Un départ sans adieux

Fin de la 2ème ennéade
Hiver, Karfias de l'An 18:XI

La journée était déjà bien avancée lorsqu'on vint trouver Aaron. Dame Louise était sortie avec le fameux Dante, ce qui le rendait passablement inquiet mais quelque chose viendrait bientôt chasser ses inquiétudes par d'autres bien différentes.
Le Conseiller fut conduit jusque dans la salle de réception. Un petit attroupement s'était réuni autour d'une des tables et le quarantenaire s'approcha. Quelques silhouettes s'écartèrent en le voyant arriver pour lui céder le passage. Peu à peu, l'ancien mercenaire vit apparaître une silhouette. Celle d'un homme en piteux état. On lui avait donné à boire un bol de bouillon dont il se réchauffait le ventre.
Devant le silence révérencieux qui se créait à cette irruption, l'inconnu se tourna vers Aaron et leurs yeux se croisèrent.

-C'est pas vrai... Lâcha l'homme tandis que le Conseiller ne cachait pas sa surprise.

Tous furent étonnés mais personne n'osa demander comment les deux hommes se connaissaient. D'ailleurs, le quarantenaire leur demanda de bien vouloir les laisser. Peut-être eut-il besoin d'assurer au Capitaine que la sécurité de Fernel n'était pas remise en cause par la situation pour calmer ses craintes mais il ne chercherait pas à se justifier outre mesure.
Un entretien se tint à voix basse entre les deux amis de longue date. Un entretien qui plongea Aaron dans un état de profonde inquiétude et de réflexion. Finalement, après avoir passé la consigne que l'on prenne soin du nouveau venu et fait appeler son fils, le Conseiller remonta à l'étage dans sa chambre. Les Kolhe y passèrent un moment avant que, finalement, le paternel n'en ressorte, habillé comme le jour de son arrivée au château, son sac sur son épaule. Efren resta sur le seuil et suivit les pas de son père qui s'éloignaient dans le hall. Il l'entendit rejoindre une voix lointaine mais qu'il reconnut néanmoins. Aaron marqua un arrêt et l'adolescent savait pourquoi. Il leva une main pour lui dire au revoir... Et le quarantenaire s'en alla. Le jeune homme resta là quelques instants avant de rejoindre sa propre chambre. Dans un tiroir, il rangerait un petit parchemin roulé à l'attention de Louise et qu'il lui remettrait lorsqu'elle rentrerait.

Louise ne rentre que le lendemain, épuisée, fatiguée comme elle ne l’a encore jamais été, laissant Dante se reposer dans sa chambre. Elle, elle va se jeter sur son lit, encore vêtue de ses habits de la veille, dépeignée, dégageant une odeur forte d’alcool, de sueur et d’autres choses encore. Elle finit par s’endormir, se reposant de longues heures jusqu’au soir où elle put enfin prendre un peu soin d’elle en compagnie d’Anaëlle.

Les deux femmes n’échangèrent pas un mot.

Louise n’en ressentait pas le besoin. Et Anaëlle n’osait rien dire.

Ce n’est qu’après de longues minutes de toilette, de bain et vêtue d’une jolie robe, comme elle en porte tous les jours, quelques perles dans ses cheveux, qu’elle se dirige vers les appartements d’Aaron.

Elle frappe à la porte, attendant sur le palier, les mains sagement nouées sur le devant de sa belle robe vert émeraude.

Personne ne répond.

Elle frappe une seconde fois.

Toujours aucune réponse.

Elle se dirige alors vers les appartements d’Efren et frappe à la porte, la morsure d’une inquiétude commençant, une fois de plus, à grignoter son cœur.

- Efren ? C’est Louise…

Cela faisait déjà une journée entière. Une journée qu'Aaron s'en était allé et qu'un rouleau de parchemin attendait dans le tiroir de son fils. Le jeune homme n'était pas vraiment préparé à ce que sa route se sépare de celle de son père. Pas déjà et pas de cette manière. Et encore moins maintenant qu'ils commençaient à filer des jours paisibles à Fernel. Cependant, après une vie à devoir regarder par dessus leur épaule, à regarder s'éloigner ceux qui croisaient leur chemin et à guetter ceux qui les suivaient. Efren avait aujourd'hui la possibilité de quitter tout cela. Plus rien ne l'obligeait à poursuivre plus longtemps cette marche effrénée.

Enfin si... Une personne pouvait encore lui demander de partir.

Alors qu'il l'avait guettée toute la journée, Louise se présenta enfin à la porte de l'adolescent. Alors qu'il essayait de se tenir concentrer sur son travail, il s'arrêta et posa les bras sur son bureau. Il soupira. Le moment risquait de ne pas être facile. Il ouvrit son tiroir et chercha le petit rouleau de papier avant de le glisser dans sa veste.

-Entrez. Le jeune Kolhe tourna son regard bandé vers la porte qui s'ouvrit comme s'il avait pu voir son visiteur. Il referma le tiroir avant de saluer la maîtresse des lieux. Bonsoir. J'imagine que ce n'est pas moi que vous êtes venu chercher. Je suis désolé, il n'est pas là. A vrai dire... il n'est pas à Fernel.

Efren avait entendu la Dame passer devant sa chambre et frapper à la porte d'à côté avant de venir le voir. Il reconnaissait les pas de ceux qui venaient souvent le voir : Aaron, Max, Ed et Anaëlle bien sûr. Mais Louise, un peu moins. Ce ne fut qu'en entendant sa voix qu'il sut qui était là. Et si elle avait tenté d'aller voir son père d'abord, c'était que personne n'avait informé la jeune femme... C'était bien sa vaine... Il allait devoir tout lui annoncer lui-même. Il l'invita d'un geste à s'asseoir près du feu, essayant de ne pas prendre un air trop grave, et la rejoignit. Il maîtrisait parfaitement la morphologie de sa chambre et n'avait pas besoin d'aide pour s'y déplacer tant que tout restait scrupuleusement à sa place. Il s'installa et commença.

-Il s'est passé quelque chose pendant votre absence. Commença-t-il en tâchant de paraître aussi paisible que possible. Quelqu'un est arrivé hier en fin de journée. Quelqu'un qui semblait mal en point. Alors on a fait quérir mon père. Il se trouve... que c'était un vieil ami à lui. Un ami qui l'a vu grandir. Il ne pensait pas trouver mon père ici mais il avait cruellement besoin d'aide. Ou plutôt, le reste de son groupe avait besoin d'aide. Ils ont été une famille pour mon père pendant longtemps. Alors il est parti avec cet homme hier avant la nuit, pour tenter de les sauver.

Louise entre donc et ferme la porte, en douceur, avant d’avancer vers le milieu de la pièce, où elle s’arrête, saluant Efren d’une voix devenue un peu rauque.

- Bonsoir Efren.

Elle observe rapidement la chambre, se mordant la lèvre de déception de ne pas voir Aaron. Une déception que se transforme en angoisse quand le jeune homme lui annonce qu’il n’est plus là.

- Comment ça, il n’est pas à Fernel ? Qu’est-ce que cela signifie ?

La châtelaine accepte volontiers la chaise proposée et va s’y installer, le cœur battant un peu plus vite. Assise, elle attend poliment qu’Efren prenne place à son tour et ne le quitte pas des yeux, les mains nouées sur ses genoux, toute droite, dans sa jolie robe vert émeraude.

Elle l’écoute ensuite, plissant les yeux, essayant de démêler les informations. Il est parti pour sauver un homme ? Un groupe d’hommes ? Hier avant la nuit ?? Mais…

- Efren, je ne suis pas rentrée parce que je suis restée bloquée par la neige dans un refuge à quelques heures d’ici…Et il y avait des loups en chasse…Par tous les Dieux, Efren, ton père est parti en pleine tempête ? Pour un homme qui débarque comme ça au château ??

Elle passe une main sur son visage, horriblement inquiète maintenant. Elle se lève et fait les cent pas, en se triturant nerveusement les mains.

- Qui est cet homme ? Cela ne pouvait-il attendre mon retour ??? De quoi avait si grand besoin cet étranger pour que ton père parte comme ça ?

L’émotion et la peur dans la voix de Louise sont parfaitement audibles et non feintes, tout à fait sincères. Si Aaron n’a pas eu le temps de se mettre à l’abri, il est probablement mort à l’heure qu’il est. Elle demande :

- Y a-t-il un quelconque moyen de savoir s’il est en vie ? S’il va bien ? Efren ?

Louise se leva et s'agita de plus en plus en comprenant le danger que son père avait choisi d'encourir mais il lui manquait tellement d'informations encore... Et il n'avait pas pour consigne de les lui donner. Quant à cette lettre qu'il gardait, il doutait qu'elle contienne toutes les réponses. Il se leva à son tour et se plaça sur la trajectoire de la jeune femme, les mains devant lui en signe d'apaisement.

-La tempête avait à peine commencée lorsqu'ils sont partis. Ils ont probablement eu le temps de rejoindre le premier hameau sur leur chemin avant que la route ne disparaisse. Il va bien.

Il parlait avec assurance car il n'y avait pas lieu de s'affoler pour un peu de neige. Aaron était un homme du Nord, il ne craignait pas le froid et il avait parfaitement conscience des risques qu'il prenait. Risques qui n'étaient jamais inutiles mais toujours calculés. Tout comme le fait de rester à Fernel pour contrecarrer Geoffroy alors qu'il aurait pu se retrouver avec une fiole de poison dans sa coupe. Mais il fallait le bon moment pour se débarrasser de lui, le moment qui servirait au mieux les intérêts de son détracteur, et ils n'en étaient pas arrivé jusque là. Efren lui adressa un sourire amusé et rassurant mais sans joie.

-Vous vous inquiétez pour sa sécurité mais en ignorant qu'il n'a jamais cessé d'être en danger depuis trente ans.

Et cela ne semblait pas effrayer le garçon qui demeurait d'un calme sidérant alors qu'il admettait que son père -et lui par extension- n'avait jamais été à l'abri. C'était ce qui les rendait si particuliers, si paisibles et si proches. Le quarantenaire était parti sans lui mais l'adolescent n'affichait pas la moindre inquiétude. Peut-être seulement un peu de préoccupation et de tristesse mais est-ce dû à ce que son père était parti faire ou parce qu'il en était séparé pour la première fois de sa vie ?

-Il n'y a pas que des hommes dans ce groupe. Il y a aussi des femmes et des enfants... Des gens biens. Qui n'ont rien demandé à personne.

Il ne pouvait pas en dire beaucoup plus sans que Louise ne comprenne l'un des plus lourds secrets de son père et on ne l'avait pas mandaté pour ça. Sa mission à lui était très simple.
Glissant une main dans sa veste, Efren en sortit le petit rouleau de parchemin fermé d'un ruban bleu et d'un seau improvisé représentant une rose et un cheval cabré. Il le tendit à la jeune femme et, lorsqu'elle l'eut pris, il se retourna pour revenir près de la cheminée, lui rendant son espace vital.

Une lettre cachetée:

- Depuis trente ans ??

Elle ouvre de grands yeux tous ronds en dévisageant Efren, comme s’il venait de dire une énormité.

- Est-il un criminel ? Un être recherché par je ne sais qui, je ne sais où ?? Ton père est incapable de faire volontairement du mal à quelqu’un, pourquoi serait-il en danger depuis si longtemps et surtout pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ???

Elle reprend sa marche, incapable de demeurer en place, l’esprit en ébullition, réfléchissant à voix haute.

- Des femmes et des enfants…Par tous les dieux, Efren, s’ils sont des amis de ton père, ils pouvaient venir ici !!! Qu’est-ce que cela signifie, à la fin ? ça n’a aucun sens, aucun !

Louise est sur le point de se trouver mal et il lui faut toute sa retenue et toute la décence dont elle est encore capable pour prendre le rouleau et le décacheter.

- … ?

Au fur et à mesure de la lecture, le visage de Louise se ferme, petit à petit. Chaque mot se grave dans son esprit avec la douloureuse incandescence d’un fer chauffé à blanc, tandis que son teint pâlit jusqu’à en devenir livide. C’est trop. Beaucoup trop à supporter d’un seul coup. Elle abaisse le parchemin, et murmure :

- Il ne reviendra jamais n’est-ce pas ?

Alors un rire s’échappe de sa gorge.

Un rire sinistre et totalement fou, un rire démentiel qui se répercute dans la pièce. Des larmes ruissellent sur ses joues, tandis qu’elle rit de plus belle, serrant la lettre dans sa main.

- Et il ne s’appelle même pas Aaron.

Elle relit le parchemin, le corps secoué de spasmes, dévastée. Anéantie. Détruite.

- Bonne soirée Efren.

Louise pleure en souriant. Elle quitte la pièce sans plus rien dire et se rend à sa chambre dans laquelle elle s’enferme, avant de se rendre à la fenêtre, pour regarder l’horizon. Déposant la lettre sur la console, elle ne retient ni n’essuie toutes les larmes qui roulent sur ses joues pâles. Dans un mimétisme saisissant, elle prend la même attitude que sa défunte mère, lorsqu’elle regardait l’horizon en quête d’une silhouette chérie entre toutes. Elle ne s’en aperçut que lorsque le froid de sa chambre lui fit frissonner les épaules.  

Il est parti et il ne reviendra probablement jamais.

Cette réalité douloureuse lui coupe le souffle.

La châtelaine s’écroule au sol après un ultime rire, son esprit préférant sans doute la couper de cette affreuse réalité avec laquelle elle va devoir vivre désormais : Aaron est parti et ne reviendra plus.

-Je ne sais pas.

Voilà tout ce que le jeune homme avait pu répondre. Le plus sincèrement du monde. Il s'en savait rien. A présent, bon nombre d'inconnus nimbait son père de brouillard bien plus efficacement que ne le faisait ce bandeau sur ses yeux. Efren était terriblement sérieux finalement alors que l'avenir de sa seule famille semblait si incertain. Mais il ne demandait pas à Louise de comprendre ni de compatir à son sort. Lorsqu'elle serait en état de l'écouter, il lui ferait savoir que, si elle le voulait, il pourrait partir lui aussi, bien conscient qu'il ne ferait que lui rappeler Aaron à chaque instant. Et si elle le gardait près d'elle, au moins pendant un temps, un jour peut-être lui ferait-il savoir que, s'il ne savait pas où était son père, il savait comment le retrouver. Si elle devait tout perdre, il pourrait au moins lui offrir cela.

L'adolescent tourna vers elle une mine un peu surprise. Il lui avait dit son vrai nom ? Son nom complet ou seulement son prénom ?

La jeune femme ne semblait pas comprendre la portée du geste de l'homme qu'elle aimait. Ce qu'il avait voulu lui laisser par ces dernières lettres gravées à l'encre sur le papier. Une part de lui. De ce qu'il était vraiment.

Louise s'en alla subitement, clôturant cette entrevue par ce nom qu'il avait dû faire sien depuis quelques mois. Il ne l'avait pas dit à Anaëlle d'ailleurs... En fait, quelques secrets de son père l'impactaient encore. Et maintenant qu'il n'était plus là, il hésitait sur la conduite à tenir. Mais c'était peut-être tout simplement trop tôt pour qu'il décide quoi que ce soit.
Las et un peu ébranlé aussi d'avoir dû annoncer tout cela à la femme que son père aimait, Efren se laissa tomber sur le premier siège venu. Il donnerait tout pour se plonger dans les bras de sa petite amie maintenant. Sans parler, sans bouger. Juste pour la sentir près de lui et savoir qu'il n'était pas aussi seul qu'il en avait l'impression.

Seul avec les fardeaux de toute une vie d'Homme alors que sa vie à lui commençait à peine...