Certains liens ne doivent jamais rompre [Sinieth]

Aegden avait l’air contrarié ce jour-là. Non pas qu’il était en colère contre qui que ce soit. Il était simplement soucieux.

Le temps avait passé depuis la visite d’Andrea qui avait abouti à la découverte du petit être dans le ventre de Sinieth. Cependant les relations de cette dernière avec son géniteur ne semblaient pas tellement s’améliorer. Aegden ne faisait quasiment aucune remarque à ce propos à sa compagne, n’ayant pas envie de créer un conflit entre eux à un moment aussi important de leur vie. Cependant cela le peinait et elle le savait.

Aegden comprenait qu’il y avait du ressentiment entre eux. Il y avait un passif qu’il ignorait mais l’elfe avait tout de même du mal à concevoir une telle relation. Les liens familiaux étaient trop précieux pour les laisser ainsi selon lui. Pour lui qui avait perdu son père trop tôt, sa compagne avait une chance qu'elle ne devait pas gâcher. Et étrangement depuis quelques ennéades, depuis que lui même ressentait la joie et appréhension d'être père à son tour, et de risquer sans le vouloir de vivre éloigné de sa famille, ce sentiment c’était accentué dans son esprit. A tel point que nombreux avaient été les temps calmes où cette préoccupation était venu troubler son esprit.

Alors un jour, par d’un coup de tête, tandis qu’il ressassait ces idées noires, il avait décidé de régler le problème d’une autre manière.

Seul, sans prendre le temps de prévenir la femme de sa vie de peur qu'elle tente de l'en dissuader, il avait décidé de se rendre à l’hospice des libertaires où résidait toujours Andrea.

Bien que surpris l’adepte qui l’avait croisé tant de fois quelques mois plus tôt s’exécuta. Ainsi lorsqu’Andrea ouvrit sa porte après quelques coups, on lui fit passer un message simple : Aegden Orian l’attendait en bas pour lui parler d’un sujet qui leur importait beaucoup à tous les deux.  

Le militaire ne doutait pas que le sous-entendu passerait facilement. C'était de Sinieth dont il voulait parler.

Andrea natte rapidement ses cheveux dans un geste expert avant de descendre. Malgré son absence de plusieurs ennéades, sa présence ne choque plus autant les prêtres de l'Hospice des libertaires. Il passe pour un excentrique, rien de plus. Les enfants de Glinaina ont été pris en charge à la demande de cette dernière afin qu'ils restent en Anaëh aussi longtemps que nécessaire, voire jusqu'à ce qu'ils soient en âge de monter sur le trône. Aussi, l'elfe blanc ne prévoit-il pas de rester indéfiniment. Même s'il aime les jumeaux de sa compagne, il a aussi des personnes qui comptent sur lui et la vie en Ithri'Vaan s'écoule bien plus vite qu'au sein du peuple des éternels. Il a donc pris la décision de faire régulièrement la navette pour leur rendre visite et voir sa fille aussi.
Cependant, la décision de la Reine de Naelis a surpris l'androgyne qui est parti quelques temps afin de lui rendre visite. Un voyage périlleux mais il tenait à la voir. Sur place, il s'est rapidement rendu compte qu'il ne pouvait pas l'aider mais il lui a apporté son soutien et donné des nouvelles de ses enfants qui s'adaptent à la vie au sein de son peuple de naissance. S'il est revenu si vite en Anaëh, ce n'est pas pour eux, même s'il est heureux de pouvoir continuer d'être présent pour parachever la transition. Non, s'il est là, c'est pour une toute autre raison : l'aînée de ses enfants va être mère pour la première fois et il tient à être à ses côtés. Mais ce n'est pas aussi simple... S'il n'essuie plus de répliques acerbes, il doit maintenant soutenir des échanges souvent silencieux durant lesquels sa fille le regarde d'un air pensif et méfiant. Le thé qu'ils ont pris tous les trois la veille s'était déroulé dans une ambiance particulièrement pesante. Ce qu'il lui a dit le jour où il a annoncé sa grossesse la travaille, il le sait bien. Après tout, elle a découvert que sa famille ne tenait plus à elle depuis longtemps et que ce n'était pas à eux qu'elle devait la vie... Mais à lui. Un choc, certainement, et qui remet en question bon nombre de ses convictions à son sujet.

Andrea s'approche du militaire et l'accueille d'un sourire radieux. Malgré la situation, il reste égal à lui-même en toutes circonstances et joue toujours autant de son identité asexuée.

-Aegden. Quelle joie de vous voir ici. Et quelle surprise aussi, je dois bien l'avouer.

L'elfe blanc a depuis longtemps remarqué les regards soucieux du compagnon de sa fille mais il ne pensait pas qu'il finirait par s'en mêler étant donné qu'il a toujours fait très attention à rester en dehors de cette relation tumultueuse. Cependant, il ne lui refusera certainement pas cet entretien. Il fait désormais partie de leur famille et il estime ne rien avoir à lui cacher. Son regard bleu clair balaie la salle dans laquelle ils se trouvent et il étire une moue avant de se tourner vers l'officier.

-Trouvons-nous un endroit plus au calme pour discuter.

Il prend alors les devants pour les orienter vers l'extérieur, là où leurs voix ne raisonneront pas entre les murs et où ils pourront se retrouver loin d'oreilles indiscrètes. Parmi les confessions qu'Andrea pourraient faire, certaines ne seraient sans doute pas comprises par les Taledhels. Une fois dehors, il ne tarde cependant pas à entamer la discussion.

-J'imagine que vous souhaitez comprendre le conflit qui nous oppose, Sinieth et moi, et que vous avez bon nombre de questions à me poser. Mais laissez-moi vous en poser une en préambule : Sait-elle que vous êtes ici ? Demande-t-il, le regard espiègle.

Il en serait très étonné mais il aime les surprises... Et si cela doit rester un secret, il préfère autant en être averti.

-Elle ne le sait pas. Admit-il.

Il ne lui cachera rien cependant. Il lui avait fait une promesse un an plus tôt, et c’était sur cette promesse qu’ils avaient bâti leur relation à présent : plus de mensonges entre eux. Jamais. Même s’il ne s’agissait pas vraiment de mensonge, Aegden ne jouerait pas à ce jeu il avait bien trop à perdre. Lorsqu’il rentrerait chez lui il lui en parlerait. De toute façon, il avait compris depuis longtemps que la jeune femme était douée pour lire à travers les gens et qu’il n’était pas aussi doué pour cacher ce qui le tracassait.

-Elle m’en aurait dissuadé vous le savez aussi bien que moi.

Assit sur un banc en pierre, Aegden appuya ses coudes contre ses genoux et lia ses doigts entre eux. Le regard un peu vague, il soupira. Cette situation lui déplaisait.

-Je veux comprendre ce qui vous oppose effectivement. Continua-t-il. Que ça nous plaise ou non, nous faisons tous les trois partis de la même famille. Et j’aimerais que cette famille à défaut de se comprendre, s’accepte.

Son regard préoccupé se tourne à nouveau vers son interlocuteur. Le bout de ses oreilles sembla hésiter entre se hausser ou s’affaisser mollement et puis c’est la première option qui l’emporta.

-J’aimerais que mon fils n’ait pas à grandir en voyant sa mère devenir aussi froide qu’un bloc de glace à l’égard de son propre parent. Ni à avoir la sensation de devoir éviter certains sujets.

Aegden voulait un avenir serein pour son enfant. Il aurait déjà bien à faire d’un père trop absent. Le soldat n’exprima pas cette pensée qui traversa pourtant soudain son esprit.

La démarche d'Aegden est louable et Andrea ne risque pas d'être en désaccord avec lui sur ce point. Le terme "d'opposition" ne lui convient pas tout à fait car, à ses yeux, il ne cherche pas à alimenter le débat, il défend simplement ses convictions en refusant de changer. Mais il peut comprendre que sa position, à défaut d'alimenter le "conflit", n'aide pas à le résoudre.

-Elle ne vous a donc rien expliqué... Constate-t-il. Il n'en est pas très étonné, Sinieth essaie de faire comme s'il n'appartenait pas à sa vie. Ses récentes révélations la contraignent à le prendre en considération mais elle doit avoir l'impression de commettre une trahison rien qu'en faisant cela...

-Je crois que le mieux est de tout vous expliquer depuis le début... Commence-t-il avant de s'accorder un instant de réflexion. Je vous ai parlé du couple atypique que je forme avec Glinaina et Asgëril... Mais savez-vous quel est mon métier ?

Sans surprise, sa fille n'a pas eu le courage de le lui dire. Ou peut-être a-t-elle seulement fait part de ses considérations envers son travail mais sans entrer dans les détails. Et elle déteste ce qu'il fait, bien évidemment.

-Il existe des mots pour le qualifier mais je les trouve tous très déplaisants. Je possède plusieurs établissements dédiés au plaisir. J'entends par là des plaisirs aussi simples que la dégustation d'un bon vin en écoutant un poète ou un musicien mais aussi des envies bien plus intimes... et charnels.

Il se doute qu'il choque probablement Aegden. Les elfes sont très puritains et ne pensent que peu à la chose. Ils ne le passe à l'acte que par amour ou au moins par attirance mais la passion en elle-même vient naturellement. Avoir des lieux dédiés à cela avec des personnes prêtes à répondre aux envies des autres est impensable en Anaëh...

-Tous mes employés aiment ce qu'ils font et moi le premier. J'aime deviner ce dont les gens ont envie ou besoin et les satisfaire. Cela me comble et j'en suis même insatiable. Je prends autant de plaisir à déguster un thé autour d'une agréable conversation qu'à offrir un peu de tendresse.

Andrea prend soin de choisir ses mots. Il ne veut pas outrer son gendre en utilisant des termes trop crus. Cependant, il n'éprouve aucune honte à évoquer le sujet. Aegden a le droit de savoir et lui ne veut pas avoir à se cacher.

-J'imagine que c'est une chose qu'il vous est difficile à concevoir.

Écoutant l’elfe blanc avec attention, Aegden avait finit pas se redresser. Andrea avait raison, il ne comprenait pas, il avait du mal à concevoir ce qu’il arrivait à interpréter. C’était aux antipodes de sa culture, de son mode de pensée et peut être même un peu de sa religion… Car il avait compris que la plupart des ‘’employés’’ du monde vaani ne l’étaient pas par choix. Et c’était tout à fait contraire aux volonté de la Mère et de l’Enfant.

Il s’en voulait car il n’était pas venu ici pour accabler son interlocuteur mais il avait tout de même l’air profondément dérangé par tout cela. Mal à l’aise.

-A vrai dire, la quasi-totalité des mœurs vaanies m’échappent...Je… Non pour moi c’est inconcevable de…marchander de telles choses.

Il avait déjà du mal à comprendre, lui l’elfe si droit et si fidèle, comment un cœur pouvait être aussi volage que celui de l’elfe blanc et comment il pouvait aimer autant de gens sans en souffrir ou s’en trouver incommodé, Alors l’idée qu’on puisse échanger son intimité avec de purs inconnus comme ça pour le simple plaisir ou l’appât du gain, il n’y parvenait pas. Ça le dégoutait.

-Et…hm. Il baissa le regard. A vrai dire en y réfléchissant je peux sans doute comprendre que ça blesse Sinieth. Point de reproche dans sa voix, un simple constat. Vous êtes son père, si ce n’est celui qui l’a élevée au moins celui par qui elle a été conçue…  Ça doit forcément lui faire un choc, de vous savoir dans les bras d’autres que sa mère.

Là encore, son cœur anehdel avait du mal à comprendre comment après avoir aimé feu la mère de Sinieth, l’elfe blanc avait pu s'en remettre au point de baser sa vie sur des relations sans lendemain. Bien sûr les séparations ça arrivait en Anaëh, les mariages sans vœux d’éternité non réitérés aussi. Mais lorsqu’on aimait la bonne personne, au point d’en avoir un enfant, on l’aimait généralement pour la vie et on appartenait qu’à elle.

-Mais j’ai l’impression que le problème est plus profond que ça. Ajoute-il cependant, ses prunelles anthracites retrouvant celles de son interlocuteur.

Si le problème n’avait été ‘’que’’ là, Sinieth et Andrea auraient probablement fait en sorte de ne pas évoquer cela et la rancœur de la jeune femme n’aurait pas été aussi grande qu’elle semblait l’être aujourd’hui.

-Sinieth m’a déjà expliquée avoir été élevée par un autre, et je me souviens vous avoir entendu expliquer votre rupture avec feu sa mère. Est-ce que c’est pour ça que Sinieth vous en veux à ce point ?

Il ne l’exprima pas mais quelque part, Aegden ne put s’empêcher de remarquer que sa compagne avait probablement mieux grandit éloignée de ces étranges et quelques peux sordides affaires, aussi affectueux l’androgyne semblait-il être. On n’élevait pas des enfants dans ce genre de condition.

Aegden se trompe un peu en considérant que le fait qu’il est couché à côté de sa relation amoureuse est le fond du problème mais l’androgyne ne peut lui en vouloir. Il est loin de connaître les subtilités de ce pays et ces mœurs si étranges à ses yeux. D’autant que sa fille ne correspond pas du tout à la mentalité de ce pays. Ses valeurs religieuses sans doute…

-L’adultère n’est pas un tabou en Ithri’Vaan. Ou plutôt, la fidélité n’est pas une valeur très ancrée. Moi-même, j’étais un écart dans le mariage de Maryam après une violente dispute avec son époux. Je le savais et cela ne me dérangeait pas. Nous nous aimions et je n’étais pas jaloux à l’idée qu’elle retournerait sans doute un jour auprès de son mari.

Andrea se doute que tout cela n’est pas très clair pour Aegden et il ne compte pas s’étendre plus que nécessaire sur le sujet ni essayer de le convaincre de son point de vue. Chacun est libre de vivre comme il l’entend, selon ses propres valeurs. L’elfe blanc sait que, chez lui, son mode de vie surprend un peu mais ne choque personne. Que ses amants y adhèrent toujours en revanche, c’est une autre histoire.

-La colère que ressent Sinieth à mon égard n’est pas la sienne… Maryam lui a transmis tout son ressentiment envers moi après qu’elle m’ait quitté. Elle voulait que je cesse mes activités pour me concentrer exclusivement sur elle. J’ai refusé en lui expliquant que cela me rendrait malheureux. Sans compter que ce qu’elle exigeait de moi n’avait aucune réciprocité. Elle me voulait pour elle seule tandis qu’elle restait mariée à un autre et pouvait partir du jour au lendemain… Elle m’en a énormément voulu et elle a fait ce qu’elle aurai sans doute fini par faire : elle est partie… Avec Lessie.

Maryam n’est pas la seule à ne pas avoir accepté ce qu’il est mais elle est sans doute celle dont la réaction a été la plus virulente et celui lui a appris à faire preuve de plus de prudence par la suite. Il a surmonté leur rupture depuis longtemps. Mais que sa fille lui soit arraché ainsi lui a fait bien plus de mal que tout le reste. Cela se ressent encore aujourd’hui alors qu’il évoque à voix haute cet épisode douloureux de sa vie.

-Sinieth est mon premier enfant. Et la seule que je n’ai pour ainsi dire pas vu grandir. Je n’ai jamais voulu rester loin d’elle, sa mère l’a tenue à distance de moi et elle a perpétué ce qu’elle lui a inculqué. A ses yeux, je suis un mauvais homme, un être égoïste qui préfère la chaire des autres à celle qu’il a engendré. Mais j’ai veillé sur elle du mieux que j’ai pu et je la connais bien mieux qu’elle ne le croit. J’ai su qu’elle sombrerait à la mort de sa mère avant même que cela n’arrive alors, même si j’étais loin, j’ai pris les dispositions pour la protéger d’elle-même.

Il est resté dans l’ombre, tout ce temps. Elle ne supportait pas sa présence alors il s’est caché parce qu’il ne pouvait pas simplement la laisser sortir de sa vie. Même s’il a eu d’autres enfants, il n’a jamais oublié son plus grand chagrin et son seul regret.

-Si elle est silencieuse en ma présence ces derniers temps, c’est parce qu’elle ne sait plus quoi penser de moi. Elle a fondé entièrement sa vision de moi sur ce que sa mère lui a montré. Mais l’homme et le père sont deux êtres totalement différents… A travers Maryam, Sinieth ne connaissait que l’homme et l’ancien amant. Je lui ai montré le père… Celui que j’ai toujours cherché à être pour elle et que j’ai été tout ce temps, sans qu’elle le sache. Alors qu'elle croyait probablement que je ne lui accordais pas plus d'importance que je n'en accordais à Maryam selon ses dires. Je pense... Qu'elle ne sait plus ce qui est vrai ou non. Qu'elle ne sait plus quoi penser. M'accepter serait trahir sa mère à qui elle a toujours été dévouée... Et en même temps, je suis le seul parent qu'il lui reste.

Aegden resta silencieux un moment, intégrant ce qu’expliquait l’elfe blanc et réfléchissant à la situation décidément bien complexe.

-Peut être que vous devriez tous les deux tourner la page. Finit-il par répondre après de longues minutes. Sinieth a laissé toute sa vie derrière elle, vous vous avez changé votre manière d’agir avec elle, vous n'êtes plus dans l'ombre. Continuez sur cette voix au lieu de vous éterniser sur ce qui est fait et passé.

Cela ne se faisait bien entendu pas en un jour mais au final c’était dans le prolongement de la démarche de la jeune femme. Aegden n’appréciait pas constater que la moindre référence à son passé ressemblait à de vieux démons dont elle ne s’était pas encore débarrassés.

-Je ne vous dit pas d’oublier Maryam bien sûr. Elle a été votre amante, elle a été la mère de Sinieth. Vous l’avez aimé tous les deux et ce sont des sentiments qu’il faut chérir. Mais… Eh bien, puisse-t-elle résider en paix au sein des terres d’émeraude, mais elle n’est plus de ce monde. Vous ne pourrez pas changer sa vision des choses, ni la manière dont elle a élevé votre fille.

Il marqua une pause de quelques secondes, cherchant visiblement à formuler ses idées le plus adroitement possible. Il n’avait jamais été grand diplomate et régler des conflits entre soldat semblait bien plus simple que de réunir cette famille…

-En revanche, la vision que Sinieth à de vous maintenant peut évoluer et ça sans trahir la mémoire de sa mère. Montrez-lui que vous l’aimez. J’ai bien compris que votre mode de vie vous tient à cœur et que vous n’en changerez pas. Aegden le déplorait un peu mais là encore il ne dit rien, c’était son choix.  Mais je suis certains qu’il y a des gestes, des habitudes, qu’en sa présence vous pourrez modifier. A essayer de comprendre son monde peut être qu’elle tentera petit à petit de s’ouvrir au votre. Maintenant qu’elle a accepté, bon grès mal grès, votre existence, elle acceptera bien plus facilement de vous des preuves de l’affection que vous lui portez sans aucun doute. Le fait que vous soyez présent et jamais bien loin à l’occasion de sa première grossesse n’est d’ailleurs certainement pas anodin. Aegden étira un timide sourire. Il y a des instants où je suis certain qu’un père est plus utile qu’un compagnon.

Il y avait des doutes et des pensées auquel Aegden ne pourrait probablement pas répondre. Andrea en revanche avait élevé d’autres enfants, peut-être déjà côtoyé des compagnes enceinte. Et il connaissait très certainement mieux une part de cette femme que les deux hommes aimaient à leur manière.

-Je peut essayer de lui parler. Elle m’écoutera peut-être plus facilement dans un premier temps.

En tout cas il espérait de tout son souffle qu’elle ne lui en voudrait pas pour ça. Elle était tellement perceptive, elle comprendrait sans doute qu’il ne voulait qu’aider ?

Andrea sourit légèrement. Tout ce qui dérange Sinieth dans ce qu'il est, elle ne peut plus le voir ici. Anaëh, il n'a pas d'amants et n'en a pas cherché. Cela paraît peut-être évident pour le militaire mais ce n'est pas le cas. Arcam a éveillé ses appétit et il fait l'effort de les contenir durant son séjour pour ne pas troubler la quiétude des elfes et respecter leur mode de vie. Il ne lui reste que sa propre magie, ses mains et ses souvenirs pour s'apaiser dans la solitude lorsque le besoin de fait beaucoup trop fort et les nuits bien trop longues pour l'insomniaque qu'il est. Mais cela, il ne le dira pas à son gendre qui ne pourrait pas comprendre ce qu'il vit. L'objet de leur discussion, c'est la femme à laquelle ils tiennent tous les deux.

-Je ne demande que cela, Aegden. Et il faut que vous sachiez que j'ai déjà commencé à faire ce qu'il fallait pour que ma fille ne me voit pas reproduire ici mon mode de vie. Ce que vous me demandez, je l'ai déjà fait. Mais j'ai bien peur que la balle ne soit plus dans mon camp...

Il est patient, depuis son arrivée à Alëandir la première fois. Certes, leurs retrouvailles ont été un peu mouvementées mais c'était un mal nécessaire. Depuis, il se montre attentionné et calme, attendant que l'ancienne vaanie accepte qu'il approche. Mais chacune de ses tentatives a essayé un échec.

-Je me tiens là, près d'elle, presque tous les jours, mais elle refuse chacune de mes marques d'affection. Je ne peux ni l'examiner, ni lui prendre la main. Elle détourne le regard dès que je lui souris. Elle n'apprécie pas que je l'aide dans son quotidien. Au mieux, elle me tolère sous son toit. Le seul progrès que nous avons fait, c'est qu'elle ne me revoit plus mes paroles en pleine figure. Mais je ne peux pas essayer de discuter -même d'un sujet banal- sans qu'elle se ferme comme une huître.

Aegden lui offre de parler à Sinieth pour lui et Andrea hoche la tête. Lui n'arrivera plus à rien pour le moment ou cela prendrait bien trop de temps. Le bébé arrivera bien assez vite et il ne veut pas qu'elle soit encore fâchée après lui à ce moment-là. Ou plus autant... Il est très bien placé pour l'aider dans sa grossesse et veiller sur elle. Il le fait souvent pour ses employées qu'il protège et qu'il accouche lui-même. Mais il faut pour cela qu'elle veuille bien de lui.

-Si vous arriviez à faire en sorte qu'elle accepte que je lui parle à cœur ouvert, ou au moins qu'elle ne me rejette plus chaque fois que je l'approche, je vous en serais très reconnaissant.

A nouveau Aegden mis un petit moment à répondre, seulement cette fois cela ne dura pas plus de quelques dizaines de seconde. Et puis  enfin, amicalement il posa une main sur l’épaule d’Andrea, hocha la tête et se leva.

-J’ai du mal à comprendre votre culture Andrea mais je sais qu’au fond vous êtes un homme bien. Je vais essayer de parler à Sinieth.

Il comprenait que la situation malgré son calme touchait tout de même l’androgyne. Comment ne pas être peiné quand sa fille refusait le moindre contact ?

-Merci pour l’entretient.

Et après un dernier signe, Aegden laissa l’elfe blanc retourner à ses occupations tandis qu’il retournait aux siennes, l’esprit embrumé par ces sujets complexes.


Lorsqu’il rentra chez lui, il ne faisait pas encore nuit. Le soleil dardait encore des rayons carmins dans le ciel, créant une douce atmosphère aux alentours. Il se reflétait d’ailleurs dans l’eau du fleuve qui bordait la petite maison du couple et ce spectacle n’était pas sans effet dans le cœur du soldat.

-Sinieth ? appela-t-il doucement, une fois la porte de sa demeure refermée.

Malgré la discussion qu’il savait inévitable ce soir-là, l’elfe semblait de meilleur humeur qu’en fin de matinée. Après qu’il ait rituellement posée son épée à l’entrée, Sinieth, si elle prêtait vaguement attention pouvait se rendre compte qu’il tenait un objet rectangulaire dans ses mains. Loin d’être une façon d’amadouer l’ancienne vaanie, Aegden avait simplement profité d’une courte pause dans son travail pour penser à sa compagne.

-J’ai pensé que tu aurais peut-être besoin de renouveler notre collection.

Et le militaire tendit l’ouvrage à la prêtresse, espérant très fort que ça lui plaise. Il s’agissait d’un livre relié avec finesse et joliment décoré sur la couverture en cuir traitant , d'après son titre de la culture anedhelle. A l’intérieur les pages étaient quasiment toutes accompagnés de délicats ornements et autres dessins, ce qui en faisait un ouvrage particulièrement remarquable. Aegden savait que Sinieth aimait lire alors il avait échangé un ou deux services contre l'ouvrage.

-Je ne voudrais pas que tu t’ennuie. Ajouta-il gentiment.

Les conversations fâcheuses arriveraient bien assez vite, avant cela l’elfe avait besoin d’éprouver un peu de tendresse.

Andrea incline la tête, remerciant humblement le militaire pour l'aide qu'il s'apprête à lui apporter. Cela ne donnera peut-être rien mais il espère néanmoins que Sinieth saura écouter son compagnon de vie. Et si lui ne parvient pas à l'aider, alors il ne lui restera plus qu'à espérer que le temps y arrivera.

En parlant de la jeune femme, elle se trouve évidemment chez elle quand Aegden rentre chez eux. Si elle marche par elle-même, elle ne fait pas grand chose de ses journées. Elle va de son lit à l'espace de toilette. De l'espace de toilette à l'armoire. De sa chambre à la salle à manger. De la salle à manger au salon. Du salon au banc près de la rivière. Du banc à sa chambre... Ses journées sont assez vides et le temps passe un peu longuement. Elle a quelques visites, mais bien peu étant donné qu'elle n'a pas beaucoup de relations en Anaëh, même si quelques voisins l'ont prise en affection. Il faut dire qu'elle sait comment se comporter pour faire oublier qu'elle n'est pas de ce pays, attendant qu'ils soient partis pour interroger son compagnon sur cette subtilité qui lui a échappé lors de sa conversation. Entre les visites, elle a quelques livres que le fils d'un voisin lui ramène de la bibliothèque. Elle peaufine son écriture de sa nouvelle langue, et notamment sa calligraphie. Elle manipule un peu la magie, simplement pour maintenir ses compétences et non pas pour la faire progresser. Autrement dit, elle ne force pas.
En comparaison, ses soirées semblent bien courtes. Aegden lui fait oublier la monotonie qui règne encore dans cette maison. Ils discutent, ils jouent, ils font preuve de tendresse l'un envers l'autre. Et avant qu'elle n'ait le temps de s'en rendre compte, il est plus que temps pour eux de se coucher. Son compagnon a des journées éreintantes alors elle ne le force pas à tenir éveillé plus longtemps pour pouvoir profiter de lui. Elle se contente de le regarder dormir avant de sombrer dans le sommeil à son tour, aux creux de ses bras.

Alors que le militaire rentre, Sinieth lève la tête vers l'entrée. Elle est allongée sur le canapé, une couverture sur les jambes. Normalement, elle ne devrait pas avoir froid mais l'inactivité ne lui permet pas de se réchauffer par elle-même.

-Je suis là. Lui signale-t-elle d'une douce voix.

Elle l'accueille près d'elle avec ce sourire plein d'amour et de mystère dont elle seule à le secret. Elle prend le livre qu'il lui tend, reposant celui qu'elle était en train de lire sur le guéridon à ses côtés. Elle en caresse la couverture de la paume tandis qu'elle parcourt son titre. Elle l'ouvre avec précaution et en feuillette quelques pages.

-Tu en as assez que je t'interroge tous les soirs ? Plaisante-t-elle.

Elle suit les contours de l'un des dessins du bout des doigts.

-Ces illustrations sont magnifiques...

... et très différentes de ce qu'elle connaissait jusque là. Typique des Taledhels.
S'imprégner de ce qui doit devenir sa culture est très important pour elle donc ce cadeau la touche d'autant plus. Elle veut non seulement faire partie intégrante de cette société mais aussi être capable de répondre à leurs enfants lorsqu'ils lui poseront des questions. Et la naissance prochaine de leur fils transforme ce désir en besoin, le faisant plus pressant.
Sinieth relève le regard vers son compagnon. S'il ne s'est pas assis près d'elle, elle l'y invitera en prenant sa main et en l'attirant à ses côtés. Elle se penche pour venir l'embrasser avec amour, posant ses doigts sur sa joue.

-Merci.

Un sourire tendre illumine son visage. Elle est bien loin de se douter de la conversation qui s'annonce.

-Tu as passé une bonne journée ?

Elle sait qu'il ne peut pas tout lui dire et ce n'est pas ce qu'elle lui demande. Elle s'intéresse plutôt de savoir comment il va. Et s'il peut lui parler de ce qu'il a vécu ce jour-là, alors tant mieux. En tant que prêtresse de Tyra avec quelques siècles d'expérience, il y a des sujets sur lesquels elle peut lui donner quelques conseils parfois, notamment dans la relation aux autres ou la gestion de soi, tout simplement. Elle est attentive à ses besoins et se propose comme support afin de l'aider, à sa manière.

-J’aime tes questions, meleth. Le soldat avait ris doucement.

Il avait la sensation de redécouvrir une culture qui lui semblait pourtant tellement aller de soi lorsqu’elle lui demandait l’explication de tel remarque ou de tel comportement et cela amusait tendrement l’elfe. Elle était si curieuse... Il se demanda un instant dans quel mesure leur fils hériterait de ce trait commun aux anedhels. Il aimait imaginer un petit garçon aux traits de sa mère poser tout un tas de questions auquel il répondrait patiemment.

Elle vint ensuite l’embrasser et Aegden sentit à nouvelle cette douce chaleur désormais bien connue s’étendre dans sa poitrine. L’amour de sa compagne étreignait son cœur et en faisait disparaitre toute négativité.

-Oui ma journée s’est bien passé. Répondit-il avec tendresse. Le dos de ses doigts vinrent s’égarer sur une pommette de l’ancienne vaanie. Même si tu m’as manqué.

Il ne développa pas ladite journée. Non pas qu’il n’en avait pas le droit, mais souvent il estimait surtout que cela n’intéresserait sans doute pas sa compagne. Aussi impliqué était-il dans son travail, la vie militaire était pour le soldat bien peu attrayante pour l’évoquer devant la mysticiste.

Et puis il y avait autre chose…

-En revanche, il faut que je te parle de quelque chose. Son ton était toujours doux et malgré la légère tension sans doute, apparue sur son visage, Sinieth pouvait aisément comprendre qu’il n’y avait pas de gravité. De toute façon Aegden ne lui laissa pas le temps de s’inquiéter et s’expliqua directement. J’ai parlé à ton père ce matin. C’est moi qui suis allé le chercher à vrai dire.

Doucement, il vint quérir la main quelle avait posé sur sa joue et la garda dans les siennes comme une demande silencieuse pour que la prêtresse ne se détourne pas. Il avait besoin de cette discussion.

-Vos grief m’inquiètent. Je n’aime pas te voir dans cet entre eux d’acceptation forcé mais non désirée de ton père. J’ai la sensation que ça te fait du mal, continua-t-il. N’en doute pas, je désapprouve fortement la manière dont vit Andrea. Je ne comprends pas sa culture et …Il soupira. C’est presque contraire à nos principes pour moi. Mais je dois dire qu’il n’en fait pas étalage en notre présence. Et ça principalement parce qu’il t’aime Sinieth. Et je pense qu’il veut sincèrement rattraper ce qu’il a pu manquer. Il souhaite t’aider. Surtout dans un moment aussi important de ta… de notre vie. Il a sans aucun doute beaucoup de moyens de le faire d'ailleurs, bien plus que je n’en aurais moi-même.

Le visage de l’elfe se teinta d’un peu de tristesse. Il faisait ce qu’il pouvait mais se montrait-il à la hauteur de son rôle de compagnon et de futur père ? Il n’en avait pas la moindre idée. Avec précaution, sa dextre vint se déposer sur le ventre arrondit de la jeune femme dans une délicate caresse qu’il cesserait si elle en faisait la demande. Il ne sentait pas l’enfant qu’elle portait pour le moment mais, depuis qu’il avait pu au moins une fois le sentir frapper la paume de sa main, il le savait tout de même bel et bien présent.

-J’ai peur que notre fils ne naisse pas sous les meilleurs hospices qui soient si les liens qui unissent notre famille sont aussi tendus.

Car s’il faisait ça en partie pour Andrea, il le faisait avant tout pour la femme qu’il aimait et son enfant à naitre d’ici si peu de temps.

Le manque est une sensation bien cruelle mais pourtant si douce dans le contexte présent. Sinieth ne peut que lui sourire en réponse à cette déclaration. A-t-elle vraiment besoin de lui dire qu'il lui a manqué aussi ? Ses journées sont bien longues lorsqu'il n'est pas là et il sait probablement qu'elle attend son retour avec impatience tous les jours. Mais les traits de l'ancienne vaanie perdent de leur éclat tandis qu'il lui annonce qu'il doit lui parler, jusqu'à s'assombrir au moment où il lui avoue qu'il est question de son père. Elle l'écoute sans rien dire puis détourne le regard quand il lui dit qu'Andrea l'aime. Quelque part, elle le sait depuis longtemps mais l'entendre... C'est une toute autre histoire.

Sinieth, d'habitude si tolérante, si curieuse et à l'écoute, se referme dès qu'il s'agit de cet homme. Une part d'elle a conscience qu'Aegden a raison mais c'est plus fort qu'elle... Elle ne parvient pas à l'accepter. Elle l'a toujours rejeté jusque là. Son attitude a un peu changé depuis sa grossesse mais elle se contente de le tolérer, se sentant incapable d'en faire plus.
Lorsque le militaire pose une main sur son ventre, la jeune femme pose une main sur la sienne. Elle ne lui en veut pas, elle comprend sa démarche et le fait qu'il lui ait assuré ne pas approuver son mode de vie le place plutôt de son côté... Ou peut-être est-il neutre. Dans tous les cas, elle entend son avis sur la question et son inquiétude pour leur enfant à naître.

-Je ne sais plus où j'en suis... Aegden.

Elle retrouve son regard. Elle -pourtant si assurée et paisible en temps normal- est visiblement perdue. Deux vérités s'opposent dans son esprit et elle ne peut contredire aucune des deux. Et la balance ne penche en faveur de personne.

-Il a toujours accordé plus d'importance à son mode de vie qu'à la famille qu'il avait construite avec ma mère. J'ai toujours pensé qu'il n'en avait cure de nous, c'est ce que l'on m'a toujours répété. Et aujourd'hui, à le croire... ce serait à lui que je dois la vie et non à la famille que j'ai chéri tout ce temps...

Le dilemme est cruel. Rester dans ce qui est apparemment une illusion ou accepter la douloureuse réalité.

-S'il a raison, alors j'ai été trahie... Tout ce temps, je me suis raccrochée aux Siryn pour me donner une raison de vivre qui ne s'éteindrait jamais. Ce sont eux qui m'ont le plus fait hésiter au moment de décider de quitter Ithri'Vaan. Et ils auraient... balayé mon existence dès l'annonce de ma mort ?... Comme s'ils n'attendaient que cela ? Ils étaient le centre de ma vie, Aegden... J'aurais vécu dans le mensonge durant deux siècles ? Et durant tout ce temps, le seul qui aurait veillé sur moi ce serait... celui que j'ai passé mon temps à rejeter ?

Ses questions n'attendent pas de réponses car elle les connaît déjà mais elles sont encore trop dures à accepter alors que cela la travaille depuis plusieurs ennéades déjà. Mais c'est une vérité bien trop difficile à admettre, surtout après tout ce qu'elle à traversé, depuis la mort de sa mère jusqu'à sa décision de partir. Et de le dire à voix haute après tout ce temps passé à ruminer ses pensées, cela rend les choses tellement plus concrètes qu'une larme finit par perler sur sa joue.

-Ce n'est pas seulement lui ou notre relation le problème... C'est tout ce que je croyais savoir... Tout était faux...

-Ce n’est pas si simple mon amour. Je pense que la vérité n’est pas si tranchée.

Aegden vint encadrer le visage de la prêtresse dans ces mains, y séchant le début de larmes.Contrairement à sa manière d’agir habituelle, il se montrait bien plus tactile pour une fois. Sans doute était-ce dû au fait que le soldat voyait très bien le malaise de sa compagne et qu’il voulait la consoler autant que l’aider à surmonter cette épreuve.

-Je suis certains que parmi ceux que tu as chérit, ils y en avaient qui t’aimaient. Au-delà de cette…nouvelle génération, ta mère t’aimait, tes frères et tes sœurs, ton père du coté Siryn aussi. Et cet amour, même s’ils ne sont plus là aujourd’hui pour te le témoigner, il compte. Tu as été aimé Sinieth. Aegden appuya un peu ses mots. Tu as été aimée et tu es aimée. Et c’est tout ce qui compte.

La voix de l’elfe s’efforçait de rester tout à fait calme. S’il n’était pas bon menteur dans sa vie civile, il avait passé des années à être un meneur d’hommes. Des elfes perdus, déboussolé, choqués, ayant besoin d’une épaule stable il en avait vu passer des tas. Des situations dans lequel il restait parfaitement posé et rassurant, donnant l’air de ne pas pouvoir chavirer alors que son cœur débordait, il en avait vécu tout autant. Ce que vivait Sinieth n’était pas différent. Elle avait besoin d’être rassurée, retenue pour ne pas basculer.

-Tu ne te rappelle peut-être pas ce que je t’ai dit le premier soir. Celui où on a appris pour le bébé.

Elle avait manqué de tomber au sol et il l’avait rattrapé juste à temps ce soir-là. Et puis plus tard ils avaient découvert ce qui faisaient désormais leur joie et le soldat n’avait pas de mal à imaginer qu’avec toute ces émotions la jeune femme ne se rappelle pas forcément de ses paroles.

-Je t’ai dit que la vie que tu as connu en Ithri Vaan est terminée. Je réitère. Tout ça c’est fini. Tu ne peux pas réécrire le passé. Il continua son manège, caressant doucement ses cheveux.Mais tu as une chance unique à présent. Tu peux écrire ton avenir sans crainte. Tu peux guérir à ton rythme, tu peux garder les moments heureux et clairs, faire le tri et oublier ceux qui t’on fait du mal parce qu’ils ne t’atteindront plus jamais ça je te le promets.

Dans son regard anthracite, une étincelle de détermination sans faille vint appuyer son propos : Quand bien même y aurait-il encore un quelconque danger ou menace de quoi que ce soit ici en Anaëh, Sinieth savait très bien ce qu’il en était dans l’esprit de son soldat de compagnon : il la protègerait quoi qu’il lui en coute.

Tendrement, il vint passer un bras autour de ses épaules pour qu’elle se penche contre lui, dans des bras qu’elle savait protecteurs, contre son cœur qu'elle savait tout à elle.

-Je sais que c’est difficile pour toi. Je comprends que tu ais besoin de temps pour tourner cette page. Il continuait avec le même calme apparent. J’aimerais seulement que tu tentes une fois au moins de tendre la main vers Andrea. Pas pour déterrer ce qui te fait mal si tu ne le veux pas, mais pour construire autre chose. Vous avez tous les deux la possibilité, plus que de régler vos différents, ça viendra plus tard, d’apprendre à réellement vous connaitre. Donne lui une chance de prouver ce qu'il prétend être aujourd'hui. Et si ça ne fonctionne pas…Tu sais que je suis là pour en parler. Toujours.

Il vint déposer un doux baiser sur le haut de son crâne. Si elle tombait, elle pouvait être sûre qu’il serait là pour l’épauler.

-Tourne-toi vers ton avenir Nin Meleth. Tourne-toi vers nous plutôt qu’eux.

Ce qu’Aegden lui demande est extrêmement difficile. Il n’imagine pas à quel point. D’accord, elle a renoncé à Neassa-Laella Siryn et elle est une toute autre personne aujourd’hui mais elle aurait pu ne plus être là… Ne plus fouler cette terre depuis plus de deux siècles. Son cœur a souffert de devoir prendre la décision qui l’a vu abandonner sa terre natale. Elle désorientée et… un peu en colère aussi à présent. Non plus contre son père mais contre ce qu’il reste de sa famille aujourd’hui. Elle revoit leurs visages souriants et réalise à quel point elle a été crédule. Tout cela parce qu’elle avait besoin d’une raison de vivre. Elle a fondé ses espoirs sur les mauvaises personnes… Et il était dur d’admettre que la seule personne sur laquelle elle aurait dû s’appuyer était aussi la seule dont elle ne voulait pas…

-Je t’ai déjà choisi. Répond-elle aux dernières paroles de son compagnon, sans même prendre le temps d’y réfléchir parce qu’elle n’en a pas besoin. Elle a fait le choix de tout abandonner pour lui, bravant même ce que l’on dirait d’eux et ceux qui désapprouveraient ouvertement. A Alëandir, elle n’a plus que lui au monde. Elle est partie en les sachant peut-être seuls contre tous… Mais elle est partie malgré tout.

Le silence s’installe dans la petite maison tandis que l’esprit de Sinieth ressasse toutes ses pensées et les paroles de son compagnon. Ses doigts caressent cette main sur son ventre dans lequel dort paisiblement leur fils. Finalement, Kÿria a décidé qu’ils ne seraient pas que tous les deux. Elle a quitté sa famille sans savoir qu’elle en reconstruirait aussitôt une autre. Comme si c’était la seule chose que les Dieux attendaient qu’elle fasse…
Tant de signes, tant de messages, tant de points à intégrer, à accepter… C’est beaucoup. Surtout alors qu’elle a déjà toute une nouvelle vie à assimiler. Finalement, après un long moment, elle relève les yeux vers Aegden et lui adresse une requête tendre et triste à la fois.

-S'il te plaît, emmène-moi dans notre chambre… Je veux pouvoir m’allonger dans tes bras.

Elle peut se lever et marcher, ils le savent parfaitement tous les deux. Mais en cet instant, elle veut se reposer sur lui. Parmi tous ces changements et ses réflexions qui la troublent, il est le seul point qui reste immobile. Tout pourrait bien basculer, elle sait qu’il sera toujours là. Alors elle a besoin de ces quelques minutes, ou quelques dizaines de minutes, seule dans le cocon de ses bras. Et Aegden ne lutte pas. Il l'emmène et elle se retrouve bientôt comme elle l'a demandée : blottie tout contre lui. Là, ses pensées continuent de tourner, encore et encore. Dans ses réflexions, parfois elle soupire, parfois elle pleure, parfois elle ne dit rien. Les minutes s'écoulent tandis qu'elle fait son petit bonhomme de chemin au milieu de sa colère, de sa déception, de sa peine... Mais parmi tous ses tourments, il resta à ses côtés.
Après un long moment, elle se calme et ressasse juste certaines pensées. Elle ne pleure plus mais elle reste triste. Elle a un deuil à faire, celui de l'illusion dans laquelle elle vivait et qu'elle abandonnée. Mais alors qu'elle réfléchit, un mouvement vient la perturber. Leur fils donne un grand coup de pied, la frappant elle mais aussi son père de l'autre côté. Aussitôt, elle pose la main sur la zone concernée.

-Ouh... Doucement onya.

Le coup suivant est moins fort... Comme s'il l'avait entendue. Elle sourit doucement devant ce constat qui l'amuse un peu. Il doit être sensible à son humeur, certainement. Elle caresse cette rondeur de plus en plus imposante, comme pour apaiser l'enfant qu'il y habite.

-J'ai besoin de temps... Pour accepter... Et oublier. Je n'ai besoin que de vous deux aujourd'hui. Dit-elle en parlant clairement d'Aegden et de leur fils à venir. Mais pour pouvoir se tourner vers le futur, elle doit achever ce travail qu'elle a commencé lentement depuis l'aveu d'Andrea concernant le rôle qu'il a joué dans son sauvetage et qui s'est passablement accéléré ce soir. Mais si mon père a vraiment fait ce qu'il dit... Je ne peux pas l'ignorer.

Traduction:

Ne changeant pas de position, il resta silencieux tandis qu’elle intégrait tout ce qu’il venait de lui dire. Et puis elle finit par lui faire une requête qu’il accepta bien entendu sans rechigner. Se soustrayant à leur étreinte du moment, il se remit debout et passa ses mains sous son dos et sous ses genoux et la souleva sans effort pour l’emmener dans leur chambre. Elle était si légère, semblant presque fragile dans ses bras, et depuis le début de leur relation, il n’avait jamais cessé de l’aborder avec une délicatesse bien différente de ses habitudes de guerrier.

Ils se retrouvèrent bien vite à nouveau dans les bras de l’un et l’autre. A nouveau Aegden resta très silencieux, se contentant de tenir la belle prêtresse dans ses bras contre lui, caressant doucement ses cheveux et son dos dans un geste qui se voulait réconfortant. Il ne disait rien, la laissant vivre son deuil comme elle l’entendait. Il se plaçait en soutient sans pour autant interférer avec ses pensées. C'était son jardin secret à elle seule.

Parfois elle pleura, parfois elle se contenta d’un silence bien moins tendre et calme que le sien, mais il laissa faire. Il fallait qu’elle exprime ses émotions un bon coup, même si c’était douloureux et mine de rien aussi difficile à vivre pour l’elfe autant épris d’elle. Il s’agissait d’un combat qu’elle ne pouvait mener que seule mais la savoir dans cet état lui faisait mal. Elle était si belle, rayonnante, lorsqu’elle souriait. Il détestait avoir été ce soir-là à l’origine de sa tristesse.

Ce moment de flottement intense s’étirant sur la longueur, Aegden avait fermé les yeux quelques instants. Il ne s’endormait pas, il avait en général bien trop de mal à dormir pour que le moment fut propice. Plutôt il réfléchissait à tout ça tout en essayant de procurer toujours ce même calme à sa compagne en pleur.

Ce genre de problème lui étaient tout à fait étranger lui l’enfant unique né d’un couple tout ce qu’il y avait de plus simple. La vie n’avait bien sûr pas toujours été rose, surtout après la disparition de son père. Mais il avait eu beaucoup de chance dans ce malheur. Ses parents s’étaient aimés jusqu’à la fin. Ils l’avaient aimé jusqu’à la fin et lui les aimerait jusqu’à sa fin. Leur souvenir était gravé dans son souffle et ne serait jamais entaché par quoi que ce fut, ni secrets ni révélations subites.

Et si au départ, le fond de sa pensée était tourné vers un désir de voir la même situation, les mêmes liens se produire pour Sinieth et Andrea, cela fit ressurgir d’autres sentiments enfouis loin, très loin dans le cœur du soldat. Sa propre famille lui manquait… Il aurait voulu présenter sa compagne et son enfant à ses propres parents. Voir l’approbation et la fierté dans leur regard. Avoir des conseils aussi sans doute.

Mais loin d’avoir le temps de se préoccuper d’un tel sentiment, un bref échange physique lui fit rouvrir les yeux et hausser un sourcil. Il sourit ensuite à sa compagne en comprenant qu’il s’agissait d’un coup de leur bébé qu’il avait pu sentir grâce à sa proximité avec elle. Par mimétisme, il vint poser sa propre main par-dessus celle de Sinieth tandis qu’un second coup moins fort venait secouer son ventre fragile.

-On dirait que notre petit garçon s’est réveillé. Fit-il doucement.

Lorsqu’il avait l’occasion de sentir le futur nouveau né s’agiter, cela provoquait toujours quelques élans de tendre amusement chez le jeune père. Ça rendait cette attente, ces suppositions sur leur futur proche tellement plus réel. Ce devait être si fort pour Sinieth qui le sentait constamment en elle…

Elle renchaina cependant sur le sujet de la soirée et l’elfe hocha la tête, compréhensif.

-Je le sais Sinieth. Prend le temps qu’il te faut.

Aegden ne lui demandait pas d’accomplir tout cela en un jour. Ce n’était pas possible et c’eut été cruel d’en exiger autant. Pas plus qu’il ne lui demandait d’accueillir Andrea à bras ouvert. Non il lui demandait simplement d’y réfléchir. De ne plus se cacher derrière ses sentiments ambivalents, de ne plus se faire du mal.

-Quand tu t’en sentiras prête, essaie de lui parler. Si tu veux que je sois là, je serais là. Si tu veux lui parler seule à seule, je me contenterais de vous laisser tranquille. Il lui offrit un timide sourire. C’est toi qui décide.

Deux ennéades plus tard, Andrea est en visite chez le couple. Il est venu assez régulièrement depuis son retour d'Ithri'Vaan. Plus qu'auparavant puisqu'il n'a plus à veiller sur les enfants de sa compagne qu'il ne visite qu'occasionnellement pour les habituer à son absence prochaine. La relève a été prise par les Taledhels qui veilleront à leur éducation jusqu'à ce qu'ils soient en âge de gouverner. Alors il a décidé de consacrer son temps à sa fille aînée et au petit garçon qu'elle attend.
Depuis la discussion entre Aegden et lui -suivie d'une conversation entre les deux amants-, il n'y a pas eu beaucoup d'évolution entre l'androgyne et Sinieth. Enfin, si, d'une certaine manière. Elle n'est plus en colère ou froide, ni même distante, elle est... triste et ailleurs. Elle fait son deuil d'un amour familial bâti sur un mensonge de plus en plus grand au cours des deux derniers siècles et elle essaie d'admettre que le seul dont les sentiments n'ont jamais changé se trouve devant elle. Andrea, de son côté, se montre aussi patient qu'il sait l'être. Il ne tente pas d'approche et n'essaie pas de la lancer sur des discussions qu'elle n'apprécie pas. Autant dire que ses visites sont très silencieuses. Mais, ce jour-là, un certain changement va s'opérer.

Chacun un verre de citronnelle à la main, père et fille ne disent rien. Sinieth observe le liquide dans son récipient tandis que lui l'observe, peiné de la voir ainsi depuis tout ce temps. Il soupire sans un bruit et puis décide de se lancer finalement.

-J'ai apporté quelque chose pour le bébé.

Il glisse sa main dans une poche profonde dissimulée dans sa robe. Il en ressort une petite boîte. Le contenu tinte et il la pose sur la table basse, à portée de Sinieth, lui offrant le choix : la prendre ou attendre qu'il soit parti pour cela. La jeune femme hésite et reste immobile quelques instants avant de finalement se pencher. Elle porte la boîte jusque sur ses genoux et l'ouvre délicatement. A l'intérieur, il y a plusieurs petites pièces métalliques si claires qu'elles brillent. Elle en prend une dans sa main et l'observe plus attentivement. Elles ont la forme de petites clochettes fermées et sont couvertes de dessins ornementaux. Au moindre mouvement, elles tintent tel un grelot très doux. Elles ont l'air neuves.

-Je les fais nettoyer. Tu ne t'en souviens sans doute pas, elles étaient reliées entre elles par un ruban suspendu au-dessus de son berceau.

Sinieth relève brusquement la tête. C'était à elle ? Il les avait vraiment gardé tout ce temps ?! Elle peine à y croire. Mais... Il est bien le seul encore en vie à ne jamais lui avoir menti. Il ne lui dit pas tout, certes, mais mentir : jamais. Et il semble ému alors qu'il replonge dans un ancien souvenir.

-Tu essayais de les attraper et tu te mettais à rire dès que tu les entendais. Je les ai retrouvées pendant mon séjour à Naelis pour te les rapporter. J'ai pensé qu'il était mieux de vous laisser le choix de ce à quoi vous vouliez les raccrocher.

Ainsi, même en visite auprès de la femme qu'il aime, il a eu une pensée pour elle. Et elle comprend finalement une chose qui lui a toujours échappé jusque-là. Peut-être parce qu'elle s'apprête à être mère à son tour... Maryam lui a laissé entendre qu'il avait tourné la page sur leur amour, et donc sur elle aussi. Mais, si elle a effectivement oublié les hommes qu'elle a aimé avant Aegden, elle a le sentiment que jamais elle ne pourra oublier son fils. C'est une partie d'elle. Et elle a l'impression que c'est ce qu'elle voit dans les yeux de son père en cet instant...

-Merci. Dit-elle, sincère, touchée et troublée en même temps.

Andrea lui sourit avec tendresse, conscient qu'ils viennent de faire un pas. Petit, certes, mais essentiel car il est le premier d'une longue série.