Parer l'avanie d'or | Harald & Wyrgar

A peine trois jours s’étaient écoulés depuis le retour de Harald à Kirgan, la capitale du royaume des Nains, du Zagazorn. Capitale depuis laquelle il devait régner sur tout un royaume, sur cinq grandes cités Naines, sur des milliers de Braises-Vies qui comptaient sur lui, sur ses ordres, sur ses décisions, sur sa clairvoyance… Et parfois, sur son courage. Alors, que lui fallait-il aujourd’hui ? Maintenant que la guerre était aussi proche qu’elle ne l’avait jamais été, maintenant que grondait le tonnerre d’un conflit meurtrier encore lointain, mais qui se rapprochait de jours en jours aux grés des vents, que fallait-il à Harald, maintenant ? Du courage ? De la clairvoyance ? De la fierté ? De la diligence ?

Il ne dormait plus depuis toutes ces nuits. Depuis qu’il avait apprit pour les terribles évènements de Langehack. Son cœur criait à la guerre, à la rancœur, à la vengeance, à la justice aussi… Mais son esprit, lui pensait à Almis, qui ne pourrait jamais se permettre d’abandonner le moindre soldat ; à Lante qui désirerait la guerre plus ardemment qu’aucune autre cité – du moins le pensait-il – mais à Thanor, sans laquelle aucune ingénierie militaire ne serait possible, mais qui souffrirait cruellement de l’arrêt du commerce. Et Molgrunn… Les runistes avaient beau être les plus sages érudits du Zagazorn, ils n’étaient point connus pour leur magnanimité. Ils demanderaient sans aucun doute la vengeance, puisqu’ils n’auraient point à en souffrir les efforts ni le prix…

Harald tentait par moults efforts de se préparer à répondre à tout cela. De se préparer à l’après, et de se préparer à sortir son pays par le haut. Si une nation devait être détruite, ce serait celle des Humains, point celle des Nains.

Mais, un bruit particulier et très bien connu, tira Harald de sa rêverie. Il était en effet penché depuis des heures sur les vélins du Zagazorn, ceux qu’il avait manqué pendant son voyage chez les Elfes, et sur l’immense carte du royaume qui se trouvait gravée dans un des murs de la salle du conseil royale. Un soldat royal se présenta, et l’informa : on demandait audience.

Saisissant cette opportunité de pouvoir enfin penser à autre chose, et de pouvoir se rendre un peu utile – tout en arrêtant de faire les cent pas dans une salle si grande devenue trop petite pour ses pensées – Harald abandonna tout sur place, et se rendit jusqu’à son trône. Là, il ordonna que l’on fasse venir le Dawi qui requérait audience.

Ses yeux se posèrent sur lui, depuis l’ouverture des portes jusqu’à-ce qu’il ne s’arrête en bas du piédestal. Considérant sa qualité d’ancien – puisque sa barbe était bien grisonnante – Harald pensa immédiatement à l’ancien d’un clan quelconque ayant besoin d’une aide, ou de se faire entendre. Son peuple avait besoin de lui. Les thanes avaient placé leur confiance sur ses épaules voilà presque deux ans. Et depuis, chaque jour durant, il s’attelait à leur rendre hommage, et à faire tout ce qui était en son pouvoir pour pouvoir leur rendre honneur.

« Baruk ! » Dit-il avec panache. « Approche, mon ami ! Désires-tu un fauteuil et un peu de bière pour humecter ton gosier ? L’on ne parle jamais aussi bien qu’avec un peu de bière dans les entrailles ! »

Il portait la bonhommie sur ses traits. Enfin, pour la première fois depuis trois jours, il devait s’occuper d’autre chose que de ses propres pensées, et de cet avenir incertain qui se profilait.

L’instant était solennel, mais il était difficile. Harald, soixante-huitième souverain du Zagazorn, appréciait presque tous les aspects de sa fonction octroyée par l’assemblée des thanes, l’Althinkalan., voilà un peu moins de deux années. Il aimait une chose surtout : être proche de son peuple. Il avait toujours eu l’habitude de rester à proximité de ses ouailles. Il inspectait régulièrement son régiment, et s’entraînait avec eux lorsqu’il était capitaine ; il déambulait dans tout le Lörn, le Brissalion et la cité de Lante lorsqu’il était Gazanundi ; et maintenant, il accueille volontiers tous les Dawis qui en font la demande, au pied de son trône, afin de faire ce qu’un Roi devait faire : aider son peuple.

Cela lui changeait l’esprit, aussi. Son esprit était si torturé depuis plusieurs jours, qu’il n’en dormait presque plus, ou du moins, bien moins bien qu’auparavant. L’expectative d’une guerre à venir le déboussolait, lui, le terrible guerrier qui, auparavant, louait la guerre autant qu’il louait le Père.

Mais cette fois-ci, la doléance du vénérable Wyrgar, avait une saveur autrement plus désagréable. Les plaintes, les complaintes, les doléances, les erreurs, la justice, il en avait l’habitude dorénavant. Mais celle-ci avait une saveur autrement plus nauséeuse, car Wyrgar pointait du doigt une chose qu’il s’était lui-même reproché lors de la rencontre de la compagnie du Marteau. Sa véhémence était tel le fil effilé d’une hache bien trop violente, abattue sur une frêle nuque qui n’en demandait pas tant.

« Vénérable maître des runes, toi qui connait la patience et l’abnégation de toute une vie d’apprentissage et de persévérance, toi qui auras dû passer par moults échecs, moultes erreurs afin de maîtriser cet art qui est le tiens, ne soit pas trop prompt à juger le peu de Braises-Vies qui demeurent parmi nous. » Dit-il, en gardant un visage doux, tandis que ses pupilles se serraient comme transies par une soudaine adrénaline, ou une soudaine émotion. « Non je n’ai rien oublié. » Ajouta-t-il, se redressant soudainement sur sa royale assise. « Je me souviens des cohortes de réfugiés apeurés, pétrifiés, ensanglantés, leurs armures et leurs larges manteaux alourdis par la poussière volcanique. Je me souviens d’Almis, la Perle du Nord, vaincue par des hordes de vermines qui, sans fin, sortaient des profondeurs, encore et encore… Et encore. Je me souviens de ces mêmes hordes, enhardies, qui dévalaient les vallées de la Nérania et qui piétinaient, tuaient, et détruisaient tout dans le Brissalion, au point que même le plus humble des clans ne puisse manger à sa convenance l’hiver. Je me souviens diriger les troupes de Lante pour reprendre l’Insoumise par trois fois ; je me souviens anéantir les vermines chaque jour que les dieux faisaient ; je me souviens des fumées toxiques qui s’élevaient depuis le Septentrion. » Termina-t-il, ses derniers mots mourant sous le manque d’oxygène, car il n’avait point pris une seule bouffée d’air depuis le début de sa plaidoirie. « Estimes-tu, Wyrgar, le gardien de la Yaronite, qu’il est chose aisée de se souvenir, lorsque tout le monde se souvient de sa propre expérience ? De satisfaire les besoins et projets de tous, ceux-là même qui m’auront élu ? Ta sagesse, je pense, saura dicter ta réponse à cette question. Mais j’ai d’autres choses à te dire… Tu sais, j’en suis sûr, que je désire ardemment purifier la Nérania, le Nivor, et le Septentrion, et que tous mes efforts vont dans cette direction. Mais tu dois aussi également savoir qu’ils sont nombreux, nos frères et sœurs, à ne point désirer cette guerre de reconquête… Je ne t’apprends rien. » Puisque les nombreuses paroles de Harald étaient connues de tous, et les interventions de ceux qui désiraient retarder ce projet martial, étaient plus connues encore. « Sais-tu que la guerre menace, plus au Sud ? As-tu appris la mort d’un soldat, et celle autrement plus horrible encore d’un runiste, des mains d’un noble Humain ? Une délégation commerciale, presque anéantie par un Humain. Un runiste sauvagement massacré, et décapité. La guerre est à nos portes, Wyrgar. Une guerre qui n’aura pas pour but de reprendre nos territoires perdus, et de soulager les mânes de nos aïeux. Mais elle est là, elle couve, et nombreux sont ceux qui veulent que je m’y lance à corps et à cris. De tels Dawis nous seront utiles alors, car ils sont bien peu nombreux ceux qui manient la hache comme nos ancêtres. Et les Humains, eux, sont bien trop nombreux. Nous aurons besoin de toutes les haches disponibles, car il nous reste bien peu de bras pour les manier. Cette situation ne me plait pas… Moi aussi j’ai renié le Père. Mais notre situation l’exige, Wyrgar. Peux-tu le comprendre ? »

Oui, Wyrgar avait raison. Il avait raison de blâmer la présence de cette compagnie de mercenaires dont les esprits et les cœurs étaient tous tournés vers le Père. Il avait raison de ne point oublier le passé, pour mieux entrevoir l’avenir. Et surtout, il avait raison de vouloir reprendre les territoires ancestraux, ceux de la Nérania, ceux de l’Almion, ceux du Nivor, et ceux du Septentrion, car, de tous temps, ces territoires furent des territoires nains. Et il devait en être ainsi pour les cycles à venir. Harald avait martelé cette idée depuis le départ, car il l’avait lui-même soufflé à Hardrek, lequel caressait déjà à l’époque un dessin similaire qu’il n’avait jamais osé annoncer au grand jour.

Mais non, Wyrgar n’avait pas entièrement raison non plus. Oh, les Nains ne trouvent aucune étiquette dans ce monde, aucune qui ne puisse justifier d’un sang plus haut qu’un autre. L’on toise les plus grands des époques actuelles, comme les plus humbles barbes et bavettes. Ainsi est-il d’usage de tutoyer le Roi, et même de lui lancer une diatribe similaire à celle-ci, sans pour autant craindre pour sa vie. Tant que l’on demeure respectueux. Car le respect, et l’honneur, voilà le ciment de la race naine.

« Tes mots sont durs, mais ils sont justes, Maître Sage-Pierre. Je reconnais bien là le tempérament de ceux des nôtres. » Car le maître runiste et prêtre du Second Fils faisait montre du plus terrible des orgueil et des plus acides verbes qui puissent exister, et cela était bien propre aux Nains. « Mais, hélas, tu n’es point seul à avoir souffert, et tu n’es point seul à vouloir faire entendre ta voix. Il n’était pas possible d’œuvrer à la reconquête avec l’état du royaume, voilà deux années. Les grands projets de feu Hardrek nous avaient saignés à blanc, bien qu’ils portent enfin certains de leurs fruits, une décennie plus tard. Nous avons besoin de commercer, car la guerre coûte très cher, tu le sais mieux que quiconque. » Mieux que quiconque, en effet. Car Wyrgar avait été témoin de la plus affreuse des guerres indésirée, inattendue, et pourtant si cruellement lancée par le Père des Batailles. « La présence de ces cognards est à dessin. Eux n’ont point eu à subir ces deux décennies d’horreur, ainsi n’ont-ils point reniés le Traître. Leur survie jusqu’ici n’a qu’un seul but, car ils connaissent mieux les us et les tactiques humaines que moi, que nous. Si guerre il devait y avoir, leurs connaissances pourraient être utiles, tout comme leur mort, s’ils n’abjurent point leurs blasphèmes. » Conclut-il, bien qu’il savait déjà que ce n’était pas ce que Wyrgar désirait entendre. Mais Wyrgar avait l’esprit trop étriquée pour réellement pouvoir réfléchir autrement que pour lui-même. « Tu n’as pas besoin d’aimer tout cela, Maître Sage-Pierre. Mais il en est ainsi. »