Les pierres du sanctuaire sont dispersées.

Dans la nuit d’arkuisa à elenwënas de la troisième ennéade de karfias 18 : XI.

Seule, assise à ton bureau, tu reposes ta plume alors que tu as du mal à concentrer ta vision qui devient parfois floue ; tes dernières lectures furent plus pénibles qu’elles n’auraient dûes : tu as passé ton temps à lire et relire la même ligne. Soit parce qu’une fois que tu l’avais fini tes yeux verts revenaient au départ de ladite ligne, soit parce que tu n’arrivais pas à en extraire le sens. Tu n’as qu’une seule envie : poser ta tête sur le bois et enfin fermer tes paupières. Tu luttes contre cette envie, ton lit t’attends et, surtout, tu sais qu’Eryvïnn te feras la leçon le lendemain s’il te trouve là or tu sais également qu’il sera debout bien avant toi. Alors après quelques minutes d’intense lutte tu décides finalement de te lever et tu te traines plus qu’autre chose jusqu’à la porte et tu remercies ton habitude de toujours la laisser ouverte quand tu travailles.

Lorsque tu te retrouves en face de l’arbre qui occupe le centre de votre maison, tu tournes la tête vers la droite, vers ta chambre, mais aussi celle de ton époux et pendant un instant tu es tentée d’aller le rejoindre avant de rejeter l’idée d’un mouvement de tête. Mais avant de pouvoir t’engager dans le couloir qui te mènera jusqu’à ton doux lit tu es arrêtée par une petite tête vert pâle qui descends lentement d’une des branches. Les petits yeux dorés et noirs du tentapatte ont quelque chose d’étrange que tu ne saurais définir. Ses oreilles gigottent un instant et tu peux voir l’un de ses tentacules se diriger vers toi et ce n’est qu’une fois qu’il est devant tes yeux que tu te rends compte qu’il empoigne quelque chose. Tu te tends en sentant la colère poindre et ton regard se plonge dans celui de Pôdcalen et c’est à ce moment que tu comprends qu’il sait parfaitement qu’il a fait une bêtise et qu’il en est désolé. Tu attrapes la lettre froissée et en voyant qu’elle vient de l’arbitre d’Ardamir tu hésites entre t’effondrer, là, sur le sol, et retourner dans ton bureau.

« Qu’est-ce que je t’ai dit à propos des lettres importantes ? » Tu accompagnes ta question d’un râle courroucé, frustré, mais tu fais tout de même attention à contrôler le volume de ta voix ; ton époux à le sommeil léger et tu préfères éviter de le réveiller. Surtout pour ça. L’animal disparait dans les branches aussi vite qu’il est apparu et tu traines les pieds, pour t’effondrer plus que t’assoir, à ton bureau puis tes yeux fatigués parcourent lentement la lettre et au fur et à mesure que les mots arrivent à pénétrer l’épais brouillard de fatigue qui enveloppe ton esprit ton corps est pris d’un petit regain d’énergie. Tu prends à nouveau ta plume et tu écris deux mots : « réveilles-moi. »

Oglicos de la troisième ennéade de karfias 18 : XI,
Au couché du soleil, à la frontière du protectorat d’Ardamir et d’Alëandir.

Ce moment, tu l’as attendu depuis un certain temps, depuis que tu es partie de la capitale en fait. C’est une étape obligatoire de ton voyage et les marins avec qui tu fais ledit voyage sont suffisamment sympathiques pour s’accommoder de tes lubies. Alors pendant qu’ils débarquent pour se réapprovisionner tu débarques pour marcher dans la forêt. Tu ne cherches pas des fruits sauvages à cueillir ou bien un animal à chasser mais un endroit et pour le trouver tu n’as qu’à te laisser guider par la Symphonie. Tes oreilles, frémissent, tremblent, bougent jusqu’à ce que, finalement, lorsque tu ouvres les yeux tu te tiennes au cœur d’un sanctuaire noss. Tu poses ta main gauche sur l’épaisse écorce de l'arbre central et tu commences à chanter une prière en l’honneur d’I Emël au rythme de la Symphonie.

Au cours de ma vie, j’ai vu des choses. Des choses que peu d’autres ont eu l’occasion de voir. Mais le spectacle du cœur d’Anaëh blanchi par la neige… je pense pouvoir affirmer sans hésiter qu’il s’agit de l’un des plus impressionnants sur lesquels il m’ait été donné de poser les yeux. Des plus rares aussi. En un Cycle, les hivers blancs sous les sempervirentes, je pourrais les compter sur une main. Seulement qui sait ? Les choses changent. Peut-être le futur continuera-t-il d’imposer à Alëandir et à Ardamir le même froid à chaque nouvelle saison des vents. En tout cas c’est ce que ces dernières années semblent suggérer.

Mais pourquoi ? Pourquoi de tels changements infligés à notre monde ? Et pourquoi si soudainement. J’aurais aimé que La Mère m’offre de le savoir, mais alas, je ne pourrais jamais que faire comme mes congénères et faire mes propres hypothèses, en priant I Mîngely qu’elle nous aide à choisir la plus proche de la vérité. Et en espérant qu’elle le fasse à temps pour que je les pauvres hères qui m’ont précédé ici puissent se permettre d’arrêter de semer des fétiches dans leur sillage.
C’est qu’avec le froid, les traces des Ornedhelles sont moins discrètes à l’accoutumées. Même à moi, il m’est habituellement difficile de traquer mes pairs sans que Liltalaima ne veuille bien m’offrir son aide, mais sous la neige… les traces de pas sont plus profondes et restent figées plus longtemps. Les branches fébriles des arbres prennent plus longtemps qu’à l’accoutumée à se redresser après avoir été pliées. Les bêtes trop léthargiques pour quitter leurs terriers tardent à nettoyer les offrandes laissées par nous autres Sylvains. Nos Sanctuaires ressemblent à des Sanctuaires plutôt qu’à des lieux indistincts du reste de la forêt.

Il semblerait d’ailleurs que je ne sois pas le seul que cela attire.

Je prends un instant, perché dans les branches basses, pour écouter la voix de la Chanteuse, et m’imprégner de ses attitudes. Une autre elfe perdue semblerait-il. Mais perdue à d’autres pensées. À des pensées plus vastes, plus génériques, et pour cette même raison, qui auraient beaucoup plus vite fait de provoquer confusion. Seulement, contrairement à mes chers amis et à leurs fétiches, peut-être qu’elle, je peux l’aider.

J’attends. J’attends qu’elle ait terminé de psalmodier, et là seulement, je descends de mon perchoir. Prenant le temps de mettre un pas devant l’autre pour ne pas l’effrayer, je me présente comme je me présente presque toujours.

- C’est une question que les temps ne semblent décidément pas vouloir guérir, je te l’accorde. je souris, affable Après tout ce temps, les voies de nos propres Frères nous restent toujours plus impénétrables encore que celles de La Mère.

Tu ne saurais dire pourquoi tu aimes cet endroit, pourquoi tu t’y arrêtes à chaque fois que tu remontes la Voie Blanche au point d’en devenir une sorte de pèlerinage, mais il t’apaise et si d’autres elfes en ont fait leur sanctuaire tu ne dois pas être la seule à qui il fait cet effet. Ou de l’effet tout court d’ailleurs. Certes la Symphonie est différente, plus forte, plus claire peut-être, mais ce n’est pas tout et comme tu n’es jamais resté bien longtemps tu n’as jamais pris le temps d’élucider ce mystère ; malheureusement ce n’est probablement pas ce soir que tu vas t’y mettre, te ne dois pas tarder à repartir pour éviter de vous mettre davantage en retard. Tu n’y resteras que le temps d’une prière et tu n’as pas besoin de beaucoup plus.

Alors que ta voix s’éteint, que tu as finie de prononcer les dernières syllabes, que ta supplique, tu l’espères, a atteint les oreilles de votre Mère, tu décolles tes doigts de l’écorce pour te tourner vers la chose qui fait craquer la neige sous ses pas. Tu aurais bien dit que c’est un elfe parce qu’au son qu’il fait en marchant il est clair que c’est bipède mais tu t’es déjà fait avoir. Toutefois, sceptre en main, quand tu te retournes le doute n’est plus permis. En voyant que ce n’est pas un citadin tu t’apprêtes à lui dire que tu as un accord avec la noss mais il parle avant que tu n’aies pu ouvrir la bouche.

Tu pousses un soupir fatigué en l’écoutant.

« Désolée… ce n’est pas contre toi. C’est juste que… tu as raison. Malheureusement. Même si parfois je ne sais pas si c’est la volonté de Kÿria ou celle de ses enfants qui est la plus insondable. » Ce qui te rappelle la discussion que tu as eu avec Lómion à propos de l’Arc et celle que tu as eu avec le roi et le commandant de la milice d’Alëandir. Et dire qu’il s’agit-là seulement de problèmes citadins parmi tant d’autre et qu’à ça il faut ajouter les différents entre ornedhels et taledhels. Sans oublier ceux internes aux clans. Ce qui t’as presque persuadé que seul l’élu d’I Ëmel peut effectivement unir ses enfants et tu ne sais pas si tu dois en rire ou en pleurer. « Un coup c’est l’une, un coup c’est l’autre mais ce n’est jamais la bonne quand on en a besoin. »

Tu le regardes un instant avant de te dire que ça sera probablement la dernière fois que tu auras l’occasion de parler à quelqu’un d’entièrement extérieur au problème avant d’atteindre Ardamir et que ça serait du gâchis de laisser passer cette opportunité.

« Je sais que les problèmes de citadins ne vous intéressent pas mais est-ce que tu aurais la bonté d’aider une vieille elfe ou au moins de l’écouter ? »

Perdue effectivement. Prise au piège d’un esprit trop consciencieux, comme le sont bien trop souvent les Citadins. Plus grand est le clan, plus lourds sont ses problèmes. Ainsi ceux des pierres payaient le prix de leur puissance. Seulement je me retrouvais bien forcé de le constater. Quoiqu’ils ne le fassent pas tous avec la plus grande joie, les dirigeants des Cités restaient assez humbles pour aller chercher de l’aide lorsque le poids de leurs responsabilités se faisait trop grand. Et c’était tout à leur honneur. Surtout lorsque l’aide devait prendre un visage qui ressemble au mien.

- J’ai toute l’éternité devant moi. je réponds, sur le ton de la plaisanterie Alors c’est le moins que je puisse faire.

Sans plus de formalités, je me laisse tomber assis sur le sol, et invite ma nouvelle camarade à m’y rejoindre. Quitte à ce que la forêt soit couverte d’un tapis de neige, autant profiter du coussin – aussi fin soit-il – qui rendait la litière un peu plus confortable. Ou un peu moins inconfortable. Tout dépend d’à quel point on est habitué aux véritables oreillers !

- Prends-le comme tu voudras, mais en réalité, je trouve les problématiques des Cités absolument passionnantes. On en apprend énormément.

Un gloussement t’échappes à sa réponse. Si seulement c’était aussi le cas pour toi. Tu le suis au sol, t’asseyant sur ta cuisse ; l’humidité n’a pas vraiment tes faveurs, tu préfères donc la limiter autant que faire se peut.

« C’est… étonnant. Mais bienvenu. » Te dépêches-tu d’ajouter pour éviter que ça ne soit mal pris par ton interlocuteur. « C’est vrai qu’on apprends davantage des problèmes. Ce qui est d’ailleurs bien dommage. Et on apprends encore plus en trouvant une solution. »

Un mince sourire vient pointer le bout de son nez sur tes lèvres. Tu te dis que c’est bien regrettable d’avoir besoin de problèmes pour en apprendre davantage mais en même temps si tout va bien y’a-t-il quoi que ce soit à apprendre ? Sûrement mais là n’est pas vraiment la question.

« Comme tu l’as peut-être vu, certaines cités se sont vidées, elles ont été abandonnées mais leurs habitants n’ont pas été laissés à leurs sorts. Ceux qui n’ont pas voulu rejoindre nos frères et sœurs des clans ont alors migré vers d’autres cités et dans l’une d’elles il y a des… soucis de cohabitation. » Tu ne peux pas vraiment leur jeter la pierre, les circonstances sont exceptionnelles et tu les comprends mais il n’empêche que tu ne sais pas comment tu vas bien pouvoir t’y prendre pour remettre de l’ordre dans tout ça, pour apaiser tout le monde, pour leur permettre de retourner à une vie paisible. Peut-être que, seule, tu ne pourras pas. « Ardamir a beaucoup souffert des conflits qui ont secoué l’Œuvre et s’est érigée en pacifique, ce que j’ai tendance à soutenir, c’est une attitude bien trop rare à mon goût. Toutefois Ardamir a aussi soutenu l’expédition guerrière de notre roi hors d’Anaëh. »

Ce qui t’arraches une grimace. Tu aurais dû l’empêcher, insister, pour qu’ils ne partent pas mais tu ne l’as pas fait et maintenant tu dois en assumer les conséquences. Tu dois vivre en sachant que tu aurais pu empêcher la mort de tant des tiens et que leur sang est autant sur tes mains que celles des daedhels. Et sur celles d’Artiön.

« Possiblement pour calmer les wyslenans et les rescapés d’Eraïson qui ont du mal à échanger leur comportement plus guerrier pour un mode de vie plus paisible, pour les aider à s’intégrer. Ça a eu l’air de marcher, un peu, pendant un temps mais j’ai récemment reçu une missive demandant mon intercession. Les frictions sont reparties de plus belle et je ne sais pas pourquoi mais je l’apprendrais sûrement une fois que j’arriverais sur place. Le soucis étant que je vais très probablement arriver dans une cité dont une partie de la population me verra dans le camp des ardamiris, je n’ai jamais caché mon aversion à la violence, j’ai donc peur de ne pas pouvoir réussir et ce avant même d’avoir essayé. »

J’entends. Les querelles entre elfes ne sont pas choses nouvelles, et ne seront certainement jamais choses anciennes. Les Cités ne sont en réalité pas bien différentes des clans. Les disputes – parfois même violentes – entre les tribus sont le lot quotidien des guerriers Ornedhels. Alors pourquoi attendre des Taledhels – qui sont elfes de la même manière – qu’ils soient plus réservés ? Si ce n’est pas le territoire ce seront les idées. Si ce n’est pas les idées ce sera la tradition. Si ce n’est pas la tradition, ce sera ce sera la foi. Cohabiter avec des personnes à la fois si semblables et si différentes n’est aisé pour personne.

- Faut-il vraiment qu’ils changent ?

Je lance l’air de rien, sachant très bien quelles implications pouvait avoir cette question. Changer. S’adapter. C’est bien là l’un des concepts qui nous est le plus étranger. La faute à Celle qui nous a trop bien faits. Ni le soleil le plus ardent ni les blizzards les plus mordants ne sauraient nous brûler la peau. Il n’est aucune chaire, ni végétale, ni animale, que nous ne puissions consommer. Il n’est aucun concept intellectuel que nos Souffles ne sauraient examiner. La Mère nous a trop bien faits, et ce-faisant, elle nous a condamné à vivre notre force comme une faiblesse.

- S’il y a une chose que j’ai appris, c’est que nous – nous tous – avons beaucoup de mal à reconstruire notre personne.

Et c’est en cela que s’exprime la perfection de la Création de L’Aînée.

- Mais le temps m’a aussi fait réaliser que rien n’est sans raison.

Je souris, mes yeux plongés dans ceux pensifs de mon amie.

- Et que parfois, il est un plus beau futur inscrit dans ce qui est que dans ce que l'on voudrait qu'il soit.

- Dicter à ses Frères qui ils doivent être n’est pas le devoir d’un Shaman.

Je souffle, plus froid que je ne l’ai été jusque-là. Mes paupières battent plus lentement. Mon cœur bat plus vite. Même après plus d’un Cycle de vie, l’idée que l’on puisse priver un elfe du chemin de vie qu’il s’est choisie m’est douloureuse. Peut-être est-ce se bercer d’illusions que de croire en la souveraineté de la Nature sur nos Natures. Peut-être est-ce une erreur que de penser notre Nature invariablement attirée par l’équilibre, que de penser nos Souffles dévoués à La Mère invariablement appelés à – une fois l’œuvre du temps faite – agir à l’unisson pour l’honorer. Peut-être devrais-je avoir peur… mais en un Cycle de vie, malgré les horreurs qu’il m’a été donné de voir, jamais je n’ai vu les miens se détourner de l’Aînée à moins d’y avoir été contraints par l’aliénation.
La plus grande leçon de notre histoire n’est-elle pas un appel à la miséricorde ? Les temps passés ne nous ont-ils pas prouvé que réduire les nôtres au silence convaincu que nous sommes d’être plus vertueux qu’eux ne fera jamais de nous que les monstres qui en créeront d’autres ?

- Car là est le devoir de la Nature.

Frères. Sœurs. Mémoires. Comment faire pour le lui faire entendre ? Frères. Sœurs. Mémoires. Je vous en conjure venez-moi en aide. Frères. Sœurs. Mémoires. Je vous en conjure. Donnez-lui de voir la Nature. Celle où les combattants défendent ceux rongés par la peur. Celle où les humbles Souffles ancrent les orgueilleux à la terre. Celle où les Souffles assurés apaisent les anxieux. Frères. Sœurs. Offrez-lui votre sagesse pour un jour.

- Seule la Nature sait ce à quoi chacun de nous est appelé. les yeux fermés, je me laisse bercer par les murmures de la Sylve Seule la Nature et nous-mêmes, pour peu que nous acceptions la nôtre. je rouvre les yeux, le visage las Et notre Nature seule sait quel précepte nous tiendra le plus à cœur. je me lève, lentement En penser l’un toujours préférable à l’autre, ou l’autre universellement plus sibyllin que l’un est déjà une erreur.

Penser Hiril Lothren plus accessible qu’I Mîngely c’est la réduire. Et si les protecteurs de la Prime Œuvre devaient réduire Hiril Lothren, alors notre Monde serait en danger. Mais mieux valait-il en sourire qu’en pleurer. Deux faces d’un même limbe, un combat éternel. Celui pour rappeler aux Ornedhels leur Singularité. Celui pour rappeler aux Taledhels leur Nature.

Tu accuses un mouvement de recul, grandement limité par le fait que tu es assise dans la neige, comme si une bourrasque de neige venait de souffler dans ton visage. Tu ne t’étais pas attendu au soudain changement d’humeur de ton interlocuteur qui n’était pas si glaciale il y a peu. Tu l’écoutes, tentant de comprendre ce qu’il dit mais tu ne peux t’empêcher d’avoir la désagréable impression que tu essayes d’accrocher des concepts qui ne vont pas à ses mots. A l’instar de ces jeux ou il faut imbriquer un carré dans une structure avec des trous carrés ou ronds, tu as l’impression de t’acharner à vouloir faire rentrer un rectangle dans un triangle. Malheureusement le triangle se trouve dans sa tête à lui. Alors lorsqu’il retourne sur un sujet qui t’es familier tu t’y accroches.

« C’est mon expérience qui parle. » Tu te lèves à ton tour, attrapant ton sceptre et t’aidant de ce dernier pour retourner la hauteur familière de tes jambes. « Je n’ai, à ma connaissance, jamais rencontré qui que ce soit qui soit à la fois équilibré et excessif. » En même temps il faut dire que tu n’as jamais rencontré qui que ce soit de parfaitement équilibré ou qui que ce soit d’omniscient mais là n’est de toute façon pas la question. « Je pense qu’emprunter une de ses voies, pour nous en tout cas, exclue l’autre et trouver un équilibre, au plus proche de la perfection qu’il soit possible, nécessite de se tenir le plus loin de l’excès. Or c’est ce que je vais très probablement avoir à faire. »

Tu déglutis. Tu as un exemple qui, tu penses, illustrerait très bien ton point de vue mais c’est un sujet délicat, quelque chose que tu n’as révélé à personne, même pas à Eryvïnn. Mais c’est aussi parce que tu n’as jamais eu la chance de le faire et encore moins depuis que tu as été choisie pour devenir la Main. Tu trouves un peu triste qu’il ait fallu le départ du roi et le problème à Ardamir pour que tu te rendes enfin compte qu’à force de t’occuper des autres et de t’enquérir de leurs problèmes pour les aider à les régler, lorsque c’est possible, tu as fini par négliger les tiens.

« Lorsque mon fils est mort je suis… » les mots qui avaient déjà de plus en plus de mal à passer tes lèvres au fur et à mesure qu’ils s’échappaient de ta bouche s’arrêtèrent complétement, bloqués par un mélange de honte, de colère et de tristesse. Tu as beau essayer de déglutir tant que tu veux, de cligner rapidement des paupières dans l’espoir de faire reculer les larmes qui perlent aux coins de tes yeux mais rien n’y fait. Tes doigts enroulés autour de ton sceptre se serrent à en blanchir tes phalanges. Tu déglutis et tu prends une longue inspiration. « Je suis passé à deux doigts de faire quelque chose... » une expiration aussi tremblante que ta voix expulse ce qui restes d’air dans tes poumons avant d’à nouveau prendre une nouvelle inspiration, plus courte que la précédente mais tout même plus longues que celles que tu prends d’ordinaire. Tu t’accroches à ton sceptre comme si tu risquais de tomber si jamais ta poigne se relâchait ne serait-ce qu’un peu et tu subis en silence la douleur que tes muscles contractés t’imposent ; douleur que tu préfères largement à un effondrement. « D’impardonnable, d’inimaginable. Tout ça parce que je me suis laissé emporter par… » à nouveau tu expires, cette fois ton souffle ainsi que ta voix sont un peu plus stables, pour inspirer profondément une fois de plus avant de reprendre. « Ma tristesse, ma colère, ma peur. Ce n’est que devant l’horreur de ce que j’allais faire que j’ai pu prendre un peu de recul. Que j’ai pu éviter d’être submergé. »

Tu souffles pendant une seconde ou deux pour reprendre une inspiration moins importante que la précédente et tes doigts se desserrent légèrement. Tu sais que le plus dur est passé et que maintenant tu vas pouvoir changer, plus ou moins, de sujet.

« Retrouver le chemin de la réflexion m’a coûté. Ce fut un sacrifice, que je suis contente, soulagée, d’avoir fait, mais un sacrifice tout de même. C’est pour ça que je dis que je dis qu’il est plus facile de se faire emporter par Hiril Lothren que de rester sur l’un des chemins… sibyllin comme tu dis, tortueux, loin d’être clairement tracé, d’I Mîngely. Peut-être es-tu capable de rester maître de toi en toutes circonstances, et si c’est le cas je t’envies sincèrement, mais je n’en suis pas capable et je pense que, parmi nos frères et sœurs, je suis loin d’être l’exception. »

Cette fois tu prends une inspiration calme, maîtrisée et d’une longueur qui t’es plus familière. Ta main libre vient effacer les quelques traces de larmes sur tes joues.

« Je t’en demandes peut-être beaucoup, j’en ai conscience, mais est-ce que tu accepterais de m’aider dans ma lourde tâche en m’accompagnant ? »