Des jeunes femmes inexpérimentés et des voyages mouvementés

9ème jour de la première ennéade de Karfias, année 19 du XIe cycle

Isgaard

Les cahots de sa voiture berçait doucement le bébé et sa mère, qui regardait le paysage par sa fenêtre, les yeux mélancoliques et la posture abandonnée sur ses coussins de dentelle.

Bien qu'elle savait ce voyage nécessaire, Solange d'Escault, comtesse d'Odélian, ne pouvait s'empêcher de regretter de ne pas pouvoir se rendre aux festivités offertes par le Roy. Elle avait toujours aimé se trouver parmi ses pairs de la noblesse, badiner et  socialiser - d'autant plus avec son nouveau statut.

Mais les remords avaient rongé son âme. Le dégoût de soi, les regrets d'avoir épousé Charles, d'avoir eu tant d'ambitions - au point d'être responsables d'avoir fait tué des innocents, dont des enfants ! - l'avait totalement paralysée. A la naissance de sa fille, la jeune fille s'était mise à avoir des crises d'angoisse, à pleurer tout le jour sans pouvoir s'arrêter. Elle ne supportait plus de voir son époux, qui, en homme pragmatique, s'était alors plongé dans la débauche.
Alors elle avait imploré la Damedieu à genoux. Elle lui avait tout confié, avait accepté les tourments de son âme comme punition divine ; mais elle s'était enfoncée si avant dans la dépression qu'elle en était alors tombée malade. Sans force, son teint de rose s'était anémié, son sourire s'était étiolé, mourait dans des quinte de toux. Et de peur de contaminer sa très tendre petite fille, la promise du fils de Magnus de Terresang, Solange avait donné des ordres stricts à la nourrice, afin que le nourrisson ne vint pas lui rendre visite.

La situation était devenue insoutenable, et c'est ainsi qu'en se réveillant un beau matin, la fille du seigneur d'Escault prit une décision.

Il fallait partir. Loin d'Odélian, de ses remords et de son mari. Partir loin de ce climat rigoureux et mélancolique, loin de la vie de la cour. Reprendre des forces. Mais pas à Escault, où sa mère viendrait sans cesse l'importuner, où son père exigerait qu'elle reçoive des visiteurs en prenant encore sur elle.
Il fallait rechercher un climat plus doux, et surtout, le calme dont elle avait tant besoin.

C'est ainsi que la comtesse d'Odélian se fit atteler une voiture - sans armoirie pour préserver son anonymat - mais avec tout le confort d'une banquette en velours et de rideaux de soie. Elle se fit accompagner par une domesticité restreinte (seulement une dame de compagnie, ainsi qu'une servante) et par deux hommes d'armes en livrées blanches et bleues. Sa fille, qui l'accompagnait évidemment, serait veillée par sa nourrice.
Ainsi, après avoir prit congé de son époux, la noble dame se fit conduire par petites étapes de villes en villes, jusqu'au port d'Isgaard.

Sur le chemin, qui n'était pas si long, elle fit l'aumône aux pauvres, pria longuement dans les divers temples de la Damedieu rencontrés sur le chemin.

Oh, elle se sentait revivre hors du palais ! Elle serrait longuement l'enfançon contre elle, et retrouvait même un peu l'appétit dans les auberges de luxe où ils séjournaient, lors de leurs haltes.

C'est ainsi qu'en arrivant au port d'Isgaard, Solange se sentait presque à son aise. Libérée enfin des contraintes de sa position, elle avait quasiment retrouvée la paix, et s'installa au Cheval d'Argent avec sa suite et sa merveilleuse Elisabeth, qui babillait de plus belle. Demandant à sa servante et à un de ses protecteurs d'aller leur réserver deux cabines, elle se mit en devoir d'arpenter les rues fréquentées de la ville, afin de trouver des jouets pour le bébé pour l'occuper durant la traversée et quelques livres pour son propre plaisir.
Après de longues prières au Temple et une aumône conséquente, Solange commença ainsi à remonter lentement la rue commerçante, savourant le plaisir d'être assimilée à une noble de moindre rang. Ses cheveux nattés en couronne ne portait qu'un bijou en forme d'oiseau, en nacre rare, et sa robe de velours, d'un bleu tendre, n'était brodée que de discrets fils de soie blancs. Elle était presque anonyme, presque invisible ; et cela lui faisait le plus grand bien.

Plongée dans ses pensées, elle se promenait dans la rue animée, précédée par son bébé bien porté et protégé par sa nourrice. Bien qu'un monde les séparait, Solange aimait bien cette femme pratique qui prenait soin de sa fille chérie. Elle devisait d'ailleurs tranquillement avec elle, se posant la question de savoir s'il faudrait acheter une cape bien chaude pour Elisabeth, et en quelle matière - avaient-elles seulement le temps ? - lorsqu'elle fut brutalement bousculée.

La comtesse d'Odélian poussa un petit cri, manqua de tomber à terre, avant de se rattraper au dernier moment.

Fixant alors la jeune femme avec des yeux mécontents, et passablement outrés durant quelques secondes, elle finit par soupirer, avant d'esquisser un soupir.

- "Plus de peur que de mal, heureusement. Il faut avouer qu'il y a beaucoup de populace ici, et ce n'est pas facile de se mouvoir."

Rapidement, cependant, la noble prit le bébé dans ses bras, s'assurant qu'elle allait bien, avant de lui déposer un baiser sur la joue. Enfin, elle s'intéressa de nouveau à son interlocutrice, attentive à sa mise. Il était étrange qu'une jeune fille si bien vêtue sorte sans une domestique - mais peut-être ladite servante l'attendait-elle quelque part.
Enfin, ce devait être l'occasion de lui demander où elle se fournissait en tissu : il ne fallait pas oublier son voyage.

Aussi Solange reprit-elle la parole, les yeux curieux et le ton aussi poli que légèrement paternaliste.

- "Mon enfant, je veux bien vous excuser, mais je suis malheureusement une voyageuse égarée à Isgaard. Mon bateau va bientôt appareiller et j'ai grand-besoin de trouver une cape bien chaude pour mon enfant : j'ai peur que les vents marins ne la fassent tomber malade. Connaitriez-vous la ville, et pourriez m'aider ? J'ai également besoin de livres et de quelques menus jouets. Bien entendu, nous rejoindrons votre servante auparavant, car je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète."

Attentive, la voyageuse laissa échapper un petit sourire de joie. Déjà, ce voyage lui faisait du bien ! Bientôt, elle remonterait vers le nord pour demander audience au Roy ; et toute cette terrible situation s'arrêterait... d'une manière ou d'une autre.