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L'Ombre d'un au revoir >>

Au plus fort de l'été - 8e jour de la 7e ennéade de Verimios
16e année du XIe Cycle
Le même jour que le retour de Dante à Frontière

En début d'après-midi, un gars débrouillard de Frontière arriva aux portes du camp sud avec quelques messages à l'attention des habitants du camp. Quatre ardoises impayées. Une reconnaissance de dette et plusieurs annonce concernant l'arrivée de produits qui pouvaient intéresser ou de commandes attendues. Parmi les mots doux qu'il avait dans sa besace, une note écrite à l'encre noire d'une plume aux larges boucles aussi appliquées qu'enfantines qui atterrirait chez Shyn'tae dans les minutes suivantes

Professeure,

Vos livres viennent d'arriver et vous attendent à l'Autre Auberge. N'hésitez pas à passer ce soir.

Sous couvert de nom bien mystérieux, l'Autre Auberge était un véritable établissement fort bien connu des habitants de Frontière. Et pour cause, c'était la deuxième auberge qui avait été construite en dur lorsque l'attroupement de caravane et de tentes gravitant autour du camp avait commencé à se sédentariser. Elle avait gagné son surnom par opposition à la Princesse Grise, première bâtisse des environs qui faisait à la fois bordel et auberge et que les mercenaires comme les soldats eldéens appelaient tout simplement l'Auberge.

C'était aussi - et surtout - l'endroit où la représentante du C'nros avait l'habitude de rencontrer une camarade humaine qui s'était révélée être une élève des plus appliquée et une femme à tout faire des plus débrouillarde. Cela faisait quelques ennéades qu'elles ne s'étaient pas vue et le rendez-vous aurait sûrement été des plus habituels... Si Na'ri n'avait pas été attaquée le matin même pas le compagnon de l'humaine en question.

De son côté, l'humaine s'était un peu affairée avant de s'installer dans la grande salle de l'établissement typiquement vaani pour boire un verre et lire tout en écoutant la le luthiste de passage. Dans sa robe de voyage sombre, une sacoche à sa ceinture, son petit poignard au côté et son bâton posé près d'elle, elle n'avait plus qu'à attendre de toute façon. Habituellement, elles montaient dans l'une des chambres sous les combles pour discuter plus au calme et pouvoir entendre tout passage s'approchant de leur porte, histoire d'éviter les indiscrétions. Pourtant, ce soir, si l'eldéenne ne montrait pas son nez avant que la lune n'ai passé son zénith, l'humaine quitterait les lieux.

Tenter Tyra était une chose. Etre stupide en était une autre.

La lune était bientôt à son Zénith, pleine, elle éclairait de sa lueur blafarde les rues improvisées de frontière. Frontière n'était pas une fière cité. C'était plutôt un agglomérat de tentes, de cabanes et de quelques bâtiments en dur qui peinait à contenir toute la population d'audacieux et de parasites qui avaient vu sans la moindre malice dans le malheur des uns leur opportunité. L'armée drow nourrissait frontière. La ville était-elle déjà condamnée? Dépérirait-elle aussitôt le tronc dont elle tirait sa sève parti vers quelque carnages? Les Osts étaient synonymes de destruction. Ils avaient fait naître et grandir une ville, et la fortune de ses habitants. Tout cela serait-il reduit en cendres à la fin?

Même le terme de ruelle était un bien grand mot pour cet espace entre deux rangées de grandes tentes. Jusqu'à cet instant, elle était habitée d'un tas d'ordure et d'une famille de rats qui y avaient trouvé subsistance. Il y eut un bruit léger, à peine audible.

Au milieu de la ruelle se trouvait maintenant une drow. Son épée dégainée à l'horizontale, elle se redressait souplement. Sa cape retombait lentement, le long de son corps, comme si elle avait été faite de plumes plutôt que de tissu. La drow jeta un regard aux alentours, puis rengaina la lame pour s'en aller d'un pas déterminé. Elle était certaine d'être seule. Au cas où.

***

L'auberge ce soir là était peuplée de sa faune habituelle. Humains et drows mêlés mangeaient, buvaient, discutaient, séduisaient comme chaque soir de ce drôle de siège. Nul ne remarqua la petite sombre qui se glissa à l'intérieur. Elle esquiva les poivrots et les danseurs, les catins et les joueurs. Elle progressa vers l'arrière de l'établissement, vers l'alcove où parfois elle attendait son rendez-vous, et ou parfois son rendez-vous l'attendait.

Il y avait une différence avec les autres fois. La drow était aux aguets. Sous sa cape légère, sa main était posée sur la poignet de sa lame. Mais lorsque finalement, elle remarqua Irulan, elle hocha la tête dans sa direction et, un sourire de satisfaction aux lèvres, vint à sa rencontre. Elle n'avait vu nul trace de son compagnon. Ce n'était pas plus mal.

- Excuse-moi de ce retard Irulan.. la journée a été compliquée. Est-ce que ca te dérangerait qu'on aille discuter plus au calme?
- Pas le moins du monde. " sourit-elle en se levant. Son expression habituellement contrôlée trahissait un certain soulagement. Si Dante n'était pas en vue, Shyn'tae n'était pas non plus venue accompagnée. Du moins pas officiellement ce qui était plutôt un avantage pour toutes les deux puisque Frontière n'était pas encore mise au parfum de la soit disant trahison de l'Ombre. La jeune humaine déglutit cependant, scrutant les coins d'ombre en contournant la table pour suivre l'eldéenne sans plus tergiverser. " Tu passes devant ou tu préfères m'avoir dans ton champ de vision ? " se força-t-elle à sourire dans une référence maladroite à la circonspection de leurs premières rencontre en ces lieux, plus d'un an auparavant. Au moins avait-elle l'espoir de détendre l'atmosphère.

Et en effet, contre toute attente, la drow sourit, amusée, son regard détaillant la jeune femme d'une manière étonnamment joueuse. Elle se doutait bien que son hôte était au courant des derniers évènements. Qu'elle soit effectivement venue était déjà un soulagement et presqu'une surprise.  
- Comme tu préfères." lui répondit-elle en la suivant du regard, sa voix comme un murmure. "Promis, il est peu probable que des sbires ne viennent nous déranger. Je ne crois pas avoir été suivie, et mes camarades préfèrent les effets pyrotechniques à la discretion."

- Je suis bien obligée de te croire sur parole. " sourit l'humaine en réponse à ce regard joueur qu'elle avait apprit à apprécié au fil des ennéades. Elle avait bien un doute sur le fait qu'un peuple renommé pour sa traitrise et son goût du sang soit incapable d'être subtil lorsque cela s'imposait, mais étant donné son plan, ce n'était pas si grave. Les deux femmes montèrent finalement côté à côte l'escalier qui les séparait de leur chambre habituelle. Elles en connaissaient l'une et l’autre les accès, les environs et les points d'observation. Ce lieu était au fil du temps devenu un des quelques endroits secrets de la magicienne drow. Elle en avait quelques autres, mais celui-ci était peut-être le plus secret, et, malgré tous les mystères qui rodaient autour d'Irulan, ou peut-être grâce à eux, elle se sentait bien ici. Un endroit où oublier les contraintes, les responsabilités et les inquiétudes qui la hantaient trop souvent à Sol'dorn. L'humaine était certes une énigme qu'elle ne parvenait pas à percer, mais la daedhelle se satisfaisait déjà des moments qu'elles passaient à échanger. Elles avaient toutes deux tant à apprendre. Les histoires qu'Irulan lui racontaient l'emmenaient loin d'ici. C'était parfait.

Étrangement, la jeune femme devait se faire violence pour rester sur le qui-vive. La présence de Shyn'tae ne lui semblait pas plus hostile que lors de leurs rencontre précédentes et l'habitude la poussait à se détendre malgré elle.  Ne faisant même pas attention à garder une distance de sécurité, elle la frôla même par inadvertance en arrivant à l'étage.  

Dans la chambre, le lit double, la table et la fenêtre n'avaient pas changées. Sur la banquette où elles avaient passé des heures à lire, Un épais livre relié de cuir, un volume plus fin ressemblant à un carnet de voyage et un carnet visiblement fait maison avec les moyen du bord étaient précautionneusement entassés.

Shyn'tae avait remarqué la manière dont sa camarade oscillait entre confiance et tension. Elle même ne faisait pas mieux. Était-ce un piège? Avait-elle pris la bonne décision en venant ici seule?  Ainsi, lorsqu'elles étaient entrés dans la pièce, elle avait été soulagée de ne pas y voir le compagnon de l'humaine. Un frisson de colère la parcourut rien que d'y penser. Le crétin.

- J'étais du côté d'Ys au début du mois. Ils font du commerce directement avec Langehack et Soltariel. " expliqua-t-elle en désignant la pile d'un mouvement de bras, tout en refermant la porte derrière elles. " J'aime croire que ce qui se passe en ce moment n'a rien à voir avec nos arrangement, du coup j'en ai profité pour te ramener ça. "

- Oh… " La daedhelle s'était dirigée vers la pile d'ouvrages avec grand intérêt, le regard brillant. Irulan avait vu son sourire grandir, comme il le faisait généralement en pareil circonstance. Les doigts de la noirelfe glissèrent sur la couverture, puis elle se rappela… Irulan la vit hésiter. Pour la première fois peut-être, elle la vit contusionnée, fatiguée… usée? En venant vers la banquette, l'humaine ne fit pas la moindre remarque, mais elle n'en nota pas moins ce détail. Pourquoi ? Avait-elle des problèmes ou fléchissait-elle en pensant au piège qui était en train de refermer ses mâchoires sur Dante au même moment ? En temps normal, elle aurait posé la question sans hésiter, mais ici, quelque chose la retenait. Cela ne dura qu'un instant, puis l'eldéenne pencha la tête sur les ouvrages et en pris un dans sa main valide, le sourire retrouvé. Pourquoi tout gâcher tout de suite?

- Qu'est ce que tu as trouvé de beau ?"
- Le plus gros est un livre Ysien concernant la manipulation de la lumière pour créer de fausses images. Je l'ai trouvé chez un artiste qui essayait d'utiliser des noiraudes pour alimenter ses sortilèges. Il a pris tout un tas de notes concernant ses échecs. " Elle avait trouvé l'idée assez désopilante et même carrément aberrante sur certains points, mais la rigueur d'érudit avec laquelle il avait consigné toutes ses tentatives dans les marges de son livre d'apprentissage était d'autant plus belle. La voyageuse s'assit sur le divan à côté de sa consœur et enseignante.

La daedhelle feuilletait l'ouvrage avec curiosité et son sourire grandit bientôt. Elle se souvenait de certains collègues de l'étude noire dont les recherches auraient mérité de concurrencer celle-là en matière de sérieux et d'absurdité. Ses rubis parcouraient les mots avec vivacité, en diagonale, à la recherche des informations importantes.
- j'avais entendu parler de ce genre de créatures déjà… Je n'en ai jamais vu. " Elle sourit plus largement en découvrant une série de paragraphes au sérieux absolu dans lequel l'auteur décrivait ses tentatives désespérées de contrôler la population de ses nouveaux amis.

- Le petit est plus rare. Je crois que je n'ai jamais autant rusé pour avoir un livre. C'est un bréviaire Pentien écrit spécifiquement pour les prêtres Néerites de péninsules possédant des pouvoirs magiques. Il y a des préceptes de bon usage, des prières de méditations et des versets de conseils concernant la façon d'approfondir son art dans la lumière et la bienveillance de la DameDieu. Et au cas ou tu te poses la question, c'est un original copié à la cathédrale Sainte-Deina." Tout en expliquant cela, elle s'était emparé du dernier ouvrage, le carnet relier à la main. L'écriture dont il était couvert était soignée et on sentait une lenteur consommée dans le geste malgré quelques ratures, pâtés et autres maladresses. " Et ici, tu as la traduction. Pour chaque double page, j'ai copié le péninsulaire à droite et l'oliyan à gauche." Une fine expression de fierté vint tinter son visage pâle. Elle y avait passé de longues heures, mais Shyn'tae s'était toujours montrée généreuse, autant en argent qu'en savoir lors de leurs échanges de bon procédés.

- Merci." La daedhelle savait reconnaitre un travail imposant lorsqu'elle le voyait. "Merci beaucoup." Elle avait ouvert les deux ouvrages avec respect. L'écriture caractéristique d'Irulan couvrait les pages du second, et celle d'un homme d'une foi totalement différente de la sienne, et qui pourtant devait partager la conviction imperturbable qu'elle même voyait aussi chez les siens. Son élève lui offrait une petite lucarne sur un monde différent, incompatible, mais qui pourtant n'était rien d'autre qu'une autre facette de la réalité qui les entourait. Et cette lucarne était pointée vers son domaine de prédilection, la magie, en offrant le contexte intéressant de leur foi. Voir des ennemis anonymes se transformer en êtres conscients, avec leurs aspirations, leurs croyances, leurs enseignements…. C'était fascinant.

Assise à coté d'Irulan, elle releva la tête des carnets, le sourire aux lèvres, interdite. Son regard pétillant se posa un long instant sur elle.
- Faudra me raconter l'histoire de son obtention. C'est beaucoup d'efforts… je… ca me fait vraiment plaisir."  Manifestement, les ouvrages avaient fait disparaitre l'amertume que l'humaine avait pu sentir plus tôt chez la magicienne. Elle avait beau chercher, elle ne connaissait personne qui ait jamais fait autant d'effort pour lui offrir quelque chose.

Une partie d'elle s'attendait à devoir en subir bientôt les consequences, alors elle tenta spontanément de prendre Irulan dans ses bras. C'était peut-être une erreur, mais ce de ca dont elle avait eu envie...

Le mouvement fut rapide. Du moins, du point de vue d'Irulan qui avait baisser un instant les yeux sur les pages manuscrites, il le fut suffisamment pour qu'elle se retrouve dans les bras de l'eldéenne sans avoir esquisser un geste. Son compagnon l'aurait engueulé s'il l'avait vue se laisser prendre au dépourvu comme ça...

Lorsque les bras de Shyn'tae se refermèrent sur l'humaine, cette dernière se raidit des pieds à la tête. Pourquoi ? Et qu'est-ce que... ? Un moment de vide s'étira dans son esprit, coincé entre l'incertitude et la joie de ne sentir aucun couteau lui percer la peau. Puis elle se détendit un peu, assimilant la situation jusqu'à ce qu'elle rende son étreinte à la noiraude.

- Alors, je suis contente. " s'entendit-elle répondre en la serrant contre elle... Et c'était parfaitement étrange car elle sentait un brin de sincérité venir se nicher malgré elle dans cette déclaration.

Cela faisait longtemps qu'Irulan n'avait pas suscité un geste de reconnaissance aussi simple et sincère... Si on lui avait dit que cela viendrait de la part d'une drow, elle en aurait rit. Non. Elle en aurait probablement été horrifié. Et pourtant, c'était bien le cas aujourd'hui.

Après quelques instants, elle recula pour regarder l'eldéenne dans les yeux.

- Mais c'est pas pour autant que tu sauras comment je l'ai eu. Il faut bien que je garde quelques atouts dans ma manche.
- hmmm… quelques?" La drow avait haussé un sourcil. Une boule s'était formée dans son ventre, nourri par un agacement qu'elle trouvait injuste. Elle appréciait la compagnie d'Irulan. Mais cela n'était peut-être qu'une illusion, un piège destiné à se refermer sur elle. A quel point l'humaine était-elle sincère? Et pourquoi cela aurait-il du avoir la moindre importance? Cela en avait pourtant. Elle serra les dents. "J'ai… parlé à Krish Al'serat. C'est joli comme surnom, l'ensorceleuse, tu ne me l'avais pas dit…C'est toi qui l'a choisi?
- L'Enchanteresse. " corrigea-t-elle avec son flegme habituel, sans vraiment saisir la rancoeur dans la voix de l'eldéenne. Pourtant, le sujet qui les préoccupait était enfin abordé, et d'une façon moins hostile qu'elle ne l'aurait cru, elle n'allait certainement pas se pleindre d'une touche d'agacement dans la voix de sa compagne. Son visage retrouva sa neutralité. Cela faisait faisait déjà quelques mois qu'elle ne se forçait plus à sourire quand elle se trouvait avec l'eldéenne. " Et non, je ne l'ai pas choisi. Mais j'en suis contente au final.

- Je… "  La magicienne s'était visiblement tendue et une moue de dépit apparut sur son visage. Elle refusait de détourner les yeux. Ce que signifiait ce surnom au yeux de l'Eldeenne était assez évident. Elles se servaient l'une de l'autre. Tout était logique. Et pourtant, cela faisait mal. Cela n'aurait pas du. Peut-être était-elle fatiguée, trop à fleur de peau.

- En tout cas, il est adapté, j'ai passé de très bons moments…
- Adapté... ? " répéta l'humaine avec une pointe d'étonnement, son visage se durcissant. La drow se tut un bref instant, hésitant à poser la question qui lui brûlait la langue.  "Tu dois savoir pour Dante et mon père. Pourquoi es-tu venu malgré tout?"

Cette fois la surprise de l'humaine fut des plus visibles. Face à elle, les oreilles de la noirelfes s'étaient tendues, rabattues. Pourquoi avait-elle révélé ca? C'était venu tout seul, peut-être le fruit de la fatigue et de la tension.

- C'est ton père le haut gradé du IIe Ost ? " Question purement rhétorique s'il en était. Son père... Un filet de sueur froide empoissa la nuque d'Irulan. Aucune chance pour que Dante soit au courant, sinon il ne aurait essayer de la convaincre par tous les moyens de ne pas venir au rendez-vous de ce soir. Malgré elle, son regard froid se tourna vers la petite fenêtre.

- Attends!" s'était empressée d'ajouter Shyn'tae en levant ses mains désarmées, l'inquietude sur son visage. Elle avait vu tant d'émotions se succéder sur le visage d'Irulan, assez pour croire à sa sincérité. Était-elle vraiment venue parce qu'elle l'appréciait? "Je ne bosse pas pour ce connard." La rage et le dégout brulaient dans les paroles de la magicienne. Venait-elle vraiment de prononcer une insulte?  Le regard de la jeune femme se braqua sur l'eldéenne dans la seconde. Visiblement, elle n'était pas au bout de ses surprises. Cette dernière soupira profondément, sa main valide toujours bien en évidence.

- Je suis venue parce que... "  Elle fronça les sourcils, ses lèvres frémirent avant qu'elle ne trouve ses Parce qu'elle voulait savoir? parce qu'elle lui était utile? parce qu'elle était une bonne distraction? Mais pourquoi l'avait-elle fait effectivement. C'était stupide.
- Parce que je voulais te parler… Merci " Elle sourit faiblement, le regard plus joueur. "Je suppose que tu ne m'as pas tendu de piège. C'est vrai que l'enchanteresse, c'est plutôt pas mal." Le surnom qu'elle avait le plus entendu dernièrement venait justement de Kerath. Se faire appeler l'insulte sur patte était moins glamour, en plus de manquer d'impact musicalement. Au fond, le divine comète, comme l'appelait Viconia, n'était pas si mal.

Décidément, la drow ne lui laissait pas le temps de souffler. Après la déception, la peur, le soulagement. Et quoi en suite ? A peine ses doutes exprimer, elle revenait sur ses pensés, ses surnoms. Elle cherchait des raisons, des explications. L'humaine peinait à garder la tête froide dans tant de rebondissement. Alors, elle attendait patiemment que le flot se tarisse, ses yeux dans ceux de sa compagne. A y réfléchir, ça ne devait pas l'aider à trouver une fin à ce qui semblait être une soudaine accélération de son esprit.

- Je ne veux pas savoir si Dante nous écoute. Tu pourrais lui transmettre qu'il est un gros abruti? Il faudrait aussi qu'il apprendre à utiliser un courrier quand il veut envoyer un message." Elle avait parlé d'une traite, le visage tendu, agacée. "Et si tu peux lui mettre une gifle de ma part, c'est un plus."  La drow serra les dents, ses deux rubis dans ceux d'Irulan, sa colère perceptible. Il y avait de la révolte dans sa voix. "Il n'est pas tout seul à se mettre dans les emmerdes en n'en faisant qu'à sa tête. Tu es censé compter pour lui."

- Alors cette Krish et votre État-major savent qui il est et que l'Enchanteresse est avec lui. C'est ce que je m'étais dis lorsque j'ai su qu'il s'en était pris à la guérisseuse. Il a été stupide sur ce coup là. Il n'a pas réalisé qu'il n'y avait pas mieux pour que vous fassiez le rapprochement. "

L'Eldéenne s'était tue finalement, le flot de paroles épuisé. Elle hocha la tête. "Arrogance," articula-t-elle doucement, à peine audible.

Une réflexion posée. Elle n'avait pas détourné les yeux de la colère de Shyn'tae. Elle en était plutôt surprise et d'une certaine façon, heureuse... Aussi incongru que ce soit. Elle semblait véritablement remonté contre Dante, autant qu'elle l'était visiblement contre son propre père. Au moins cela signifiait qu'elle était neutre dans cette histoire absurde. Et plus encore, qu'elle soit venue et lui parle avec autant de franchise... et bien c'était agréablement étrange.

Après le pic d'adrénaline que les mots et l'attitude de sa consœur venaient de lui imposer, Irulan préférait procéder avec contrôle et son visage flegmatique était aussi serein que d'ordinaire à présent. Bon... L'eldéenne semblait véritablement avoir été touchée par tout ce qui s'était passé et pas mal de questions s'étaient bousculées. Un fin sourire à peine joueur brisa la neutralité de sa mine sérieuse lorsqu'elle rattrapa le fil qui lui permettrait de défaire la pelote.

- Tu sais, j'ai insisté pour venir te voir ce soir, sinon je serais déjà loin de Frontière avec lui. Dante ne nous écoute pas et tu n'as pas à craindre de piège venant de moi. " Elle posa le livre qu'elle tenait encore sur les deux autres et s'empara de la pile pour la poser à terre. Que les ouvrages trônent encore entre elles semblait dresser un mur de verre. Sa partenaire, jambes croisées, suivit le mouvement du regard. Bientôt, même les ouvrages qui les avaient réunies ne les séparaient plus.

- Honnêtement, j'espérais que notre entretien m'apprendrait quelques nouvelles sur ce qui se passe dans le camps, mais le risque aurait été bien trop grand pour un hypothétique rapport d'opinion. " Elle se redressa et se tourna totalement face à l'elfe noire, repoussant ses mèches d'un noir d'encre derrière ses oreilles rondes. L'un de ses bras se posa sur le dossier pendant que son autre main battait la mesure de ses mots. " Je ne voulais pas partir comme une voleuse. J'aurais trouvé ça... incorrect." Shyn'tae hocha la tête, ses fines oreilles tendues, son ventre serré. Elle comprenait. "Et j'avais l'impression que cela aurait mis un point final à nos rencontres, ce que je ne veux pas. " Son sourire s'accentua. " Je les apprécie trop pour laisser qui que ce soit m'en priver. "

Le silence s'empara de la pièce, le visage de la magicienne exprimait un mélange d'incrédulité et ce qui ressemblait peut-être à de l'espoir. Quelque chose d'inattendu chez la représentant d'un peuple censément voué à la cruauté. Puis, peu à peu, un petit sourire grandit à la commissure de ses lèvres. Elle déglutit, et passa la main dans ses mèches folles pour les ramener derriere ses oreilles. "Merci.. Je les apprécie autant. J'ai eu peur que tu ne viennes pas. Tu as pris des risques.
- Je sais...

En réalité, tu es là parce que tu tiens à une vulgaire humaine. S'ils savaient… chuchotait la petite voix du cynisme. Elle la fit taire. Ce qu'ils pensaient n'aurait pas du avoir la moindre importance. Le malaise persistait. Sa reaction était excessive, pensa-t-elle, et elle le cacha bien au fond d'elle, avec tout le reste, mais réalisa une petite chose au passage.

- Merci de m'avoir fait confiance. " Cela n'avait pas du être facile. La drow se dit qu'elle aurait probablement fait de même à sa place. Mais cela ne changeait rien, elle prenait trop de risques inconsidérés. Ainsi Irulan voulait-elle en savoir plus sur ce qu'il se passait au camp?

- Krish pense comme nous deux. C'est l'avatar d'Uriz. Et ce n'est pas qu'un titre. Kerath et Dante sont des abrutis, je la cite. Aussi têtus et arrogants l'un que l'autre. Elle ne pense pas que votre cas mérite qu'on y mette des moyens, malgré les efforts de Dante. Tu pourras lui dire qu'il n'a pas réussi à susciter assez d'intérêt de sa part pour qu'elle daigne vraiment l'éliminer. Autant Kerath est un enfoiré, autant elle est pragmatique. Mais…" Elle se tut un instant, et soupira longuement "... Il vaut mieux que vous vous teniez à l'écart des Eldéens. Mon peuple n'oublie pas facilement. Au moins a-t-il la chance que Na'ri soit du genre à préférer les vengeances proportionnées. Elle lui a sauvé la vie, il l'a humiliée..." C'était une triste évidence. Sa voix s'était adoucie, presque tendre, attristée face à Irulan qui secouait la tête, l'air de dire qu'elle ne pouvait plus rien y faire de toute façon. Shyn'tae posa le bras sur l'accoudoir, et y appuya sa tête penchée, ses yeux toujours dans les siens. Sa main trouva celle de l'humaine, sur laquelle elle se posa. Noir sur blanc.

- Je sais... " répéta encore la jeune femme aux boucles noires.

Elle lui sourit et se rapprocha un peu pour changer de prise sur la main qui venait d'atteindre ses doigts froids.  Sa paume enlace la peau d'encre. Ces quelques informations lui vaudrait au moins une nuit de sommeil moins agitée que prévue et la certitude de vendetta personnelles et de mouvements furtifs plutôt que d'une traque au grand jour. Mais il n'y avait pas que ça... Elle n'avait déjà pas envie de quitter Frontière avant de venir et ça ne s'arrangeait pas. Elle ne s'attendait pas à trouver un équilibre précaire aussi vivifiant en ces lieux et partir ainsi était douloureux d'une certaine façon, même si elle avait pris sa décision... Prolonger la torture n'était sans doute pas nécessaire.

- J'imagine que nous aurons peut-être l'occasion de nous recroiser à Thaar ou à Geresh. Ou peut-être à Sol'Dorn quand elle vous appartiendra en bonne et due forme ? "

- Je ne sais pas... " La voix de l'Eldéenne sortit, comme étouffée. Elle était pensive. Un écho aux propres mots de sa compagne. Elle allait partir. Elle aurait du la retenir, car elle avait percé si peu des mystères de sa jeune consoeur.  Krish se trompait au moins sur une chose, en croyant qu'Irulan n'avait rien d'interessant. Elle est faillible, comme toi, comme L'Renor, comme nous tous, nota la petite voix qui l'abreuvait si souvent de vérités trop difficiles à entendre.
Elle aurait du la retenir... Mais elle avait si mal. La douleur rend plus forte. Il ne fallait pas se quitter sur une mauvaise note. C'était une sensation étrange, dérangeante. Presque culpabilisante. Son devoir était de l'amener devant les chercheurs de l'étude. Mais égoïstement, elle n'en avait aucun envie. Et l'idée même lui retournait l'estomac. Il était temps de le reconnaitre. Ce n'était plus une volonté égoïste de savoir qui la retenait, mais quelque chose d'autre, quelque chose de bien moins avouable.

" Tu as une manière de te contacter en toute sécurité?…C'est évident, mais…pour ta sécurité, évite de m'écrire si tu n'y es pas obligée, j'ignore qui pourrait te lire… Et... " Elle ne savait pas. Ni de quoi demain serait fait, ni même s'il y aurait un demain. Tu es tout autant prisonnière qu'une esclave, la douleur en plus. La main de la daedhelle, la seule main qu'elle parvenait à utiliser encore, enlaça plus fort les doigts de la mystérieuse magicienne."...  ne me fais pas confiance."  Dire cela aussi, ça faisait mal. Mais c'était vrai. Elle sourit innocemment. "Je n'en prendrai pas ombrage, car ce sera une sage décision.
- Ca ne m'a pas si mal réussi jusqu'ici. " balaya l'humain d'n revers orgueilleux.

Mais déjà la noire elfe lâcha sa main, laissant une caresse derrière elle. Ces rendez-vous allaient lui manquer. Mais la séparation était aussi inevitable que la chute prochaine de Sol'dorn. Deux certitudes dans un océan d'inconnues. L'Eldéenne se leva, et s'étira félinement, offrant sa main comme une danseuse pour qu'elle se lève à son tour.

- Je ne veux pas te retenir plus longtemps, Dante va finir par s'ennuyer et faire une ânerie."  Elle tira pour l'emmener à elle, et hésita. Pourquoi hésitait-elle?

Irulan ne lui laissa pas plus le temps de gamberger. Elle avait l'air si troublé... si affectée. L'étreinte de l'humaine se referma sur elle avec affectation, la serrant contre elle, les deux bras autour de son cou. Les longs cheveux blanc de l'elfe et l'odeur de sa peau caressaient le visage de l'humaine avec laquelle elle était à présent joue contre joue. Le corps fin de la daedhelle était chaud, son bras glissa contre la taille de son amie pour s'y reposer. Elle se sentit apaisée. Les drows n'étaient pas moins extraordinaires que les elfes des légendes de son enfance finalement... Curieux. Sage. Gracieux. Possédant une compréhension du monde bien plus fine que celles des humains. Il semblait parfois à la voyageuse qu'elle était née pour être une Immortelle.

- Arrête de me jouer cette grande scène. " sourit la jeune femme à un souffle de l'oreille pointue, laquelle frémit, avec sa propriétaire. " Je ne vais pas mourir. " S'il y avait bien une chose sur laquelle elle ne comptait pas transiger, c'était bien celle. Elle avait la vanité de croire que ça ne dépendait que d'elle, alors on pouvait au moins lui faire confiance là dessus.

Shyn'tae s'était tendue. Ces quelques mots avaient raisonné un peu trop profondément en elle, et lui donnèrent  un  courage qu'elle n'attendait pas.  "J'y compte bien. Si tu meurs... je crois que je t'en voudrai."   Et du moment qu'elles ne le faisaient ni l'une ni l'autre, elles pourraient sans doute se revoir. " Si tu as envie de me joindre, envoie ce que tu veux à l'auberge des Deux Soleils à Ys pour Aliénor. Ça prendra sans doute du temps, mais ils sauront comment me joindre... Et si tu en as assez de te plier aux règles de ton armée, c'est aussi valable pour toi. " ajouta-t-elle en reculant juste assez pour croiser les iris rouges de l'eldéenne, son visage régalien orné de l'ombre d'un sourire.

color=#0099ff]- Parfait."[/color] Face à Irulan, le sourire de son amie grandit, pour que bientôt revienne sur son fin visage la malice qu'elle n'avait pas vu depuis le début de cette rencontre.

- Je retiens la proposition... Mais... il me reste tant à apprendre…" La daedhelle battit innocemment des cils.  Elle y avait déjà pensé. Cela aurait du être choquant, mais c'était ainsi. Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Toutes les hypothèses, même les plus folles, avaient leur place. Et peut-être deviendrait-elles moins folles avec le temps. Qui aurait pu savoir? Certainement pas cette Eldéenne là.

- Et avoue… tu n'as pas envie de garder ton entrée au Puy?"  ajouta-t-elle finalement en un éclat de rire joueur que partagea l'humaine.
- Tu as raison. Je ferais mieux de retirer mon offre…"

Leurs visages étaient bien proches. "Petit au revoir à la mode Eldéenne, si tu permets..." Elle n'avait jamais réessayé depuis leur première rencontre à Thaar.

C'était peut-être le moment où jamais. Alors sur ces quelques mots, Shyn'tae l'embrassa… c'était un baiser surprise, peut-être était-elle irrespectueuse, pensa-t-elle, et elle hésita un bref instant. Prise de court, Irulan ouvrit grand les yeux. Immobile. Sans réaction. Mais la daedhelle en ressentait le besoin si fort. Un baiser tendre, auquel l'humaine ne répondit qu'à peine. De surprise ? D'hésitation ? Peu importait. La noire elfe perdit vite le contrôle. Un baiser nourri de toute la frustration et des angoisses qu'elle avait accumulé, un baiser qui tentait désespérément de remplir le trou qu'on creusait depuis des mois comme au couteau dans son cœur.

Et soudain, Irulan s'anima. Ses bras, qui n'avaient pas bougés, se serrèrent à nouveau, l'attirant à elle. Les paupières closes, elle lui rendit son baiser, étrangement empressée... Jusqu'à ce que ses dents fassent perler le sang sur la lèvre de l'eldéenne, qui n'en avait cure.

Pourtant, elle recula immédiatement, portant une main à ses propres lèvres, croisant le regard de la noire elfe pour une seule seconde avant de s'en détourner. Sa consœur fit de même, étrangement gênée. Le silence s'empara de la chambre. D'un mouvement rapide, Irulan se baissa pour ramasser les livres. Un sourire contrôlé et son maintien impeccable tentant de faire oublier ce brusque allant sauvage, elle lui tendit les trois ouvrages.

- Au revoir alors. "
- A bientôt." Le cœur de la drow battait fort dans sa poitrine. Puis, comme elle aurait salué une égale, elle s'inclina en tenant fermement les ouvrages entre ses doigts blanchis par la tension. Qu'y avait-il à ajouter?

Elle suivit Irulan du regard lorsque cette dernière tira la poignée, puis quitta la pièce. La porte claqua, la laissant seule. Le silence, à peine entrecoupé par les bruits étouffés de la vie nocturne, avait pris corps. La jeune magicienne posa le doigt sur sa lèvre, pour découvrir la goutte de sang qui en avait perlé. Elle ne se sentait ni sage, ni gracieuse, ni forte.

Dans la solitude d'une chambre de Frontière, trois ouvrages serrés contre son ventre, elle autorisa ses larmes à couler.  


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Dehors, dans la touffeur nocturne, Cécile marchait d'un bon pas vers le lieux de rendez-vous, les mains dans les manches. Comme convenu, Dante n'était pas intervenu, mais elle imaginait aisément qu'il n'était pas non plus aveugle. La lumière disposée non loin de la fenêtre, l'angle de la banquette dans la pièce, le volet entrouvert. S'il était resté aux aguets sur les toits pour lui venir en aide en cas de besoin, il n'avait probablement pas perdu une miette du spectacle... Et cela la poussait à forcer plus encore le pas.