[MdO 2022] Les nains et la route d'Or

9ème jour de la 5ème ennéade de Vérimios – Premier mois de l’Eté.
A Langehack, devant le palais du Marquis, en fin de matinée.

Günjar Porte-Bourse était un nain occupé. Depuis maintenant plus d’un an, il était le Dawi à la place la plus centrale de toute l’organisation commerciale Naine en Péninsule. Dépêché par Harald alors que celui-ci n’était encore que Gazanundi, lors de la Foire d’Oësgard, afin d’entamer une légère ouverture commerciale avec la Péninsule, Günjar n’était retourné que quelques ennéades à Lante depuis, passant tout son temps en Péninsule.

Il avait été aux premières loges lors de la construction du comptoir d’Oësgard, comptoir qui, bien que moins balbutiant qu’au début, nécessitait encore du travail afin d’en faire une réelle plateforme commerciale flambant neuve. Il avait également été en première ligne des négociations avec les deux émissaires envoyés par Gaël de Laval, le seigneur régent de Missède. Face auxdits émissaires, Günjar avait négocié des tarifs avantageux sur les taxes et leurs réductions, mais, surtout, il avait réussi à obtenir un comptoir autrement plus volumineux à Chiard, autrement plus rapidement mis en place, et il avait permis aux Nains du Zagazorn d’obtenir un pied à terre au Sud-Ouest de la Péninsule. De fait, « La route d’Or », reliant la pointe Sud-Ouest de la Péninsule à la pointe Est, en passant la Soltariel, Diantra, Missède et Langehack – entre autre – était ouverte aux Nains du Nord, depuis la Thanorite.

Missède recélait plusieurs centaines de milliers d’âmes, et tout autant de clients potentiels. Bien que le Zagazorn ait toujours interdit la vente d’armes et d’armures de manufactures naines, ainsi que la vente ou le négoce de savoirs Nains – que ceux-ci soient des savoirs artisanaux, martiaux, ou runiques – les bijoux, les pierres précieuses et pierres de tailles, et les minerais, métaux et alliages nains, se vendaient comme des petits pains. A l’instar d’une étoffe connue et reconnue de par le monde, uniquement par le fait qu’elle aurait appartenue à une personne passée à la postérité, les objets – et autres denrées et produits – estampillés comme fabriqués au Zagazorn, bénéficiaient d’une aura presque légendaire. Certains humains tueraient pour pouvoir obtenir un lingot d’acier nain ! Et le Zagazorn comptait sur cet engouement pour vendre au compte-goutte, et aux prix les plus avantageux, des produits Nains et en obtenir le meilleur retour financier.
Günjar pouvait se lancer dans la suite de sa mission. Missède étant très bien avancé – dans le projet de comptoir et l’installation d’infrastructure – et aidé qu’il était par la décision royale de ne plus passer par l’Oliya, mais uniquement par la Thanorite et par le fleuve à partir d’Oësgard, jusqu’Isgaard, l’émissaire commercial du Zagazorn pouvait se lancer à la conquête de Langehack.

Aussi prit-il le premier navire qui s’était présenté à Chiard, voilà quelques heures, pour se rendre à Langehack. S’il avait préparé sa suite, il n’avait aucune missive à présenter au Marquis. Toutefois, Günjar comptait sur la notoriété grandissante du commerce Nain en Péninsule, et sur le fait que le comptoir Nain à Chiard prenne de l’ampleur, pour pouvoir être reçu sans trop de difficultés.

Habillé d’une tunique de cuir tanné ceinturée d’un ceinturon de cuir brun duquel pendait une hache, équipé d’une épaisse sacoche de cuir portée à l’épaule et ceinturant son dos, Günjar et ses poilus se présentèrent devant les gardes du palais qui, étrangement, semblaient ne point être surprise de voir des Nains si loin à l’Ouest. Avaient-ils déjà rencontré des nains ? Certes, les denrées naines exportées en direction des Mille-Caves de Thaar passaient de plus en plus par Langehack, et donc, des Nains débarquaient de plus en plus souvent, mais tout de même ! Cela était intéressant toutefois. Une information à prendre en compte, et à exploiter plus tard.

S’approchant des gardes, Günjar fit inclina son buste comme un vassal s’incline devant son plus haut suzerain. Il tint cette position durant deux bonnes secondes, avant de se redresser, et de parler dans un Péninsulaire impeccable à l’accent très typique.

« Baruk, guerriers de Langehack ! » Dit-il d’une voix ferme, frappant son avant-bras contre sa poitrine comme le font les nains. « Je suis Günjar, thane du clan Porte-Bourse, envoyé de Harald à la Barbe Sanglante, le Grand-Roi du Zagazorn. Je souhaiterais mander audience à son Excellence le Marquis de Langehack. Pourriez-vous m’annoncer à lui ? »

Les trois autres Nains derrière, étaient restés silencieux. Armés, barbus, balafrés pour deux d’entre eux, ils étaient les gros bras de Günjar, en plus d’être de bons conseillers pour ce dernier. Ensemble, ils attendront bien sagement le retour du souverain de ces terres.

Le commandant du tercio langecin observait ses troupes s’entraîner sous le soleil mordant du sud depuis un des balcons du palais, se disant qu’il avait bien fait d’annuler les combats, sans doute que la chaleur accablante en aurait fait tombé bien plus que les armes d’entraînement de leurs camarades.

« On va bien finir par réussir à en faire quelque chose. » Déclara-t-il, les bras croisés sur sa cuirasse alors que des groupes compacts d’hommes évoluaient sous ses yeux, sans que les virages ne brisent les rangs, au doux son de la voix âpre d’un double-solde qui hurlait la cadence ; il lançait au passage quelques épithètes dont Gabriel nota l’originalité, si les bardes avaient un répertoire plus étendu, le sien était tout autant fleuri.
« Avec un peu de chance, oui, sir. » Lamys de Monnal, le capitaine de la garde palatiale, se tenant les bras dans le dos, observait également sans rien offrir d’autres que des réponses laconiques à son supérieur. Et puis il retourna à l’intérieur alors qu’il repéra un mouvement dans son champ de vision. C’était un autre double-solde, celui-ci cependant n’était pas dans une des nombreuses cours palatiales à crier jusqu’à s’en détruire les cordes vocales mais, au contraire, il murmurait. Le noble revint alors auprès de Gabriel. « Sir de Bone, des nains sont aux portes du palais, demandant une audience au marquis. »
« Encore? » Demanda le commandant, en se tournant pour se mettre de profil, un sourcil haussé. « La dernière fois n’était pas suffisante? Je croyais qu’ils avaient eu ce qu’ils désiraient. »
« Il semblerait qu’il ne s’agisse pas des mêmes, sir. »
« Comment ça, pas les mêmes? Ce sont des nains ou non ? »
« Et bien, oui, mais ceux-là ne viennent pas d’estrévent. » Expliqua le lieutenant sans en être réellement certain non plus. Depuis la dernière fois qu’un soldat était directement allé déranger le marquis sans passer par sa hiérarchie il avait semblé important à ceux au sommet de ladite hiérarchie, de rappeler qu’il était important de faire remonter les informations ; et quel meilleur moyen pour rappeler ce genre de choses qu’avec des punitions ? Ainsi, si maintenant les troupes se souvenait de ce dévoir important du métier des armes, il arrivait parfois que le message soit déformé, ce que Gabriel mettait sur le coup de la peur d’un châtiment mais c’était une peur qu’il savait temporaire, dans une ennéade ou deux tout redeviendrait comme avant, ou presque.
« Qu’est-ce qu’ils veulent ceux-là ? »
« Je n’en ai aucune idée. Qui sait ce qui peut se passer dans une tête si proche du sol ? »
« Je vous laisse continuer la supervision de la manœuvre, je vais aller voir s’ils sont suffisamment important pour que son Excellence leur accorde un peu de son temps. »

Lamys hocha la tête et Gabriel se tourna complétement pour quitter le balcon sur lequel il était pourtant bien, contrairement à ses hommes, vu qu’il se trouvait à plusieurs mètres du sol, il n’y avait pas de mur pour arrêter le vent si rafraichissant. Mais malheureusement le devoir l’appelait et il ne comptait pas laisser la tâche au chancelier, bien qu’il aurait pu, parce qu’il ne comptait pas laisser qui que ce soit empiéter sur ses prérogatives au risque de voir n’importe qui s’y mettre. Ce qui était, bien entendu, inadmissible. Alors le seigneur de Bone marcha d’un pas rapide dans le couloir du palais pour arriver finalement devant l’entrée, suivit comme son ombre par le double-solde qui lui répétait ce qu’avait dit les nains, ou du moins ce qu’on lui avait rapporté. Si pour lui ce ne fut que l’histoire d’une vingtaine de minutes tout au plus, les quatre nains avaient attendus depuis bien plus longtemps, au moins deux heures ; mais ce n’était pas là l’expression d’une envie mesquine de les faire attendre mais simplement que le temps que l’information remonte petit à petit, car chacun devait trouver son supérieur, et ce jusqu’au commandant, et que finalement ce dernier se déplace, il s’en était écoulé, du temps. Il remit correctement son chapeau sur sa tête juste avant de passer dans le grand couloir qui menait jusqu’à la sortie, les portes restant toujours ouvertes, les nains pouvaient le voir approcher, il fallait dire qu’étant en arme, Gabriel jurait avec le reste des nobles et grands notables langecins habillés comme pour une fête.

La main posée nonchalamment sur le pommeau de son épée penchée en avant, elle relevait le bas de son manteau, avec le soleil presque à son zénith, son plastron d’acier poli reflétait les rayons dudit soleil au point d’en être, selon un certain angle, aveuglant ; il fallait dire qu’il s’agissait presque davantage d’un miroir que d’une armure, heureusement que la broche qui fermait son manteau était directement sur la droite, empêchant l’armure en question de refléter trop de lumière. Il inclina légèrement le buste, s’il ne fit pas de révérence, les plumes de son chapeau s’en chargèrent pour lui.

« Messires nains, je suis Gabriel de Bone, seigneur de Bone et commandant du tercio langecin par la grâce de la DameDieu, puisse-t-elle accorder sa bénédiction au marquis et au roi. L’on m’a dit que vous vouliez parler avec son Excellence Griffon de Langehack, puisses-je savoir de quoi il retourne ? »

Le temps était des plus chaud en cette période de l’année. Et surtout, ce lieu géographique du continent. Le vent, parfois, soufflait suffisamment pour créer une brise agréable, pour peu que l’on porte des vêtements légers, ou suffisamment amples pour créer ce qu’il fallait de turbulence afin de rafraichir la peau. D’ailleurs, les différences vestimentaires entre les locaux et les nains était tout à fait flagrante ! Là où beaucoup portaient des tenues légères, aux tissus respirants – comme la soie pour certains riches dignitaires – les nains, eux, portaient leurs armures de cuir et des tissus épais, faits de lin le plus souvent, ou d’un ensemble de matériaux rendant l’habit résistant aux températures froides, et aux vents rigoureux du Nord. Ici, toutefois… Ils avaient un peu chaud.

L’attente était d’ailleurs devenue rapidement insupportable. Günjar en était d’ailleurs à remercier Heidum le Fortuné qu’il ait été élevé dans le Brissalion, la région aux températures les plus chaudes de tout le Zagazorn, seule région de ces terres où il était possible de cultiver les céréales et les légumes pour le royaume tout entier. L’été, dans le Brissalion, il faisait très chaud. Et entre les très vastes plaines sans reliefs, les champs de céréales, et les élevages de porcs, de bœufs, de boucs et de chèvres, les conditions pouvaient parfois êtres rudes. Cet entraînement était fort utile pour Günjär et les siens aujourd’hui… Car, même s’ils étaient à l’abri dans le vestibule du palais… Le vent ne s’engouffrait pas.

D’ailleurs, l’attente : qui étaient donc ces foutus Umgis pour faire ainsi attendre l’ambassadeur officiel du Grand-Roi de tous les Nains ? Etaient-ils si imbéciles ? Si dénués d’intelligence ? Si maudits par Yaron qu’ils étaient dépourvus de tout sens logique et moral ? Les minutes deviennent des heures… Et l’ennui fait place à l’impatience… Et une pointe de colère.

Mais enfin, un Umgis apparaît au loin. Tout engoncé dans ce qui devait être une armure – à priori, mais l’artisan qui en était à l’origine devait avoir honte de son travail – et paré d’une coiffe ridicule, il s’avance. Nul doute qu’il s’agit d’un haut dignitaire du pouvoir en place, et sans doute de stature militaire… D’ailleurs, sa présentation ne fit que confirmer les soupçons de l’ambassadeur nain, investi de la très importante – et ô combien honorifique – mission de développer les liens commerciaux entre la Péninsule et le Zagazorn, et l’établissement de comptoirs commerciaux aux endroits clés, et dans les cités stratégiques.

L’ambassadeur fit intérieurement une petite prière – ou serait-ce plutôt une autocritique dans le but de dépasser la nervosité ambiante afin de rester digne – mais ceux qui formaient sa suite, eux, ne firent point le même effort. Leurs mires pénétrantes et leurs faciès sévères, burinés, et renfrognés, accueillirent le haut officier de manière glaciale, reprochant évidemment ce temps d’attente dans des conditions tout à fait indignes. Günjär, lui, fit bonne figure. Comprenez qu’il avait son habituel faciès fermé, et que ses sourcils broussailleux trônaient impérieusement sur son visage buriné, mais il rendit une véritable révérence cérémonieuse et officielle à celui qui venait enfin les accueillir.

« Baruk maître Bone. » Dit-il respectueusement, conscient qu’il s’agissait de son lieu de naissance et de son titre, et non de son domaine d’expertise, mais qu’il s’agissait de la manière de saluer respectueusement chez les nains. Un choc des cultures tout à fait assumé, avec un accent à couper au tranchoir. « Je suis Günjär, thane du clan Porte-Bourse. Je suis envoyé par Harald à la Barbe-Sanglante, Grand-Roi du Zagazorn. Il m’a chargé de la mission d’établir entre le Zagazorn et la Péninsule, de solides liens commerciaux. Le nom du Marquis de Langehack m’a été soufflé par maître Gaël de Laval, avec lequel nos accords sont prolifiques. Pourrions-nous être reçu par votre seigneur ? »

Gabriel eut envie de soupirer en entendant les premiers mots du nain en face de lui. S’il ne pouvait lui reprocher ses manières, il pouvait se plaindre de bien d’autres choses. Déjà de sa langue, s’il n’entendit qu’un mot dans la langue en question il pouvait déjà dire que cette dernière ne sonnait aussi harmonieusement qu’un lute qu’on n’avait pas accordé. Quant à l’accent, c’était à croire que plus on montait au nord et plus c’était désagréable, si les nordiens lui écorchaient les oreilles, au moins avaient-ils l’avantage d’au moins être péninsulaire ; il s’agissait un peu de ce membre éloigné de votre famille dont on a peu honte mais, par amour filial, on se force à côtoyer lorsque c’est nécessaire, inévitable. Malheureusement les nains n’avaient pas cet avantage, en plus de ça, comme le nom de leur race l’indiquait, ils étaient petits et leurs proportions, sans pour autant répugner le commandant du tercio langecin, finissait de les classer comme des gens… esthétiquement déficients. Alors certes, ils n’étaient pas mauvais lorsqu’il s’agissait de taper sur du métal et ça, le seigneur de Bone l’attribuait à une certaine conscience de leur tare, un moyen comme un autre d’essayer de rattraper le coup.

Lorsque Günjär rouvrit la bouche, Gabriel eut envie de grimacer, les paroles autant que le physique de son interlocuteur semblaient vouloir s’attaquer à ses sens et puis il eut peu envie de rire il fallait bien le dire. Au moins il admit que les nains n’avaient pas peur du ridicule ou alors ils avaient un sens de l’humour courageux qu’il ne pouvait qu’admirer ; qui, en Péninsule, aurait le courage de porter le nom Porte-Bourse ? Il pouvait imaginer une poignée d’enfants des rues langecines en haillons se moquer d’un riche bourgeois en singeant une présentation nobiliaire, précisant alors qu’il s’appelait Porte-Bourse. Si l’émissaire ne semblait pas si sérieux, le péninsulaire aurait pu croire qu’on le prenait pour un imbécile, surtout avec le surnom du haut-roi de nanie sur lequel il ne préféra pas s’attarder de peur de perdre le sien, de sérieux. Il pouvait déjà imaginer les blagues graveleuses de la soldatesque qu’il commandait sur la façon dont cet auguste personnage avait obtenu cet étrange surnom.

« Mais bien sûr, messire nain, toutefois son Excellence ne rentrera que dans trois jours de sa partie de chasse, si vous voulez bien attendre son retour je suis certain qu’il vous recevra avec grand plaisir. En attendant vous serez évidemment logés au palais où vous aurez tout le loisir de vous acclimater à notre belle contrée. »

S’il était optimiste, Gabriel n’était pas stupide au point de croire sincèrement qu’en trois jours ils travailleraient sur autre chose que leur résistance à la chaleur mais, comme on dit, on peut toujours espérer ; et le seigneur de Bone espérait surtout qu’ils feraient un effort sur leur accent mais ça c’était sûrement une cause perdue, surtout en seulement trois jours, avec une tête aussi épaisse, apprendre devait être long et difficile pour ces pauvres créatures.

Trois jours… Trois jours à passer au milieu de ces humains prétentieux, mal-faits, malhonnêtes, mal éduqués, mal créés par des divinités au sens de l’humour des plus douteux. Soufflant profondément, comme un buffle dans son enclos, l’ambassadeur Nain – qui était plutôt un maître de guilde, puisque sa mission était commerciale et non diplomatique – se tourna en direction de ses camarades, et leur fit un résumé des échanges, en Khazalide :

« L’Umgi en charge de la cité est à la chasse, pour encore trois jours. On va devoir attendre, mes amis. »
« Trois jours ?! » Répéta l’un des nains, le plus bourru et le plus épais de carrure. « Trois jours dans cette foutue région ? Regarde leur bâtisse ! Les Jumeaux devront nous bénir pour que cet endroit ne nous tombe pas sur le coin du museau ! »
« Oui, les Umgis sont aussi incompétents que leur vie est éphémère… Mais le Groman-Rik nous a donné une mission, et nous devons nous y employer. Nous allons attendre, et nous tâcherons de négocier les meilleurs accords possibles pour les nôtres ! »
« Bien maître Günjär ! Allons-y alors. »

Satisfait, Günjar se tourna à nouveau vers le commandant Langecin, et lui offrit une légère inclinaison de tête, en signe de respect mais surtout d’accord avec ce qui venait d’être imposé.

« Très bien ! Nous patienterons le temps nécessaire. Merci. Mes barbes et moi-même allons chercher nos affaires, pour les montrer dans nos chambrées, si vous êtes d’accord. Puisse le maître de Langehack nous rejoindre rapidement. »

Début de la troisièmeème ennéade de Vérimios 18: XI.
Au matin, au palais ducal.

Griffon entra dans Langehack avec un sourire et une chanson aux lèvres. La chasse avait été bonne et il profitait de ces derniers instants de tranquillité alors qu’il traversait les rues de sa cité avant que la vie de cour ne reprenne toute son attention. Il avait apprécié ces quelques temps loin de ses responsabilités.

« Le banquet de ce soir sera succulent.  » Lança-t-il à Arthur de Cerulyse qui chevauchait à ses côtés.
« Il sera meilleur que si nous n’étions pas partis, ça c’est certain. » Répondit le maître de chasse qui suivait le regard de son seigneur, fixé sur le palais ducal.

Un frisson remonta sa colonne vertébrale sans qu’il ne sache réellement pourquoi. Après tout il faisait chaud, peut-être un peu trop, la journée commençait bien, de belle humeur, et pourtant il sentait que quelque chose n’allait pas. Quelque chose d’important. Il le garda cependant pour lui, préférant ne pas ruiner l’ambiance guillerette qui s’était emparé de la suite du marquis. Ladite suite arriva finalement à la résidence des ducs langecins depuis des générations pour se diriger vers les écuries où sir d’Ernolss criait sur les garçons d’écuries pour qu’ils se dépêchent de servir les cavaliers qui venaient de rentrer, de s’occuper des chevaux.

« Robar, quelles sont les nouvelles ? » Ce n’était peut-être pas au connétable qu’on se tournerait en premier pour en apprendre davantage sur la cour langecine et pourtant c’était l’une des personnes les mieux placées pour en apprendre davantage. Après tout ses gens et parfois lui-même, voyait plus ou moins tous ceux qui arrivaient au palais en étant montés et pouvait ainsi deviner sans trop de mal leurs intentions.
« Des nains attendent votre retour, votre Excellence. » Répondit le sir d’Ernolss à la grande surprise de Griffon qui posa pied à terre.
« Des nains? Quels nains? »
« De nanie, monseigneur. » Pensif un instant, si ses yeux étaient sur Robar, il ne le voyait pas, absorbé par ses pensées.
« Que veulent-ils? »
« Commercer, sembles-t-il. »
« Pourquoi ne suis-je pas surprise? » Demanda Arthur d’un air un peu moqueur.
« Parce qu’ils n’ont que ce mot à la bouche. » Répondit Gabriel qui venait d’entrer, flanqué d’une poignée de soldats. Il salua son seigneur en s’inclinant, un peu plus bas qu’il ne l’avait fait pour l’émissaire nain avant que Griffon ne lui attrape l’avant-bras pour l’attirer contre lui.
« Tu aurais dû venir, tu ne vas pas croire la taille de l’ours que nous avons trouvé. »
« Je le verrais bien ce soir. » Répondit-il en souriant.
« Mais pour en revenir aux nains, dites leur que je les receverais en début d’après-midi. Je dois aller prendre un bain, manger un peu et prier avant d’entendre quoi que ce soit de leur part. Ou de la part de qui que ce soit d’ailleurs. »
« Comme il plaira à son Excellence. » Robar s’inclina et repartit organiser les écuries ducales tandis qu’Arthur, Gabriel et Griffon s’engouffrèrent dans le palais.

Une heure plus tard, un homme vint toquer à la porte des nains, habillé impeccablement bien que de façon légère, rasé de frais et aux cheveux blancs dont la coiffure était étudiée dans le moindre détail. Ils avaient déjà eu l’occasion de le voir vu que c’était lui, le maître des cérémonies de Langehack, qui les avaient menés jusqu’à leurs appartements avec les serviteurs nécessaires pour monter leurs affaires. Sir Thibault de Brillagne attendit les bras dans le dos, l’air raide, qu’on ouvre la porte et lorsque ce fut fait, il se racla la gorge.

« Messires nains, vous êtes invités à comparaître devant son Excellence Griffon de Langehack. A la deuxième heure de l’après-midi, vous serez les premiers à l’ordre du jour, puisses… » il allait leur souhaiter que la DameDieu leur accorde sa sagesse mais il se souvint qu’ils n’avaient pas eu la chance d’être la création de la déesse alors il se reprit bien vite. « Othar vous accorder sa force. »

Après avoir transmis son message il s’en alla pour mieux les retrouver le moment venu, devant les doubles portes de la salle du trône. Il passa rapidement une main dans ses cheveux plaqués en arrière pour s’assurer qu’ils étaient bien à leur place avant de les accueillir d’une révérence discrète.

« Messires nains. » S’il eut s’agit de langecins, le chancelier leur aurait demandé de bien vouloir se poudrer le visage dans l’espoir de masquer les parties plus disgracieuses de leur faciès mais il savait que c’était une tâche impossible. « Vous allez être présentés à son Excellence devant qui vous ferez une révérence à la façon suderonne, jambe gauche en avant, bras gauche tendu parallèle à l’épaule, main gauche tendue, le majeur, l’index et le pouce tendu, l’annulaire et l’auriculaire repliés, la main droite posée sur votre cœur, tête baissée jusqu’à ce que le menton touche la poitrine. »

Il montra ensuite l’exemple avec une fluidité et une grâce née d’une longue expérience.

« Veuillez essayer. » Demanda le maître des cérémonies qui n’avait que peu d’espoir de voir l’élégance de certaines courtisanes mais il se devait de les informer au moins un peu de l’étiquette langecine. Une fois que les nains eurent montré qu’il savait à peu près faire le geste il hocha la tête ; s’il n’était pas vraiment satisfait, ça suffirait tout de même. « Veuillez parler fort, clairement et respesctueusement, vous adressant au marquis par le prédicat honorifique adéquat : son Excellence. Vous vous arrêterez à quelques mètres des Aigles de Sang qui gardent le marquis, placés devant les escaliers menant au trône ducal. »

Thibault de Brillagne, une fois qu’il s’était assuré que les émissaires avaient bel et bien compris, fit ouvrir les portes de la cour et les fit entrer. La noblesse et les notables de Langehack étaient déjà là, discutant à voix basse tandis que Griffon observait les nains s’approcher.

« L’émissaire de sa majesté Harald de la maison Barbe-Sanglante, roy de Nanie Septentrionale : sir Günjär de la maison Porte-Bourse. » La voix du maître des cérémonies, forte et sûre, résonna dans la grande pièce malgré le nombre important de personnes présentes. Il avançait d’un pas déterminé et lent en parlant pour permettre aux nains de le suivre malgré leurs jambes courtes puis il se mit de profil pour permettre à son seigneur de les observer plus aisément et également permettre aux émissaires de rejoindre la place qu’il leur avait indiqué quelques instants auparavant. Griffon se leva un instant, inclinant légèrement le buste avant de se rassoir.

« Messires nains, laissez-moi vous souhaiter, au nom de nous tous ici présents, la bienvenue à Langehack ; en quoi puis-je aider votre souverain ? »

Trois jours. Trois jours à attendre que l’Umgi en charge de cette cité aux apparences très bizarres ne termine sa partie de chasse, et daigne revenir entre les murs de son palais. L’accueil n’avait point été des plus chaleureux, mais cela, Günjär y était maintenant habitué. Les Umgi avaient l’étrange et très désagréable habitude de désirer tout ce qu’ils convoitaient chez les autres – et dans le cas des nains il s’agissait de leur or, de leurs métaux, de leurs armes et armures entre autre – sans accepter ni tolérer… Les autres. Amusant.

Les trois nains visitèrent donc la cité de Langehack, dans le cadre imposé par les autorités locales. Si ce cadre était des plus normaux – puisqu’ils n’avaient reçu aucune interdiction d’aucune sorte – ils purent comprendre que des yeux curieux – ou espions, allez savoir – suivaient leurs nombreux faits et gestes. Mais malgré la curiosité – ou la suspicion alentour – les trois jours passèrent plutôt rapidement. Il fallait dire que pour faire bonne figure, et pour se payer une image de luxe, de prestige, de richesse, les trois Nains s’étaient habillés chichement, et dépensaient sans compter dans les plus prestigieuses auberges, les plus luxueuses étoffes, et sur les étales des marchés.

Mais enfin vint le jour puis l’heure de la rencontre. Enfin, pas tout à fait. Il fallait passer devant l’œil expert et la voix insupportable d’un valet vraisemblablement compétent… Bien que très irritant. Ils se présentèrent, bien habillés d’étoffes typiques du Zagazorn – faites de laines, de fourrures, de cuir et d’une soie tout à fait spécifique de cette partie du monde – réhaussée de bagues d’or et d’argent, de chaînes et, pour faire tenir leurs capes, de magnifiques fibules couleur argentée réhaussées de pierres précieuses. Günjär poussa d’ailleurs l’excellence en portant une petite dague d’apparat faite en titane – un métal rarissime dans cette partie du monde – gravée et travaillée par un maître artisan nain, retraçant une célèbre saga d’un ancien souverain d’Ankorong tout du long de la lame, et faite d’un pommeau en ivoire incrustée de diamants rouges, et de feuille d’or.

Mais malgré tout, les ordres distillés par le valet, et sa façon d’être si directif et si inquisiteur, firent presque sortir Günjär de ses gonds. Il fallait dire que le nain, tout commerçant qu’il était, demeurait un Nain. Il aimait mener sa mission par ici, puisqu’il était le descendant d’un clan de commerçant très réputé. Il appréciait prendre l’or et les souverains des Umgi… Mais se faire commander par eux réveillait ce chauvinisme typiquement Dawi qu’il s’efforçait à enfouir très profondément. Soupirant un bon coup, il se redressa enfin lorsqu’enfin le valet décida qu’enfin, le trio de nain avait acquis la fameuse révérence… Ils entrèrent… Se présentèrent… Et se plièrent à l’exercice, la honte au ventre.

L’émissaire se redressa, le visage impassible. D’aucun trouverait qu’il s’agit tout simplement d’une trogne naine. Un épais tarin, des sourcils broussailleux, une bouche charnue entourée de poils drus mais incroyablement bien peignés. Sa peau pâle – typique du Grand-Nord – transcendait avec ses cheveux châtains et son immense barbe brune. Les couleurs de ses vêtements étaient représentatives du Zagazorn : le rouge, le noir et l’or. Joignant ses pognes devant son ventre devenu plus proéminant depuis le début de sa mission en Péninsule qu’il ne l’était au Zagazorn – merci aux nombreux repas, festins, et autres choses qui développent autant les coffres d’or que les panses des ventrues – le responsable prit la parole, avec un accent aiguisé comme un rasoir.

« Votre Excellence… » Dit-il, insistant sur le prédicat. « Mes compagnons et moi-même souhaitons vous remercier vous, et vos gens, pour votre accueil. Les demeures de votre palais sont somptueuses, et votre cuisine, tout simplement succulente. » En son esprit, l’image du Maître des Festins, Glumtol Barbe-de-Fer, s’illumina comme le soleil matinal. Nul doute qu’il faudrait lui faire parvenir des échantillons des mets locaux. Ou le faire venir jusqu’ici. « Comme vous le savez votre Excellence, le Grand-Roi Harald Barbe-Sanglante ouvre les frontières de notre royaume depuis son élection par tous les Nains, voilà maintenant plus d’une année. Son désir de commercer avec la Péninsule est grand, et nombreux sont vos compatriotes avec lesquels nous avons signé des accords prolifiques. Maître Gaël de Laval, particulièrement, est un partenaire commercial de confiance nous ayant ouvert ce que vous nommez la « Route d’Or ». Nous venons jusqu’à vous, car il nous l’a conseillé. Nous sommes désireux d’installer sur vos terres quelques comptoirs et échoppes commerciales, qui seraient vitales pour nos voies commerciales fluviales et terrestres. Puisse Heidum le Fortuné bénir nos échanges de ce jour, votre Excellence. »

La présentation des nains par le Maître des Cérémonies amusa un peu la cour qui ne le montra cependant que très peu, à peine un sourire sous cape pour certains placés contre les murs ou derrière une colonne. Quant à leur salut, au moins avaient-ils essayés, on ne pouvait leur reprocher leur bonne volonté. Toutefois ce fut son accent qui provoqua le plus de réactions, pour la plupart malgré la volonté des l’auguste assemblée de rester impassible ; au moins il ne s’agissait pas d’airs moqueurs mais de grimaces comme si on les avaient frappés au visage.

« C’est tout naturel, sir nain. » Ce qui l’était évidemment, il n’avait pas vraiment envie de rejeter des émissaires d’un souverain qui, jusque-là, ne s’était pas montré hostile envers ses gens ou le royaume en lui-même. Toutefois il se demandait ce que cachait cette arrivée importante de nains, de deux parties différentes du monde avec un intervalle si court. On aurait presque pu croire que c’était fait exprès et dans cette optique, le marquis préférait rester prudent. Le problème avec les ouvertures diplomatiques, si alléchantes soient-elles, c’est qu’elles cachent toujours quelque chose et toute la difficulté était de découvrir quoi. « Vous m’en voyez ravis, je ferais part de votre satisfaction au chef des cuisines, il en sera honoré. Quant à féliciter l’architecte qui s’est occupé de l’aile dans laquelle vous avez logé, je crains que son Souffle ne se trouve déjà entre les mains de Tyra. »

En réalité il n’en savait que trop rien, peut-être qu’il vivait quelque part, profitant d’une fin de vie sûrement confortable mais ce n’était pas vraiment son problème, si ledit architecte ne se trouvait pas ici, tant pis pour lui. Griffon écouta ensuite ce qu’avait à dire le nain, content qu’on attaque enfin la raison de leur venue et, comme on lui avait dit, ils venaient effectivement pour commercer. Ce qui, même si on ne l’avait pas prévenu, ne l’aurait pas étonné. Si personne n’interrompit Günjär pour le reprendre, Thibault de Brillagne fit un instant une trogne dépitée.

« Sir Gaël de Laval. » Souffla-t-il rapidement en mettant l’emphase sur le prédicat du régent de Missède. Si ce dernier était présent, il aurait pu prendre ombrage qu’on l’appelle maître, un titre qui était d’ordinaire réservé à la roture, aux marchands et autres artisans, or il était bel et bien noble même si sa sœur avait terni son nom pour beaucoup.

« Ce serait avec plaisir, si de Porte-Bourse. » Il eut du mal à rester sérieux en disant ça et du coin de l’œil il put voir que certains n’y arrivèrent pas. « Toutefois, avant de donner mon aval sur la question, j’aimerais savoir de quoi vous comptez faire commerce. »

Les palabres commencèrent bien rapidement. Les Nains connaissaient d’ailleurs peu de moyens différents de faire des affaires, sinon de manière directe, claire, concise, et honnête. Pour ce qui était des autres choses – l’apprentissage, le travail, l’artisanat, les runes – les nains prônaient la patience, l’abnégation, le courage et le dévouement.

Mais l’un des nains manqua de céder à son caractère grincheux et colérique, impétueux et franchement râleur, lorsqu’il entendit – sans pour autant comprendre les mots, uniquement l’intensité du message – un Umgi pester et soufflant tel un félin, juste après une des prises de parole de Günjär Porte-Bourse. Le nain, n’y comprenant rien, tourna sa tête vers celui qui fut l’auteur de ce soufflet avec la vitesse du rapace repérant une proie. Ses petits yeux acérés, rendus plus petits par un froncement de sourcils très exagéré, scrutèrent les moindres plis et replis des habits du nobliau, mémorisa chaque ridule, chaque aspérité de sa peau, et offrit en un regard dur et stricte, toute l’intensité de sa férocité. Finalement, après quelques secondes très intenses, le nain reporta son attention vers le seigneur local… Non sans se mettre à grogner comme un ours énervé, insultant dans sa barbe l’impunité de cet Umgi aussi mal-fait qu’inutile ici.

Günjär, sentant que quelque chose se passait derrière lui, tourna rapidement sa tête et son buste de sorte à jeter un regard derrière son épaule. Il croisa alors les yeux de son acolyte, fronçant à son tour ses sourcils, afin de demander le calme… Ou plutôt, d’offrir une preuve d’autorité. Lui n’avait rien entendu aux soupirs de cet Umgi. Finalement, il fit à nouveau volte-face, et reprit, après avoir écouter le Marquis de Langehack.

« Excellente question, votre Excellence. Le Grand-Roi du Zagazorn autorise le commerce de métaux provenant de nos montagnes, de minerais, et d’alliages ; de pierres de tailles, et de pierres précieuses ; des produits d’élevages et d’agricultures ; des produits issus du cuir et de la mine. Voici les produits et accords qu’il est possible de nouer, si cela vous intéresse. »

Gabriel entra discrètement dans la pièce par l’une des portes latérales au trône ducal et s’en alla vers son suzerain qui le regarda approcher sans bouger la tête, écoutant alors d’une oreille distraite la réponse du nain ; son attention étant davantage concentrée sur son ami qui monta les marches quatre à quatre. Toutefois, s’il n’avait pas entendu complétement la réponse de l’émissaire il ne put s’empêcher de remarquer la réaction de ses sujets qui se remirent à discuter entre eux. S’ils avaient commencé par chuchoter, bien vite ils ne s’embarrassèrent plus de simplement souffler leurs réponses à leurs interlocuteurs. Thibault de Brillagne allait demander le silence pour que son seigneur puisse répondre mais ce dernier leva discrètement la main pour lui dire d’attendre, ce qu’il fit de mauvaise grâce, dans tout ce bruit il ne s’entendait plus penser. Les discussions se firent de plus en plus passionnées et au bord de cet attroupement, bien qu’il ne l’eût pas remarqué en entrant, près des portes, le maître des cérémonies avait fait une erreur. Il avait laissé des sages et des libertins côtes à côtes.

Ashal n’avait peut-être pas la vue d’un aigle mais son cerveau n’eut aucun mal à discerner le reflet du soleil sur une lame qu’on venait de sortir de son fourreau. Laissant son instinct prendre les commandes, le maître de l’ordre des Aigles de Sang dégaina à son tour, bientôt imité par ses hommes, seulement parce que leur commandant l’avait fait.

« Lorin, Nicol, avec moi, les autres protéger le marquis ! » Les deux chevaliers, ceux qui se trouvaient à ses côtés, suivirent Ashal qui s’élança en direction des portes, espérant que les nains se pousseraient. Quant au marquis en question, son attention était revenue sur ce qui se passait devant lui alors que les chevaliers à son service remontaient une marche à reculons pour resserrer le cercle qu’ils formaient autour de lui, lame au clair. Gabriel se tourna alors et cria en direction des soldats en faction à la porte par laquelle il était rentré mais ses ordres furent couverts par le raffut.

L’esprit clair, rusé, dévoué à sa mission, de l’émissaire du Zagazorn en charge du commerce extérieur, commença à se faire parasiter par l’ambiance de cette salle qui devenait de plus en plus… Electrique.

Ses mots furent bientôt doublés par les chuchotements, lesquels se firent de plus en plus nombreux, de plus en plus développés, pour finalement devenir palabres parlés à voix hautes, puis cris couvrant même jusqu’aux ordres de certains officiers locaux. Les nains, eux, ne comprirent rien à ce qui se tramait devant eux… Les deux gardes du corps commençaient à gigoter, regardant à droite et à gauche, devant et derrière, jouant des coudes pour tenter de communiquer sans les mots. Quelque chose se passait, quelque chose qui faisait peur au puissant de ces lieux, quelque chose qui inquiétait les militaires du Marquis.

Ses pensées bousculées et ses mots déboutés, Günjär céda finalement sous les assauts de sa colère grandissante. Il se tourna vers ses deux gardes du corps, lesquels analysaient la situation depuis plusieurs secondes déjà. Günjar leur demanda ce qui se passait, selon eux, et ce qu’ils comptaient faire. Après tout, ils étaient responsables de la sécurité de l’émissaire.

« Ne sortez pas vos lames ! » Ordonna-t-il en Khazalide, sans crier car il était assez proche de sa suite pour se faire entendre de leurs esgourdes.
« Neh mon ami ! Le Groman-Rik a été clair : tu es son envoyé ! S’il t’arrive quelque chose dans ces contrées abandonnées des dieux, ce sera la guerre ! » Répondit un des deux gardes du corps, celui qui avait été choisi dans les rangs des soldats d’infanterie lourde de Lante.
« Ip ! » Rajouta le second, sortant pourtant une tablette d’argile solidifiée, et un stylet graveur. « Si j’utilise mes runes, couchez-vous au sol ! » Ordonna alors le runiste, traçant d’ores-et-déjà les débuts d’une rune complexe de terre et de feu, qui ne nécessiterait plus qu’un trait pour être parachevée.
« Kruti ! » Pesta Günjär. « Ne détruisez pas toute la salle ! S’ils nous assaillent, défendons-nous mais par Ikthor, que le Marquis ne soit pas blessé ! »
« Il essaie peut-être de nous tuer ! Et vous voudriez qu’il ne paie pas ?! Maître Porte-Bourse, s’il vous attaque, c’est le Zagazorn qu’ils attaquent ! Le Roi ! » Répondit alors le premier, le soldat.
« Par les 9 Golems d’Heidum, faites ce que je vous dis ! »

Mais les choses s’aggravèrent plus rapidement que ce que d’aucun aurait pu penser. Si, derrière eux, deux groupes s’affrontaient – ou commençaient à s’affronter – un autre groupe attira l’attention des trois nains : les soldats Humains, fonçant en direction de la porte, et donc… Des nains.

Ni une ni deux, les choses se mirent en ordre. Le premier garde du corps, le plus trapu de tous, issus des troupes lourdes Lantaises, sortit sa hachette, en plus de sa dague, et vint se placer devant l’émissaire nain. A ses côtés, mais légèrement derrière, de sorte de couvrir aussi les arrières du dignitaire, le runiste prit place, et traça le dernier trait sur sa tablette. Un trait de seulement quelques millimètres, c’était tout ce qui manquait pour parfaire cette rune tracée, et préparer à relâcher le sort contenu. Günjär, lui, était en « sécurité » entre ses deux gardes du corps, mais il prit tout de même la peine de sortir sa dague, malgré le caractère cérémoniel. Une lame de titane percerait presque n’importe quelle armure légère, et la plupart des armures lourdes, à l’exception de celles de plate, sans doute.

Se regroupant ainsi, ils se préparèrent au choc. Ne se mouvant point, les trois soldats Humains s’approchèrent, menaçants. Ils étaient quelque peu impressionnants, pour le moment. De par le caractère surprenant de cet assaut, inattendu, grâce à leurs armures épaisses, et surtout, parce que les nains, eux, n’étaient point en armures, cette différence de puissance obligeait les nains à s’adapter, et à ne point les sous-estimer.

Alors, parce que leur approche était irrémédiable, parce qu’elle était inexpugnable, parce qu’ils étaient lancés à pleine vitesse… Les nains réagirent. Ils ne savaient rien des enjeux qui se déroulaient derrière eux, ils ne savaient rien que, du côté de la porte, deux groupes diamétralement opposés s’apprêtaient à se sauter dessus, à s’écorcher les uns les autres, et que les soldats du Marquis tentaient de protéger à à la fois leur suzerain, et à la fois les nains en visite. Tout cela, ils l’ignoraient.

Tout ce que les nains voyaient, comprenaient, c’était cet amoncellement de seigneurs et nobliaux Humains, attroupés autours des nains, parlant à hautes voix, s’échangeant des regards inquiets, pleins de colères, criant des insultes et se piquant de verbes acides que les Dawis ne parvenaient pas à comprendre. Ils ne voyaient qu’eux trois, au milieu de tous ces Humains, ces êtres imparfaits, belliqueux, moqueurs, violents, bêtes, incompétents, jaloux et prompts à faire main basse sur tout ce qui se présente à eux. Ils ne voyaient que ces soldats armés et en armure, foncer sur eux, sans comprendre pourquoi. Pour Günjär et ses deux gardes du corps… Ils étaient seuls, ils étaient riches… Et ils étaient des cibles faciles.

Alors, le runiste lança son sort. La Yaronite déposée sur sa tablette se transforma en une fraction de seconde, et le sortilège fila droit sur les trois soldats lancés au galop. Les runes tracées renfermaient un sort de boules de laves enflammées, lesquelles étaient aussi grosses qu’un melon. Combien furent-elles ? Moins d’une dizaine, mais toutes furent dirigées sur les trois soldats Humains, ne leur laissant que très peu de chance d’en sortir indemne, et encore moins de chances de sortir vivant… La suite devrait se faire avec les lames…

Après avoir ordonné à Lorin et Nicol de le suivre, Ashal avait remis son casque qu’il tenait jusque là sous son bras droit. Son souffle chaud qui sentait le vin lui revenait au visage et il commença à transpirer alors qu’il fit un deuxième pas mais il s’en moquait. Ayant une vision bien plus restreinte de la salle à travers sa visière, le chevalier se mit à accélérer, posant un pied devant lui plus vite que le dernier et plus lentement que le précédent. Il ne comprenait rien à ce qui se disait autour de lui, il ne percevait que des échos assourdissants amplifiés une fois à l’intérieur de son casque mais ce qu’il entendait plus que tout c’était les battements de son cœur qui s’emballait ; il les sentait à ses tempes alors que sa poigne se raffermit sur la poignée de son épée et bien vite il était lancé dans une course effrénée pour mettre un terme à la folie qui s’était emparée de la foule. Peut-être qu’il aurait dû demander à davantage de ses compagnons de le suivre. Quel espoir avait-il d’arrêter tant de gens à lui seul ? Combien l’entendraient même s’il hurlait ? Et parmi ceux qui y parviendraient, combien l’écouteraient si jamais il leur ordonnait d’arrêter ? Il avait pris une décision peut être rapide, imparfaite, mais c’était toujours mieux que l’inaction.

« Au nom de la Bienveillante, dégagez! » Cria-t-il aux nains, sa voix distordue en passant à travers les trous qui lui permettaient de respirer plus aisément. Il leur fit signe de se pousser. Il tourna alors la tête sur le côté pour voir Nicol s’arrêter un instant, lançant un regard interrogateur à son supérieur avant de passer sur le côté. « Non! »

Cria-t-il encore, à l’attention de son subordonné et ce dernier se figea mais au lieu de demander au commandant des Aigles de Sang comme Ashal s’y attendait, le casque de Nicol était tourné vers les nains. L’imitant, les pupilles du chevalier s’agrandirent en voyant les boules de lave sortis de nulle part foncer sur eux. Lorin tourna les talons et lâcha son épée mais, plus lent que le sort, il disparut sous la roche en fusion et son cadavre s’effondra sur le sol de pierre qui se mit à siffler sous l’effet de la chaleur. Quant à Ashal, il ne resta pas longtemps figé, il se jeta sur le sol ou du moins essaya.

Dans la foule, Alcion d’Amderran poussa un cri plus animal qu’humain lorsque son frère ne fut pas assez vif. Rien d’autre qu’Ashal, qui s’était transformé en une masse de chair brûlée et de métal doré fondu en train de fusionner, n’existait pour le châtelain qui dégaina à son tour. Son épée était lourde dans sa main moite, son souffle était court et alors qu’il s’élançait dans le fol espoir de venger le commandant des Aigles de Sang, il fut poussé au sol, son arme tombant juste à côté de lui, il étendit son bras pour récupérer son arme mais avant qu’il n’y parvienne sa main fut écrasée par une botte. Il hurla de douleur mais sa plainte fut ignorée par ceux présents, trop occupés à fuir ou à se battre.

Griffon était debout, il lui avait fallu quelques secondes pour sortir de sa stupeur, pour passer outre la surprise en voyant la scène sortie tout de droit de l’esprit tordu d’un arcaménite. Il avait ordonné à Gabriel de rassembler des soldats pour arrêter cette folie et ce dernier s’en était allé en courant comme si sa vie en dépendait.

« Qu’est-ce que vous foutez encore là ?! » Les chevaliers de l’ordre de l’Aigle de Sang se retournèrent vers leur seigneur, surpris, c’était leur devoir de le protéger et comment pouvaient-ils le remplir s’il ne restait pas auprès du marquis ? « Ramenez l’ordre au lieu de rester là comme des imbéciles ! »

Ils se regardèrent un instant, incertain de savoir s’il leur fallait obéir à un ordre direct de leur suzerain et prendre le risque de le laisser seul ou bien rester là et faire preuve d’insubordination. Une nouvelle invective de Griffon les poussa à obéir et la dizaine de chevaliers en armure d’or étincelante avancèrent dans la salle, si quelques-uns se dirigeait vers la foule qui s’en prenait à elle-même, la majorité s’approchait des nains, lame à la main.

Lamys de Monnal ouvrit les portes principales entouré d’hommes du tercio langecin qui entreprirent de rapidement séparer les nobles encore en train de se battre. Utilisant l’avantage de portée accordée par leurs hallebardes, les soldats repoussèrent les nantis en direction des murs. Toutefois le chef de la garde palatiale, s’il commençait à remettre un semblant d’ordre dans un coin de la pièce, n’eut pas l’occasion de voir une ombre se désolidariser de la masse d’hommes et de femmes proches du trône ducal. Cette dernière profita du chaos pour monter les marches. Griffon se retourna en voyant un éclat de soleil se refléter dans une dague sortis de l’intérieur d’un doublet dans son champ de vision périphérique.

Les effets du sort furent dévastateurs… Günjär, caché derrière les épaules de ses deux solides compagnons, ne pu voir qu’une partie desdits dégâts… Mais l’odeur de chaire brûlée ajoutée au son tristement horrible du tissu brûlant, de l’armure de métal gémissant sous les assauts des flammes et de la chaleur, et de la lave s’épanchant au sol, rendaient à cet instant, une aura macabre et violente. L’effet de ce sort fut si choquant, qu’un moment de flottement provoqua la sensation d’un arrêt dans la trame temporelle de ce monde.

Les nains ne savaient pas à quoi s’attendre. Allaient-ils être fléchés ? Allaient-ils subir l’assaut terrestre violent que ces hommes aux hallebardes et grandes épées semblaient maîtriser ?

Günjär plaça sa pogne droite sur l’épaule gauche du runiste, et il tapota deux fois. Le runiste comprit qu’il lui fallait préparer un nouveau sortilège. Mais, quoi qu’il pût arriver, il n’en possédait aucun qui pouvait couvrir toute cette zone, et encore mois sur 360 degrés… Alors, il opta pour un sort aux runes de terre. Il commença à tracer la rune, et laissa sa place à Günjär qui, dague au clair, protégeait le runiste qui avait besoin de plusieurs secondes pour préparer son sortilège.

Voyant les soldats s’approcher, doucement, la peur dans leurs regards, les yeux alternants subtilement entre le trio de nains, et les corps calcinés de leurs camarades, et supérieur. Günjär était un excellent commerçant, excellent négociant, mais un piètre tacticien militaire.

« Mon ami, si nous devons attaquer, c’est maintenant ! » Dit le soldat parmi les nains, conscient que cette peur viscérale qui gelait les gardes du Marquis sur place, serait sans doute la seule opportunité pour eux de prendre le dessus, ou du moins, de ne pas mourir en lâches.
« Neh ! » Refusa Günjär. « Il ne doit pas y avoir de guerre entre nous et les Humains ! Regarde ! On se bat du côté des portes ! »
« Alors quoi ? Ce serait un kruti de mal ententu ? » Demanda le soldat, comprenant que, peut-être, les nains n’étaient point ciblés, du moins pas au début.
« Laissez-moi faire ! »

Günjär fit alors un pas en avant, et leva ses deux mains en l’air, surtout celle avec sa dague étincelante. Il tenta de se faire le moins dangereux possible, et, avec son accent tranchant, tenta de négocier. Si cela était inefficace… Le runiste entrerait à nouveau en scène…

« Non ! Ceci est un malentendu ! Un malentendu ! Déposez vos armes, nous ne voulons de mal à personne ! Puis, voyant, entre deux soldats en armure, un individu échapper à tout contrôler et se précipitant en direction du marquis dans une course effrénée, Günjär s’écrit, en pointant la zone du doigt et non de sa lame : « Derrière vous, par Ikthor ! On attaque le Marquis ! »

Prions les divinités… Oui, prions…

Le marquis se tourna complétement, sa main droite plongeant vers la poignée de son épée, observant l’homme qui montait les marches en courant alors qu’il se rendait compte qu’il était vu, et avant que le marquis n’ait pu tirer son arme de son fourreau, son assaillait s’était jeté sur lui. Les deux hommes roulèrent sur le sol de pierre du dais sur lequel se trouvait le trône ducal. Une goutte de sueur tomba dans l’œil du maître des lieux, obscurcissant les détails et lui donnant l’impression de lutter contre une ombre ayant, contre toute attente, une substance.

Quant aux chevaliers qui devaient assurer la protection de leur seigneur, ils avancèrent d’un pas timide vers les nains, l’image de ce qu’était devenu leur commandant encore fraiche dans leur esprit. Alors lorsqu’un des émissaires, le principal, Günjar s’approcha et leur ordonna de déposer leurs armes, ajoutant qu’ils ne voulaient aucun mal à qui que ce soit, les hommes d’armes eurent du mal à le croire. De même, lorsqu’il pointa quelque chose par-dessus leurs épaules en criant qu’on attaquait le maître des lieux, ils crurent à une ruse et ne se retournèrent pas.

« Si vous ne voulez de mal à personne alors baissez vos armes, déposez tout ce que vous avez dans les mains ! » Cria Millan qui fit un pas de plus en direction de ces petits êtres fourbes.

Griffon bougea la tête pour esquiver la lame de son adversaire et il entendit le son strident de l’acier frappant la pierre là où son visage s’était trouvé un instant auparavant. D’un coup de genou il repoussa son assaillant avant que ce dernier ne retourne à l’assaut, abandonnant son arme qui était tombé près du trône. Les deux hommes tournèrent. Le marquis combattant aussi bien l’homme qui tentait de l’assassiner que la chaleur, la sueur qui rendait sa prise moins sûre qu’elle aurait dû l’être et le forçait à fermer un œil ainsi que l’odeur de chair humaine brûlée et cuite qui lui donnait envie de vomir.

Thibault de Brillagne n’était pas resté au même endroit bien longtemps lorsque les hostilités avaient débuté, préférant s’éloigner aussi vite, et aussi loin, que possible. Devant l’une des portes latérales, le maître des cérémonies s’empressa de la pousser pour l’ouvrir mais ladite porte lui résista, refusant de s’ouvrir. Ses phalanges blanchirent alors qu’il serrait ses poings de frustration, motivé par la peur il tambourina sur la porte mais ne trouva pas plus de succès.

« Ouvrez! » Cria-t-il dans l’espoir que derrière se trouvait quelqu’un qui, sans doute accidentellement, avait verrouillé son échappatoire mais on ne lui répondit pas.

Si les chevaliers refusaient de croire l’avertissement des marquis, ce ne fut pas le cas de Prudence qui, jusqu’à présent, regardait la scène depuis les ombres d’une des coursives latérales avec une certaine curiosité morbide. Elle regrettait presque de ne pas avoir quelque chose à grignoter alors lorsqu’elle tourna la tête, suivant le doigt de l’émissaire, elle se demanda si elle devait agir. Ce qui la décida fut qu’un des chevaliers céda à la curiosité et se retourna pour voir que ce que disait le nain était vrai.

Quant à Griffon, il poursuivait sa lutte mortelle, repoussant une fois de plus son assaillant, cette fois d’un coup de pied, il eut quelques instants de répit durant lesquels il put observer l’assassin qui, pour la première fois depuis qu’il s’en était pris à lui, avait finalement un visage. Il était jeune, dans la fin de la vingtaine, ses traits étaient bien dessinés, carrés, et s’il ne voulait pas envoyer son Souffle à Tyra, le marquis l’aurait presque trouvé beau. Un frisson remonta la colonne de Griffon en voyant qu’il n’y avait aucune trace d’une émotion, peu importe laquelle, dans les yeux marrons de son adversaire qui reprenait son souffle. S’appuyant sur son trône, le marquis commença à se relever, ce qui poussa l’assassin à se lancer sur, ramassant son arme sur le chemin mais il s’arrêta en chemin. Il jeta ses mains en arrière, criant de douleur, cherchant quelque chose dans son dos avant de tomber à genou et de se rouler au sol tandis que ses vêtements commençaient à prendre feu.

Prudence courut vers son père, grandement ralentie par sa robe, alors que les chevaliers sensés le protégé arrivèrent finalement pour maîtriser l’assassin. Ce dernier avait des gouttes de métal fondus dans le dos et c’était la fille de sa cible qu’il pouvait remercier. Et les nains. La boule de lave qui avait décapité Nicol n’avait été que partiellement arrêtée par la tête du chevalier et ce qui restait de la lave avait poursuivi son chemin pour toucher un autre homme au service du marquis, resté sur les escaliers pour protéger son seigneur. Souffrant un sort sûrement pire que celui de son commandant, le chevalier des Aigles de Sang n’avait pas eu la chance de mourir sur le coup ou même rapidement, il était encore vivant, bien qu’une fois le soir venu il ne serait plus de ce monde ; pour le moment il souffrait de graves brûlures un peu partout alors que la lave avait coulé le long de son torse. Quant à Prudence, il fut facile pour elle, grâce à sa maîtrise de la géomancie, de projeter des gouttelettes de métal fondu sur l’assassin.

Gabriel était revenu avec des renforts avec les soldats qui se trouvaient dans les environs et ceux-ci désarmèrent les nobles qui avaient eu l’occasion de dégainer leurs armes. Au final ils étaient peu nombreux, ce qui avait grandement réduit le nombre de morts potentiels ; les autres, ceux qui avaient décidé de se battre plutôt que de fuir, n’avaient, pour la plupart, pas réussi à sortir leurs épées de leurs fourreaux, pressés de tous côtés par leurs semblables. Un cercle de hallebardes se forma autour des nains tandis qu’on aidait Griffon à se relever.

Cet instant était décisif. Cet instant était à la fois plein de vie, et sentait la mort à plein tarin. Car déjà, il y avait eu des morts. Des soldats, et un officier visiblement respecté – étant donné la peur viscérale qui étreignait les pauvres soldats survivants – furent tués d’une manière bien horrible, sous les coups d’une magie runique élémentaire. Puis, il y avait tous ces gens qui tentaient de survivre, s’apprêtant même à user de lames, de poings et de coups bas, pour pouvoir sortir du lot.

Les nains étaient exactement dans cette même mouvance d’esprit. Le runiste, scriberune du feu et de la terre, voulait survivre, car il était l’un des détenteurs du savoir runique en Zagazorn. Mais son esprit désirait également rester humble et dans l’honneur typique des nains, aussi se préparait-il à mourir, et à rejoindre les Derniers Halls. Le soldat, lui, était déjà prêt. Son seul regret était de ne pas avoir sa fidèle hache d’arme et son impressionnant bouclier avec lui, de ne point pouvoir reformer une dernière fois l’impénétrable mur de bouclier lourd Lantais, de se cacher derrière afin de pouvoir encaisser seul les assauts de ces cinq soldats du Marquis, jusqu’à pouvoir rendre les coups à son tour. Et s’il venait à mourir, sous la pression malfaisante de ces soldats, alors il mourrait la hache à la main, du sang sur sa lame… Et rejoindrais les Derniers Halls.

Günjär, lui, avait beaucoup plus de considérations en tête, que seulement l’aspect religieux. Il était l’envoyé de Harald lui-même. Ses actes, ses actions, ses paroles, ses comportements, étaient comme l’extension des actes, des décisions et des paroles de Harald. En tuant ces soldats, sous l’impulsion de Günjär, c’était comme si Harald lui-même avait ordonné ces actes. Alors, il savait que s’il ne faisait pas tout pour calmer les choses, Langehack, et le Zagazorn, ne pourraient plus jamais s’entendre. Cette mésentente revirerait irrémédiablement sur le commerce des Mille-Caves, et donc, par extension, sur les rentrées financières du Zagazorn, via les accords avec les Mille-Caves de Thaar. De plus, il suffirait que Langehack monte cette affaire en épingle auprès du Roy Péninsulaire, pour déclencher une guerre entre les Humains, et les Nains.

Alors, devant l’ordre imposé par le grand soldat humain, Günjär s’exécuta, et invita ses deux gardes du corps à faire de même. Günjär déposa à ses pieds sa dague finement ciselée et détaillée, une dague d’apparat qui lui servait d’attributs d’émissaire. Le runiste, lui, déposa sa tablette et son stylet, mais à proximité de ses pieds. En effet, jamais un runiste ne laisserait un non-nain mettre la main sur de telles affaires à l’importance qu’aucun Humain ne pourrait imaginer. Le soldat, lui, s’exécuta, tel le militaire qu’il était, déposant ses armes, et joignant ses pognes devant lui.

« Nous obéissons ! Nous obéissons ! Tout cela n’est qu’un malentendu, par Ikthor ! Nous avons tout déposé ! »

Günjär craignait que les soldats Humains ne rallument l’étincelle qui mettrait à nouveau le feu à la forêt. S’il approchaient de la tablette et du stylet du runiste, ce dernier ferait sans doute tout pour les récupérer… Car ainsi étaient les choses en Zagazorn.

L’assassin se roulait au sol dans l’espoir d’arrêter le feu qui lui brûlait le dos, le métal fondu ayant allumé ses vêtements sans difficultés. Entouré par une quinzaine d’hommes en armes de la tête aux pieds, il fut rapidement éteint à grands coups de pieds qui se firent moins puissants lorsque le marquis ordonna qu’il soit pris vivant. Faisant un signe de la main à quelques-uns de ses soldats, Lamys fit escorter le coupable hors de la salle, non sans lui avoir envoyé un ou deux coups bien sentis au passage. Le commandant de la garde palatiale se tourna alors vers les nains. Millan, de son côté, poussa un soupir noyé par les cliquètements d’armures de guerriers en mouvement lorsque ces derniers obtempérèrent. Les hommes du tercio langecins, habillés de jaune et de noirs, poussèrent les armes des émissaires loin d’eux du bout de leurs hallebardes. La dague fut la première à être envoyés loin de la portée de Günjär d’un coup sec, la faisant glisser sur le sol de pierre. La hache suivit et finalement vint le tour de la tablette bien qu’on ne prit pas la peine d’éloigner le stylet ; la scène était déjà assez ridicule comme ça pour en rajouter.

Essuyant son front et son œil grâce à sa manche, Griffon descendit lentement les marches menant à son trône.

« Renvoies tout le monde dans ses quartiers et assures-toi qu’ils y restent. Personne ne quittes le palais jusqu’à nouvel ordre, suis-je bien clair ? » Gabirle, qui suivait son seigneur à moins d’un mètre derrière lui, hocha la tête.
« Très clair. » Il laisse alors le marquis continuer tandis qu’il organisait les troupes autour de lui. Quant à maître des lieux, il s’arrêta devant les nains.
« Au nom de la paix entre nos deux peuples je vais considérer que vous n’êtes pas lié à ce qui vient de ce passer, jusqu’à preuve du contraire. Nos négociations comme interrompues jusqu’à nouvel ordre, en attendant que j’ai mes réponses vous restez mes invités ; je prierais la DameDieu pour que votre innocence soit prouvée dans les plus brefs délais, sir Porte-Bourse. »

Günjär comprit bien rapidement que quelque chose de grave s’était déroulé, et se déroulait encore, ici-bas. Quelque-chose de plus grave encore que la mort flamboyante, cuisante, et violente, de plusieurs soldats Langecins. Victimes innocentes d’un sortilège surpuissant, provenant d’une rune complexe dont l’authenticité et l’essence dépasse allégrement l’intelligence de ces êtres imparfaits…

L’envoyé de Harald à la Barbe-Sanglante, le Grand-Roi du Zagazorn, comprit donc que les évènements de ce jour pouvaient facilement être le terreau fertile d’évènements diplomatiques aux ampleurs catastrophiques. Les émissaires d’un souverain, le souverain Nain qui plus est, responsable de la mort de plusieurs soldats Langecins, est suspectés d’un attentat contre le Marquis de ces lieux… En son for intérieur, Günjär pouvait voir la corde de la destinée s’écharper dangereusement, menaçant ainsi de se rompre d’un moment à l’autre… Au grand dam des relations commerciales entre Langehack et le Zagazorn…

Fort heureusement, le Marquis semblait être aussi habile avec ses poings et sa lame, qu’il pouvait l’être avec l’esprit. Il offrit la présomption d’innocence aux trois Nains, malgré les cadavres fumants des gardes Humains… Mais un nain ne l’entendait pas de cette oreille : le runiste.

« Le Marquis nous considère innocents, et nous offre le gîte en attendant plus de preuves. Nous devons partir. » Dit-il à ses deux compères, avant que le runiste, le plus âgé, ne commence à se montrer véhément.
« Je veux récupérer ma tablette ! D’histoire de runiste, jamais un Scriberune n’a abandonné ses outils ! Jamais ! Neh ! Et il est hors de question que je déshonore mes ancêtres, par Yaron ! »
« Neh ! Neh ! Laissez la tablette, maître runiste ! Où nous finiront au bout d’une pique ! »
« Neh mon ami ! L’honneur des nains ne saurait être foulé au pied par ses Kruti d’Umgis ! »
« Faites ce que j’ordonne, au nom du Groman-Rik ! » Ordonna alors Günjär, tirant là sa dernière carte.
« Neh ! Que Yaron me guide ! »

Bien-sûr, inutile d’être un ressortissant Nain pour comprendre que quelque chose se jouait entre eux. Günjär qui haussait le ton, le runiste, dont le visage se secouait de tics nerveux et de rictus traduisant la colère et le désespoir.

Mais Günjär échoua à sa mission. Oh, il leva les bras, et il essaya tant bien que mal d’empêcher le runiste de faire ce qu’il avait à faire. Mais ce dernier avait été plus rapide. Son impulsion fut poussée par la rage et le désespoir, et il se précipita sur sa tablette, l’agrippant à pleines main, et revenant derrière les deux autres nains. Agrippé à cette tablette, le runiste n’oublia point le stylet, qu’il rangea immédiatement à l’intérieur de sa poche de soierie. Devant lui, les deux nains levaient les pognes en l’air, les agitant de droite à gauche et de gauche à droite, témoignant leur innocence, mais surtout, implorant de ne point répondre par la violence.

« Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Notre runiste ne pouvait pas laisser sa tablette au sol ! Il en va de son honneur ! Jamais un runiste ne doit abandonner son outil, c’est comme cela depuis la nuit des temps ! »

Espérons que le Marquis ait encore suffisamment de patience et de bienveillance en lui, pour en accorder encore un peu aux trois nains.

Griffon, se tenant droit, les bras dans le dos, regardait les nains avec un agacement teinté de curiosité, se demandant autant ce qu’ils pouvaient bien dire que combien de temps leur simagrées allaient continuer. Jusqu’à ce qu’il ait sa réponse. Les chevaliers préfèrent se mettre entre le nain et leur seigneur plutôt que de l’empêcher de récupérer sa tablette et lorsque l’un d’eux se rendit compte qu’il s’agissait peut-être d’une chose importante qu’il ne fallait peut-être pas laisser entre les mains de ces créatures malignes c’était trop tard, le runiste était de retour derrière ses compagnons. Les soldats du tercio langecin firent un pas en avant, les pointes de leurs hallebardes titillant les poils des barbes de leurs invités, proche de traverser lesdites barbes pour faire sentir le froid de l'acier sur les gorges.

« Dites à votre ami qu’il a trois secondes pour choisir entre son honneur et la vie avant que je ne fasse le choix à sa place. » La voix glaciale du marquis fit froid dans le dos de Millan dont la poigne se fit plus solide sur son épée. S’il était prêt à obéir aux ordres de son seigneur au péril de sa vie comme il avait juré de le faire, il n’empêchait que s’approcher des nains qui avaient le pouvoir de commander à la lave tempérait un zèle d’ordinaire aussi ardent que la roche en fusion. Il espérait, comme tous ici présents, que le nain ferait le bon choix.

Alors il voulu soupirer lorsque l’ambassadeur répondit à la place du mage.

"Votre Excellence, non ! Vous ne comprenez pas, un runiste ne peut abandonner ses outils ! Il en va de son honneur ! Il a juré ! Les divinités lui refuseraient l'accès aux Derniers Halls ! Votre Excellence, comprenez-nous ! Nous sommes venus en paix, en paix !"

Griffon avait accordé trois secondes aux nains et durant le temps de parole de l’ambassadeur, le temps impartis s’était écoulé alors lorsque la bouche du nain continuait de s’ouvrir et de se fermer pour former des sons que le marquis n’écoutait plus. Lorsqu’il arrêta finalement de tergiverser, le maître des lieux tourna la tête vers les soldats sur les flancs du groupe des petits êtres barbus et mal dégrossis.

« Votre paix est digne des noirelfes alors laissez-moi vous rendre la pareille. » Répondit Griffon en se tenant de profil pour permettre à Günjar de mieux voir Ashal qui ne faisait désormais plus qu’un avec son armure. Ce fut à ce moment qu’Alcion réussit à se libérer de la poigne d’un des soldats de la garde palatiale pour courir vers le cadavre de son frère et s’agenouiller auprès de lui. Il voulu le toucher mais se brûla les doigts. Gabriel fit signe au soldat qui le poursuivait de s’arrêter. « Tuez celui qui avait la hache. »

Déclara-t-il en regardant intensément la victime qu’il avait en tête. Les deux hommes du tercio langecin les plus proches du nain désigné hésitèrent le temps d’un battement de cœur avant que l’envie de venger leurs camarades de plu haute naissance tués par ces petits êtres fourbes par traîtrise ne prenne le dessus. Le premier planta sa hallebarde dans le ventre du guerrier tandis que le second levait son arme pour la planter dans le sommet du torse, de haut en bas, pour qu’en appuyant il soit plaqué au sol, un peu comme ces insectes cloués qu’il avait pu voir une fois au Collège Langecin.

« Laisses-le faire son deuil. » La grosse silhouette du châtelain fut prise de soubresauts et bien que le marquis ne pût entendre, ni comprendre, ce qu’il murmurait, il n’était pas certain de le vouloir de toute façon.
« Sir nain je vais vous laisser une dernière chance, trois secondes de plus. »

Günjär, lui, sentait son coeur battre dans sa poitrine. Lui qui, de bonne foi - autant qu'un commerçant pouvait l'être lorsqu'il venait toquer à la porte d'un riche seigneur, à la recherche de bons accords commerciaux - s'était présenté à la cour du Marquis, avait patienté trois jours entiers, s'était plié aux coutumes et protocoles de ces Humains, ces êtres imparfaits nés de débris de forges... Était maintenant l'unique rempart présent entre ces hallebardes tranchantes, et la Braise-Vie du runiste.

D'aucun dirait - ou tout du moins les Humains ici présents diraient - que la sagesse, et l'intelligence, ferait primer la survie sur l'honneur, aussi crucial soit-il. D'aucun dirait qu'il vaudrait mieux déposer la tablette, et s'écarter, les mains écartées et en l'air, afin de ne point paraître plus menaçant que ce que les corps carbonisés ne suggéraient. Mais les Nains étaient, par essence, différents des Humains.

Là où les Humains feraient marche arrière, les Nains, eux, garderaient leurs positions. Là où les Humains ploieraient le genou, les Nains, eux, resteraient droits et fiers. Là où les Humains reconnaissaient l'autorité d'un seigneur, par ce sang "bleu", les Nains, eux, ne reconnaissaient que le mérite, et l'honneur. Alors, comment pourraient-ils abandonner leur honneur, s'ils ne regardent la vie que sous un tel prisme ?

Comprenez-les. Comprenez ces êtres, nés d'un Dieu Père, issu lui-même de la pire des batailles que le monde ait jamais connu. Un Père, né d'un combat à mort entre le Magma et la Foudre, construisant ses Fils dans le feu d'une forge incandescente, dans les entrailles de ce monde. Ces êtres qui, après avoir été créés, ont été asservis par ce Père, avant d'enfin s'élever grâce à leur travail harassant au centre du monde. Ces êtres qui, depuis 11 000 ans déjà, valorisent le mérite et l'honneur, l'accomplissement d'une vie de dur labeur, de sacrifices impressionnants, avant toute autre chose. Ces êtres pour lesquels la Braise-Vie doit être méritante, pour pouvoir rejoindre les Derniers Halls, et rejoindre le Monde du Dessous, celui-là même qui les aura vu naître.

Imaginez ensuite, qu'au coeur d'une telle société méritocratique, et aux influences religieuses toujours omniprésentes, s'élève un runiste. Un, parmi le peu de Nains sensibles à l'art de l'Ether, distillé jadis par le Grand Scribe, Yaron. Un seul, rejoignant la très élitiste population de runistes maîtrisant les runes magiques, et qui, pour pouvoir maîtriser cet art, doivent endurer un apprentissage ô combien plus long encore que le commun des Nains. Là où le commun des Nains apprend un métier entre ses 30 ans, et ses 60 à 70 ans, un runiste n'obtient le statut de maître qu'à l'aulne de son premier siècle. Et ce temps est encore plus long pour ceux maîtrisant la forme la plus aboutit de magie runique : la forgerune.

Alors, comprenez-les. Ou plutôt, comprenez la décision qui fut immédiatement prise dans l'esprit du Runiste qui, bien que ne parlant point la langue Humaine, comprit le langage corporel du Marquis trahissant l'impériosité de rendre la tablette, de grès... Ou de force. Mais avec tout ce que vous venez, d'apprendre, vous comprendrez alors que rendre cette tablette, aurait été une insulte. Une insulte à l'honneur Nain, une insulte à l'honneur des runistes, une insulte à l'art des runes, une insulte à Yaron lui-même. Si ce runiste-ci acceptait de reposer la tablette, alors, il aurait eu la vie sauve, ici... Mais chez lui, le Conseil des Archirunistes lui offrirait un châtiment terrifiant. Oh oui, le Conseil des Archirunistes, reconstruit par l'archiruniste Yggdar Frappe-Rune, n'était point connu pour sa clémence, ni pour son laxisme.

"Votre Excellence, non ! Vous ne comprenez pas, un runiste ne peut abandonner ses outils ! Il en va de son honneur ! Il a juré ! Les divinités lui refuseraient l'accès aux Derniers Halls ! Votre Excellence, comprenez-nous ! Nous sommes venus en paix, en paix !"

Mais le Marquis n’en fit rien. A la place, il osa comparer les pensées naines, aux affreux défauts des Drows, ces espèces honnies, détestées de tous ceux qui viennent du Nord. Et, sans demander son reste, ni sans offrir un quelconque crédit aux propos tenus par l’émissaire du Zagazorn… Ordonna la mort du seul guerrier nain de ces lieux.

Un coup, puis un autre, et voilà le pauvre soldat Lantais accroché tel un insecte sur un tableau de liège. Pensez-vous qu’il demanderait grâce ? Pitié ? Non, assurément non. Le Nain n’a pas moufté. Il est resté digne et droit, et ses yeux, aux prunelles azurées, regardaient le plafond avec la tranquillité de la Braise-Vie assurée d’avoir, toujours, fait son devoir.

Et voilà que le Marquis revient à la charge, à nouveau. Trois secondes, pour que le runiste abandonne ce qui est sien. Mais Günjär sait que le runiste n’en fera rien… Il sait l’honneur des runistes bien trop grand, bien trop important, bien trop omniprésent…

Alors, le runiste, conscient qu’Heidum, le Fortuné, était en train de l’attendre et de peser sa vie, pour pouvoir décider si oui ou non il avait l’honneur suffisant pour pouvoir se rendre dans les Derniers Halls, plaça sa tablette contre sa poitrine. Il la maintint ainsi fermement, ses bras en croix au-devant de la tablette… Et il se jeta à genou. Ses lèvres s’animèrent alors, chuchotant une prière à Yaron le grand Scribe, attendant le coup de lame qui mettrait un terme à sa longue vie.

Günjär, lui, comprit immédiatement ce que désirait le runiste. Ou du moins, ce qu’il s’apprêtait à recevoir. Alors, il tenta une dernière chose…

« Nous avons cru que vos soldat voulaient nous attaquer ! Nous n’avons fait que nous défendre ! Qu’auriez-vous pensé si 5 soldats en armure fonçaient sur vous, épées au clair, sans vous avertir de quoi que ce soit ? »

L’énergie du désespoir… Terreau de la haine.

Millan regardait le sang couler et teinter la pierre. Le rouge ne lui était pas inconnu, loin de là, mais il avait en ce jour quelque chose de repoussant. Une profonde impression d’injustice lui prenait les tripes et ne voulait pas les lâcher, peu importait à quel point il tentait de repousser ces pensées de son esprit. Le nain était cloué au sol, les deux hommes qui l’y maintenaient ne semblaient pas vouloir retirer leurs armes même si le guerrier était mort, on aurait presque dit qu’ils craignaient qu’il se relève pour les noyer sous un torrent de lave. S’il n’en avait pas le pouvoir, le chevalier avait profondément envie de faire subir un tel destin au mage qui accompagnait la délégation naine, qu’il se rende compte, lui et ses compagnons, ce qu’ils avaient fait subir à ses camarades qui gisaient au sol. Dans son gantelet d’acier, ses phalanges étaient blanches et pourtant il raffermit encore sa poigne sur la poignée de son épée. S’il était sûrement profitable pour tous que le runiste ne dépose sa tablette, Millan espérait que ce dernier n’en fasse rien.

Ce qui semblait être le cas, le nain, au lieu de déposer ladite tablette la serra contre lui. Tendu, le chevalier craignait que ce dernier ne soit en train de préparer un sort, un autre, et plus ils attendaient et plus il y avait de chances pour que ce dernier soit dévastateur. Chaque seconde qui passait le renforçaient et il était soulagé de se dire que le marquis ne lui avait laissé que trois secondes.

Quant à Griffon, il écoutait l’ambassadeur. Il n’avait pas vraiment envie de le faire mais il le devait, se disait-il. Il avait beau écouter et pourtant ça n’aidait en rien. Il se demandait même s’il y avait quelque chose que Günjar pouvait dire qui pourrait sauver la vie du runiste si ce dernier ne déposait pas sa tablette.

Il craignait que non.

« Tuez-le. »

Ce furent les deux seuls mots qu’il prononça une fois le temps impartis écoulé, que l’ambassadeur ait parlé ou non, au vu du peu d’effet que sa question eut sur le marquis, n’aurait probablement pas changé grand-chose. Ce dernier désigna le runiste d’un bref coup de menton. Il n’eut pas à répéter son ordre deux fois. Si le guerrier eut droit à deux coups de hallebarde, le mage eut droit à un seul, dans la gorge. Et puis alors qu’il s’étouffait avec son propre sang, les soldats et chevaliers purent voir que malgré toute la destruction dont il était capable, il s’agissait d’un être mortel, tout comme eux. En le voyant sur le sol, tenant contre lui sa précieuse tablette, la peur se dissipa. Un autre soldat planta son arme dans le corps du runiste, puis un autre et encore un autre jusqu’à ce que toutes les armes soient tâchées de sang, dissipant un peu plus la peur que chacun ressentait à chaque nouvelle attaque. Millan fit un pas en avant, poussa Günjar sur le côté et vint décapiter le mage d’un coup net, coupant barbe, vêtement, peau, chairs et os sans distinction avec une certaine satisfaction de sa part. L’attaque du chevalier fut la dernière, laissant un cadavre qui n’était pas plus reconnaissable que celui de feu le commandant de l’ordre des Aigles de Sang.

« Vous defendre de quoi, exactement? Deux des trois chevaliers se sont dirigés sur les côtés tandis qu’Ashal vous a fait signe de vous écarter. Vous avez paniqués et si vous voulez mon avis c’est sa couardise devant le danger qui l’a déshonoré, pas le fait de déposer sa tablette. Escortez sir Porte-Bourse jusqu’à ses appartements. »

Les poings serrés, Griffon se retourna pour sortir de la pièce d’un pas rapide, rageur, afin de se diriger vers le temple palatial. Il avait besoin de se réfugier dans la prière, peut-être que la Bienveillante lui susurrerait alors la marche à suivre.

Tout s’était déroulé avec une telle rapidité… Et en même temps, une telle lenteur, que Günjär, l’espace d’un instant, se sentait comme… Dépersonnalisé, et dissocié de tout ce qui venait de se passer. Il avait l’impression de ne plus être dans ses propres braies, dans ses propres chaussures, regardant la mort du runiste comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, dans son propre corps.

Il vit le corps du runiste, d’abord à genou, se secouer d’horribles spasmes à chaque fois qu’une pique lui transperçait le corps… Jusqu’à-ce que cette immense lame, issue d’un artisanat mal fait, mal maitrisé, ne parvienne à éloigner la fière tête des solides épaules du runiste. Décapité, après avoir été transpercé de plusieurs traits… Une mort honorable, pour un guerrier… Une mort incroyablement triste, pour le commun des Nains. Perdre un runiste, c’est perdre une préciosité insoupçonnée.

Les propos du Marquis s’imprimèrent dans l’esprit du Nain, qui posa sur le noble, un regard empli d’une fureur impitoyable, animée non seulement par un sentiment de vengeance, mais aussi, par ce sentiment commun à toute une race.

Les Humains venaient de donner l’opportunité à tout un peuple, de faire front d’une seule voix, d’un seul poing. La race Naine était d’ores-et-déjà connue pour sa capacité à faire front commun, et pour son sens du patriotisme, du nationalisme, pis, du chauvinisme, capable de déplacer des montagnes et de construire d’immenses choses impensables pour le commun des mortels. La mort d’un soldat Nain, en pleine délégation commerciale et pacifique, était déjà un drame… Mais l’exécution d’un runiste, refusant d’abandonner ses outils, pour correspondre au code des Archirunistes… C’était le drame de trop. Tous les nains se rangeraient derrière cette mort, pour la venger.

Alors, lorsque le Marquis osa insulter le runiste de couard, de lâche… Günjär eu le souffle coupé. Il ne pu répondre quoi que ce soit, mais le visage du Marquis, et les propos tenus, en plus des deux cadavres profanés, resteraient gravés dans son esprit, jusqu’à la fin de ses jours.

Sans faire de résistance, Günjär suivit les soldats Langecins qui l’encadraient de prêt. Il ne sentit rien de la peur ambiante, qui transpirait pourtant de tous les soldats Humains. Ils n’avaient sans doute jamais vu de runes, encore moins de sortilèges liés aux runes, aussi devaient-ils penser que tous les nains étaient capables d’autant de destruction… Mais Günjär, n’en n’avait rien à faire. Choqué, et profondément triste… Il rejoignit ses appartements, et attendit.

3ème jour de la 5ème ennéade de Vérimios – An XVIII du cycle XI.
Dans le Palais du Marquis de Langehack.

Deux ennéades passèrent, et Günjär était prisonnier du Marquis. Une prison dorée toutefois, car le nain avait chaud, une litière confortable, des braies propres, et des repas réguliers, et de qualité. Mais sa porte était constamment gardée par un duo, parfois un trio de soldats Langecins, qui, à intervalles réguliers, s’assuraient de l’innocuité de l’émissaire.

Günjär, lui, n’avait pas passé une seule minute sans réfléchir à tous ces évènements. Il revoyait sans cesse le soldat planté là, tel un insecte entre deux piques ; le corps du runiste mutilé, décapité avec violence et irrespect. Il n’arrêtait point d’entendre encore et encore l’insulte et le blasphème du Marquis, à l’encontre du runiste. Ses journées, il les passait à tout ressasser, à tout préparer : son retour au Zagazorn, ses décisions vis-à-vis des comptoirs commerciaux, le rapatriement des corps des deux nains… Et ce qui allait s’en suivre ensuite.

Et surtout, il passait des heures entières à prier pour les Braises-Vies des deux nains tués, massacrés, alors qu’ils n’avaient fait que se défendre. Les Humains, les Umgis comme disent les Nains, sont des êtres imparfaits, des êtres nés des déchets de la forge du Père, tandis que ce dernier forgeait la race naine dans le plus pur des aciers. Indignes de confiance, indignes de parole, êtres éphémères à la mémoire tout aussi courte… Ils ne sont bons qu’à dépenser leur or dans les caisses naines…

Alors, lorsque Günjär fut à nouveau convoqué devant le Marquis, l’émissaire s’était apprêté, et, entouré de soldat, avait reprit la place qui fut la sienne deux ennéades auparavant, avant que la mort ne frappe. Là, il attendait, car il savait qu’il s’agissait de la dernière entrevue avant son retour au Zagazorn…

« Votre Excellence. » Commença-t-il, les mains jointes devant lui, l’air sérieux, le regard dardant le Marquis. « Puissent les divinités vous éclairer sur les véritables raisons qui menèrent à ce désastre. Je ne demanderais qu’une seule chose, avant d’entendre votre verdict, et de retourner parmi les miens : laissez-moi emporter les corps de mes frères, et les outils de feu mon maître runiste. Ils méritent d’être inhumés chez eux, sur la terre de leurs ancêtres, et les outils seront transmis à ses fils. »

Et puis, il reprit une position neutre – mais son regard de perdit point de son intensité – et dès que le Marquis donnera l’ordre du congé, il repartira, reprenant son navire pour retourner immédiatement à Oësgard, puis au Zagazorn.

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Millan attendait devant une porte en bois en se demandant si tout ça était bien nécessaire. Il était resté là une poignée de secondes, écoutant la conversation de l’autre côté mais il savait qu’il ne pouvait pas le faire bien plus longtemps avant que quelqu’un ne passe dans le couloir et qu’est-ce qu’elle se dirait alors en le voyant écouter aux portes ? Alors il toqua et attendit qu’on l’autorise à entrer. Il n’eut pas à attendre bien longtemps et lorsqu’il poussa la porte le bureau du marquis se dévoila devant lui, son propriétaire était debout, devant la vitre, regardant son domaine tandis que sa fille était à côté d’une étagère remplies d’ouvrages sur il ne savait trop quoi. Les bras croisés, Prudence avait une mine renfrognée et elle échangeait sans cesse des regards courroucés avec Théodoric qui se trouvait de l’autre côté de la pièce. Griffon se retourna en entendant les gonds de la porte grincer.

« Alors, quelles nouvelles? » Demanda-t-il en regardant d’abord Millan puis les documents qu’il avait en main avec une certaine curiosité.
« Rien de nouveau votre Excellence, j’en ai bien peur. Selon père Jérémy, Alcion est coupable d’avoir conspiré avec les assassins. »
« Est-ce qu’il a signé sa confession? »
« Pas encore mais père Jérémy pense que ce n’est qu’une question de temps, il semblerait que la mort de son frère ait… changé le châtelain. Père Jérémy craint qu’une partie de son Souffle ne soit partit avec celui d’Ashal. »
« Est-ce père Jérémy que j’aurais dû demandé ? » La question fit l’effet au chevalier d’une gifle du revers de la main.
« Non, votre Excellence. » Il lança un coup d’œil aux documents qu’il avait en main, lisant le premier en diagonal. « Pour l’assassin, il semblerait qu’ils aient décidé de la tentative seuls. »
« Il semblerait? » Demanda Prudence en haussant un sourcil. « Nous n’en sommes pas certains? »
« Tant que nous n’arrivons pas à déchiffrer la lettre qu’ils ont reçus nous ne pouvons pas le confirmer. Par contre ils ont dit qu’Alcion les avaient aidés et ce dernier l’a confirmé. »
« Vous avez découvert quelque chose d’autre sur leurs motivations ? »
« Non, votre Excellence. »
« Mais... » Théodoric fit un pas en direction du centre de la pièce, délaissant l’armure et son mannequin à côté duquel il se tenait. « Je n’arrive pas à comprendre en quoi tuer le marquis leur éviterait d’être exécutés pour leurs crimes. Ils n’espèrent tout de même pas que le successeur ne les pardonne ? »

Le jeune homme lança regard noir à sa sœur qui l’ignora superbement, se mordant l’ongle du pouce, cette dernière semblait plongée dans une réflexion intense.

« Peut-être qu’ils comptaient fuir, profitant du chaos pour disparaître. Après tout nous avons trouvé un début de préparatifs de départ. »  
« Qu’en est-il des nains? » Le marquis coupa court à tout débat qu’il voyait aisément venir en changeant directement de sujet. Il risquait d’en lancer un autre, il en était bien conscient, il semblait que ses enfants, et le chevaliers de l’Aigle de Sang, aient leurs opinions propres, et contradictoires, sur le sujet.
« Ils ont permis aux conspirateurs de s’infiltrer sans être vus et on fournit une opportunité en or mais il semblerait qu’ils n’y sont pour rien, qu’il ne soient que de simples pions. » Le dire lui écorchait les lèvres. Millan avait voulu de tout son cœur qu’ils soient mêlés à cette conspiration d’une façon ou d’une autre mais il n’avait rien trouvé malgré ses efforts. Et les dieux savaient que des efforts il en avait fait dans ce sens-là. « Les morts qu’ils ont causés ne sont pas liés à la tentative d’assassinat. »
« En voyant la réaction d’Alcion je m’en doutais déjà. Inutile de les garder plus longtemps, dites leurs que je les attends dans l’heure. En attendant poursuivez votre enquête, je veux le plus de détails possibles. »

L’heure passa bien vite. Bien trop vite sans doute. Griffon attendait sur son trône, se demandant bien jusqu’où pouvait la conspiration qui avait attenté à sa vie. Qui était impliqué ? A qui il pouvait faire confiance ? Il repoussa ces questions du revers de la main. Chercher des réponses était une pente glissante qu’il n’était pas encore certain de vouloir emprunter. Pour le moment il ne pouvait se permettre d’être paranoïaque et de voir des ennemis dans chaque ombres. Même si c’était tentant. Lorsqu’on présenta les nains devant lui, le marquis voulu être bref.

« Sir Porte-Bourse. » Il se rassit après les salutations brèves et se massa les tempes un instant avant de relever la tête. La demande de Günjar était raisonnable, conclut-il bien vite. « C’est accordé. Ne connaissant pas vos rites funéraires, les cadavres ont été conservés et vous serons rendus en même temps que leurs effets. »

En réalité il n’y avait pas grand-chose à conserver dans le cas du runiste mais c’était le genre de détail qu’il était sûrement bon de taire. De toute façon les nains s’en rendraient bien compte lorsqu’ils ouvriraient les barils de vinaigres dans lesquels les corps trempaient.

« Je vous souhaites un bon retour. »

Sur ces mots le maître des lieux se leva pour repartir dans les entrailles du palais ducal en laissant le plaisir de transporter barils et coffres d’affaires à ses soldats et serviteurs qui accompagneraient les nains jusqu’à leurs embarcations.

Prudence était sortie du bureau avec une idée très précise en tête. Se dépêchant de retrouver ses  appartements, n’ayant aucune idée de combien de temps elle disposait, probablement moins d’une heure, elle se mit rapidement au travail. La tablette du runiste, ainsi que son stylet, reposait devant elle, sur le sien, de bureau, et la jeune femme se massa les tempes pendant un moment. Elle devait réfléchir vite en sachant que l’erreur n’était pas acceptable. Alors elle se saisit du stylet et, se penchant sur la tablette, entreprit d’écrire.

Lorsqu’elle eut fini elle sortit en trombe de sa chambre et courut en direction des écuries pour prendre la première monture sellée qui se trouvait là-bas afin de galoper jusqu’au port. Elle poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle se rendit compte que le navire qui était sensé ramené le nain chez lui n’avait pas encore levé l’ancre ; les hommes de son père étaient encore en train de charger les affaires de l’ambassadeur et de ses défunts compagnons. Descendant de cheval, elle traversa la foule à la recherche d’un des marins qui opéraient sur l’embarcation en question. Après avoir posé une question ou deux on lui désigna un jeune homme, encore un peu adolescent, le roux aux grands yeux verts et aux tâches de rousseurs écarquilla les yeux lorsqu’il vit qu’une charmante jeune femme lui tendait à la fois un souverain et une tablette d’argile.

« Assures-toi pour que Günjar retrouve la tablette dans ses affaires sans te faire voir et tu auras dix souverains de plus à ton retour. »

La tablette que trouverait sûrement l’envoyé du roi des nains si jamais il fouillait n’était plus lisse comme l’avait laissé feu son propriétaire mais au contraire il pouvait se rendre compte qu’on lui avait inscrit un texte.

La tablette: