Eau rage, eau désespoir!

Arnaud avançait à l’ombre des bâtiments de Chiard, comme il en avait l’habitude, préférant éviter la lumière. Non pas qu’il n’aimait pas le soleil, loin de là, c’était davantage une habitude qu’autre chose, ayant vécu, ou plutôt survécut, pendant toute son enfance à l’ombre des ruelles de Langehack, c’était devenu une seconde nature. Une seconde nature dont il aurait aimé se débarrasser, il devait admettre que ça rendait une partie non négligeable de ses activités plus difficiles. Après tout on avait plus souvent tendance à se méfier d’un homme qui montrait ouvertement qu’il ne voulait pas être vu que celui qui avançait à la lumière du jour, sous les yeux de tous et malheureusement Arnaud ne pouvait s’en empêcher même lorsqu’il ne faisait rien d’illégal. Cela étant dit, ce n’était pas non plus spécialement une mauvaise chose, il fallait dire que le bougre n’avait pas une tête qui mettait en confiance et les prévôts avaient tendance à le garder à l’œil, Léona, la prévôt en chef de la justice langecine, avait tendance à envoyer un homme ou deux le voir lorsque quelque chose se passait dans la cité pour être certaine qu’il n’avait rien à faire avec l’histoire qui l’occupait. Mais bon aujourd’hui il n’était pas à Langehack, pour une fois, mais à Chiard. C’était une ville qu’il n’aimait pas et ce pour la simple raison qu’Arnaud n’aimait pas les bateaux or la cité était un des ports les plus importants du marquisat. Il préférait se tenir le plus loin possible de tout ce qui interagissait avec l’élément de Tyra mais aujourd’hui il n’avait pas vraiment le choix. Encore que, si, il l’avait, le choix, il pouvait aussi aller de l’autre côté de l’Oliyenne pour tenter une nouvelle vie mais il retombait sur le même problème : il fallait un bateau. N’ayant pas les faveurs de la Voilée il ne préférait pas prendre le risque.

De toute façon ce n’était pas pour ça qu’il avait prit le risque de venir. En cette froide journée pourtant ensoleillée il se dirigeait vers les faubourgs de la ville, là il toqua à la porte d’une petite maison, une femme blonde, aux yeux bleus et fatigués ouvrit. Elle n’était pas trop mal, se dit Arnaud en la détaillant un instant mais la réaction de cette dernière, méfiante, le rappela à son devoir.

« Qu’est-ce que vous voulez? » Décalra-t-elle pour briser le silence qui commençait à s’installer.
« J’ai une proposition pour votre époux. »
« Vous connaissez Gérard? » Demanda-t-elle en haussant un sourcil, toujours à moitié cachée derrière sa porte.
« On peut dire ça comme ça. » Le sourire édenté d’Arnaud ne dût pas aider à le rendre davantage digne de confiance.
« Ça tombe mal il est pas là. » Elle allait fermer la porte mais Arnaud la retint de justesse, son avant-bras et son pied la bloquant.
« Puis-je entrer pour discuter ? »
« Non. » Il était ferme, catégorique.
« Alors écoutez-moi. »
« Dépêchez-vous. » Gronda-t-elle, ce que l’intéressé fit.
« J’ai besoin que Gérard transmette à sa seigneurie Gaël de Laval la note suivante. » Il sortit un pli qu’il tendit. Lorsque l’épouse du soldat la prit d’une main elle sentit quelque chose de dur à l’intérieur, de sphérique. Arnaud retira sa main et lorsqu’elle ouvrit ladite note, ses yeux s’écarquillèrent. Si elle en avait vu un paquet, après tout ce n’était pas ce qui manquait dans la ville, elle n’avait jamais eu l’occasion de tenir un souverain entre ses doigts. Arnaud recula d’un pas avant de se racler la gorge.
« Alors, nous avons un accord? »
« Ce sera fait. » La voix féminine disparut derrière la porte et Arnaud disparut à son tour dans les ruelles de Chiard.

Le fameux Gérard quant à lui, ne vit pas la couleur de la pièce qui fut donné à son épouse, ce qui était sans doute pour le mieux vu qu’il l’aurait probablement dépensé en une nuit ou deux dans les divers débits de boisson de la ville. Par contre il vit très bien le pli mais comme il ne savait pas lire il était bien incapable de dire ce qui était marqué dessus. Faisant comme sa femme lui avait dit de faire, il transmit, dès qu’il en eut l’occasion, à son seigneur.

J’ai un plan de prêt pour vous aider à vous débarrasser de ce vilain nuage qui assombris votre horizon mais pour ce faire il me faut une chose : le sceau du baron. Pour vous qui régentiez autrefois Missède, je ne doute pas que vous n’aurez aucune difficulté à l’obtenir.

Il n'y avait aucune signature, ni formule de politesse et encore moins de date, seulement quelques lignes d’une belle écriture.

« Merci beaucoup maître Delray, je vais m’en occuper. Bonne journée et que les dieux vous gardent. »
« De même, très chère, passez une agréable journée et s’il-vous-plaît… »
« Je n’oublierais pas de fermer la porte de votre bureau en sortant, n’ayez crainte. » Elle termina sa phrase avec un sourire amusé sur les lèvres, c’est qu’elle commençait à le connaître, le recteur. Le vieil homme hocha distraitement la tête, son esprit étant déjà de retour dans ses expériences alors que Prudence trouvait son chemin hors du labyrinthe qu’était l’amalgame de ses appartements, de son bureau et de son laboratoire. La jeune femme s’en alla alors dans les couloirs du Collège Langecin sans prendre en compte ce qu’elle venait de dire à Crispin. En cette belle journée d’hiver, qui commençait à trop durer à son goût, elle avait bien autre chose à faire, des choses bien plus importantes. Mais évidemment, il fallait qu’elle y pense pour qu’un grain de sable vienne s’immiscer dans la machinerie de ses plans.

« Madame. » Salua Antoine suivit d’une révérence qui, Prudence devait bien l’admettre, n’était pas trop mal exécutée. C’était un homme quelconque et irritant, à l’instar d’un grain de sable, bien que la géomancienne devait admettre que ses traits ne manquaient pas de charme toutefois il avait encore du mal à masquer ses motivations et il était clair pour Prudence depuis qu’elle l’avait rencontré que ce roturier ne cherchait qu’à séduire l’une des élèves de haute naissance du Collège dans l’espoir de s’élever par le mariage et quelle meilleure cible que ce qu’il pensait être la future marquise ? Si seulement il n’était pas aussi bête qu’un grain de sable il saurait qu’il n’avait aucune chance. Déjà parce que Prudence voyait clair dans son jeu et surtout parce que son père n’accepterait jamais leur union et si ce dernier n’obligeait pas sa fille à l’épouser, cette dernière ne le ferait jamais de son plein gré or Antoine n’avait aucun moyen de pression.

« Messire. » Elle lui rendit son salut bien qu’il ne le méritât pas pour la simple raison qu’un jour peut-être elle arriverait à lui trouver une quelconque utilité. Ce dont elle doutait mais après tout elle avait bien réussit à rendre utile des personnes bien plus irrécupérables. « Que me vaut le plaisir de votre attention ? »
« Quelqu’un veut vous voir. »
« Et de qui s’agit-il ? » Elle résista à l’envie d’hausser un sourcil, soupçonnant là une nouvelle combine d’Antoine pour qu’elle passe un temps seule avec lui.
« Un chevalier missédois mais je lui ai dit que vous n’étiez pas disponible. » Cette fois ce fut un claquement de langue agacé qu’elle dût retenir.
« C’est très aimable de votre part, très prévenant. Je me suis justement libérée d’obligations chronophages, pouvez-vous m’indiquer où il se trouve ? » Pendant un instant il hésita mais devant le regard insistant de Prudence il préféra ne pas tenter Arcam.
« Avec plaisir. » Elle le suivit jusqu’à l’un des jardins botaniques du Collège qui servait autant  la préservation qu’à la culture de plantes rares. Une fois arrivé devant Edgard elle congédia Antoine avec toute la patience qu’elle put mobiliser, elle aurait sûrement pu en faire preuve de plus si celui-ci ne l’avait pas déjà usé. Après les salutations d’usage elle proposa au chevalier de se promener avec elle, lui demandant si le remède élaboré pour son épouse avait fait effet comme escompté pour les quelques oreilles indiscrètes qui risquaient de les écouter. Les jardins du Collège étant un excellent endroit où discuter de tout et de rien, il n’était pas rare d’y voir quelques oreilles trainer dans l’espoir d’entendre quelques informations utiles. Une fois arrivé dans une alcôve de ce labyrinthe végétal, Prudence, certaine qu’ils étaient seuls, qui avait jeté quelques coups d’œil à ce que le chevalier tenait dans sa main gantée de fer, regarda une dernière fois le porte document avant de lancer un sourire complice à ce cher Edgard.

« J’en déduis que notre ami a réussi à trouver ce qu’il cherchait. »

Prudence hocha la tête, absent pendant une ennéade, elle ne savait trop quoi en faire mais sans doute trouverait-elle bien assez tôt. Puis lui vint une pensée qui la poussa à se ronger l’ongle de son pouce mais lorsque le pauvre ongle se trouva entre ses dents elle se reprit et sa main alla remettre son manteau en place.

« Avant de vous répondre je dois m’assurer de quelque chose. » Elle lui fit signe de garder les documents puis ferma les yeux pour se concentrer et resta immobile pendant un peu plus de deux longues minutes avant que ses paupières ne dévoilent à nouveau ses deux pupilles émeraudes. La géomancienne étant certaine que personne ne pouvait les entendre, à moins que l’hypothétique espion n’ait réussit à prendre place sur une haie, car, son esprit ayant plongé dans le sol, elle n’avait senti personne à sa surface mise à part Edgard et elle-même dans un rayon qu’elle estima être sûr. Elle tendit ensuite les mains pour recevoir les précieux documents. « J’ai prévu de faire accuser notre baron favori de rébellion. »

Elle inspecta les documents vierges un par un, les manipulant à main nue, ce qu’elle regrettait un peu à cause du froid ambiant. Décidemment cet hiver était bien trop rude et semblait s’étirer en longueur.

« Sur le domaine baronnial, le long de l’Afayel, à la frontière avec le domaine de sa seigneurie de Reolansor, que vous connaissez sans doute de nom, le village de Mende a une particularité intéressante. » Mettant son poing devant sa bouche, Prudence se racla la gorge, s’apprêtant à expliquer le détail de son plan. « Le village en lui-même est sur la rive reolansine, ce qui en fait donc une possession du châtelain. Il y a deux siècles, à quelques années près, un moulin fut construit avec une jolie roue à aubes pour profiter de la puissance des eaux. Ce qui n’a évidemment pas plu au chevalier qui pouvait voir, depuis son côté de la rivière, qu’une part des revenues que son voisin obtenait ne lui revenait pas. Le soucis de ce chevalier fieffé était que le châtelain avait un document dans les archives du culte de Tyra expliquant que la partie de la rivière dans laquelle plongeait la roue faisait partie du domaine reolansois et non missédois comme c'est le cas du reste de l'Afayel. »

Elle fit une pause pour reprendre son souffle et laisser le chevalier emmagasiner les informations qu’elle venait de lui donner. Elle aurait d’ailleurs pu en rajouter, dire que le document en lui-même était douteux, qu’il semblait avoir été faussement vieillis et que le prêtre qui retrouva le document en question n’était autre que le frère du châtelain de l’époque mais tous ces détails étaient bien superflus alors elle préféra les laisser de côté.

« L’histoire en resta-là mais certains hommes sont tristement cupides et comme nous le savons tous, les qualités et défauts se transmettent bien souvent par le sang alors ses descendants en héritèrent également. Il y a deux ans, alors que son excellence mon père était partis chassé, comme il le fait souvent et que mon frère faisait… je ne sais pas trop ce qu’il faisait mais c’était sans doute important. » Si elle ne savait en effet pas ce que Théodoric faisait à l’époque, elle était pourtant certaine que ça n’était pas important du tout, sans doute s’entraînait-il avec le maître d’arme, Morrin d’Ausal ou peut-être qu’il rêvait des dragons blancs sur Nelen ; dans tous les cas ça ne valait pas la peine d’être mentionné. « Après tout il régentait en l’absence de son excellence notre père. Tout ça pour dire que l’affaire avait ressurgit mais comme elle n’était pas assez importante pour obtenir l’attention de qui que ce soit d’important, qui que ce soit capable de trancher une bonne fois pour toute, elle traina. »

Elle n’expliqua pas qu’elle avait bien tenté de s’en charger mais qu’on l’avait gentiment écarté de cette affaire, ce qu’elle n’avait pas vraiment apprécié alors elle était allé voir sa bonne amie : l’épouse du bourgmestre.

« Jusqu’à ce que finalement quelqu’un s’en occupe. Quelqu’un que je connais et que j’ai pu conseiller, de loin. » Pour ne pas dire que le bourgmestre était allé voir son frère pour enfin lui dire d’arrêter de fuir ses responsabilités ; en réalité Prudence ne savait pas ce qu’il lui avait dit mais elle imaginait sans mal que l’échange qu’il eut avec Théodoric se soit passé ainsi, son frère n’étant faible sans doute le bourgmestre avait pu lui parler ainsi et s’en sortir sans trop de soucis. A partir de là souffler à son frère ce qu’il devait faire n’avait pas été bien difficile. « Ce qui fit ressurgir cette histoire des tréfonds, c’était que le document qui permettait au châtelain de Reolansor d’user de l’Afayel pour faire tourner sa roue à aubes ne pouvait plus être trouvé. Des discussions animées, des débats sans fins, s’en suivirent et à son retour, son excellence mon père demanda l’aide du clergé de la Bienveillante comme médiateurs, comme arbitres. »

Prudence passa sous silence que c’était bien pratique pour son père qui, depuis qu’il avait fait rénover un monastère, celui où Linaëlle avait passé du temps, en plus d’un don généreux en monnaie, le culte le voyait d’un bon œil.

« Il fut décidé que les redevances du moulin seraient partagés entre le châtelain de Reolansor et le chevalier missédois. C’est malheureusement une solution qui ne plait à personne, le chevalier hurle que sa part est bien trop petite tandis que le châtelain clame le contraire ; à ça il faut ajouter, entre autres, les retards de paiement qui ne font qu’aggraver les tensions existantes et nous voilà avec une belle opportunité. Imaginons un instant que le chevalier, mécontent, ait demandé l’aide de son suzerain pour… disons se débarrasser d’un moulin qu’il préférerait voir brûlé plutôt que de continuer à enrichir son voisin de l‘autre côté de la rivière plus que lui. Le baron, voyant là une belle occasion de laver l’honneur de son vassal, s’assurant ainsi de sa loyauté, accepterait et enverrait une bande de brigands, ne voulant évidemment pas risquer ses propres hommes. Des brigands qui recevraient leurs instructions par lettre, vu qu’Ernest ne peut pas être vu en telle compagnie. »