresse. Un rire interrompt sa chanson. Les papillons sont attirés par les fleurs ainsi concentrées en ses mains et sur ses genoux. Comme si la terre elle-même accordait une bénédiction silencieuse à ce qui va se passer ici. Une fois de plus, l’émotion s’empare d’Elisabeth, une émotion douce et tranquille, initiée par la certitude d’être là où elle doit être, d’être en accord avec sa propre destinée.

Reprenant la chanson là où son rire l’avait interrompue, elle entend alors en écho un accord plus bas, un chœur d’homme approchant, se joignant à elle pour apporter sa contribution merveilleuse à cet instant. Un instant de pure magie du cœur, un instant gravé à jamais dans la mémoire d’Elisabeth. Le frisson qui s’empare d’elle alors qu’elle entend la voix de cet être aimé entre tous…La joie en devinant sa haute silhouette parmi les blés…Le bonheur quand, se redressant, fine et délicate fleur parmi toutes les autres, elle voit Elazar lui tendre la main, comme il l’a fait jadis.

Est-il beau, en ce jour. Comme lorsqu’ils se sont rencontrés. Elle regarde tout, la belle chemise immaculée, les pantalons simples dont la couleur s’accorde à son teint, les cheveux un peu fous sur son front…La couronne et le petit ensemble de fleurs à la main, les longues boucles s’accrochant parfois aux épis de blés, Elisabeth avance vers lui, un somptueux sourire de bonheur aux lèvres, avant de glisser sa main dans celle de son aimé.  Elle ne ressent pas le besoin de dire quoi que ce soit, elle se contente de l’observer, avant de baisser la tête et glisser entre ses doigts le tout petit ensemble qu’elle a confectionné pour lui, sous le doux soleil.

- Pour toi…

La couronne dans sa main gauche, elle lève alors la main droite pour la poser sur le visage d’Elazar. Un visage tant chéri…Un regard d’argent tant aimé…Son pouce caresse la peau douce, tandis que les doigts fins de la jeune fille se perdent dans la chevelure.

Est-il possible d’aimer plus qu’elle ne l’aime, lui ? Probablement pas. Et il pourra le voir. Son regard à elle ne ment pas. Jamais. Il est sincèrement et effrontément vrillé au sien.

C’est à son tour d’être nimbée d’or…Le soleil est dans le dos d’Elisabeth et le vent charriant des odeurs de fleurs, de terre chaude et de blé coupé agite légèrement sa chevelure qui semble soudain dotée de sa vie propre, une chevelure qui luit sous les rayons ardents du zénith.

Le moment, l’instant…est parfait.

Le souvenir…gravé à l’encre d’or dans sa mémoire.

Néera n’approuvera jamais ceci.

Seul Arcam pourra bénir cette union. Et d’une union bénie par le dieu des passions, qu’adviendra-t-il ?
Cette question, Elisabeth ne se la pose pas un seul instant. Elle n’a d’yeux que pour lui. Rien d’autre ne compte, à part Elazar.

Les paroles du prêtre, qu’elle a à peine regardé qui plus est, elle les entend plus qu’elle ne les écoute. Sa main dans celle de son aimé est recouverte d’un voile teinté de violet et de noir. Un frisson de joie pure l’étreint lorsqu’elle l’entend prononcer ses vœux. Et c’est d’une voix tout aussi douce et pure que le chant de tout à l’heure qu’elle répond à la question du prêtre, le regard scintillant de joie :

- Oui, je le veux.

Lorsque le prêtre dira les mots usuels les consacrant époux devant le dieu des passions, Elisabeth accueillera Elazar avec fougue, lui rendant son baiser avec une telle passion que même le prêtre s’en détourne, tout sourire.

Elle est sa femme.

Il est son époux.

Rien, plus rien ne pourra jamais changer cela.

Dans ses bras, elle le contemple, follement heureuse, transportée comme la jeune mariée qu’elle est jusqu’à la couverture là-bas plus loin, à l’abri des regards. Madame Redinem, dit-il…Madame Redinem.

- Je ne pensais être aussi heureuse un jour…mon époux.

D’un geste, elle l’attire à lui pour un baiser, pure caresse de son souffle à celui de l’homme qu’elle vient d’épouser en secret. Son front posé sur le sien, caressant son nez à l’aide du sien, elle l’embrasse à nouveau et murmure :

- Nous aurons notre maison à nous, un jour. Bientôt je l’espère…

Elle pose alors sa tête sur son épaule et ferme les yeux, laissant échapper une larme, puis une autre, tout en souriant.

- Es-tu heureux, mon amour ? Parce que c’est tout ce que je veux, que tu sois heureux…