Réveiller la pierre, percer la gangue | Braähm & Wyrgar

Dix-neuvième année du XIe Cycle,
Sixième jour de la Neuvième ennéade de Karfias,
Profondeurs de Kirgan.

L’odeur rance, et l’air vicié de poussières flottant dans la lueur des torches, noircissant de la peau à la barbe. Le silence de la montagne, troublé par les pas et les grognement des quelques nains qui défiaient la pierre. Bien que singulière, l’ambiance était étrangement ressemblante à celle des excursions dans les confins de RinnDok. Mais elle ne rappelait en aucun cas Kirgan le Joyau, son faste et son luxe enviés de tous. Des générations de runistes avaient arpenté ces couloirs, aujourd’hui avalés par la gangue. Ils avaient fait de Kirgan, cité des Grands-Rois, la Sage. Dans la GrandSalle des Scriberunes, ils avaient compilé les savoirs d’un peuple.

Kirgan l’Érudite, l’Émérite.

Kirgan la Défigurée.

Les dawis dont les pioches avaient creusé ces galeries erratiques ne manquaient pas de vaillance. À eux avait incombé la tâche d’excaver ce qu’il restait de la sciences des runistes. Leur labeur opiniâtre avait déjà percé la roche de lave et mis au jour plusieurs salles, parmi celles qui menaient au complexe des Archirunistes.

« – Par ici, maître Scriberune. »

À la chiche lumière de quelques torches, ils prirent à droite à la fourche qui se présenta. Wyrgar expectora des glaires noirâtres souillées par les particules que les cavernes semblaient vouloir voir envahir jusqu’à leurs poumons. Depuis le passage de la plaque, dans les vieilles casernes de la Cité, la gangue s’était faite si dense que la galerie n’était qu’un fin boyau, étayés par des étançons de bois renforcés de métal. Les quatre nains débouchèrent dans une grande pièce méconnaissable, à moitié bouffée par une coulée de magma coagulé et dont tous les accès étaient obstrués. Sur l’un murs encore visibles, un cratère servait néanmoins d’embrasure à un tunnel de quelques pieds de long. Les flammes jetaient leur lueurs mouvantes sur le spectacle désolant de ces parois lamentablement mises à nues par la funeste MaleNuit.

« – C’est ici que nous en sommes, Bahrûn Wyrgar. En tout cas depuis que le Groman-Rik – les mânes de ses ancêtres le guident – et le Thane Main-Ferme ont combattu le Kroak et découvert la stèle. »

Le runiste grogna un assentiment distrait, le regard détaillant avec avidité l’enveloppe de pierre qui gardait emprisonnée la GrandSalle et ses savoirs. Que les dawis remettent la main sur leurs écrits était primordial. La caboche tournée vers Molgrunn la Retrouvée, le Grand-Roi et ses Gratte-Plumes en avaient oublié les trésors que recelaient Kirgan et s’en étaient détournés.

« – Quand y serez-vous, Maître Front-Noirci ? »

Le nain tira sur les nattes de sa barbe brune, y laissant des trainées de suie, et fixa pensivement la trouée dans la gangue.

« – On en sait rien. On ne sait même pas jusqu’où il faudra creuser, et on a qu’une vague idée de la direction. Il nous faudra plus de bras pour l’atteindre avant les dix ans. »

Le grognement rauque de Wyrgar le mit sur la défensive. Le mineur se renfrogna derrière la cicatrice qui lui éraflait la trogne.

« – Où les trouver ?
– Tous les Front-Noirci piochent avec ardeur, mais nous ne sommes plus autant qu’avant… la Longue Nuit. On dit que Braähm Main-Ferme est à sa loge, retourné de leurs mines de la Haute-Virnée… »

Le Scriberune finit par acquiescer gravement et il s’en retourna vers le tunnel. Sa torche balaya l’air, ronfla en semant quelques étincelles dans sa course. Avant d’avoir pénétré le boyau, il suspendit son mouvement.

« – Je vous ramènerai les pioches qu’il vous faut et les nains pour les manier. Je mettrai mes runes au service de l’excavation de la GrandSalle. »

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Loge du clan Main-Ferme.

Les rumeurs l’avaient aisément mené jusqu’à la loge du clan Main-Ferme. On les disait brillants mineurs, fameux maîtres du minerai et des galeries, seuls à avoir réitéré l’exploit de l’extraction du Mogarium de la roche du Nord. On proclamait qu’au cou de leur Thane brillait le métal du Père, comme sur la tête du Grand-Roi. On prétendait que, riches de ce savoir-faire et de ses fruits, les dawis du clan Main-Ferme étaient aussi puissants que ceux des Front-Noirci.

Au premier nain qui passa près de lui avec un regard intrigué, Wyrgar réclama de voir Braähm Main-Ferme.

Creusés dans la parois, les épopées Main-Ferme côtoyaient, dans le faste de la loge, des étoffes étrangères venues du Sud et des statues représentant une gloire anachronique. Finement taillée, la pierre célébrait sans doute les illustres ancêtres desquels les mineurs avaient hérité leurs savoirs. Wyrgar promena un regard désabusé sur les courbes sculptées et les mailles colorées vaanies. Parmi les seuls clans septentrionaux à avoir recouvré la dignité de l’exploitation de leurs terres, ils en étalaient les fruits avec arrogance.

Les échos diffus d’une conversation parvenaient des galeries richement aménagées. Deux dawis aux grandes barbes passèrent devant le runiste et le plus jeune des deux, auquel l’autre dispensait sa sagesse, lui fit un geste distrait l’invitant à patienter. La mention du nom du Groman-Rik, dans la conversation, après celui du Thane Main-Ferme, permit au Scriberune d’en situer les enjeux. Les deux nains se séparèrent et celui qui resta se tourna vers Wyrgar, un sourire amical sur ses traits autrement taillés dans la pierre. De peu son aîné, Braähm arborait la barbe blanche des anciens. La sincérité de ses propos sur son engagement pour l’intérêt commun du Zagazorn se reflétait dans ses prunelles brunes. De sa pommette au haut de son front, son visage arborait un stigmate d’un vieux combat qui l’avait vraisemblablement aveuglé d’un œil. Un quart de pied plus court que lui, Wyrgar dévisagea gravement le thane alors qu’il l’accueillait.

Le runiste eut un grognement qui retint dans sa gorge un « modeste ? » sarcastique. Il tira sa capuche de sa tête, exhumant ses cheveux blancs encore parsemés de cuivre. Ses yeux tombèrent sur le médaillon vermeil ostentatoirement exhibé à la poitrine, qu’il fixa un long moment.

« – Je suis Wyrgar Sage-Pierre, scriberune et prêtre de Yaron. Je viens requérir l’aide des mineurs Main-Ferme. »

Les pouces du runistes vinrent s’agripper aux lanières de cuir de son armure à sa poitrine, faisant cliqueter les tablettes accrochées au niveau de sa cuisse droite.

« – Autrefois les savoirs des runistes de la GranSalle étaient foisonnants. La grandeur de leur runes d’alors n’a plus jamais connu d’égale. Avalées par la gangue, toutes leur connaissances ont été perdues et jusqu’à présent, nul ne s’est plus préoccupé de les retrouver à part quelques dawis valeureux qui jouent de la pioche dans les galeries des anciens quartiers de Kirgan l’Oubliée. »

D’un signe de tête, Wyrgar désigna le Mogarium qui brillait au cou du thane.

« – Nous n’avons recouvré que bien peu de nos richesses d’antan, d’agant l’Ire du Traitre… Et nos ancêtres, de leur regard las de nos faiblesses depuis la Prime Gangue, nous jugent durement pour cela. Mais je veux reconquérir la GranSalle et ses savoirs, c’est pourquoi j’ai besoin des fières pioches Main-Ferme, de leurs pognes et leur caboche. »

Deuxième ennéade de Karfias,
An 20 du Cycle XI,
Tréfonds de Kirgan

Les tunnels chantaient les efforts des mineurs, pas ignorants, mais indifférents aux remous qui avaient agité les cieux. L’acier nain perçait la gangue, grignotait à chaque coup de pioche un peu du froid magma que Mogar avait déchaîné sur Kirgan. Dans les profondeurs de la cité troglodytique, la sueur des Main-Ferme et des Front-Noirci coulait sur leur crâne crasseux, mouillait leur barbes et poissait leurs cheveux mais, sans doute avec plus d’efficacité que celle des membres de bien des clans, creusait la pierre pour en exhumer la GrandSalle des Scriberunes. Trois mois que la roche cédait du terrain face aux pics. Ils approchaient du but.

Essuyant son visage du dos de sa main, Wyrgar regarda le ballet des dawis et de leurs outils, des sacs de jute chargés de caillasse que l’on faisait sortir par les étroits tunnels aménagés jusque-là. Décrochant de sa ceinture une gourde de cuir, il la pressa au-dessus de sa tête pour faire tomber quelques gorgées d’eau au fond de son gosier sec et assoiffé. Malgré leur vanité et la gloriole qu’ils tiraient de leurs échanges avec les marchands véreux des sables du Sud, les Main-Ferme s’étaient révélés très talentueux et redoutablement efficients. Venus suppléer les mineurs Front-Noirci, dont le thane avait été récompensé de ses efforts par une pioche forgerunée dont il exhibait fièrement les pointes jamais émoussées, qui travaillaient déjà à l’excavation des anciens lieux de savoirs des runistes, ils avaient rapidement progressé sur cette voie.

« – Maître Scriberune ! »

Le prêtre replaça son outre à sa taille, rajusta la boucle de son ceinturon et s’enfonça dans le boyau d’où provenait la voix du mineur. Le thane Front-noirci vint à sa rencontre, chargé comme une bête de somme d’une pierre d’une bonne douzaine de livres. Il la déposa à ses pieds et fixa Wyrgar.

« – Nos derniers coups de pioche ont arraché ça à la gangue.
– Qu’est-ce ?
– Voyez par vous-même. »

Le scriberune se pencha sur le bloc de roche volcanique et le retourna. A-demi emprisonné dans le basalte, un morceau de granit se détachait clairement par sa couleur et son aspect. Sur sa face visible, on devinait des engravures dessinant une rune.

« – La rune d’Yaron. »

Un éclat de glotte triomphant dérida la face de Wyrgar. Il leva le poing.

« – La statue d’Ablakh Rune-Ardente. L’entrée de la GranSalle, frères, nous touchons au but ! »

Le cri jailli des gorges des dizaines de mineurs fit frémir la montagne. Le runiste fouilla dans la grande sacoche de cuir qu’il portait en travers du poitrail et en sortit une tablette savamment gravée d’un entrelacs runique tracé dans l’argile, illisible pour tout autre que lui. Il s’approcha de la paroi d’où l’on distinguait l’incision faite dans le granit de la sculpture, la rune dans sa pogne. Wyrgar ferma les yeux, visualisa les caractères complexes ciselés dans la marne et y concentra l’Energie. La roche volcanique rougeoya. La Terre et le Feu, commandés par la rune, s’unirent et attaquèrent le basalte, le faisant fondre sur lui-même. Sur toute la hauteur et la largeur de la statue du légendaire archiruniste nain qui fonda l’institution mythique de Kirgan au temps de Jormin Souffle-Dragon, la gangue s’effaça pour en laisser apparaître les traits sculptés dans le granit.

Le silence, qui s’était fait lourd alors que le scriberune pratiquait son art, explosa en cris de joie. L’entrée de la GranSalle des Scriberunes était retrouvée.