L'or véritable

An 18 du Cycle 11 Mois de Bàrkios, premier mois de printemps, première ennéade, Julas,

Thaar,

L’homme attendait dans l’encadrement de la porte, visiblement mal à l’aise. Il était venu délivrer son message et n’aspirait désormais qu’à une chose : partir pour échapper à ces yeux argentés. Ces éclats opalins aussi durs et brillants le fixaient dans l’ombre. Il n’avait d’ailleurs pas cru Sauveur lorsque ce dernier lui avait dit de délivrer son message dans un tel endroit.
L’auberge sentait la moisissure et les escaliers qu’il avait gravis pour atteindre les chambres avaient tellement grincé qu’il avait craint qu’ils ne cèdent sous lui.

— Geresh c’est ça ? reprit la voix sur un ton sec en le sortant de ses pensées.

— Euh… oui, oui, c’est ça, confirma le messager en hochant la tête.

— Et c’est Sauveur qui t'envoi ?

La voix était toujours soupçonneuse. Le messager ne parvenait pas à clairement apercevoir son interlocuteur dans la pénombre. Celui qui répondait au nom de Nehril était assis sur une chaise, les coudes sur les cuisses et ses doigts contre ses lèvres. Mais l’expression de ses traits et son visage lui restait invisible.

Le messager renifla et se souvint de la mise en garde de Sauveur qui lui avait conseillé de lui délivrer un autre message si jamais l’homme était trop sceptique.

— Oui, répondit-il en passant sa langue râpeuse sur ses lèvres sèches. Il vous fait également dire qu’il espère vous croiser à nouveau dans une ruelle. Et que vous lui laisserez cette fois-ci le temps d’arriver.

La phrase dut évoquer quelque chose, car le semi-elfe se leva et lui octroya un signe de tête plus convaincu. Un coin de ses lèvres s’était même étiré pour former l’ombre d’un sourire.

— Tu peux retirer ta lame Ceralyn, fit le dénommé Nehril en jetant sa cape sur ses épaules.

Le messager pivota et découvrit une jeune femme rousse qui s’était faufilée derrière lui sans qu’il s’en rende compte. La longue épée qu’elle portait pointait désormais vers le bas, mais il ne savait que trop bien vers où elle se dirigeait quelques secondes plus tôt.

Le messager prit aussitôt la porte. Il ne reviendrait pas de sitôt.


— Pas très courageux comme messager, constata Ceralyn en rengainant son arme d’un geste souple.

— Il serait soldat s’il en avait ne serait-ce qu’un peu, et mort s’il en avait trop.

La jeune femme se plaça à côté de lui.

— Et donc ? Qu’est-ce que tu vas faire ? lui demanda-t-elle en levant vers lui ses yeux émeraude.

Nehril passa son épée dans son dos.

— J’y vais, lâcha-t-il sobrement. Et non, tu ne m’accompagneras pas. Finis le contrat que tu as commencé. Un mercenaire qui ne respecte pas son contrat ne vaut pas plus que des clous.

— Tu rentres quand ?

— Quand j'aurais ma paye, maugréa-t-il en soupesant sa bourse vide.

Alors qu’il s’approchait de la porte, il darda son œil brillant sur Ceralyn.

— Paix fillette, la rassura-t-il en devinant ce à quoi elle pensait. Tout se passera bien. Je te raconterais tout à mon retour.

— Ça, ça changerait, c’est sur, rétorqua la jeune femme en s’asseyant sur le bord du lit. Essaye de ne pas trucider trop de monde en chemin. Bon eh bien, je n'ai qu'à te souhaiter bon voyage…

Nehril ouvrit la porte en grognant :

— Espérons qu’il le soit.

*****

Geresh,

Son cheval piaffait avec bien trop de vigueur.

La monture qu’il avait achetée à Thaar à un marchand de passage était bien une sale bête. Grande et vigoureuse, elle avait le poil soyeux et l’œil vif, mais était également pourvue d’un caractère détestable.
Ils arrivaient en direction de Geresh, celle que l’on nommait la Cité blanche. Un nom bien pompeux pour un simple assemblage de pierres blanches. Nehril savait qu’il faisait preuve de mauvaise volonté en disant cela, mais il s’en moquait : le voyage avait été long, dû notamment aux nombreux détours qu’il avait dû faire en chemin. Quelques bandits s’étaient attaché à ses braies et il avait eu bien du mal en s’en défaire.

Le semi-elfe pénétra dans l’enceinte de la cité. Ce n’était pas la première fois qu’il venait ici. Il n’aimait pas cette ville. Un simple pressentiment, fondé sur pas grand-chose, mais qui lui faisait sentir le sourire des passants comme faux et leurs yeux empreints d’avidité.

Nehril se fraya un chemin jusqu’au palais. Le messager lui avait expressément signalé de s’y rendre une fois arrivé en ville. Même s’il aurait préféré se débarrasser de la poussière qui salissait son armure, en bon professionnel il était arrivé au bon endroit et visiblement au bon moment. Lorsqu’il s’annonça au garde, ce dernier lui fit un bref signe de tête pour qu’il entre. Surpris, Nehril s’exécuta. En poussant les portes, il se demanda qui l’attendrait dans le hall…

Le grand hall est vide. Parsemé de colonnades en marbre, le moindre pas résonne entre ses murs. Pourtant, une silhouette silencieuse apparaît, comme sorti de nulle part, cachés entre les piliers. L’homme s’avance et s’incline bien bas car il sait qui est le visiteur et ce qui l’amène. Il se doit de bien traiter un ami du fiancé de sa maîtresse.

-Bienvenue à Geresh. Suivez-moi. Dit-il très poliment.

Puis il recule, s’assurant que l’invité le suit avant de lui tourner le dos pour continuer dans le sens de la marche. Il y a beaucoup de couloirs à traverser pour atteindre l’arrière du palais et la section du domaine réservée aux gardes. Après de longues minutes, les couloirs vides s’emplissent de bruit. Nehril pourra y percevoir le son métallique des armes qui s’entrechoquent, des coups portés et des cris de combats. Pourtant, cela ne ressemble pas à un affrontement, c’est trop ordonné pour cela. Il s’agit d’un entraînement. Une voix s’élève par-dessus les autres. Une voix que le mercenaire peut reconnaître et qui semble donner des conseils de posture.
Le serviteur s’arrête devant une porte et s’incline, lui laissant la place de passer. Lorsqu’il l’aura dépassé, il s’éclipsera pour disparaître de nouveau. Il a fait ce qu’on lui a demandé mais il reste à disposition en cas de besoin.

La salle devant laquelle le semi-elfe a été conduit est grande. Plusieurs groupes s’y entraînent à ses arts différents tandis que d’autres les regardent avec attention. Le mur du fond est inexistant et s’ouvre sur une cour partiellement verdoyante où d’autres personnes sont en train de s’exercer.
Sauveur se tient là, près d’un duo qu’il observe dans un duel à l’épée. Les bras croisés, il joue manifestement le rôle de l’instructeur qui rabâche des choses déjà mille fois dites.

-Redresse-toi. La main ferme et souple à la fois. Ecarte tes… Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que le jeune homme tombe au sol. Un défaut dans la position de ses pieds qu’il tenaient trop rapprochés a affecté son équilibre. Le regard de l’ex-gladiateur alterne entre les deux gardes. L’un n’essaie même pas de se relever tandis que l’autre ne cherche pas à l’attaquer alors qu’il a l’avantage. Depuis quand un combat s’arrête parce que l’un des deux est à terre ? Tant que vous n’êtes pas certains d’avoir mis votre adversaire hors d’état de nuire, vous continuez. En entraînement, ça veut dire s’arrêter au moment où vous auriez porté le coup fatal. Dans le cas contraire, c’est quand on vous y autorise. C’est clair ?

Les deux hommes ne sont pas très fiers et en ont visiblement assez de se faire engueuler alors qu’ils ont déjà plusieurs années de métier mais ils ne disent rien et se contentent de hocher la tête. Leur instructeur, lui, ne se démonte pas. Il est respecté par les gardes parce qu’il est capable de tenir tête à plusieurs d’entre eux au combat, même sans arme. Il a été entraîné pour cela. Il est juste difficile pour eux -surtout pour les anciens- d’admettre qu’ils ne sont pas au meilleur niveau et celui qui est désormais en charge de la sécurité de la Princesse et de ses biens veut ce qu’il y a de mieux pour sa fiancée. Elle est une cible après tout.
Un gradé attire l’attention de Sauveur et lui indique Nehril d’un signe de tête. L’affranchi demande à l’officier de prendre la relève, lui intimant de ne pas flancher. Il faut mettre les soldats sous pression pour leur permettre de progresser. Puis il délaisse le groupe et s’avance vers son ami, lui offrant son bras pour le saluer.

-Te voilà ! J’ai bien cru que tu ne viendrais pas. J’ai eu la confirmation que tu avais bien eu le message depuis un moment déjà. La porte est difficile à trouver, j’imagine. Plaisante-t-il, comme si on pouvait peiner à trouver l’entrée d’un palais… Est-ce que tu as quelques jours devant toi ? J’aurais un service à te demander. Un service rémunéré, évidemment.

Il ne l’aurait pas fait venir sans rien lui offrir en contrepartie. Si l’équipement du mercenaire est à jour, il n’est pas non plus de la meilleure qualité qui soit. De plus, l’Hadjaoui sait où il vit et on évite ce genre de logis lorsqu’on a un minimum de moyens. Et puis, comme tout mercenaire, Nehril a besoin de contrats réguliers pour vivre. Or, il a quelque chose à lui proposer. Une chose qu’il préfère autant confier à quelqu’un qu’il connaît et en qui il a un minimum confiance.

Nehril resta un moment à observer Sauveur corriger les imperfections de ses hommes avant de s’approcher de l’ancien gladiateur. Même si son visage restait impassible, il était heureux de le revoir. L’ombre d’un sourire avait fini de poindre sur ses lèvres lorsqu’il le rejoignit. Il lui saisit le bras avec un hochement de tête chaleureux.

— Te voilà ! J’ai bien cru que tu ne viendrais pas, lui lança Sauveur. J’ai eu la confirmation que tu avais bien eu le message depuis un moment déjà. La porte est difficile à trouver, j’imagine. Nehril grogna. Est-ce que tu as quelques jours devant toi ? J’aurais un service à te demander. Un service rémunéré, évidemment.

— Si c’est pour entraîner ces gars-là, tu t’en sors visiblement très bien sans moi, lui répondit-il en désignant les soldats qui continuaient l’exercice. Il les observa un moment ferrailler avant de poursuivre. Ils ont de bonnes bases, mais ils sont mous. Regarde cette feinte… Il grimaça. Même un aveugle y verrait à travers.

Le mercenaire secoua la tête. Il darda ensuite son regard autour de lui avec un air curieux.

— Je n’arrive toujours pas à me rendre compte que tu vis désormais ici, avoua-t-il sur un ton penaud. Heureux de voir que la chance t’a souri, mon ami.

Nehril fixa ses yeux argentés dans ceux de Sauveur. Puis, son visage se raidit, preuve qu’il allait parler affaires avec son compagnon.

— Qu’est-ce que tu as à me proposer ?

Sauveur ne peut malheureusement qu'acquiescer. Les gardes d'Aerianna ne sont pas mauvais mais ils sont loin d'être aussi excellents qu'ils le devraient. L'ambiance ici n'est pas du tout le même que chez Maralina. D'un côté, c'est heureux. Les hommes de la Princesse Marchande étaient aussi loyaux qu'effrayés par leur employeuse qui pouvait se montrer des plus sévère. Elle ne pardonnait pas l'échec, ce qui était une motivation à double tranchant... Ici, c'était plutôt bon enfant et détendu. Trop sans doute et il lui faut trouver un juste milieu désormais.

L'ancien gladiateur sourit devant la réaction de Nehril alors que son ami est devenu une des personnes les plus importantes de la cité. Il n'a certes pas de pouvoir politique ou commercial mais être le futur époux de la Princesse et le responsable de sa garde lui donne un certain poids. Il n'a pas besoin de consulter sa compagne sur ce genre de sujets, elle lui a confié les pleins pouvoirs sur tout l'aspect un tant soit peu militaire. C'est donc à lui qu'il revient d'engager des mercenaires lorsque le besoin d'en fait ressentir.

-Et ça n'a pas été de tout repos, tu peux me croire. Dit-il en se dirigeant à pas lent vers la cour au fond de la salle. Les déboires des relations amoureuses...

Sauveur étire un sourire amusé. En réalité, sa fiancée et lui n'ont pas tellement de difficultés. Ils sont plutôt compatibles et savent parfaitement régler leurs écueils sans trop de heurt. Ou en heurts de bassin, tout dépend sous quel angle on regarde la situation... Mais il n'a pas l'intention d'expliquer au mercenaire ce par quoi son couple est passé avant d'en arriver là. Il ne sait même pas pour Sanaa et leurs deux filles... Et puis, surtout, ce qu'il s'est passé entre Aerianna et lui ne regarde personne d'autre qu'eux.

-La mission est assez simple. Il y a une somme d'argent à conduire à Feldorn pour régler quelques commandes de bêtes et de matériel. Et le solde sera à ramener auprès de mon frère aîné dans les plaines alentours pour le salaire des nouveaux ouvriers qui vont avec. Sur le papier, rien de bien grandiose. Aller d'un point A à un point B en faisant un détour. La mission ne devrait pas prendre plus de quelques jours, tout au plus. La somme est importante mais pas non plus colossale. Elle ne mérite pas que je mobilise un escadron pour ça. Et puis surtout j'ai... une requête purement personnelle qui n'apparaîtra pas sur le contrat et que je ne peux pas confier au premier venu.

Sauveur pose sur Nehril un regard qui appelle sa discrétion alors qu'il s'apprête à lui révéler de quoi il s'agit. Tandis qu'ils parlaient, ils ont atteint la cour. Ici, ce ne sont pas les épées qui s'entrechoquent que l'on entend mais des flèches qui sifflent avant de se planter dans le bois et la paille. Au milieu des hommes et femmes en uniforme, une silhouette se distingue des autres par ses vêtements et son équipement. La rousse a les cheveux attachés serrés. Sa tenue est plus légère et plus fluide que les autres car elle n'a pas pour vocation d'aller au corps à corps. Elle vise une cible et décoche... non pas une mais trois flèches les unes après les autres. Toutes atteignent le centre dans un alignement presque parfait.

-Patience !

La jeune femme se retourne vers la voix qui l'appelle et qu'elle a déjà reconnue. Son regard survole rapidement son frère et s'arrête sur le demi-elfe. Elle se souvient de lui, un peu aussi parce que Sauveur l'a informée du fait qu'il allait l'engager. Elle entreprend alors de les rejoindre, cédant sa place à un autre archer.

-Nehril, tu te souviens de ma sœur ? C'est elle qui se chargera des transactions à effectuer, elle connaît les fournisseurs concernés et la route à emprunter pour se rendre sur notre domaine familial.

Voilà dont la requête personnelle de l'ancien gladiateur. Son aînée fait partie de la mission et il tient à ce qu'elle encourt le moins de dangers possibles. Cependant, il ne semble pas vouloir aborder le sujet devant elle et il évite désormais tout regard en direction de Nehril qui pourrait le trahir.

Nehril écouta attentivement la mission que lui proposait son compagnon. Escorter une cargaison d’or ? Le mercenaire hocha la tête : il avait l’habitude d’effectuer ce genre de contrat. Cela ne devrait guère poser de problèmes. Il fronça néanmoins les sourcils lorsque Sauveur demeura flou concernant sa requête personnelle.

Attentif à ce qui se déroulait autour de lui, Nehril n’avait pas manqué de remarquer qu’ils avaient délaissé la salle d’armes pour une cour plus ouverte. Devant eux une femme rousse s’obstinait à lâcher flèche après flèche sur une cible. Et elles les touchaient toutes au centre.

— Joli, commenta-t-il en croisant les bras.

Sauveur appela l’archère Patience, et le semi-elfe se souvint de la jeune femme qu’il avait rencontrée dans la boutique de Modeste. Elle l’avait aidé à trouver un cadeau à Ceralyn. Une épingle à cheveux. Un cadeau inhabituel, mais qui avait bien vite convenu à sa protégée lorsqu’il lui avait fait part de ses propriétés tout aussi meurtrières qu’esthétiques.

Devant le regard fuyant de Sauveur, Nehril fronça à nouveau les sourcils avant de comprendre. Son compagnon souhaitait qu’il protège sa sœur des dangers de la route. Au vu de sa dextérité à l’arc, le mercenaire se demanda si cela était réellement nécessaire. Il n’eut pas le temps de le confier à Sauveur que Patience était déjà là. Nehril la salua d’un signe de tête.

— Heureux de te revoir Patience, lâcha le mercenaire en plantant ses yeux argentés dans ceux de la jeune femme. Je te remercie encore de tes conseils concernant le cadeau de ma protégée chez Modeste.

Il pivota ensuite en direction de Sauveur.

— J’ai quelques autres questions, ajouta le mercenaire sur un ton plus professionnel. Quand devons-nous partir ? De combien d’hommes se compose cette escorte, hormis de Patience et de moi ?

-Ravie que ça lui ait plu.

Patience ne le pense qu'à moitié. Elle a surtout cherché à rendre service à sa petite sœur qui n'aurait peut-être pas su renseigner la cliente sur un tel sujet. Modeste sait un peu se battre mais elle est bien plus artiste que guerrière. C'est une femme forte mais douce et délicate aussi par certains aspects. Cependant, les bijoux n'intéressent pas la rouquine qui n'en porte aucun aujourd'hui.

-Vu l'heure, le départ sera pour demain. Tu peux dormir ici si tu veux, nous avons des chambres de libres. Quant à l'escorte, je te l'ai dit, la somme n'est pas énorme.
-Elle tient dans un sac ou deux sur le dos d'un cheval dédié. Ça peut très bien passer pour un lot de vêtements. Je peux m'en charger toute seule. Achève-t-elle en direction de son frère, revenant visiblement sur une dispute précédente.
-Des brigands tenteront rien que pour voir. Tu peux les tenir en respect à distance mais s'ils arrivent au corps à corps, tu fais quoi ?

La jeune femme n'a rien à répondre à cela mais elle soutient le regard de son frère sans ciller. Elle n'a pas eu le dernier mot la fois précédente, elle ne l'aura pas plus aujourd'hui. Sauveur la sait aussi forte qu'indépendante et entêtée. Elle l'était bien avant que leur famille ne soit séparée et endure une vie d'esclave. C'est sans doute elle qui a le plus souffert mais qui, paradoxalement, en montre le moins.
L'Hadjaoui se tourne à nouveau vers son ami, un peu contrarié que sa sœur persiste à se montrer déraisonnable alors qu'il pensait le sujet clos.

-Nous sommes arrivés à un compromis : elle emmène une personne avec elle. C'est pour ça que j'ai pensé à toi. Ça ira ?

Nehril a pu voir le niveau des gardes. Il a besoin de quelqu'un de plus compétent, habitué à ne pas forcément compter sur les autres et à s'en sortir seul. Patience est extrêmement douée avec un arc mais, au contact, elle est bien plus vulnérable. Le mercenaire, quant à lui, manie à la fois épée et flammes. La combinaison des deux devrait être assez détonante.

— Ça ira, concéda le mercenaire sur un ton bourru, plus pour aller dans le sens de Sauveur que désireux de donner sa véritable pensée. Il sentait que ce sujet était objet de discorde entre les deux frère et sœur et il n’avait aucune envie d’être celui qui jetterait de l’huile sur le feu. J’ai déjà escorté plusieurs convois. Nous devrions nous en sortir à deux.

Nehril chassa la poussière qui maculait ses épaules et hocha la tête, comme pour signifier que l'accord était conclu.

— Je ne dirais pas non à ton hospitalité non plus, grommela-t-il avec néanmoins une lueur reconnaissante dans le regard.

Il ne voyait pas l’intérêt de dépenser toute sa paye à devenir dans un logement sur place. L’aide de son ami était bienvenue, et malgré son visage imperturbable, ce geste simple le toucha. Il n’y avait que peu de monde à qui Nehril offrait sa confiance. Même s’ils ne s’étaient croisé qu’occasionnellement, Sauveur lui avait toujours prodigué son aide sans se poser de questions. Cela avait suffi à gagner son respect.

Alors que l'ancien gladiateur lui montrait les quartiers dans lequel il allait loger pour la nuit, le mercenaire discuta avec lui de nombreux sujets. Cela porta sur des mondanités : du devenir de son couple, de ses responsabilités au sein de Geresh voir de l’éducation militaire qu’il prodiguait à ses soldats. L’intérêt de Nehril était de prime abord poli, puis véritablement intéressé lorsqu’ils abordèrent des passes d’armes plus techniques. Ne connaissant pas véritablement Patience, le mercenaire restait prudent dans ses échanges avec elle.

Après quelques heures passées, Sauveur préféra le laisser se débarbouiller. Le mercenaire fut d’autant plus reconnaissant lorsque plusieurs serviteurs lui indiquèrent qu’il pouvait prendre un bain. Ils lui proposèrent également de s’occuper de ses cheveux et de sa barbe, mais ce dernier refusa. Il préférait s’occuper de ces choses-là lui-même.  

Une fois propre, Nehril remarqua que ses vêtements avaient été lavés. Son armure avait également été rafistolée, recousue et paraissait presque comme neuve. Une épée lui avait été proposée dans ses affaires, mais le mercenaire eut le plaisir de voir qu’Aeris était toujours là. La lame qui l’accompagnait depuis plusieurs décennies, avec lequel il avait perpétré autant de massacre que de sauvetage, revêtant à la fois l’oppressant poids de son fardeau que celui de son salut, avait été aiguisée et polie. Nehril la fit tournoyer un instant avant de hocher la tête avec un air appréciateur.

Lorsqu’on lui proposa de rejoindre Sauveur pour le repas du soir, Nehril préféra décliner. Le mercenaire ne souhaitait pas s’imposer de la sorte et se sentait même un peu gêné d’être traité ainsi. Il eut néanmoins la surprise de voir qu’un plateau d’argent avait été placé près de sa porte lorsqu’il se décida à sortir pour une balade nocturne. Il se sustenta rapidement, appréciant toutefois le repas et le vin qu’on lui avait servis. Cela faisait bien des années qu’il n’avait pas mangé autre chose que de la soupe visqueuse des tavernes et de l’hydromel de basse qualité. Ceralyn aurait davantage apprécié et n’aurait pas hésité à se faire resservir. Nehril n’était pas ainsi. Il nota dans un coin de sa tête le geste de Sauveur avant d’ouvrir la porte de sa chambre pour en sortir.

La nuit n’était pas encore pleine, mais le semi-elfe décela une activité quasi inexistante au sein du palais. Il remarqua que des gardes y patrouillaient, bien droit, le regard acéré fouillant chaque zone. Ils lui adressèrent un salut avant de reprendre leur chemin que Nehril leur retourna avant de se rendre compte qu’ils avaient déjà disparu. Ne sachant pas vraiment où il allait, le semi-elfe se laissa aller selon ses envies dans les couloirs du palais, ne croisant que peu de monde. Il ne savait pas s’il avait le droit de se rendre dans certaines parties, mais jugea peu probable qu’on le lui interdise. Il finit par arriver dans une cour large, un bassin pierreux reposant en son centre. Un arbre brillant sous l’éclat des étoiles surgissait du sol, projetant son ombre informe sur les environs. Nehril y découvrit un banc de pierre et s’y installa. Il avait espéré croiser Sauveur dans les couloirs, car il avait encore beaucoup à lui dire : concernant les difficultés qu’il éprouvait ou s’il avait d’éventuels ennemis.

Les coudes posés sur ses genoux et ses doigts entourant son menton râpeux, le semi-elfe sonda pensivement la surface laiteuse du bassin.

Tout le monde peut être satisfait. Patience ne se retrouve pas avec une escorte trop importante mais elle ne s'en va pas non plus seule. Alors que Sauveur propose à Nehril de le suivre, il convie sa sœur à les accompagner, sous prétexte qu'il ne serait pas de mauvais ton qu'ils fassent un peu connaissance avant leur voyage. Une fois de retour dans le couloir par lequel le mercenaire est arrivé, le serviteur de tantôt réapparaît et s'incline. L'Hadjaoui lui demande de préparer une chambre pour son ami et l'homme les guide aussitôt dans les quartiers des invités. La première qu'il présente au petit groupe est validée et Sauveur demande aussitôt à ce qu'on lui prépare pendant qu'ils iront s'installer dans un petit salon non loin. Il s'agit d'une sorte de balcon donnant sur l'un des jardins du palais. Autour d'un plateau garni, ils s'installent et discutent, un verre à la main.
La conversation dure assez longtemps et aborde des sujets très variés. L'ex-gladiateur a beaucoup de projets en tête : son mariage, l'amélioration de la sécurité autour d'Aerianna et de ses propriétés, sans oublier les jumelles qu'il a eu avec sa première compagne et qui grandissent. De son côté, il demande aussi quelques nouvelles au mercenaire : son niveau d'activité, les missions intéressantes auxquelles il a pu participer et même Ceralyn. Patience finit par se sentir de trop dans cette conversation qui tient surtout lieue de retrouvailles entre amis et décide de s'éclipser.

-Elle est plutôt solitaire et se méfie d'à peu près tout le monde. Mais ça me rappelle vaguement quelqu'un. Commente Sauveur juste après son départ.

Cela explique le fait qu'elle ne se soit pas tellement mêlée à leurs échanges. Patience peine à se lier aux autres et n'en réclame pas le besoin. Cela attriste souvent son frère qui estime qu'elle passe à côté de sa vie de cette manière... Certes, son cœur n'en sera pas blessé au bout du compte mais finira-t-elle ses jours sans regretter de ne pas avoir voulu prendre le risque s'égratigner parfois. Cependant, il chasse son air pensif et peiné de son visage pour en revenir à son ami et continuer sur leur lancée.
Plus tard, ils se sépareront enfin. Sauveur retournera à ses devoirs et à sa fiancée, laissant Nehril rejoindre sa chambre confortablement préparée. Le lit est garni de draps parfumés. Les coussins des assises ont été retapé. La pièce a été aérée. De l'eau fraîche et des linges propres sont disponibles dans le coin toilette. Sans parler de la ribambelle de serviteurs qui se tiennent prêt à répondre à la moindre de ses requêtes. Le service ici était meilleur que dans l'auberge la plus luxueuse.

*****

Patience revient des écuries et marche dans ces couloirs qu'elle ne prend pas la peine de détailler. Elle ne vient pas souvent à Geresh mais elle ne s'extasie pas devant la richesse du décor. Elle a voulu s'assurer que tout était prêt pour partir à l'aube et elle a bien fait. Le cheval qui devait transporter l'or avait des chevilles trop fragiles pour cette tâche. Il en a donc fait changer. Quant aux deux sacs, il sont faits et sous bonne garde. Elle peut donc aller dormir sur ses deux oreilles. En passant devant l'accès aux jardins, elle jette machinalement un œil à l'extérieur. Elle n'a pas l'intention d'y aller pourtant. Mais, distinguant une silhouette sur le banc, elle s'arrête. Elle reconnaît sans mal le mercenaire qui doit l'accompagner. Elle ne le voit que de dos mais il a l'air pensif assis de cette façon.

-Une insomnie ?

Elle est désormais sous la voûte de pierres blanches qui perce le mur du palais. En tant que sœur de l'hôte, elle est elle-même un peu hôtesse et sa mère l'a bien éduquée sur la question en tant qu'ancienne péninsulaire. Pourtant, la dernière personne qu'elle a accueilli chez elle et qui ne soit pas de sa famille n'est autre que le compagnon de sa cadette. Et elle ne lui a pas forcément ouvert les bras. Elle respecte la confiance que Sauveur a placé en Nehril et c'est pourquoi elle produit cet effort de courtoisie mais elle ne partage pas son sentiment. Elle ignore tout de cet homme et ne cherche pas à le connaître non plus.
Elle aussi s'est lavée depuis leur discussion et ses cheveux lisses sont désormais détachés. Elle a troqué sa tenue de combat contre une chemise de nuit et une robe de chambre. Sa tenue est plutôt simple pour un endroit aussi fastueux mais au moins ils se retrouvent sur ce point là...

Les yeux argentés glissèrent le long de l’eau ondulée pour découvrir le visage de Patience qui se tenait non loin. Les sourcils de Nehril se dressèrent, signe qu’il ne s’attendait pas à la trouver ici. La jeune femme semblait également avoir troqué son armure de combat pour quelque chose de plus simple, sa chemise de nuit immaculée faisant écho à celle du mercenaire.

Il l’observa un moment avant de répondre.

— Tout ce… luxe, commença-t-il en choisissant soigneusement ses mots, me sied mal. Je n’en ai pas l’habitude. Le semi-elfe grimaça et reprit aussitôt. Mais j’imagine que ce n’est pas quelque chose que je devrais dire à la sœur de mon hôte.

Nehril replongea son regard vers le bassin, ses yeux devenant deux miroirs reflétant la surface de l’eau.  

— J’ai connu ton frère il y a… quoi… sept années ? se souvint-il. Diantre, c’est si loin. J’ai même eu la chance de rencontrer son frère Courtois. Je suis heureux de voir qu’il s’en est aussi bien sorti. C’est un homme bon. Foncièrement bon.

Son expression était sombre. En voyant combien le gladiateur avait évolué, s’était trouvé de nouveaux objectifs, et avait construit son futur de ses propres mains, il se sentait légèrement morose. Le parallèle sur sa propre condition le taraudait. Qu’avait-il fait lui durant ces sept années ?

Le semi-elfe leva la tête en direction de Patience.

— Mais il ne me semble pas qu’il t'ait déjà mentionné, poursuivit-il. Le ton de sa voix n’évoquait en aucun cas un reproche, mais davantage une surprise. Je t'ai vu décocher ces flèches. As-tu suivi une formation similaire à celle de ton frère ?

-Ce n'est pas moi qui me vexerait, je ne fais pas partie du décor non plus. Lui fait-elle remarquer.

Tandis qu'il la détaillait, elle a soutenu son regard sans broncher mais ce n'est pas pourtant qu'elle a apprécié de se laisser observer de la sorte. Elle ne manque jamais de remettre un homme à sa place lorsqu'elle remarque son œil lubrique. Mais ce n'est pas ce qu'elle a cru voir dans les yeux de son interlocuteur du moment. Elle l'écoute rêvasser, apparemment en pleine réflexion. A quel sujet ? Elle n'aura pas l'indiscrétion de le lui demander.

-Courtois est davantage mon frère que le sien, même si aucun des enfants de notre père n'a grand chose à voir avec lui.

Même si elle tient à chaque membre de sa famille, il est de notoriété publique que la montagne de muscles que représente Courtois n'a rien en commun avec le reste de sa fratrie. Que ce soit physiquement ou par son caractère, il se distingue totalement d'eux. Il n'a certes pas un mauvais fond mais il est le seul à ne pas se soucier de heurter la sensibilité de ses interlocuteurs lorsqu'il parle et à enchaîner les coups d'un soir. Sauveur a déjà eu quelques relations sans lendemain aussi mais c'est beaucoup plus rare.
Evidemment, Nehril s'interroge également sur elle. Son ami ne lui a visiblement jamais trop parlé d'elle et il ne sait donc rien de celle avec qui il va accomplir sa mission. Patience prend sur elle, bien qu'elle n'ait pas envie de lui raconter sa vie.

-Je ne suis pas une ancienne gladiatrice, si c'est le sens de ta question. Répond-elle presque sèchement avant de se reprendre. Mais si nous nous faisons attaquer, ça ne sera pas mon premier combat. Elle soupire un peu fortement. Ce qu'elle va dire est assez difficile à admettre pour elle. Je suppose que Sauveur a raison en ce qui concerne ma capacité à remplir cette mission toute seule. Je ne suis malheureusement pas aussi douée pour me défendre au corps à corps qu'à distance.

Sauveur l'a testée plus d'une fois et ils ont redoublé les tentatives lorsqu'elle s'obstinait à vouloir partir seule. C'est ce qui l'a convaincue d'accepter la présence de Nehril. Même si son frère est un guerrier émérite, elle n'est jamais parvenu à le toucher. Elle est trop prévisible, trop lente aussi peut-être. Bref, elle ne fait pas une bonne bretteuse.

-J'ai cru comprendre que tu étais aussi mage ? Demande-t-elle plus par nécessité que pour réellement lui faire la conversation.

— J’étais destiné à le devenir, la corrigea-t-il avec un sourire triste. Mais hélas, on devient rarement ce que l’on souhaite. Ceci dit, j’ai quelques notions en la matière qui pourrait nous être utile si jamais nous faisons de mauvaises rencontres.

Le fait d’apprendre que Patience n’en était pas à son premier combat le rassurait. Malgré la mine revêche de la jeune femme, il savait que la mission que lui confiait véritablement Sauveur ne concernait que la sûreté de sœur. Cette mission d’escorte n’était qu’une excuse.

— Malheureusement avec le venu du printemps et du beau temps, les routes sont davantage fréquentées par les bandits. J’ai dû me dépêtrer de certains d’entre eux avant d’arriver à Geresh.

Nehril hocha la tête, comme s’il venait de prendre une décision.

— Munis-toi d’une épée avant de partir. Même si cela n’est que pour la forme, elle devrait en dissuader quelques-uns. Sauveur t’as également sûrement appris quelques passes, mais si nous en avons l’occasion, je t’apprendrais comment avoir l’air à l’aise avec.

Il leva son regard vers la jeune femme.

— Le combat…, lui lança-t-il d’une voix rauque, n’est qu’une question d’apparence avant d’être celle de son jeu de jambes. La posture, le regard, tout cela contribue à affaiblir la résolution de l’autre. Et cela suffit généralement pour ces vulgaires fripouilles.

Nehril s’apprêta à ajouter quelque chose, mais il s’interrompit. Il se rendait enfin compte qu’il avait encore amené le sujet sur les arts guerriers. Discuter plus tôt avec Sauveur de leurs passes d’armes lui avait tant plu qu’il s’était par mégarde glissé à nouveau sur ce terrain en présence de sa sœur.

— Désolé, fit le semi-elfe en reposant à nouveau son menton entre ses doigts. Ce n’est sûrement pas nécessaire d’en arriver là. Le voyage jusqu’à Feldorn ne prendra que quelques heures. Il changea rapidement de sujet. Sauveur à mentionner que ton frère aîné devait récupérer cette somme. Parlait-il de Courtois ou d’un autre de votre famille ?

Patience croise les bras et lui répond d'un air contrarié.

-Si le but est de m'afficher avec une arme en guise de dissuasion, je ne vois pas l'utilité d'une épée alors que j'ai déjà mon arc. Lui fait-elle remarquer.

Elle passe sur le fait qu'elle portera aussi une dague à sa ceinture mais elle ne l'utilise qu'en cas d'urgence. Elle ne sait pas assez bien se battre pour que cela ait réellement une importance. En revanche, il a lui-même pu constater qu'elle se servait à merveille de son arc. Porter une autre arme plus encombrante qui lui sera inutile en plus d'être encombrante ne lui semble pas être une idée des plus judicieuse. Elle préfère sa liberté de mouvement. Quant à la leçon du mercenaire sur le combat, on dirait les paroles d'un vieillard las qui en a déjà trop vu. Elle se demande comment il fait pour tenir encore debout alors qu'il semble si triste à l'évocation de ce qui est l'essence même de son métier.

-Courtois travaille toujours pour Maralina et je crois qu'il n'a pas l'intention de quitter son service, même une fois son engagement envers elle terminé. Sans compter que depuis quelques mois il préfère avoir la tête et les bourses vides. C'est Aimé et moi qui gérons l'affaire familial que Sauveur nous a permis de récupérer avec l'influence d'Aerianna.

C'est résumé dans les très grandes lignes mais, en substance, c'est à peu près ça et Nehril n'a pas besoin d'en savoir davantage. Elle passe sur l'histoire qui pousse Courtois à se noyer régulièrement dans l'alcool et le stupre. Il n'est pas du genre à étaler ses malheurs alors elle ne le fera pas pour lui. De plus, le mercenaire est peut-être l'ami de Sauveur mais il ne semble pas aussi proche de l'autre Hadjaoui qu'il a rencontré dans l'arène.

-J'espère que tu tiens plus à la vie que tu n'en as l'air. Ou bien que tu t'es trouvé une bonne raison de rentrer chez toi le soir. Lâche-t-elle sans se soucier de la portée de ses mots. Tu devrais aller te reposer. Le voyage sera certes court mais la journée sera longue et fatigante.

A ses mots, elle s'éloigne sans plus rien ajouter. Les "quelques heures" de trajet leur demanderait une vigilance de tous les instants. Et même une fois arrivés, il leur faudra passer une nuit avec tout ou partie de la somme à protéger avant de repartir faire le reste du chemin. C'est donc deux jours et une nuit de protection qu'il leur faudra gérer à deux. Ce ne sera pas de tout repos. Et Patience a une autre raison de vouloir rentrer entière chez elle...

Le mercenaire accepta la remontrance d’un signe de tête. Il n’aurait peut-être pas dû la conseiller sur ces sujets. La femme aux cheveux roux savait apparemment se défendre et ne semblait pas tolérer qu’un homme qu’elle ne connaissait pas lui en octroie. Qu’importait. Sa réaction était légitime.

En la regardant tourner les talons, Nehril se dit que les paroles de Sauveur à son sujet ne mentaient pas : elle n’était guère commode. Toutefois, elle avait pris le temps de venir à sa rencontre. Peut-être n’était-elle pas aussi solitaire que le pensait l’ancien gladiateur. Ou alors cette visite n’était qu'un moyen de jauger celui qui allait devoir lui servir de chaperon...

Nehril sourit. Ses doigts recouvrant son menton et ses yeux vitreux n’avaient guère dû la rassurer à son sujet. Patience avait peut être raison. Il devrait arrêter de se morfondre sur lui-même, et songer plutôt à la mission qui l’attendait le lendemain. Il avait également une raison de revenir : il l'avait promis à Ceralyn.

— Mais peut-être que je pourrais rester ici encore quelques instants, marmonna le semi-elfe en plongeant à nouveau son regard dans le bassin.

Le vent souffla, balayant sa chevelure clairsemée d’argent. L’endroit était silencieux. Il ferma les yeux. Profitant de la quiétude de la nuit et du bruissement des arbres, le mercenaire se sentait en paix.

***

Le lendemain,

Nehril avait mal dormi. Il avait eu l’impression de s’enfoncer dans ses draps de soi et s’était réveillé plusieurs fois en sursaut, pensant qu’il basculait dans le vide. De ce fait, il était debout bien avant le levé du jour. Il avait passé son armure de maille au-dessus de sa chemise blanche, enfilé son pantalon en cuir robuste et avait jeté sa cape et son épée sur son épaule avant de sortir.

Profitant du fait que peu de monde se soit levé, le semi-elfe passa aux cuisines où il eut la surprise d’être accueilli par le chef cuisinier. Sauveur s’étant douté que le mercenaire se lèverait tôt, il avait prévenu le cuisinier de la probable venue impromptue du mercenaire. L’homme se révéla affable, franc et doté d’un redoutable sens de la conversation, car ayant réussi à arracher quelques mots, autres que des grognements, au semi-elfe.

Une fois son repas terminé, Nehril salua l’homme, regrettant presque de ne plus pouvoir goûter sa cuisine. Déambulant dans les couloirs, il envia Sauveur qui avait à sa disposition un tel cordon bleu. Le mercenaire alla directement en direction de l’écurie pour vérifier l’état de son cheval. La bête avait été brossée, son poil brillant était lisse au toucher. Il lui flatta l’encolure, mais n’eut pour réponse qu’un coup de museau contre son menton.

— Sale bête, grommela-t-il en se frottant le visage avec un air contrarié.

Malgré les soins qu’il lui fut prodigué, Nehril passa le temps à prendre soin d’elle, lui chuchotant quelques mots à l’oreille pour l’habituer au son de sa voix. Une heure plus tard, le mercenaire aperçut Sauveur qui donnait des ordres dans la cour. L’ancien gladiateur n’était pas encore accompagné de sa sœur, mais de quelques hommes qui chargeaient un cheval de lourds sacs.

L’or, devina Nehril en le rejoignant.

Il attendit que Sauveur le remarque avant de hocher la tête.

— Tu as bonne mine, fit-il en guise de salut. J’imagine que tout est prêt ?

Le semi-elfe promena son regard vers les sacs.

— Ils sont moins gros que je le pensais. Cela devrait facilement passer pour quelques affaires personnelles.

Vérifiant que Patience n’était toujours pas arrivé, il poursuivit.

— J’ai parlé à ta sœur. Tu n’as pas menti. Elle est presque aussi avare en mots que moi. Il eut un sourire. Mais sa langue est davantage acérée.

Sauveur accueille son ami avec un sourire en écoutant son compliment.

-Et la tienne est affreuse. Mais pas plus que d'habitude. Le chambre-t-il avant de se tourner vers la finalisation des préparatifs. Oui, Patience y a veillé apparemment. Elle a supervisé la confection des sacs pour qu'ils ne soient pas trop volumineux ni trop bruyants. Par contre, ils restent lourds. Si tu dois les porter, tu devras faire semblant qu'il n'y a que du linge dedans, donc qu'ils sont plus légers que la réalité. Sinon, vos chevaux seront bientôt prêts.

Lorsque Nehril lui apprend qu'il s'est entretenu seul avec sa sœur aînée, Sauveur hausse un sourcil en se tournant vers lui. Il est vrai qu'il n'est pas retourné le voir de la soirée mais il se demande quand ils se sont retrouvés seuls tous les deux. Il les voit mal avoir dîné ensemble et ils ne se sont sans doute pas couché bien tard au vu de la journée qui les attend.
Mais plutôt que de l'interroger sur ce point de détail, il se concentre sur la question cachée du mercenaire. Il est normal qu'il essaie de comprendre comment fonctionne celle qui sera sa partenaire durant les deux prochains jours. Et cela ne viendra certainement pas d'elle.

-Ne te fie pas aux apparences et surtout ne le prend pas pour toi. Elle fait en sorte d'éloigner les autres d'elle en pensant que c'est ce qui la protègera. Surtout surtout vrai avec les hommes d'ailleurs. Mais tous les Hadjaoui ont été forgés à partir du même métal. Tu peux compter sur elle pour assurer tes arrières. Garde simplement à l'esprit que, de notre famille, c'est elle qui a le plus souffert.

Sans le savoir, Sauveur vient de faire référence aux propos du mercenaire de la veille. Ceux dans lesquels il expliquait à Patience que le paraître sert aussi efficacement qu'une arme au combat. Le demi-elfe ne s'est sans doute pas rendu compte que c'est ce qu'elle fait... en permanence.
Nehril ne sait certes pas tout de l'histoire de la famille Hadjaoui. Cependant, il a déjà comme information que Courtois et lui étaient gladiateurs, ce qui n'est pas une vie très enviable. Alors si Sauveur est capable d'affirmer qu'elle en a plus baver qu'eux, c'est que le passé de la jeune femme est aussi dur que le regard qu'elle porte sur ceux qui l'entourent est froid et distant. Elle n'a pourtant pas le comportement d'une femme trahie, c'est bien plus sévère que cela.
Alors que Sauveur achève ses paroles, son oreille est attirée par des bruits de pas dans le couloir. Il voit alors son aînée qui marche vers eux, son arc dans le dos et son carquois au bras, elle termine d'ajuster une sangle de sa cuirasse. Sa tenue est souple et légère. Le cuir marron recouvre une chemise bleue et un pantalon noir. Ses longs cheveux sont relevés et attachés de manière à ce qu'un peu d'agitation ne leur permette pas de se libérer. Alors qu'elle atteint l'écurie, elle relève les yeux sur les deux hommes et a la sensation d'interrompre quelque chose.

-Bonjour. Fait-elle d'un air suspicieux.
-Bonjour Patience. L'Hadjaoui se rapproche de sa sœur. Il passe un bras autour de ses épaules et dépose un baiser sur ses cheveux, geste d'affection qu'elle ne semble pas apprécier en la présence de Nehril sur qui elle jette un regard rapide. Sauveur ne s'en formalise pas et continue. Nous parlions de toi. Avoue-t-il parce que dire le contraire le rendrait d'autant plus coupable à ses yeux. Les sacs font parfaitement illusion, il faudra juste faire attention en les manipulant, qu'ils passent toujours pour ce qu'ils sont censés être. Et tu as bien fait de changer de cheval. Celui-ci est plus solide sans pour autant sembler trop imposant pour la charge qu'il est censé porter.
-C'est pour ça que tu as pris un homme pour m'accompagner, non ? Lance-t-elle en mémoire de leurs échanges passés. Si tu as fini faire des compliments, il serait temps d'y aller.

Nehril salua Patience d’un geste de la tête avant d’aller chercher sa propre monture. Suite aux soins qu’il lui avait prodigués, l’animal semblait moins enclin à renâcler et suivit docilement son maître. Après avoir réglé les derniers détails, et vérifié que les sacs étaient bien sanglés, Nehril s’approcha de Sauveur.

— Adieu mon ami, lança-t-il en saisissant le bras de l’ancien gladiateur. Nous reviendrons dans quelques jours. Je suis heureux de t’avoir revu.

Le mercenaire n’était pas du genre à s’attarder en de vaines émotions sentimentales, mais sa reconnaissance envers Sauveur était sincère. Après un instant d’hésitation, il lui tapa amicalement l’épaule avant de grimper sur son cheval. Il chercha des yeux Patience qui ne l’avait pas attendu pour déjà envoyer son cheval en avant.

Nehril lâcha un grognement et frappa ses étriers contre les flancs de sa monture pour la rattraper. La jeune femme avait ralenti l’allure à la sortie du palais, probablement pour qu’il ne puisse pas la perdre de vue parmi la foule de Geresh. En la rejoignant, le mercenaire ne dit rien. Il avait à l’esprit les paroles de Sauveur, et préférait ne pas s’attirer les foudres de sa sœur à peine sortis du palais.

Les deux compagnons chevauchèrent sur la route, Nehril légèrement en avant, tandis que Patience, qui avait le cheval lesté d’or, trottinait derrière lui. Des masses de nuages ombrageuses n’avaient guère tardé à recouvrir le ciel, peinent à distinguer l’éclat jaunâtre du soleil derrière eux. Le vent cependant, demeurait agréable, n’étant ni trop sec, ni trop frais, et faisant virevolter la chevelure clairsemée du semi-elfe. Les yeux grisâtres de ce dernier fouillaient chaque recoin de la route, particulièrement vigilant au moindre signe de danger. Qui plus est, il n’éloignait guère sa main de son épée qui cahotait dans l’ombre de sa selle.

Nehril jeta un autre coup d’œil en direction de Patience. Ils s’étaient à peine échangé quelques mots depuis qu’ils avaient quitté Geresh. Non pas par manque de volonté de la part du mercenaire, mais bien parce qu’il ne savait quels sujets abordaient avec elle. L’un des soucis majeurs de Nehril venait du fait que tous les sujets de conversation qu’il connaissait avaient un lien avec sa profession. Peintures, littératures, politiques, il n’en avait et n’en éprouvait qu’un intérêt limité. Il grogna. De toute façon, Patience ne devait pas être du genre à apprécier une conversation animé autour de romans obscurs. Il préféra laisser régner le silence quelques instants de plus.

Comme pour briser le calme ambiant, la monture de Nehril piaffa avec bruit. Ses sabots claquèrent fortement le sol, et le mercenaire dut tirer en arrière ses rênes pour ne pas que la bête bondisse en avant. Nehril lança un grondement agacé.  

— Fichtre, que soit maudit ce fichu marchand, grommela-t-il en réussissant à la calmer en lui caressant la tête.

Sauveur n'a plus grand chose à ajouter à ce qui a déjà été dit, si ce n'est un petit rappel.

-L'or est remplaçable. Lance-t-il, autant à l'attention de Nehril que de Patience. Tout du moins en apparence car ce que lui répond cette dernière ne le surprend guère.
-Tu sais bien que je ne suis pas du genre à prendre des risques inutiles.
-C'est vrai. Alors salue Aimé et Sincère pour moi.

La jeune femme se contente de répondre d'un hochement de tête avant de faire avancer son cheval tandis que Sauveur échange un dernier regard avec son ami. A travers ces quelques mots, il veut surtout lui confirmer sa requête. Ils peuvent bien perdre la cargaison, tant qu'ils rentrent, peu lui importe. Finalement, il regarde le duo s'en aller et quitter l'enceinte du palais. Un officier se rapproche de lui silencieusement.

-Vous savez qu'elle vous tuera si elle apprend ce que vous avez mijoté dans son dos.
-Oh oui ! Je finirais agrafé sur les murs de Geresh avec ses flèches.
-Au moins, ça mettra un peu de couleur dans cette ville.

Les deux hommes ricanent avant de s'en retourner à leurs propres affaires.

*******

Patience se complaît parfaitement dans ce silence. En revanche, elle n'apprécie pas vraiment que Nehril ait pris la tête de leur petit groupe. Elle a l'impression qu'il s'impose en chef, ce qui n'est peut-être même pas le cas. Mais à ses yeux, l'or devrait se trouver entre eux deux et pas loin derrière. Elle remarque qu'il se tourne brièvement vers elle de manière régulière. Est-ce qu'il n'ose pas lui parler ? Ou est-ce qu'il cherche un sujet de conversation ? A moins qu'il ne la surveille ? Ou il s'assure qu'elle va bien ? Quelque soit la solution, cela l'agace déjà.
Finalement, c'est le cheval du mercenaire qui amène la première animation de ce trajet plutôt morne.

-Si un marchand ne fait pas tester sa marchandise à son client, c'est qu'il est en train de l'arnaquer. Lui lance-t-elle en guise de réponse, comprenant parfaitement que Nehril s'est fait refourguer une monture au tempérament instable.

— J’étais plutôt pressé de quitter la ville, lui confia-t-il entre ses dents. J’ai laissé la monture que je monte habituellement à ma protégée. Je ne pensais pas que celle-ci était… particulièrement… bigre… récalcitrante.

Il ponctua ses fins de phrases par une grimace douloureuse, signe qu’il luttait contre les nouveaux signes nerveux qui s’emparaient déjà de sa bête.

— La tienne est plutôt calme, remarqua-t-il en jetant un œil au cheval qu’elle montait.

— J’ai besoin d’un cheval docile. Lorsque je manie mon arc, je lâche les rênes. Il me faut une monture disciplinée qui obéisse aux jambes. 

Patience n’utilise presque pas ses mains pour guider l’animal depuis leur départ. Une pression des mollets suffisait à le faire avancer. Qu’elle pivote légèrement son buste et il tourne avec elle… 

— Hmm, lâcha le mercenaire en guise de réponse en finissant de contrôler sa jument. Mieux vaut donc que ce ne soit pas moi qui porte l’or.

Il rectifia la trajectoire de sa monture, laissant Patience chevaucher à ses côtés.

— Et c’est donc là ton rôle dans cette association familiale ? Tu supervises ces missions d’escortes ? 

— Absolument pas. Aimé et moi gérons l’entreprise familiale. Aimé est plus avenant que moi donc il s’occupe de recruter les ouvriers en vue des prochains travaux de champs à faire pendant je réalise la deuxième tâche à accomplir en parallèle. 

— Aimé et toi, répéta Nehril en clignant les yeux. Je pensais que c’était Sauveur qui gérait l’affaire familiale.

Patience dévisage le mercenaire, perplexe. 

— Ce n’est pourtant pas ce que j’ai dit hier, lui fait-elle remarquer. Elle soupire avant de reprendre. Il est peut-être normal qu’il ait du mal à suivre avec une famille aussi grande que la leur. Sauveur a rencontré Aerianna afin qu’elle nous aide à récupérer les terres de notre famille.

Il n’a pas reconquis que les terres de sa famille d’après ce que j’ai vu, remarqua Nehril en restant silencieux.

— À ce moment-là, il était encore engagé envers Maralina pour lui avoir rendu sa liberté. Aimé est notre aîné et il était disponible. Quant à moi… Elle marque une courte pause, cherchant à éviter une question qu’elle ne veut pas aborder. Je venais juste de rentrer au pays. C’est donc nous qui avons repris les affaires de notre père. Geresh continue de nous apporter son soutien financier le temps que nous soyons en capacité de nous autosuffire. Ce sont nos premières semences cette année.

Nehril opina après une certaine hésitation. Il avait du mal à établir mentalement la généalogie précise des Hadjaoui, ce qui y ajoutait à sa confusion. Les nouvelles précisions de Patience lui permirent d’y voir plus clair.

— Tu as dit que tu rentrais au pays ? releva-t-il sans se rendre compte des signes évidents qui démontraient qu'elle ne souhaitaient pas en révéler davantage. 

Patience regarde droit devant elle et ne décroche pas un mot. C’est ce qu’elle a dit et n’a pas l’intention de se répéter… Ni de répondre à la question cachée derrière les paroles du mercenaire. Celui-ci leva un sourcil, s’interrogeant sur le fait d’avoir commis une indélicatesse sans s’en apercevoir. Il comprit finalement en observant plus attentivement l’expression de son visage. Un visage fermé et résolu : une expression qu’il observait bien trop souvent chez son propre reflet.

— On a tous des choses que l’on ne souhaite pas aborder, j’imagine, siffla-t-il en promenant son regard vers l’horizon. Sauveur doit bien se marrer à l’heure qu’il est…

— Pourquoi ça ? demande-t-elle sans pour autant sembler captivée par le sujet. C’est plutôt de la curiosité, car cette phrase l’interpelle quelque peu.

Il lui lança un coup d’œil, comme pour jauger si sa question était sincère.

— Malgré tous les hommes que vous disposez au palais, cela ne t’a pas paru bizarre que ce soit moi qui t’accompagne ? Faire venir un mercenaire d’une autre ville, simplement pour protéger quelques sacs d’or ? 

Patience se tourne véritablement vers Nehril, les sourcils froncés. Sauveur lui a dit qu’il voulait confier cette tâche à quelqu’un qu’il connaissait vraiment et en qui il avait pleinement confiance. Mais le point de vue du demi-elfe la rendait soudainement suspecte. Est-ce qu’il pourrait avoir une autre motivation ?

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

Il répondit d’une voix ferme, sans détacher son regard le long de la route sablonneuse qui s’étalait devant eux. 

— Sauveur m’a parlé de toi. À demi-mot… mais assez pour que je puisse lire entre les lignes. Je pensais que son intention première était que je te protège des dangers de la route. C’était assez évident, même s’il ne l’a jamais clairement formulé.

Nehril renifla, un sourire sardonique au visage.

— Mais maintenant que j’y songe, je pense que ce voyage n’est qu’une vaste mascarade. Si ton frère avait vraiment été soucieux de ta sécurité, il aurait dépêché des hommes, des cavaliers, voir se serait déplacé lui-même.

Il plissa les yeux. 

— Même si cela ne t’apparaît pas encore, nous portons tous deux les stigmates d’une vie passée... hmm... compliquée. Le fait que tu sois recroquevillé sur toi même a dû lui rappeler ce que j’étais, et ce que je suis encore, ajouta-t-il sur un ton morne. Quoi de mieux que de mettre ensemble deux personnes brisées et voir si l’une peut en aider l’autre ? Nehril serra la bride de sa monture, presque impressionné de l’audace de l’ancien gladiateur. Une idée risible, mais qui correspond si bien à ton frère. 

Patience passe de la colère à l’indignation à mesure qu’elle écoute Nehril d’abord lui avouer que son frère ne l’a pas engagé pour l’or, mais qu’en plus il le soupçonne de vouloir faire naître une alchimie entre eux.

— Je te trouve très présomptueux de croire que Sauveur ait pu imaginer une seule seconde que tu pourrais me plaire. Il n’est pas aussi subtil, d’autant que, s’il devait tenter de me caser un jour, il le ferait avec quelqu’un de plus respectable que toi. Sans compter qu’il a parfaitement conscience que je le tuerais s’il essayait de m’arranger une relation avec quelqu’un. Lui, et sans doute aussi celui qu’il me présenterait.

La jeune femme est parfaitement sérieuse et elle veut clairement faire comprendre à Nehril que, s’il trouve l’idée ridicule, il a plutôt intérêt à continuer de le penser… Celui-ci haussa les sourcils avec un air renfrogné, visiblement blessé d’être considéré comme une personne dont l’honneur était sujet à discussion. Il répondit aussi sec.

— Moi ? Pas respectable ? As-tu vraiment une si mauvaise foi en ton frère pour estimer qu’il continuerait de fréquenter une canaille dans mon genre maintenant qu’il vit dans son fichu palais ? Et qu’il le laisserait seul avec sa fichue sœur sans personne d’autre pour les accompagner ?

Le mercenaire pointa un doigt accusateur dans sa direction.

— Ouvre les yeux Hadjaoui, notre présence ici à tout deux n’est pas due au hasard. Il claqua sa langue. Et quand j’ai dit « aider » l’autre, je ne parlais pas d’un quelconque sentiment amoureux. Mais bien de te sortir de ce foutu placard dans lequel tu t’es enfermé !

— Et toi, tu devrais vraiment nettoyer tes oreilles. Je n’ai pas dit que tu n’étais pas respectable, mais qu’il aurait trouvé quelqu’un de « plus » respectable qu’un mercenaire à la cuirasse esquintée. Quant à mon placard, je n’ai jamais demandé à ce que qui que ce soit m’en sorte ! J’y suis très bien, merci !

Elle serre alors ses mollets sur son cheval qui accélère le pas et s’élance au trot.

Le mercenaire fulmina un moment, laissant la jeune femme prendre de l’avance. Le voyage ne venait qu’à peine de commencer et le discours entre eux était déjà rompu. Quelques minutes après s’être calmé, Nehril relança sa monture en avant afin de rattraper la silhouette de Patience qui se fondait dans l’horizon. Les yeux du semi-elfe notèrent une présence sur la gauche, astucieusement dissimulée dans les buissons. Un éclat argenté, brillant de mille feux sous le soleil. L’Hadjaoui était passé devant sans y prêter attention.

— Et merde, grommela-t-il en frappant les flancs de sa monture avec ses talons. Patience ! Patience ! À terre ! 

Patience rumine depuis plusieurs minutes, seule devant sur la route. Elle entend les sabots du cheval du mercenaire bien plus loin dans son dos. Il la suit donc toujours, il n’a pas le choix s’il veut être payé. Mais que Sauveur l’ait embauché pour la protéger et non pour l’aider l’énerve profondément. Et l’impudence de cet homme !! Il peut bien lui parler de son placard mais il a le sien aussi ! Pour qui se prend-t-il pour se permettre de lui faire des réflexions ?!

La jeune femme est si énervée qu’elle ne prête plus autant attention à ce qui l’entoure. C’est pourquoi elle passe près de ce buisson sans voir la silhouette qui y est dissimulée. Ni les autres qui la guettent plus ou moins loin… Lorsque Nehril l’appelle la première fois, elle lève les yeux au ciel. A-t-il vraiment besoin de faire dans le mélodramatique ?! Il insiste et elle s’apprête à se retourner pour lui dire de se calmer lorsqu’il lui hurle de se mettre à terre. Aussitôt, elle saisit son arc et encoche une flèche tout en cherchant sa cible.

Les cris du mercenaire ont contraint les brigands à précipiter leur assaut. Ils viennent de plus loin que prévu… laissant à l’archère davantage de temps pour les avoir de sa ligne de mire. L’homme dissimulé dans le buisson derrière elle sort de sa cachette en hurlant et il est le premier à tomber… Un jet en plein cœur. Il était le plus près… Donc le plus urgent à abattre. Mais Patience encoche déjà une nouvelle flèche. Son compagnon ne sera pas là avant plusieurs secondes et les malandrins progressent de leur côté.
Une autre flèche atteint sa cible. Il ne reste plus que quatre adversaires. L’un d’eux parvient à contrer son tir à l’aide de son épée mais un troisième tombera malgré tout, une flèche dans l’œil, avant que les assaillants ne la rejoignent.

Un coup d’épée fend l’air. Le cheval de la rouquine se cabre dans un cri et perd l’équilibre. Il tombe à terre, emmenant sa cavalière avec lui. La seconde monture a juste le temps de les éviter et la belle de sauter un peu plus loin pour ne pas se retrouver sous l’animal lorsque son corps massif frappera le sol. En arrivant à terre, elle pousse un cri de douleur et roule sur quelques mètres. L’atterrissage l’a un peu sonnée… et deux hommes se précipitent déjà vers elle tandis que le dernier a saisit la longe du cheval chargé. Patience commence déjà à se redresser en secouant la tête pour chasser son étourdissement mais elle ne pourra éviter l’attaque…

Le bandit, voyant la flèche de Patience se ficher dans son œil, se mit à hurler avant de tâtonner son visage d'une main hésitante, comme pour jauger de la gravité de sa blessure. Il ne vit donc pas la lame du mercenaire qui le faucha à vive allure.

Le cheval de Nehril ne ralentit pas la cadence et choisit de bondir entre Patience et ses adversaires. Le mercenaire nota que cette dernière encochait une de ses flèches en direction du bandit qui tentait de s’échapper avec l’or. Il mit pied à terre pour s’occuper des autres.

Les deux individus qui jaugeaient le nouvel arrivant étaient bien équipés, ce qui rendait difficile de les associer à un vulgaire groupe de bandits. Leur lame courbe et leurs armures de cuir étaient également de bien trop bonnes qualités. Leur visage, dissimulé derrière un amas de tissu noirâtre démontrait qu’ils n’avaient guère envie d’être reconnus. Des mercenaires ?

Nehril tira son épée qui pendait à la selle de son cheval avant d’avancer d’un pas résolu dans leur direction.

Le premier homme tenta une feinte et visa l’aine. Cependant son mouvement était trop brusque et son allonge, bien trop courte. L’épée passa à côté de Nehril et son visage finit par s’écraser contre le poing du mercenaire qui avait passé outre sa garde pour le jeter au sol d’un mouvement d’épaule.
Le second, plus prudent, attendit qu’il soit occupé avec son compagnon pour l’attaquer. Les lames se croisèrent un instant. L’homme tenta une parade, se fendit, mais l’épée de Nehril trouva encore la sienne. Il tenta quelques autres passes avant de prendre pleine mesure de la dextérité de son adversaire. Trop tard, hélas.

Le semi-elfe fit tournoyer son épée dans les airs, Aeris siffla, tourbillonna autour de lui avant de repousser d’un revers de lame l’assaut maladroit de son adversaire. Bras et tête furent tranchés juste après, d’un mouvement oblique et parfaitement maîtrisé. Le premier bandit se releva et poussa un cri d’horreur avant de chercher à s’enfuir. Nehril lui faucha les jambes et lui trancha la tête avant que son corps ne puisse toucher le sol.

Le combat n’avait duré que quelques secondes. Le semi-elfe pivota pour voir comment s’en était sorti Patience…

Encore dans le brouillard, Patience comprend que Nehril s'est interposé entre les brigands et elle. Il ne lui reste donc plus qu'à reprendre ses esprits et se charger de celui qui s'enfuit avec la raison de leur voyage. Recommençant à y voir net sur un rayon d'un mètre, elle trouve aisément son arc et en saisit une extrémité pour le ramener à elle. Quelques flèches sont éparpillées autour d'elle. Elle en prend une et se redresse. Pas le temps de se mettre debout. Pas assez d'équilibre non plus. Un genou à terre suffira. Elle encoche le projectile et vise en direction du brigand. Mais alors qu'elle bande son arc, elle sent une douleur dans ses doigts qui serrent le bois. Elle peine à tendre son arme, malgré ses deux premiers essais.
Elle baisse la tête, prend deux grands respirations, puis se redresse, bande, vise et décoche son projectile qui atteint sa cible. La flèche a traversé l'omoplate mais ne l'a pas tué. Il tombe en criant... et celle qui l'a touchée lâche son arc. Elle n'a pas crié. Elle a seulement gémit. Mais l'expression sur son visage ne permet pas le doute tandis qu'elle ramène sa main blessée vers elle. Elle se laisse tomber pour s'asseoir avant d'observer ses doigts. Dans sa chute, elle n'avait pas lâché la longe du cheval transportant l'or... Ses os ont tenu bon mais ses articulations ont été contraintes de céder à la place. Ses phalanges sont difformes sur plusieurs de ses doigts.

Laissant à Nehril le soin de mettre un terme définitif à cette embuscade et de récupérer le cheval éloigné, elle concentre toute son attention sur ses multiples luxations. Elle sait que plus elle agira vite, moins elle risquera les séquelles. Alors... Elle prend l'un de ses doigts... Elle hésite, sa respiration s'accélérant... et tire. Elle gémit encore, se pliant vers l'avant. Dieux, que cela pouvait faire mal ! Elle finit par regarder de nouveau sa main... Mais rien n'a bougé. Elle n'a pas tiré assez fort ou bien ne s'y est pas bien prise. L'appréhension de la douleur, certainement.

Il n'y en aura qu'un seul qui s'en sera sorti indemne. Celui-là même dont elle ne voulait pas. Quelle ironie... Même son cheval est amoché. Il est toujours vivant mais une sérieuse entaille fend son épaule gauche. Il lui faudra beaucoup de temps et de repos pour s'en remettre, à moins de faire appel à un mage évidemment mais ils n'ont pas cela sous la main. Sans quoi elle ne serait pas condamnée à devoir essayer de remettre ses doigts en place...

Après avoir vérifié que Patience ne courait plus de danger immédiat, Nehril s’élança pour récupérer le cheval qu’il ramena auprès de la jeune femme. Il laissa le bandit se vider de son sang sur la route. Ce n’est qu’à cette occasion qu’il remarqua la blessure qu’arborait la jeune femme. 

Merde. Sauveur va me tuer.

Nehril mit genoux à terre et prit la main blessée de la jeune femme entre les siennes. Cette dernière tenta de résister, mais sa poigne était ferme. Certains de ses doigts étaient disloqués et sanguinolents, signes qu’elle s’était accrochée avec opiniâtreté à la sangle du cheval qui charriait l’or. 

— Hmm, lâcha-t-il en finissant par lever ses yeux argentés vers ceux de Patience. Je vais te les remettre en place, ça risque de faire mal. Tu es prête ?

— Non. Fit-elle pour lui faire remarquer qu’il n’était pas possible de l’être dans une telle situation. Cependant, elle ne faisait montre d’aucune peur. Son visage était déterminé. Puisqu’elle devait en passer par là… Qu’il y aille et qu’ils en finissent.

— Regarde ailleurs, lui conseilla-t-il, conscient que la vision d’une blessure décuplait souvent la douleur éprouvée.  

Le mercenaire n’y alla pas de main morte. Malgré les cris étouffés que poussait Patience, il continua méthodiquement son travail. Il alla ensuite jusqu’à son cheval en lui ordonnant de ne pas toucher sa main. Ce qu’elle fit, mais pas sans observer l’état de ses doigts tremblants après ce qu’ils venaient de subir. La douleur était pourtant moins forte maintenant que les articulations avaient retrouvé leur place. Nehril sortit de sa selle le nécessaire pour nettoyer et traiter sa blessure. Ensuite, il l’enveloppa dans un linge propre.

— Je vais me charger du cheval qui porte l’or, fit-il en ajustant une dernière fois son bandage. Ton cheval va s’en tirer ?

Patience était éprouvée, mais les douleurs vives qu’elle venait de ressentir la gardait bien éveillée pour le moment. Mais lorsque la fatigue tomberait et qu’elle aurait le loisir de se reposer, elle sombrerait comme une masse. Elle posa son regard sur sa monture. Il avait les yeux ouverts et sa respiration était calme et régulière. Il évitait simplement de bouger tant qu’il le pouvait.

— Ça ira. Mais il ne peut plus me porter, ni même forcer le pas jusqu’à Feldorn. Il faut qu’on le dépose à la première auberge qu’on trouvera pour en prendre un autre. J’irais le récupérer lorsque nous aurons fini.

La jeune femme toisa de nouveau Nehril et réalisa que sa main blessée se trouvait toujours dans la sienne. Elle la retira prestement avant de commencer à rassembler les flèches encore éparpillées au sol.
Le mercenaire laissa retomber mollement son bras et se remit debout. Il déchargea les sacs d’or pour les mettre sur sa monture. Déjà d’humeur acariâtre, cette dernière lâcha un hennissement de mauvais augure. 

— Prends l’autre cheval, proposa-t-il en lui tendant les rênes. Je guiderais ta monture blessée.

Il grimpa en selle et la bête poussa un nouveau grondement mécontent. Attendant que Patience eût fini de récupérer ses flèches, il croisa les bras.

— Écoute…, fit-il d’une voix hésitante, visiblement mal à l’aise. Navré pour tout à l’heure. Ma colère n’était pas dirigée vers toi. Simplement…

Il haussa les épaules et poussa un soupir.

— Même après que je t’ai dit que tu ne serais pas assez bien pour moi aux yeux de mon frère ? lui fit-elle remarquer en retirant la selle de sa monture qu’elle a forcée à se relever malgré la douleur. Elle ne regardait pas Nehril, faisant mine d’avoir bien assez à faire pour ne pas s’arrêter.

— Bah, fit-il en levant les bras comme si cela n’avait plus d’importance. Les gens ont tendance à le penser, et après tout ils n’ont pas forcément tort. Je ne suis qu’un fichu mercenaire. Je tue pour de l’argent. Je n’ai pas de sang noble, pas de domaine, pas de palais. Je vis à même le jour, l’épée à la main. 

Nehril essaya de se caler plus confortablement sur sa selle.

— Le savoir est une chose. L’entendre dire en est une autre. Je n’essaye pas de plaire. Il renifla. Je n’essaye pas non plus de m’attirer les foudres de tous les gens que je croise. Mais… il y a rarement d’opinion en demi-teinte à mon sujet et on a tendance à me ranger dans la seconde catégorie. Ton frère… il est l’un des rares à avoir vu au-delà de ma simple condition de mercenaire. C’est pour ça que je le respecte.

Ne pouvant jouir totalement que d’une seule main, Patience parvenait malgré tout à se débrouiller pour poser sa selle sur l’autre cheval et la sangler. Elle appréciait que le demi-elfe ne cherche pas à le faire à sa place. Car après tout, elle n’avait qu’à coincer le cuir contre l’animal à l’aide de son poignet le temps de passer les lanières perforées dans les anneaux de métal.

— Si ça peut te rassurer… Je n’ai rien contre les mercenaires. Enfin… Ceux qui n’ont pas des pièces d’or à la place des yeux dès qu’on leur offre un travail. Et je n’ai rien contre toi en particulier.

Elle s’assura que la selle était bien fixée avant de monter, prenant appui avec son avant-bras du côté de sa blessure.

— Ça me laisse penser, fit Nehril en lançant sa monture au trot, que je ne sais même pas combien je serais payé pour cette mission. Je n’ai même pas songé à négocier…

Il lâcha un ricanement.

— J’ai un… ami. Dante, il s’appelle. Ce dernier n’arrête pas de me dire que je suis un bon samaritain. Que… quels étaient ses mots déjà ? Il fronça les sourcils en essayant de s’en souvenir. Qu’à force de partir travailler gratis, il n’était pas étonnant que je n’aie pas fait fortune. Je pense qu’il n’a jamais eu autant raison qu’en cet instant.

— Sauf que tu sais parfaitement que Sauveur te paiera. Et si c’est moi ta mission, alors le règlement sera à la hauteur de l’affection qu’il me porte. Même si je lui en fais voir à lui aussi…

— Hmm, je doute que Sauveur ai suffisamment d’argent alors. Et puis n’est-ce pas le rôle d’une famille ? Avoir, malgré le caractère de chacun, quelque chose à… protéger ? 

La voix du mercenaire se fit plus hésitante. Il entrait dans un sujet qu’il maîtrisait mal. Patience le regarda comme pour le sonder et comprit rapidement le problème.

— Tu as choisi le protéger Ceralyn, c’est bien ça ? Eh bien dis-toi que c’est à peu près la même chose, mais que nous sommes liés par le sang. Aller à l’encontre serait renier notre parenté. Nous avons choisi de faire avec, quel que soit le caractère de l’autre. Je veille aussi bien sur ce forniqueur de Courtois qu’il veille sur moi qui n’hésite pas à lui dire ses quatre vérités. Mais si tu rejetais Ceralyn maintenant, ne serait-ce pas la renier aussi d’une certaine façon ?

Nehril plissa les yeux et réfléchit à sa question. Il n’avait pas l’intention de rejeter la jeune fille. Tel était peut-être son intention jadis, mais plus maintenant. Il s’en ouvrit à Patience.

— Tu n’as pas tort. Je n’en avais pas saisi la portée. D’autant plus que Ceralyn et moi partageons un lien de parenté. Pas aussi étroit que celui que tu as avec tes frères, mais notre sang provient d’un ancêtre commun.

Le mercenaire vérifia que son fourreau était bien attaché à sa selle avant de reprendre.

— Mais elle a désormais l’âge de voler de ses propres ailes. J’ai peur qu’en restant avec moi, son cœur s’affaiblisse. La voie du mercenariat n’est pas faite pour les cœurs tendres. Elle les brise pour mieux les façonner. Je me dis que… je sais pas… n’est-ce pas mieux pour elle de s’endurcir ? Je ne pourrais pas être auprès d’elle éternellement.

Patience conserva le silence. Ce n’était pas à elle de répondre à cette question. Cependant, Nehril disait sans doute plus sur lui qu’il ne le pensait. Le cœur brisé et reforgé par la vie des armes était-il le sien ? Celui de la belle rousse l’avait été aussi… de tellement de façons. Mais là où d’autres avaient fini par céder jusque dans leur Souffle, elle avait continué à lutter. Le caractère de chacun y jouait aussi pour beaucoup.

— Tu es un solitaire. Il y a d’autres façons d’exercer ce métier sans être seul. À toi de les lui montrer et à elle de décider quelle voie suivre.

Des mercenaires et gens d’armes, on en trouvait partout. Le demi-elfe avait choisi de travailler en ne dépendant que de lui-même et sans pouvoir se fier à personne. Des compagnies pouvaient accueillir des gens comme lui. Ou même des employeurs fortunés qui les intégreraient dans leur garde personnelle. S’il craignait que Ceralyn ne parvienne pas à supporter la vie qu’il menait, il pouvait aussi lui lister ses autres options.

— Je ne suis pas solitaire, rectifia-t-il avec un sourire crispé. Je n’aime simplement pas les autres. Ce qui fait de moi un… asocial ?

Néanmoins ce que lui disait Patience l’emmena à réfléchir selon un nouvel angle. Ceralyn pouvait toujours trouver d’autres compagnons, rejoindre une compagnie de mercenaire, se marier, avoir des enfants. Elle ne serait jamais seule si elle ne souhaitait pas. Nehril se rendit compte qu’il projetait ses propres angoisses sur la jeune femme. Il eut soudainement envie de changer de sujet : même s’il l’avait lancé, celui-ci le rendait inconfortable. 

— Sauveur, Patience, Modeste, Courtois, Aimée, énuméra-t-il en les dénombrant sur ses doigts. Tous des adjectifs. Des valeurs. Des qualités. Est-ce une tradition familiale chez les Hadjaoui ?

— C’est ça. Depuis des générations. Notre père s’appelait Honoré et notre grand-père Vaillant. Mais il manque quelques noms dans ta liste. Sans oublier la nouvelle génération.

Famille nombreuse hein ? songea-t-il en restant silencieux. J’imagine l’ambiance aux repas de famille…

— Nouvelle génération ? reprit-il en ne se souvenant ni d’avoir vu Sauveur ou encore Modeste avec des bambins.
-Ouaw... Tu es sûr d'être ami avec mon frère ? Le charia-t-elle. Il a deux filles : Sagesse et Liberté. Des jumelles. Liberté ne correspond pas tout à fait à notre tradition mais sa compagne de l'époque ne lui a pas laissé le choix.

Patience n'avait pas beaucoup discuté avec Sanaa mais elle se souvenait de la jeune femme à peine sorti de l'enfance qui avait imposé à son frère de fonder une famille sans lui demander son avis au préalable. Alors le coup du prénom, c'était presque superflus en comparaison. Elle marqua une pause, hésitant à continuer avant de lâcher...

-Sans parler de mon fils.

Nehril fronça les sourcils. Après coup, il se souvenait vaguement que Sauveur lui en avait bien parler lorsqu’ils déambulaient tout deux dans le palais de Geresh. Mais le mercenaire n’y avait apporté qu’une attention distraite, trop concentrée sur les passes d’escrimes de ses gardes. Apprendre que Patience eut un enfant ne le surprit pas plus que cela et il lança :

— Et son nom correspond à la tradition à lui aussi ?
-Contrairement à Sauveur, je n'ai pas eu à me battre pour le prénom donc oui. Il s'appelle Sincère.

Alors que Patience semblait se détendre, elle redevenait distante en évoquant cette partie de son histoire. Si elle aimait son fils, sa rancœur devait bien être dirigée vers quelqu'un.

Le mercenaire préféra ne pas creuser plus profondément. Il venait de confirmer certains de ses soupçons : la partie de son passé que ne souhaitait pas révéler Patience concernait son enfant. Les rapides informations qu’il avait réussi à lui soustraire l'amenait à penser que quelque chose s’était déroulé avant que la jeune femme ne retourne auprès des siens. Que fuyez-t-elle ? Un mari abject ? Une union involontaire et déplaisante ?

Le semi-elfe orienta la conversation ailleurs, désireux de ne pas briser le fil tendu de la discussion qu’ils étaient parvenus à tisser. Les minutes se succédèrent et l’ambiance se détendit. Ils finirent par faire halte à une auberge pour changer le cheval blessé de Patience avant de reprendre la route. Ils ne s’attardèrent pas pour déjeuner, ayant suffisamment de vivres sur eux pour s’en passer.

La route sablonneuse devint progressivement rocailleuse, et les secousses se firent davantage plus ressentir pour les deux cavaliers fourbus. Les nuages gris ne tardèrent cependant pas à s’écarter pour laisser place à un soleil brillant. Plissant les yeux pour distinguer clairement l’horizon, Nehril reconnut Feldorn qui se découpait derrière la ramure ocre des arbres.

— Feldorn, nous y sommes, lâcha-t-il en se tournant vers la jeune femme. J’imagine que tu sais où aller ?
-Evidemment. Se contenta-t-elle de répondre avant de faire accélérer le pas à son cheval d'emprunt.

Il fallait se dépêcher. Avec l'attaque, les soins sur sa main et la halte dans une auberge, ils n'avaient plus beaucoup de temps pour se rendre auprès des trois marchands qu'ils devaient voir. Deux d'entre eux étaient assez proches l'un de l'autre mais le troisième était à l'extérieur de la ville. Elle suggéra d'ailleurs de commencer par lui afin de limiter leurs déplacements. Il leur faudrait après tout trouver une auberge pour la nuit et ils trouveraient plus facilement un lieu convenable à l'intérieur des murs.

******

Pour la dernière fois de la journée, Patience mit pied à terre, lâchant un bruyant soupir de fatigue. Elle était soulagée que cette première journée s'achève et éreintée par tout ce qu'il s'était passée. Au moins, ils s'étaient délestés de la moitié de l'argent. Il ne restait plus qu'un sac sur le cheval et l'autre s'était vidé à vue d’œil, les bourses ayant été préparées à l'avance pour que le paiement soit rapide. Le temps pour le marchand de vérifier que le compte était bon et la livraison était ordonnée pour le plus tôt possible.

Il faisait nuit à présent. A l'arrière de l'auberge, les deux voyageurs confièrent leurs montures au palefrenier et récupérèrent leurs affaires avant de se diriger à l'intérieur. Nehril devait s'affubler du second chargement d'or en laissant croire qu'il ne faisait que transporter quelques vêtements. La tâche n'était pas aisée et il n'était pas non plus simple d'être discrets. Ensemble, ils se rendirent au comptoir pour réclamer de quoi dîner.

-Et vous auriez de la place pour cette nuit ?
-Ouais. J'vous mets une ou deux chambres ?

Patience se retint de croiser le regard du mercenaire. Il était vrai qu'ils n'avaient pas abordé ce sujet. Mais s'ils devaient se relayer pour protéger le sac, il valait mieux qu'ils restent ensemble.

-Une. Et ce serait possible de manger dans la chambre ? Et de ne plus nous déranger...

Elle toisa l'aubergiste d'un air tout à fait éloquent et ce dernier comprit parfaitement où elle voulait en venir. Des clients qui venaient juste pour quelques heures ou une nuit discrète avec la conquête d'un soir ou un amant régulier, il connaissait cela. On ne manquait pas de chauds lapins en Ithri'Vaan. C'était une assez bonne couverture pour éviter à Nehril et elle de quitter leur précieuse cargaison des yeux. Bon, cela signifiait aussi qu'ils allaient devoir partager la même chambre et froisser les draps pour être crédibles mais tant que leur ruse marchait...
Le tenancier lui tend finalement une clef.

-Chambre 10, au deuxième. Tâchez de pas trop déranger vot' voisin. C't'un gars fortuné qu'hésitera pas à v'nir se plaindre et j'pourrais pas faire autrement que d'faire c'qui m'demande.
-Promis... Lui jure-t-elle sur le même air.

Grimpant les marches qui menaient à l’étage, le mercenaire lâcha un grognement. 

— Si son client est aussi fortuné qu’il le prétend, commença Nehril en raffermissant sa prise sur le sac qu’il portait, il ne verra certainement pas d’inconvénient à ce qu’il soit accueilli par notre noble sac dans sa noble trogne s’il vient nous déranger. Assommer par l’or, voilà qui siérait bien à un noble.

Patience lui intima le silence. Même s’ils étaient a priori seuls et que le mercenaire ne parlait pas fort, on pourrait les entendre. Ils arrivèrent finalement à la porte de la chambre. La jeune femme inséra la clé dans la serrure et repoussa le battant. Un lit, pas très grand, ornait le coin de la pièce. Les draps semblaient propres et la pièce était aérée. Un bureau et une chaise complétaient le mobilier et le mercenaire s’assit sur cette dernière. Il posa le sac d’or sur la table en bois fatigué qui craqua sous le poids. Fort heureusement, elle tint bon.

— C’est plus propre que je le pensais, observa-t-il en ôtant son fourreau qui était attaché dans son dos. Il chercha le regard de Patience. Et maintenant, comment s’organise-t-on ?

Après avoir refermé derrière elle, la belle rouquine marqua un temps d’arrêt avant de réagir. Il ne pouvait pas insinuer ce qu’elle pensait. Pas après les mots qu’ils avaient échangés le matin même et le quiproquo qui s’en était suivi.

— Il faudrait que l’un de nous reste toujours éveillé. On tiendra nos quarts à tour de rôle.

Elle allait retirer son arc de son dos avec sa mauvaise main et s’arrêta en faisant la grimace. Elle retenta de l’autre côté, ce qui était moins pratique, mais qui ne la fit pas souffrir au moins. Elle pose son arme et commence à s’attaquer aux sangles de sa cuirasse. Il faut juste qu’on donne l’impression au tavernier qu’il nous dérange en apportant le dîner. Ses doigts la font souffrir alors qu’elle défait la première attache de son armure.

— Bonne idée, fit le mercenaire en jetant sa cape sur le tas d’or. Je doute cependant qu’on tente de nous voler quelque chose ce soir. Aux yeux de cet aubergiste, et vu l’état de nos vêtements, nous passons au mieux pour des infortunés et au pire pour de simples bandits. 

Je ne sais pas ce qui est le mieux, pour être honnête.

— Surtout qu’il y a encore des éclaboussures de sang sur les tiens. Répliqua la jeune femme.

Nehril grogna en guise de réponse et alla vérifier la fenêtre avant de constater les problèmes que rencontrait Patience avec son armure.

— Un coup de main ? 

Dans un soupir de désespoir, la belle rousse lâcha enfin cette sangle que ses doigts tremblants ne parvenaient pas à serrer suffisamment fort pour pouvoir tirer dessus et la défaire. 

— Ah. Ah. Fit-elle avec sarcasme alors que c’était justement sa main le problème. On dirait bien que je n’arriverai pas à retirer cette cuirasse toute seule. Admit-elle.

S’il n’y avait pas le tenancier à berner, elle se serait bien contentée de dormir avec, cela n’aurait pas été la première fois… Sur le terrain, elle n’avait guère le choix après tout.

Le semi-elfe s’approcha doucement de Patience, comme s’il craignait qu’elle ne le repousse. Il posa ses mains sur les épaules de la jeune femme avant de se débattre avec les sangles.

— Bigre… avec quoi tu les as serrés ? lâcha-t-il en s’en sortant avec plus ou moins de succès.

— Je les enduis de graisse de mouton pour dissuader quiconque d’essayer de les défaire. Avoue que ça marche bien. Lança-t-elle. Puis elle rentra le peu de ventre qu’elle avait afin de lui laisser un peu plus de marge de manœuvre.

— Ça marche si bien que tu vas probablement devoir garder cette armure à vie, la tança à son tour Nehril en finissant par réussir à défaire la première boucle. 

Il en retira une seconde avec plus de facilité, et les autres se défirent presque toutes seules. Le mercenaire posa une main sur le bras de Patience pour lui signifier qu’il avait terminé avant de s’écarter.

— J’imagine qu’il va falloir faire grincer le lit pour préserver les apparences ?

Nehril s’approcha de ce dernier. Grincerait-il ? Il lui semblait pourtant aussi lourd qu’une pierre.

— Si ta prochaine suggestion est que je fasse semblant de jouir, tu peux t’en dispenser tout de suite. Fait-elle en posant enfin sa cuirasse sur une chaise.

Puis elle étira ses muscles endoloris. Elle avait peut-être quelques bleus consécutifs à sa chute. Mais, ce qui l’inquiétait davantage, c’était ses doigts. Elle alla donc s’asseoir sur la couche à son tour, du côté opposé à Nehril, et commença à défaire le bandage. Ses doigts tremblaient encore et portaient la marque des sangles qui les avaient tordus. Un léger gonflement témoignait du choc qu’ils avaient reçu et quelques égratignures les parsemaient par endroit. Mais, au prix de quelques nouvelles grimaces, elle parvenait à les plier. Pas entièrement… Mais les articulations étaient en place.

— Tu devrais en récupérer l'usage dans deux ennéades, fit-il en remarquant sa grimace. Enfin seulement si tu évites d’utiliser cette main.

Nehril jeta un œil au lit. Même en dormant seul, il n’était guère large.

— Je vais prendre le premier tour, proposa-t-il en retirant ses bottes. Il défit ensuite son armure de mailles, ne laissant sur sa peau qu’une simple chemise blanche. Attendons maintenant que notre brave aubergiste nous apporte notre modeste souper…

Et il sera modeste, il en était convaincu. Et probablement pas très bon.

Patience se releva et défit l’attache de ses cheveux sans faire de commentaires quant à la galanterie dont il faisait preuve. Elle ne serait pas contre un peu de sommeil, la journée avait été particulièrement fatigante et elle commençait à en ressentir le poids. La douleur avait cette faculté de dépenser l’énergie du corps inutilement. De sa main valide, elle se décoiffa un peu et, pour parachever leur ruse, elle s’attacher à dégrafer les premiers boutons de sa chemise. Ce n’était pas évident sans sa senestre mais elle y parvenait sans avoir à réclamer l’aide du mercenaire. 

Qu’il l’aide à retirer sa cuirasse était une chose. Ça… c’en était une autre. Mais cette allure lui donnait un air moins strict et sans doute un peu plus agréable… Dans les deux sens du terme. Ceci fait, elle se rassit et se laissa tomber sur le lit avec un soupir exténué. Fermer les yeux quelques minutes avant l’arrivée du tenancier ne lui ferait pas de mal… et cela défaisait un peu le lit, ce qui jouait à leur avantage. Alors elle s’installa, les pieds toujours sur le sol mais les bras au-dessus de la tête.

Nehril se leva lentement, s’approchant de Patience comme un loup se préparant à bondir sur sa proie. Ses cheveux clairsemés d’argent cascadèrent devant son visage alors qu’il se penchait vers la jeune femme rousse. Il n’était qu’à quelques centimètres de sa peau quand il tendit une main en avant…

Pour secouer le lit. Les planches du sol grincèrent, et des bruits de raclements se firent entendre. Patience qui était restée sur le matelas tremblait au moindre accoue du mercenaire. Malgré ce tremblement de terre, elle se mit rapidement debout, s’appuyant sur ses doigts abîmés au passage. Se tenant la main, elle se tourna vers lui. Au regard noir qu’elle lui lança, Nehril lui en renvoya un plus espiègle.

— Eh bien quoi ? fit-il avec une mine faussement indignée. Ne devons-nous pas nous assurer que notre couverture ne soit pas découverte ?

— Très malin…

Ce fut à ce moment là que l'on frappa à la porte. L'aubergiste fit savoir à travers le pan de bois qu'il leur apportait leur dîner. S'il avait entendu le lit grincer et qu'il les trouvait simplement habillés qu'allait-il penser ? Alors elle s'approcha de Nehril et passa une main dans ses cheveux d'un geste vif afin de le décoiffer un peu. Puis elle retourna s'asseoir tout en défaisant un bouton de plus. Elle s'assit et fit un signe de tête au mercenaire pour lui demander d'aller ouvrir. Ainsi, l'homme aurait l'impression de les interrompre tandis qu'elle profite de cette minute de répit pour retirer ses bottes.

En se dirigeant vers la porte, Nehril se demanda s’ils n’en faisaient pas trop pour passer inaperçus. Il tourna la poignée et tenta d’arborer la mine d’un homme que l’on venait déranger en pleine besogne. L’aubergiste apparu de l’autre côté, un sourire entendu aux lèvres.

Oh dieux.

— Vous ne perdez pas de temps mon gaillard ! lâcha celui-ci en lui faisant un clin d’œil. Laissez-moi déposer votre repas et je ne vous dérange pas plus longtemps !
— Du moment que vous dérangez, lança le semi-elfe en parvenant difficilement à assumer son rôle de coureur de jupons, le plus ou moins longtemps importe peu.

L’aubergiste déposa une soupe épaisse et verdâtre sur la table ainsi qu’une bouteille de vin.

— Oh, oooh, mille excuses, fit-il en octroyant un second clin d’œil à Nehril. Je vous laisse avec votre dame alors. Et pas trop de bruits hein…

Il referma la porte. Le mercenaire pivota vers Patience.

— Encore heureux que cet aubergiste soit complètement idiot, commenta-t-il en tendant une écuelle à la jeune femme.

La belle rousse acheva de retirer sa première botte et s'attaqua à la deuxième, contrainte d'opérer avec son unique main valide alors qu'il aurait été plus aisé de le faire avec l'autre.

-Je suis sûre que ça t'a amusé, ne serait-ce qu'un peu. Avoue ?
— C’est vrai, admit-il en prenant une gorgée de vin. L’on a que trop rarement l’occasion de s’amuser dans ma profession.

Il détailla légèrement la jeune femme, s’attardant ceci et là sur son corps, avant de continuer.

— Et toi comment tu t'amuses après tout le travail que tu effectues ?
-Tu n'as apparemment pas remarqué... Que je n'ai pas d'humour. Répondit-elle, trop occupée à s'acharner sur ses lacets pour voir ses regards.
— Hmm, l’humour est subjectif, fit-il en posant une main non loin des sacs d’or. Vas-y essaye de me faire une blague et je verrais s'il est si terrible.

Patience marqua une pause dans son combat contre sa botte et releva lentement la tête vers lui pour constater qu'il était sérieux. Elle l'observa un instant avant de finalement lui lancer une pique.

-À ta place, je ne m'appuierais pas plus longtemps sur cette table... Ou tu vas te retrouver par terre avec elle et le sac...
— Avec de la chance, cela fera suffisamment de bruit pour dissuader l’aubergiste de monter à nouveau, rétorqua l’autre en retirant néanmoins son bras. On pourra même faire connaissance avec notre noble voisin.
-Ça nous obligerait surtout à payer une table et à faire croire que nous l'avons brisée en étant un peu trop ardents. Mais je suis sûre que cette idée ne te fait pas peur. Dit-elle en lui lançant un regard piqué d'espièglerie.

Le mercenaire plissa les yeux. N’était-ce qu’une impression ou la jeune femme lui faisait du gringue ?

C’est la sœur de Sauveur, s’obligea à penser le semi-elfe. Qu’est-ce qu’il dirait s’il savait qu’on était tous les deux en petites tenues dans une auberge de passage à faire croire au tenancier que l’on forniquait comme des sauvages ?

L’absurdité de la situation le frappa au visage. Sauveur lui avait confié sa sœur, il n’allait pas abuser de sa confiance en faisant quelque chose de déplacé envers elle. Qui plus est, celle-ci avait un enfant. Où était donc le père ? Quels étaient ses sentiments à son égard ? Nehril en savait trop peu. L’idée de passer la nuit avec elle ne lui déplaisait pas. Mais il craignait les conséquences.
À sa remarque, le semi-elfe préféra donc prendre cela comme de l’humour et étira ses lèvres en guise de sourire.

— Ce n’est pas un problème, lui répondit-il en désignant le sac auprès de lui. Nous avons suffisamment d’or pour remplacer table, auberge, aubergiste et même manger quelque chose de plus… Il lâcha sa cuillère dans la soupe verdâtre en grimaçant. Solide.

Patience nota qu'il ne répondait pas pleinement à sa réplique sur le fait d'assumer son rôle d'homme un peu trop passionné mais ne s'y attarda pas. Car contrairement à ce qu'il avait cru, elle n'essayait pas de l'aguicher. S'étant délestée de sa seconde botte avec difficulté, elle se leva et avança en direction de Nehril... ou plutôt... de l'assiette qu'il lui avait réservée. Elle porta sa cuillère à la bouche pour y goûter et sembla presque surprise : c'était moins mauvais que ça en avait l'air.

-C'est vrai qu'il aurait pu y mettre au moins un quignon de pain. Il a dû penser qu'on se contenterait d'amour et d'eau fraîche.

Elle posa le couvert sur la table et prit son assiette. Elle s'avança jusqu'à la fenêtre et regarda au-dehors les rues faiblement éclairées par les lanternes aux murs. Appuyée sur son épaule contre la pierre, elle croisa une jambe et but quelques gorgées de soupe ainsi. La nuit allait être longue, pesante et ennuyante pour surveiller ce sac...

Le mercenaire profita de l’occasion.

— Partir ainsi avec un mercenaire inconnu est quelque chose, lança-t-il d’une voix grave qui se voulait dénué de toute intention déplacée, mais qu’en est-il de ton enfant ? Son père s’occupe de lui en ton absence ou bien une nourrice ?

Bravo pour le tact. Des fois, je devrais juste me contenter de la fermer et de pousser un grognement.

Patience tourna la tête vers Nehril et le dévisagea, essayant de comprendre pourquoi il lui posait cette question. C'était un peu personnel comme sujet. Et n'avait-il encore pas compris qu'elle répugnait d'en parler ?

-Il n'a pas de père. Ou plutôt, il ne le connaîtra jamais. Répondit-elle sèchement. C'est la première fois que je m'en éloigne aussi longtemps, Aimé s'en occupe. Et une employée le garde parfois quand nous devons aller sur nos terres.

Nehril eut un sourire.

— Je songeais probablement à la même chose quand j’étais enfant, fit-il en posant sa tête sur le plat de sa main. Je ne rencontrerais jamais mon père. Ce dernier n’a aucun intérêt pour moi et l’inverse est probablement vrai. Mais tant qu’il est en vie, la probabilité demeure. Miradelphia est grande, mais les coïncidences sont vite arrivées. Après tout, j’ai bien rencontré le mien.

Si elle n'avait pas son assiette dans la main, elle croiserait les bras. Elle fixait la nuit au-dehors, les sourcils froncés, la mâchoire crispée et les épaules raides. Elle était visiblement en colère.

-Si ça arrivait, il serait probablement aussi déçu que je l'ai été au bout du compte.
— Déçu ?

Patience ne répondit rien. Après quelques secondes, elle s'approcha de nouveau de la table pour poser son assiette.

-Il est déjà tard. Je ferai mieux de me reposer avant que ce soit mon quart. Elle pointa un doigt d'avertissement vers lui. Et pas de blague cette fois.

Puis elle se dirigea vers le lit, ouvrant les draps pour se glisser à l'intérieur. Elle se passera d'une tenue plus légère que sa chemise et son pantalon pour cette nuit. Hors de question de se déshabiller davantage avec Nehril dans la pièce. Un quiproquo les avait déjà poussé à la dispute, autant ne pas envenimer la situation...

La nuit s'était passée sans encombre. Les deux comparses avaient assumé leur quart à tour de rôle. Patience avait pris le dernier et avait passé la fin de la nuit à se préparer pour le départ. Si bien que, lorsqu'elle réveilla Nehril, elle était déjà recoiffée, chaussée et même cuirassée. La tâche n'avait pas été facile et elle avait dû ruser en fixant le côté droit de son armure avant de l'enfiler mais elle y était parvenue malgré tout. Tandis qu'il se préparait, elle était descendue régler la note, demander à se qu'on prépare leurs chevaux et commander un petit déjeuner.
Après avoir mangé, ils reprirent la route, assez silencieusement. Depuis que le mercenaire s'était montré un peu insistant au sujet du père de Sincère, elle n'avait plus très envie de parler avec lui. Elle ignorait ce qu'il avait en tête mais elle n'avait pas l'intention de lui en dire davantage. Cette histoire n'appartenait qu'à elle, bien que sa famille soit au courant, au moins dans les grandes lignes. Seul Aimé savait absolument tout et c'était parce qu'il l'avait poussée à lui parler... Afin qu'elle ne porte pas son fardeau toute seule.

Après deux heures de trajet, la belle rousse lui annonça qu'ils entraient sur les terres des Hadjaoui. Cependant, il leur fallut une heure de plus avant qu'elle ne lui indique un groupement de bâtiments un peu plus loin. Ils avaient bien aperçu quelques hameaux entre deux champs mais aucun n'avaient été leur destination. Ils abritaient des employés qui veillaient sur une portion de champs. Les maîtres des lieux vivaient au milieu de tout cela, au centre de leur propriété.
Les quatre bâtisses formaient un U. Au fond, c'était sans nul doute la maison d'habitation. Grande, plutôt jolie et assez bien entretenue. De part et d'autres se dressaient des granges prévues pour accueillir matériel et bétail. Au centre trônait un arbre centenaire. Et en retrait, un autre petit bâtiment longeait une façade de la maison.

Tandis qu'ils approchaient, une silhouette apparut, sortant de l'une des granges pour se diriger vers la maison. C'était un homme grand aux cheveux courts et roux et bien bâti. En entendant les sabots, il s'arrêta et tourna la tête vers les deux arrivants. Sa voix s'éleva en direction de la demeure et un cri de joie s'échappa de la fenêtre ouverte au rez-de-chaussée. Patience pressa le pas de sa monture jusqu'à atteindre la cour juste avant qu'un enfant ne sorte en trombe, descende les escaliers et ne se précipite en courant vers elle. Elle s'arrêta avec un peu de marge et eut tout juste le temps de mettre pieds à terre pour accueillir le jeune garçon dans ses bras. Il devait avoir quatre ans. Les bras autour de sa mère, il avait enfoui sa tête dans son cou et on n'en distinguait plus que sa chevelure blanche coupée court.
Gardant son fils contre elle, Patience se releva. D'autres venaient la rejoindre tandis que Nehril arrivait à son propre rythme. Il y avait le grand roux mais il y en avait un autre. Un jeune homme plus petit et à la carrure solide mais bien moins que celle de son comparse. Une femme se trouvait à ses côtés, jeune elle aussi, et blonde. Lorsque le mercenaire arriva enfin, quelques regards se portèrent sur lui et Patience les suivit pour poser à nouveau ses yeux bleus sur lui. Mais curieusement, ce ne fut pas elle qui prit la parole.

-Vous devez être Nehril ? Sauveur m'a prévenu. Fit le géant à l'air aussi robuste qu'amical. Il l'accueillit d'ailleurs avec un sourire et attendit qu'il descende à son tour de cheval pour lui tendre un bras en guise de salut. Je suis Aimé, l'aîné de la famille. Et voici Digne, que vous avez peut-être aperçu chez Modeste, et sa compagne, Aislinn. Et ce petit bonhomme, c'est Sincère, qui était en manque de l'affection de sa mère.

Le petit garçon était si bien agrippé au cou de la belle rousse qu'elle ne pourrait pas s'en défaire, même si elle le voulait. Mais elle se montrait à la hauteur de son prénom et l'enveloppait avec tendresse tout en lui susurrant quelques mots à l'oreille. L'enfant finit par lui répondre. Sa voix étouffée par sa posture parvint aux oreilles de chacun mais... elle seule pouvait comprendre la langue dans laquelle il lui avait répondu. Une langue qui était fort reconnaissable, surtout par les temps qui courrait. Patience serra les mâchoires et se retint de poser les yeux sur le mercenaire. Elle qui ne voulait pas lui parler du père de son fils... Voilà que ce dernier lui livrait lui-même une information sur lui avec le sombre parler.
Aimé s'avança d'un pas, coupant court à sa gêne.

-Il t'a réclamé tous les jours. Si ce n'est toutes les heures. Fit-il avec un doux sourire amusé. Il exagérait un peu mais pas tant que cela. Puis il s'adressa aux deux nouveaux venus. Venez vous détendre, il sera bientôt l'heure de passer à table. Digne prit deux chevaux par la longe et les emmena avec lui, aussitôt suivi par toute la petite famille, tandis que son aîné posait une main virile et amicale sur l'épaule du mercenaire. Nehril, vous êtes le bienvenu. Etant donné qu'il n'est pas possible d'atteindre Geresh avant la nuit vu l'heure, je vous invite à dormir ici. En plus, nous organisons une petite fête pour ce soir avec les ouvriers. Histoire de célébrer les premières semailles. C'était une coutume familiale que nous avons décidé de remettre au goût du jour.