Vengeance | Clos

Hiver - 2e ennéade de Karfias
18e année du XIe Cycle
Introduction - Palais d'Argent, voisin du Joyau

Un pied fait d'acier et d'argent finement ouvragé apparaissait à intervalle régulier sous la toge immaculée qui battait les chevilles de Jiph'Kah. La jeune elfe noire à la silhouette inhabituellement rondelette pour ceux de sa race avançait à bon pas, sans bruit ni clodication disgratieuse malgré la prothèse sur laquelle elle s'appuyait. Une dentelle d'argent enlaçait son épaule droite et devenait plus dense tout au long de son bras pour se resserrer juste en-dessous du coude et se finir en un court moignon gravé d'arabesques. Un sourire distrait sur les lèvres, la jeune esclave portait fièrement fin ras de cou au centre duquel l'anneau de servage tombait plus comme un pendentif que comme un symbole de servitude. Elle fredonnait une ballade entendue l'avant veille. Une composition de l'un des disciples de Valère que le jeune prêtre lui-même lui avait rapportée du sanctuaire. Maintenant, il n'était pas mauvais en musique, surtout vu sa rudesse à l'époque de leur rencontre. Son sourire s'accentua un peu lorsqu'elle repensa au fait qu'il devait passer une nouvelle fois ce soir. Elle se demandait bien ce que...

Soudain, ses pensées furent brusquement interrompues par une longue ombre apparue à son côté. La silhouette la dépassa en une seconde, dans un léger bruissement de cape. Elle n'avait rien perçu jusqu'à cet instant précis.

Le premier sursaut passé, elle s'était immobilisée. C'était un homme. Il sentait la sueur, pourtant les oreilles longues et effilées qui crevaient sa chevelure n'étaient pas celles d'humain. Il y avait aussi un goût de cuivre. Son profile était blafard sous la capuche sombre. Maître Elghinn ? Il ne lui avait pas lancé un regard, mais c'était bien lui. Il... ne ressemblait pas à ce qu'elle avait vu de l'avenant jeune maître. Depuis quand n'avait-il pas été vu au Palais ? Sous les bords de sa cape de voyage, elle devinait une tunique de couleur claire... Par les dieux...

Sur le visage juvénile de l'elfe et dans les quelques mêches de cheveux à porter de vue, elle pouvait suivre une constellation de goutelettes d'un rouge tirant sur le brun. Certaines avaient bavées et coulaient pèle-mêle dans son cou... Mais à partir de ses côtes, sa tunique était imbibée du même liquide sur une grande zone. Du sang ? Son sang ? Celui de quelqu'un d'autre ?

L'idée de faire un geste pour le rattraper et lui proposer son aide lui traversa l'esprit mais l'oeil du jeune homme se posa sur elle avec un froid mortel lorsqu'elle esquissa son premier geste envers lui. D'instinct, elle baissa la tête et se plia en deux comme il était de coutume pour les esclaves du palais du temps de l'ancienne propriétaire. Elle resta là, immobile, bien après que les pas légers d'Elghinn se soient dirigés vers la chambre qu'il s'était auto-attribuée. Sortant son sac, il en foura le contenu derrière l'autel sombre dans l'alcôve réservé à cet usage avant d'attraper quelques vêtements propres du bout des doigts.

Sans prendre plus que le temps de poser ses armes et ses bottes, il repartit alors en direction des bains.

***

Pendant ce temps, au plus profond du palais d'argent, dans une petite salle aux épais murs de pierre à peine éclairés par la lueur de quelques chandelles, une drow observait sa prochaine victime en arborant un sourire carnassier.
- Bien... Tu ne me resistera pas éternellement, tu le sais ? Cela faisait une énnéades que la sorcière travaillait sa future victime au corps. Elle lui avait arraché tant de savoir, et pourtant, jusqu'à présent, elle n'avait pas encore cédé, et encore une fois, seul un silence narquoi lui répondit.

Mais ce n'était qu'une question de temps, les elfes noirs sont tétus. Des dessins d'encre noire couvrait toutes les surfaces de la salle, le sol, les murs, le plafond, la porte même, quel avait refermé dans l'espoir que les cris de sa victime ne dérange pas les occupants du palais. Après tout, le confort de ses hôtes passaient avant tout.

La drow prit une profonde inspiration. Elle était prête. Cette fois-ci, elle parviendrait à ses fins. Cette fois-ci, elle s'ouvrirait à elle. Le bras droit de la sorcière se souleva avec délicatesse, Eveil scintillait comme une flamme en reflétant la lueur des chandelles. Elle ferma les yeux. Pendant quelques instants, elle resta immobile, déhanchée, un pied nu à plat, l'autre redressé. Puis elle s'anima, d'abord lentement. Le pan de tissu qu'elle avait noué comme jupe à sa taille dansait, tâche de blanc dans l'obscurité de sa peau. La légère brassière soulignait les mouvements de son torse. Sa valse se fut plus rapide. Un bruit s'éleva, vibration aigue puis grave, chant du métal contre le metal et contre la pierre passant par toutes les notes.

Au fond de la pièce, cerclé de glyphes, la porte de metal d'un coffre qui en occupait toute la paroie chanta plus fort jusqu'à crier. La drow pivota brusquement, dents serrés et rouvrit les yeux, l'épée pointée dans la direction de la porte. Son poignet se raffermit, la lame vibra à son tour, plus aigue que le coffre.

Un claquement retentit. Sous pression, un joint céda. Un rivet sauta brutalement, ricochant sur le mur de pierre en y laissant un impact. Shyn'tae sursauta, luttant pour stopper le sortilège. Le grincement odieux du métal torturé emplit la pièce, ses oreilles effilées s'abaissèrent aussitôt.

Le sortilège prit fin lorsqu'un jet d'huile frappa de plein fouet la demoiselle.

Elle avait baissé son arme, le peu d'étoffe qui la recouvrait avait en grande partie perdu sa couleur blanche et devant elle, la porte du coffre était toujours aussi bien fermée qu'elle l'avait été une énnéade auparavant.

Shyn'tae soupira, et, sans prendre plus que le temps de poser l'etoffe qui la couvrait, elle repartit alors en direction des bains.

La salle du grand bassin était toujours égale à elle-même. Surchauffée. Lumière douce adaptée à la vision des drow. Le clapotis discret de l'eau sur laquelle dansait un panache de vapeur. S'il n'avait pas été aussi pris par ses affaires actuelles, il en aurait sûrement été nostalgique. Il y avait prit ses premiers bains avec sa mère. Il y avait vu des corps nus pour la première fois. Mais surtout, l'espace rempli d'eau chaude était suffisament grand pour qu'il puisse s'y laisser flotter en s'étirant de tout son long. Voilà un détail qui lui illuminait toujours le visage d'un sourire de contentement. Mais il n'en était pas encore là.

Aujourd'hui, en poussant la porte, la chemise passant déjà au-dessus de sa tête pour aterrire dans la panière laissée à cet effet, il inspira une grande goulée de l'air chargé d'humidité... Et marqua un temps d'arrêt. Il n'était pas seul. Quelque chose en lui le regretta furieusement et son visage se ferma tandis qu'il se détournait pour poser ses vêtements propres sur un rebord, bien au sec, exposant son côté ensanglanté des genou au haut du crâne.

Au bord du bassin de mosaiques bleues et blanches, une drow était installée, une brosse à la main et un tas d'étoffes ainsi qu'un seau d'eau chaude à ses coté . Cela faisait bien une dizaine de minutes qu'elle s'échinait à se débarasser de l'huile dont ce foutu mecanisme avait aspergé ses cheveux, tellement agacée par ses échecs répétés qu'elle avait préféré laisser les esclaves en dehors de tout cela. Peut-être irait-elle chercher Modeste, Tesh'ka ou les deux ensuite. Oui ca paraissait une bonne idée pour passer ses nerfs, avant qu'elle ne reprenne ses recherches du moins. Si cette experience lui avait appris quelque chose, c'était que la force brute ne suffirait pas. Le découpage risquait de la tuer vu l'aeration de l'endroit.

Elle se tourna soudainement vers le nouvel arrivant pour le regarder de la tête aux pieds. Elle cligna des yeux, haussa une oreille, et passa une fois de plus dans ses cheveux souillés la brosse imbibée d'eau chaude savonneuse.

- Oh. Tu as tué quelqu'un? demanda-t-elle finalement.
- Ouais. J'enquête sur Wik et ma mère. " laissa-t-il sobrement tomber en finissant de se déshabiller. De nombreuses ékhymoses marbraient son flanc et l'une de ses jambes, mais rien de grave. Une entaille banale sur un bras avait aussi laissé s'échapper du liquide vermeil. Sans un mot de plus et nu comme un ver, il attrapa un baquet pour venir le remplir d'eau chaude, puis il trouva un carré de toile, un pain de savon et s'installa en tailleurs à côté de Shyn'tae. Se mettre plus loin n'aurait rien changer et l'écho de sa voix sur les murs de mosaïque l'aurait rapidement agacé.

Shyn'tae hocha la tête, pensive. Peignant ainsi ses cheveux souillés, elle aurait pu tout à fait faire penser à une naïade en son étang qui aurait été inopinément prise dans une marée noire.

- Ca t'as appris quelque chose de nouveau ? Mis à part que les gens sont tout rouges à l'interieur ? ajouta finalement la naïade sans la moindre aggressivité lorsque la suite ne vint pas. Elle soupçonnait que la réponse serait négative mais la première chose qui vint fut un grand bruit d'eau. Il venait de s'asperger d'une bonne moitié de son baquet, éclaboussant sa voisine au passage.
- Ouais. " gromela-t-il encore en rabattant sa tignasse emmêlée vers l'arrière avant de pousser un soupire à fendre les pierres. Le carré de toile maintenant plein de savon commença à froter chaque tâche maculant la peau blanche. " Les nains ont plus peur des choses qui rodent dans les mille-caves que de moi. "
- Ou alors celui là ne savait rien."
- Tu parles. J'aurai préféré.

Elle fit la moue, lacha sa brosse qui claqua sur les mosaïques multicolores, et, s'emparant d'un savon, se mit en devoir d'en frotter ses méches noircies.
- Je suis sûre que c'est les milles caves. Les carreaux d'arbalète à répétition naines à proximité du lieu de l'aggression de Wik, le type de blessures, les individus masqués sur les toits. Ce sont ces petits enfoirés. Et tout le monde s'en fout. J'aimerais bien savoir de quelle couleur ils sont à l'interieur.
- Rouge. " répondit-il laconiquement en se tournant vers elle, visiblement piqué par sa dernière déclaration.

Frotter ses cheveux avec un savon en ayant qu'un seul bras fonctionnel relevait du défi. Aussi, personne ne fut surpris lorsque le savon lui échappa et tomba dans les bains, trois metres plus loin.

- SHU! hurla-t-elle de frustration alors que le bloc coulait vers le fond. L'éclat était si soudain que le jeune homme en sursauta, fronçant les sourcils. Après une brève observation, il s'empara de son morceau de savon et glissa sur le carreu jusqu'à se retrouver près d'elle, une jambe dans l'eau, l'autre repliée. Sans demander la permission, il glissa sa main libre sur les mèches empoissées pour les faire ressortir et commença à les laver méticuleusement.
- Toi aussi tu t'es pris un mur ?
- On peut dire ca en effet. Les bras croisés contre sa poitrine, on aurait dit à cet instant un enfant boudeur. C'était immature, se rendit-elle compte, Elghinn n'y était pour rien. Personne n'y était pour rien mis à part sa propre incompétence.

- Merci. consentit-elle finalement à admettre, avant de saisir de la main de quoi nettoyer son camarade et s'atteler à la tâche avec délicatesse.
- Tu veux raconter? Il y eu une pause avant qu'elle ne reprenne. "Attend." Son regard s'était tourné vers l'entrée, là où elle savait qu'au moins un esclave attendait. Ils étaient toujours présents, toujours prêts. Parfois elle trouvait cela dérangeant, comme si elle était du mauvais coté d'une barrière.
- Ils nous faut deux gobelets et... Un truc fort ? elle interrogeait le mâle du regard.
- Demande plutôt deux bouteilles.
- ... Et trois bouteilles. De trucs différents !
Un instant après son ordre plutôt vague, elle se retourna vers Elghinn, l'air de s'excuser. "Comme ca on pourra goûter."

***

L'avantage de la 3e bouteille, c'est que grâce à elle, l'atmosphère froide ne dérangeait plus Elghinn le moins du monde. Les pommettes roses fuchsia et l'oeil pétillant, il gardait la quatrième - encore bouchée - entre ses genoux. Sa chemise propre et son pantalon de toile suffisaient à son bonheur. L'une de ses chaussures était tombé six mètres plus bas sur le pavé de la rue, manquant de peu la tête de Liss'na qui n'avait pas deigner détourner les yeux de son livre. Ses cheveux libres avaient fini de sécher sous le ciel étoilé. Mal peigné, ses mèches se rebélaient encore par épis, ébouriffées par la débauche d'efforts qu'il avait fallu faire pour quitter le palais et arriver jusque là en ricanant.

Il fallait dire que ce n'était pas la porte à côté.

- Non mais... et puis... Puis... Il gueulait juste 'Pas la BARBE ! Pas la BAAARBE!' " s'exclama le jeune homme hésitant passablement entre énervement et amusement. Contre lui, la drow fut prise d'un fou rire. Il leva si haut son bras qu'il faillit déloger l'immense cape de laine fourrée d'hermine qu'ils avaient dégoté dans le salon où ils avaient commencé leur discussion  et qu'ils partageaient à présent, blotis épaule contre épaule.

Les jambes pendant dans le vide sur le bord du toit plat où ils étaient installé, les deux drows avaient une vue directe sur la place et la porte des Milles-Caves, une rue plus loin. Les plus logiques des passents - ou les bonnes gens tirés de leur sommeil par les rires des deux hyènes installées sur leur toit - se demanderaient certainement comment deux poivrots étaient venus s'installer sur une corniche à peine plus large que leurs postérieurs juste devant une grande coupole de métal et de verre lisse qui leur servait de coupe-vent et de dossier. Pourtant, mis à par deux imprudents qui avaient rapidement repérer l'épée luisant à la hanche de l'un des pochetrons, personne n'était venu tenter de les faire descendre. Peut-être était-ce parce que le quartier était plus marchand que vivant ? Etait-ce seulement possible à Thaar ?

Elghinn s'en foutait de toute façon. Sous les étoiles scintillantes et l'ongle lunaire qui brillait de tout ses feux à côté de la Demeure des Dieux, il laissa échapper un rire représentant parfaitement son niveau d'ivresse avant de conclure sur une rasade bien sentie :
   
- J'déteste les barbes. "
- Ouais... ca pique. C'est comme un... heu... un putain de BOUCLIER contre les baisers.
- Ouais ! L'baiser !
- La barbe... C'est la preuve que les gens sont complétement cons! Argumenta Shyn'tae en accompagnant ses paroles d'un vague mouvement de bras. "Enfin, la preuve de plus j'veux dire. Avec toutes les autres!"

Alors, elle saisit la bouteille d'alcool fort débouchée et, portant le goulot à la bouche, en but une longue rasade. Le liquide brûlant réchauffa son gosier puis son corps tout entier, et un frisson naquit du bout de ses oreilles pointues pour se propager jusqu'au bout de ses pieds nus. Le regard immédiatement aimanté deson voisin sembla trouver ce fait totalement fascinant. Elle avait failli oublier de s'habiller avant de sortir. Heureusement qu'une une esclave avait été là pour qu'elle lui emprunte sa toge. Shyn'tae avait été enchantée de découvrir qu'à une quinzaine de centimètres prés, elles faisaient la même taille. Le vêtement lui allait pour ainsi dire comme un gant.

- Tu vois... C'qui est chiant avec les nains cornus invisibles... C'est pas les cornes tu vois. Nananan. C'est qu'on les trouve pas. La bouteille à la main elle avait parfaitement illustré d'un geste l'idée qu'elle avait en tête tandis qu'Elghinn opinait vigoureusement du chef.
- Exactement comme les lâches, les traitres... Et heu.. ah oui. Les chefs compétents au Puy. Sous terre j'pense.
- He ! " Un coup d'épaule vint démontrer à la noire elfe la profondeur de son erreur. " Palpa... Palpama... " Il fronça les sourcils " Roh... PaRRRle pas mal des chefs. Ma mère était reine je t'rappel. Si c'est pas être chef ça, hein ! " Il fusilla Shyn du regard avant de lui donner raison en un grondement qui venait du fond du cœur  " Depuis ils sont tous complètements CONS ! C'est des lâches et des traitres. Tous les mêmes. Y'en a même un, c'est écrit d'ssus. " Sa propre déclaration le fit se redresser un peu et tourner ses grands yeux rouges vers sa voisine sous l'effet de la surprise… C'est vrai que c'était écrit dessus, tien. Un gloussement irrépressible lui vint aux lèvres " Tu pense qu'ils y a marqué 'Nain Invisible' sur la tronche des cornus ? "

Un fou rire secoua les deux drow vacillant. Quelques chansons paillardes résonnèrent dans l'air nocturne cette nuit là. La violence des viles intensions eldéennes avaient trouvé dans l'alcool un moyen de patienter jusqu'au bon moment.

Shyn'tae l'avait enseigné au jeune blanc-bec : attendre et frapper uniquement lorsque leur cible serait vulnérable.