Songer à demain [Sinieth]

Il marchait au milieux d’une Alëandir vide de toute vie.

Ça recommençait.
Il était incapable de dire ce qui n’allait pas et pourtant Aegden avait ce sentiment de malaise au fond de la poitrine.
Ça recommençait encore.
Et puis à peine avait-il saisi ce qui le dérangeait qu’il fit volteface sur le sentier perdu au milieux des bois.
A quoi bon lutter ? ça recommencerais le lendemain.
Un cri retenti et quelque chose le plaque ventre contre terre. Il sent des griffes dans ses épaules. Au-dessus de lui il n’y a que les frondaisons difformes des arbres. On dirait des serres vues d’ici.
Est- qu’un jour l’issue changera ?
Il se débat de toute ses forces mais comment lutter contre un ennemi invisible ? On hurle dans ses oreilles. On lui hurle qu’il n’est pas assez fort. Qu’il n’a pas sus les protéger.
Peut-être fallait-il qu’il cesse de lutter pour que cela s’arrête.
Il se mit à courir, voulant porter secours à cet elfe tombé au sol.
Plus facile à dire qu’à faire quand on est soudain pris à la gorge par l’angoisse.
Une lame sous sa jugulaire l’empêcha de continuer et le força à relever le menton. Il tentait de les convaincre, ces voix. Il essayait de leur expliquer qu’il fait ce qu’il peut, qu’il n’est qu’un elfe.
Mais à quoi bon ? Demain ça recommencera…
Il s’effondra alors que toute chaleur le quittait dans une odeur de sang et de feu.

••••

Lorsqu’il se réveille pour de bon, Aegden sursaute. Il étouffe autant qu’il peut sa respiration erratique sur l’instant parce qu’à côté de lui une autre dort et il ne veut pas troubler son sommeil. Ces cauchemars ne sont pas les siens.

A vrai dire…Cela fait longtemps qu’il n’en a plus fait l’expérience lui même et il n'est pas certain de ce qui vient changer cela.Quoi qu'il en soit, il est assez contrarié pour la nuit. Il a encore le gout du sang dans la bouche et frotte rapidement sa joue pour en chasser la sensation désagréable. Doucement, il pose ensuite ses pieds nus sur le sol et s’échappe discrètement du cocon de tendresse formé par les bras de sa fiancée.

Il est discret, ne faisant que peux de bruit et de gestes mais alors qu’il vient s’appuyer contre la rambarde du balcon attenant à la chambre du couple, un mouvement dans son dos lui arrache un bref soupir. Malgré les précautions, il a certainement ôté la jeune femme des bras de Maurquimellë…

-Excuse-moi. Je ne pensais pas te réveiller.

Le soleil ne se lèvera pas avant une heure ou deux et ils partent pour un long voyage d’ici quelques jours. Aegden à l’habitude, mais pour Sinieth, ce sera probablement plus rude. Il voudrait qu’elle profite un maximum des quelques nuits qui lui reste dans le confort et l’abri d’une maison. Surtout qu'il s'agira aussi du premier voyage de leur fils. Cela pourrait être plus éprouvant qu'ils ne l'imaginaient.

-Tout va bien. Semble-t-il vouloir se convaincre lui-même autant que son interlocutrice avec en prime un manque cruel de talent pour le mensonge.

Sinieth est réveillée, non pas par le sursaut de son compagnon... Mais par une autre agitation bien plus ténue. Aegden rêve mais pas d'un doux sommeil. Il est hanté, comme il l'est parfois, même si c'était assez calme depuis quelques temps. Parce que oui, elle sait. Elle sait depuis presque toujours mais elle n'a jamais rien dit. Elle a attendu, patiemment, qu'il veuille bien s'ouvrir à elle mais il n'en a jamais rien fait. Elle sait pourtant qu'un militaire est souvent habité par ses anciens combats. Elle en a déjà soigné plus d'un comme lui. Elle lui a fait passer le message de manière très discrète, profitant de quelques discussions sur son ancien rôle -qui lui manque- et de toute l'aide qu'elle a pu apporter en ce temps-là. Mais il n'a jamais répondu à cette main tendue. Alors, en attendant, elle se contente de le soutenir comme elle peut, lui offrant une étreinte pendant son sommeil perturbé, sans qu'il ne se rende compte que c'est pour cette raison qu'elle est auprès de lui à son réveil... Parce qu'elle feint de toujours dormir.

Mais Aegden l'écarte et se lève. Et Sinieth n'en peut plus... Elle n'en peut plus de le voir se taire et souffrir. Seule dans son lit, elle ouvre les yeux, hésite un instant, puis se tourne sur le dos pour le regarder, à leur balcon. Il a compris qu'elle était réveillée et c'était le but. Il s'excuse et elle ne répond rien. Elle ne veut pas qu'il lui demande pardon. Ou pas pour cela en tout cas. Cependant, elle ne veut pas le brusquer, ce serait la pire des stratégies à ses yeux. Alors, égale à elle-même, elle se lève avec douceur et grâce et elle s'approche d'un pas léger.

-Tu es un très mauvais menteur, Nin meleth. Rétorque-t-elle paisiblement pour ne pas que cela ne sonne comme un reproche.

Avec délicatesse, elle vient placer ses mains sur sa taille. Elle ne ferme pas son étreinte afin qu'il ne se sente pas pris au piège. Puis elle pose son buste et sa joue contre son dos, mais à peine... Tel un effleurement. Elle veut qu'il ressente sa présence, son soutien, son amour... Pas qu'il se sente oppressé. Il est libre de garder le silence encore, même si elle ne comprendra pas sa démarche.

-Je sais que tu ne peux pas tout me dire... Mais tu peux toujours me parler de ce que tu ressens.

Elle monte une main jusque sur son cœur.
Par ses mots, elle lui fait comprendre qu'elle sait... Même s'il se tait et tente de se cacher, cela ne l'empêche pas de savoir lorsqu'il va mal. Et cette nuit n'est pas la première où elle se réveille pour lui. Combien de personnes a-t-elle aidé en leur demandant de lui ouvrir leurs cœurs ? Des gens qui ne pouvaient ou ne voulaient pas entrer dans les détails mais qui avaient malgré tout besoin que quelque chose sorte... Que quelqu'un les écoute et les guide... Elle peut en faire autant avec celui qui est désormais son fiancé et dont la souffrance la touche tout particulièrement. Et elle prie en silence pour qu'il accepte qu'elle soit son soutien.

Doucement, Aegden pose sa main contre celle de sa bienaimée, caresse ses doigts tendrement. Il accepte son étreinte même s’il peine à totalement se relâcher. Ce n’est pas un manque de confiance. Il lui confierait sa vie sans aucune hésitation. C’est celle qu’il a choisi d’épouser après tout. Non plus qu’il s’agisse de secret d’état qu’il ne puisse lui révéler. Mais Aegden est un soldat et un chef de guerre. Des années durant, garder ses combats internes pour lui c’est une manière de protéger ses hommes, d’épargner leur propre moral.

Il lui est difficile de se livrer, d’autant plus à une personne qu’il aime et qu’il veut préserver. Mais il sait à présent que cela la fait souffrir, il sait qu’elle est assez forte pour choisir elle-même ses combats, alors il s’efforce de se laisser aller. C’est aussi cela, un mariage.

Un long instant, peut être un ou deux minutes, il ferme les yeux, focalisant tout son être envers elle, et ce qu’elle lui transmet. Sa main devient un véritable ancrage dans le chaos de ses émotions.

-Je vais bien Sinieth. Quoi que je te dise, quoi que j’ai vécu. Je vais bien.

Cette fois il était sincère et ses doigts contre ceux de la jeune femme raffermirent légèrement leur étreinte. Il avait fini par s’accommoder de son sommeil léger, adoptant quelques réflexes de ci de là. Les cauchemars quant à eux s’étaient calmés d’eux même, jusqu’à aujourd’hui. Et à coté de cela, il est en parfaite santé, aucune blessure ne vient plus tourmenter ses jours, alors oui, il va bien.

-J’ai déjà fait ce genre de cauchemar mais…je pensais tout ça derrière moi. Il marque encore un long silence avant de le briser par une phrase toute simple et si complexe à la fois. Je crois que j’ai peur Sinieth.

Ces simples mots lui semblent pourtant d’une difficulté inouïe à prononcer. Parce qu'il doit se l'admettre à lui même aussi. Bien sûr, il ne se pense pas infaillible, mais il sait aussi avoir beaucoup à donner pour être digne de la confiance qu'on lui offre en tant que Mainyth. Et ô combien il veut en être digne. ô combien il rêve d'avoir la force d'accomplir ce rêve si utopique d'un monde en paix. Mais il n'est qu'un elfe. Un Talehdel ayant à peine retrouvé l’ouïe. Que peut-il faire dans ce vaste monde? Que ce passerait-il si la prochaine fois qu'un danger vient, il n'a pas la force de le vaincre ? Que se passerait-il si le prix est trop élevé, lui qui est pourtant prêt à donner jusqu'à sa vie ?  Que se passerait-il si les questions d'Aduram deviennent un jour maudit une réalité?

-J'ai peur d'échouer. J'ai déja échoué et j'ai peur du prix à payer, la prochaine fois.

Sinieth tourne la tête et pose avec douceur son menton sur l'omoplate de son compagnon. S'il allait bien, il serait dans leur lit en train de dormir. Cependant, elle ne rétorque rien et le laisse continuer. Ce n'est pas le moment pour elle de l'interrompre alors que ses pensées cheminent dans son esprit, se frayant un chemin jusqu'à ses lèvres. Elle se contente de rester là, accrochée à lui, lui cédant sa main... Une façon pour elle de lui montrer de manière subtile qu'elle ne partira pas cette fois. Elle s'est souvent effacée et tût alors qu'il effleurait des sujets dont elle ne devait pas avoir connaissance. Elle respecte son rang et les secrets auxquels il est contraint. Mais ce soir, elle ne peut rester sans rien faire.

Et Aegden lui parle. Il n'utilise que quelques mots mais elle n'a pas besoin de plus que ce qu'il lui donne. Elle a déjà travaillé avec bien moins que cela. Entendre qu'il a peur ne la surprend pas. C'est la principale source de cauchemars. Ce qu'il lui manque, c'est l'origine de cette peur. Il ne tarde pas à la lui confier et elle se contente de garder le silence dans un premier temps.
Elle a la même crainte que lui... même si elle ne lui a jamais avoué. L'un comme l'autre n'avait rien à perdre autrefois. Puis ils se sont trouvés et ils ont eu des raisons de s'inquiéter pour leur moitié. Et désormais, il y a Elben. Elle a peur qu'un jour, un des militaires qui veille sur elle en son absence ne vienne pas simplement pour la saluer... Elle a peur qu'il ne rentre plus jamais. Mais elle évite d'y penser pour ne pas finir par mourir d'inquiétude. Lui n'a pas ce luxe car, le danger, c'est lui qui l'affronte ici. Et peut-être ne craint-il pas uniquement pour sa vie mais aussi pour celles dont il a la responsabilité.

-Tu ne peux être parfait... Seulement faire de ton mieux. Et même ainsi, tu ne pourras pas éviter que certaines choses se produisent.

-C’est bien le problème. Souffle-t-il

A nouveau il y a un long silence. A la tension de ses épaules, Sinieth peut sans doute comprendre qu’il lutte encore entre ses réflexes et la direction qu’il a choisi. Il veut lui parler, mais cela va à l’encontre de tellement de mécanismes.

-Il y a…Il s’arrête un instant. Hésite en serrant la main de sa belle dans la sienne. Cette peur…j’en connais son origine. Elle ne le voit pas mais un rictus amer s’affiche sur son visage fermé.J’étais encore un menteur à tes yeux à ce moment-là. Je ne t’ai jamais vraiment expliqué où j’étais, quand toi tu me cherchais.

Certaines choses sont longtemps restées secrètes, pour la sécurité du reste des elfes, mais maintenant que le danger principal n’est plus, Aegden pense qu’il peut en révéler un peu plus

-Il y avait un…un artefact. Perdu à l’autre bout du monde, là où la forêt devient la tourmente sur terre. J’avais été envoyé le chercher, avec d’autres. Malgelir que tu as déjà rencontré était des nôtres, au début. Seulement tout ne s’est pas déroulé comme prévu.

Sa main libre vient doucement pincer l’arrête de son nez. Il est fatigué, et ce genre de souvenir n’aide pas. Malgré le soutien de sa fiancé, le monde semble soudain peser lourd sur ses épaules d’habitude si droites.

- Je me suis entêté à vouloir faire confiance à la mauvaise personne sur le chemin. Nous avons étés trahis. Elle a créé un véritable guet append de plantes hallucinogènes. J’ignore ce qu’a pu voir Malgelir mais tu sais ce qu’un mage hors de contrôle peut faire comme dégâts. Moi, j’ai eu un moment de…d’absence. Je n’étais plus vraiment dans ma tête. En fait je crois que c’est là où j’ai vraiment entendu pour la première fois ce que mes frères décrivent comme la voix des arbres. Sauf que je m’y suis noyé et quand j’ai repris connaissance dans mon délire, j’étais seul avec elle et un de mes amis mourant sans que je puisse y faire quoi que ce soit. J’ai pensé que les autres étaient déja tous morts.

Rouvrant les yeux, il fixe les branches des arbres sous le clair de lune. La symphonie ténue peine à l’apaiser, et chasser le souvenir de l’angoisse. Pourtant sa voix reste stable.

-C'est là que ça à commencé et c’est de ça dont je rêve les nuits. Je rêve de ces moments où je suis incapable de les sauver. Ce moment ou…faire de mon mieux ne suffit pas. Parce que ça n'a pas suffit à ce moment là, ça n'a pas suffit dans l'Aduram. Il soupire. Et maintenant que je l'entend pour de bon, cette symphonie, je me demande où je doit aller.

L'histoire que lui conte Aegden est bouleversante. Sinieth a beau en avoir entendu bien d'autres et bien pires encore, elle n'en demeure pas moins sensible aux récits qui parviennent à son oreille. Seule son expérience la préserve sur le long terme pour ne pas sombrer dans le désespoir en découvrant comment ce monde peut être froid, dur, violent et injuste. A côté de cela, elle sait voir la beauté là où elle réside. Et, pour l'heure, ce qui est à ses yeux la plus grande merveille de l'univers dort dans la pièce d'à côté.

-Tu pensais prendre les bonnes décisions. Répond-t-elle d'une voix douce. Personne ne peut te le reprocher. Et personne ne l'a fait... Déduit-elle alors que, depuis cette regrettable infortune, on lui a fait confiance pour guider les armées -ou une partie- à Naelis et qu'il a été promu ensuite. S'il avait été coupable de quoi que ce soit ou s'il avait commis une faute, il n'en serait pas là où il est aujourd'hui. Tu es un homme bienveillant, qui connaît la mesure entre le devoir et la sécurité des siens. Faire de son mieux ne signifie pas que tout se passera bien... Mais seulement que l'on fera son possible pour éviter qu'un imprévu survienne. Tu ne peux pas tout anticiper, Aegden. Même les Dieux ne sont pas infaillibles sur ce point...

Les récits de toutes les religions le prouvent. Les divinités ont fait de mauvais choix ou ont été trahie par d'autres. Exactement comme son compagnon l'a été. Il avait confiance en cette personne, il a eu tort. Tout comme Calimenthar a eu tort de faire confiance à Tari et l'a payé de sa liberté. L'histoire n'est certes pas la même mais c'est bien la preuve qu'il ne peut espérer réussir là où même les Dieux ont échoué. Personne n'est parfait, pas même les immortels.
Elle espère qu'il le comprendra ainsi et, en attendant, se tient prête à l'écouter encore et à répondre à ses doutes et à ses interrogations. Son étreinte reste douce et son pouce -qui s'est mis en mouvement pendant qu'elle parlait- s'arrête de caresser la main qui la tient pour ne pas le déranger dans ses réflexions.

Depuis le début de cette discussion, Aegden met beaucoup de temps à renchérir. Pourtant il écoute sa fiancée et mesure attentivement ses paroles. Il y a d’autre choses qu’il aimerait ajouter sans doute. Mais même auprès d’elle, il lui faut du temps, beaucoup de temps. Il y a des récits trop douloureux, trop incertains. Se livrer c’est laisser le champ libre à trop de peurs, c'est s'approcher de l'abyme et il n’en a pas le droit. Il ne s’en donne pas le droit.

Alors à la place, sa main libre passe sur son visage, comme pour en chasser la fatigue et puis ôtant doucement la paume contre son cœur, il fit mine de se retourner et enfin faire face à celle qui s’efforce d’être son soutien. Il y a une certaine résignation derrière ses traits tirés. Il n’a pas besoin de lui dire qu’elle à raison, ils le savent tout deux. Il n’a pas non plus besoin de lui dire à quel point ce qu’elle fait est important. Cela aussi ils le savent sans mot dire. Doucement, il lui demande en silence une étreinte. Cela peut ne paraitre pas grand-chose, mais pour un elfe si peu tactile que ne l'est Aegden, c’est beaucoup. Il ne réclame jamais ce genre d’attention d’ordinaire.

Et puis, il ferme simplement les yeux et profite de cet instant de paix relative. Il voudrait lui promettre que cette nuit serait la dernière durant laquelle ses démons le hantent de la sorte mais c’est une promesse qu’il sait ne pas être capable de tenir. Alors il ne dit rien et se contente de s'appuyer sur sa fiancée.

Il ignore combien de temps s’écoule avant qu’il ne laisse finalement échapper un murmure.

-Reste avec moi cette nuit, s’il te plait meleth.

Cette fois-ci c’est le soldat qui a besoin de la force et du courage de l’ancienne prêtresse.