De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités [Marc-Aurèle]

L’heure était arrivée. C’était le moment. C’était l’instant. Magnus était parti pour Diantra avec l’entièreté – ou pratiquement – des hauts seigneurs du Comté, transformant la région en une terre de Régents. Alicia, bénie soit-elle, était restée à ses côtés, conformément aux ordres de Magnus qui désirait que sa petite sœur vive les aléas de la vie politique. Toutefois, il y avait une chose qu’elle ne pourrait point vivre aujourd’hui : le premier conseil restreint depuis le départ de Magnus.

Alors qu’il marchait jusqu’à la salle du conseil, guidé qu’il était par le vieux mais néanmoins fier Gendry, l’intendant Comtal, Marc-Aurèle voyait sa vie défiler bien plus rapidement que les pierres sous ses pas rapides. Une sorte de distorsion spatio-temporelle arriva alors : sa démarche apparut plus lente, son cœur se mit à battre à un rythme incroyablement lent, et pourtant, ses pensées se firent plus rapides que la lumière du divin soleil. Il se souvint alors de toutes les informations dispensées par le Comte de ces lieux, se remémorant des intrigues, des pensées, des histoires personnelles de tel et tel chef-lieu, car il allait en avoir besoin.

Il entra finalement dans la salle du fameux conseil. Tous s’étaient levés, et tous dévoilèrent leurs visages durs et rustres, dévisageant le seigneur de Terrefière qui n’en menait pas large. Toutefois, il savait sa mission bien trop importante pour risquer de la voir s’effondrer dès le début, dès le premier jour. Alors, il bomba le torse, salua tout le monde d’un geste de tête, et prit place sur le siège Comtal, incitant tout le monde à faire de même.

« Bien. Messeigneurs, merci de votre présence. Quel est l’ordre du jour, je vous prie ? »

Comme le seigneur de Terrefière l’ordonna, la séance commença. Ce comité réduit de nobles, de seigneurs, de connétables, et d’hommes aux responsabilités diverses et variées, officiait pour le bien du Comté tout entier, sous l’impulsion du Comte d’Arétria. Aujourd’hui, le Comte avait nommé un Régent, lequel prenait donc sa place, jusqu’à son retour. AUjourd’hui, Marc-Aurèle était en mission. Une mission que l’honneur et la bienséance obligeaient à conduire à bien, et ce, dans le plus grand respect des personnalités présentes ici, et dans l’idée de toujours rendre hommage à l’entité tutélaire qui avait donné sa confiance en l’esprit, le cœur, et les tripes du fidèle vassal.

Il y eu toutefois un étrange moment de flottement. Alors que Marc-Aurèle était assis face à celui qui était sans doute l’être humain le plus âgé de la cité – et peut-être du Comté – il ne pu s’empêcher de dévisager à son tour tous ceux qui se trouvaient face à lui.

D’entre eux tous, il devait être le plus grand. Ou du moins, il était le plus fier. Habillé d’une armure de cuir – qu’il ne quittait presque jamais, les soieries et autres draperies de velours et de satins n’étaient que trop désagréables à ses yeux – il était le plus largement battit, et le plus droit d’épaules. Ses bras, habitués à bécher la terre, à pelleter le foin, à soulever la hache et à manier la claymore et l’espadon, étaient si massifs qu’ils rendaient une impression de roc provenu des plus hautes montagnes de ce monde. Ses cheveux noués en une épaisse natte arrière, dégageaient ses oreilles, et appuyaient son regard sombre, dur et déterminé.

Son tour de table réalisé, le jeune seigneur s’employa à réfléchir. Les parchemins filaient entre ses doigts. Certains – les plus récents – étaient d’ores-et-déjà tamponnés par le Comte lui-même, ce qui signifiait que Marc-Aurèle devait s’enquérir de l’avancée de ces projets. D’autres, vierges de tout tampon, de toute cire, de toute armoirie, n’attendaient que le sceau Comtal appuyé par le régent.

« Très bien. Tâchons de placer cette séance plénière en toute fin de cette prochaine ennéade. Je dois me rendre urgemment à Valcan puis à Lün. Cette affaire étant primordiale, je tâcherais d’y accorder tout le temps nécessaire. Je ferais toutefois mon maximum pour rentrer à Arétria avant le début de la séance judiciaire. »

Puis, il s’empara des deux parchemins tendus par Bertrand de Montbard et Eralk de Givreplaine. Le régent s’y attarda longuement, écoutant avec une très grande attention les propos tenus, qui coïncidaient avec les documents forts bien écrits… Et aux informations qui feraient chavirer le cœur d’un homme malade. Tous ces chiffres ! Tous ces montants ! Et l’état des greniers…

« Bien… Une chance que ce camp de travail soit fait de bois, au cœur d’une forêt. Nul doute qu’utiliser le bois abattu pour la place du camp, pour construire ledit camp, sera un moyen de déduire nos frais. » Cette information n’étant pas connue, le régent tente habilement de soumettre l’idée aux seigneurs ainsi rassemblés autour de lui. Si, effectivement, quelqu’un avait pensé à réutiliser le bois abattu pour construire le camp, alors cela serait parfait. Sinon… L’idée venait d’être lancée. « La guilde des Bûcherons, et celle des Pêcheurs et des Chasseurs seront mes rendez-vous principaux de ces prochaines ennéades, assurez-vous qu’ils soient bien reçus en ville, et qu’aucune activité non urgente ne puisse entraver ces rencontres capitales. » Marc-Aurèle le pensait réellement. Rencontrer ces guildes était capital, et Marc-Aurèle devait autant leur plaire qu’inspirer leur respect. « Les bourgs à l’image de Terrefière, qui produisent nos céréales, notre viande, et nos légumes, et dont la population n’excède point 200 habitants, seront servis en derniers. De part leurs activités, les récoltes leurs servent en premier. Ils seront plus à même de renflouer leurs greniers, de lutter contre la disette. Ce n’est point le cas des cités plus grandes, qui dépendent des approvisionnements des campagnes. De plus, si les cités importantes sont approvisionnées par l’aide des Hospitaliers, cela signifie que les futurs apports des bourgs de campagnes seront réduits, et leurs propres greniers se videront donc plus lentement. L’hiver les frappera sans doute moins durement. Cet apport alimentaire doit impérativement se faire, et être en sécurité sur nos terres ! Toutefois, les cités ne pourront festoyer comme si elles étaient privilégiées. Les efforts doivent être partagés ! Pas de banquets, pas de festins inutiles ! L’exemple doit venir des cités et des connétables ! Je refusent qu’ils ripaillent là où nos paysans s’affament ! »

En tant que seigneur d’un petit bourg de campagne contenant plus de boues et de champs que de terres solides et de routes, Marc-Aurèle savait que les récoltes atterrissaient d’abord dans les petits greniers. Il savait aussi que ces endroits étaient faiblement peuplés, et que les paysans gèreraient bien mieux leurs récoltes et leurs consommations que les nobliaux des cités. Cette plus petite consommation, ajoutée à la provenance immédiate des récoltes et élevages, explique pourquoi les grandes cités manquent plus facilement de denrées, et surtout, qu’elles ont besoin de plus de denrées, et d’être servies par cet apport des Hospitaliers. Cet apport qui servirait d’amorce, permettrait ensuite aux campagnes alentours de moins exporter aux cités, et donc, de mieux supporter les hivers, et manger à leurs faims.

« Oui, Drarik… Nous devons trouver leur repère, et en finir avec cette menace ! » Marc-Aurèle le savait, cette mission devait être une priorité. La politique sécuritaire du Comte était très importante, et le souverain rappelait cet objectif très régulièrement. Marc-Aurèle devait reprendre le flambeau. « Que savons-nous de Drarik ? Qu’avons-nous tenté pour le faire parler ? »

Un décret comtal, allant donc dans le sens de sa décision ? Une décision qui, pour la première fois de sa vie, allait être suivie par des milliers d’êtres humains, et non plus uniquement par les habitants du fier bourg de Terrefière. Un peu surpris, Marc-Aurèle parvint à se ressaisir assez rapidement, car il avait maintenant un rôle de premier plan imposant une maîtrise de soi, de ses émotions, et de ses ressentis.

« Bien ! Que celui qui est surpris en train de festoyer pendant que les autres se rationnent, soit puni d’une amende pécuniaire de cinq fois le montant du festin, en plus de la saisie de toutes les denrées superflues qui seront redistribuées. Merci, sire Rannarok. »

Et puis vient le compte-rendu du Sénéchal. Un compte-rendu très concis, très carré, très intéressant. Des informations complexes et complètes, signe de travaux et de recherches de qualité. Oui, le Sénéchal connaissait son travail. Et malheureusement, son travail, très bien réalisé, n’avait pas permis d’obtenir plus d’informations que ce que le Comte désirait…

Sa résistance à la torture était néanmoins prévisible. Un homme vivant par l’épée, par la violence et le meurtre, ne cédait pas facilement à la violence et à la souffrance. Au contraire, ces gens là connaissaient la torture, pour la pratiquer régulièrement. Ils connaissaient donc les méthodes pour s’en sortir, pour encaisser la douleur. Mais un homme, aussi mauvais soit-il, avait toujours au moins un point faible.

« Les hommes tels que Drarik, tels que Radbod, plient mais ne rompent presque jamais… » Dit le régent, conscient qu’il fallait une autre approche. « Possède-t-il de la famille dans le Comté ? Y’a-t-il quelqu’un qui soit de son entourage proche ? Un enfant ? Une épouse ? Un parent ? Une amante peut-être ? »

L’idée était simple : trouver un membre de l’entourage de Drarik, la capturer, l’amener… Et ensuite faire parler le criminel.

Evidemment… Comment un individu tel que Drarik pouvait avoir qui que ce soit à aimer, à chérir, à protéger, avec une telle vie de violence et de débauche ? Comment cet homme avait-il pu devenir ce qu’il était devenu, avec qui que ce soit autour de lui pour lui offrir un peu de sentiments positifs ?

Marc-Aurèle prit alors sa coupe de terre cuite dans sa main droite, et la plaça de telle sorte que le pied de verre soit sur la tranche, l’intérieur de l’alcôve tournée vers lui. D’un petit geste assuré du poignet, le régent du Comte fit valser la bière dans son verre, décrivant de petits cercles, remuant la robe de son vin âcre typique du Nord. Il souffla amèrement, déçu par ce qu’il aurait dû penser être une évidence. Drarik n’avait rien à perdre, contrairement au Comte Magnus et, par extension, contrairement à lui-même.

« Bien… » Souffla-t-il encore, déçu, mais surtout, l’esprit en proie à de grandes réflexions. « Seigneurs, rassemblez vos meilleurs limiers. Que leurs chiens sentent l’odeur de Drarik, et qu’ils battent le Sud de nos terres pour retrouver la bande qui sévit. Interrogez tous les témoins, sans leurs faire de mal. En revanche, tout individu faisant partie de sa bande, et refusant de livrer ses informations, pourra être torturé, du moment que tout cela se fait secrètement. Nous voulons mettre fin à l’insécurité provoquée par les bandes de renégats, pas créer une ambiance de dictature violente. Nous mettrons tous les moyens nécessaires à la réalisation de cette mission, mais les innocents doivent être sauvegardés. Quant à Drarik… » Reprit-il, en réfléchissant à nouveau. « Je souhaite le rencontrer et m’occuper de son cas moi-même. Puisse les divinités m’aider à obtenir la justice. »