Une goutte à l'antidote : Gratitude (solo)

2ème jour de la 5ème ennéade de Karfïas – 2ème mois d’été.
19ème année du XIème cycle.
Dans l'Annon.

Elles couraient, à travers les bois clairsemés et la forêt qui perdait peu à peu de sa densité. Plus qu’une course, Lynn et la Noss chassaient. Elles avaient déjà laissé deux cadavres à la Sylve, et d’autres suivraient encore. Les deux elfes suivaient maintenant la trace d’une carriole visiblement menée par un cheval au galop. Çà-et-là, une caisse, un petit coffre, un sac en étaient tombées. Visiblement, ils filaient à toute allure, de peur d’être rattrapés.

« On est plus très loin, regarde. » dit l’Ornedhelle entre deux souffles.

Elle pointait du doigt des fèces de cheval qui semblaient toutes fraîches. Les deux archères prirent leurs arcs et ralentirent. Elles escaladèrent un tronc chacune et progressèrent ainsi camouflées dans les branches éparses. Dans la grande clairière en contrebas, un chariot était en effet posé contre un grand rocher. Il était déchargé, et les quelques caisses et tonneaux formaient une bien piètre barricade, derrière laquelle se cachaient trois hommes bien armés, et une femme, moins protégée.

« Quelles piètres créatures. On y va ? » demanda l’Ornedhelle.
« Allons chasser de l’homme. » acquiesça Lynn avec un rictus carnassier.

Elle renfila son masque alors que la Noss lui rendit son sourire avant de prendre pied sur une branche plus stable pour tirer. Au moment où son pied se posa, le piège se déclencha. Une faible explosion jaillit des racines de l’arbre et se répandit dans son tronc et ses branches. Elle envoya la Noss valdinguer quelques mètres plus bas, et son atterrissage s’accompagna d’un craquement sinistre. S’ensuivit un cri de douleur atroce, long et terrible. Les quatre humains s’étaient déjà redressés et fonçaient vers elle en criant de joie. Lynn, un peu sonnée pour sa part, s’abrita et resta camouflée, le temps de reprendre ses esprits, et d’évaluer la situation.

« J’vous l’avais dit, que ça allait marcher ! » s’émerveilla la femme du groupe. « Quelle idiote, elle a même pas une once de magie en elle. »
« - Un coup de chance, sans doute. » grommela l’un des mercenaires. « Elle aurait pu choisir n’importe quel autre arbre. »
« - Tu me prends pour qui ? J’en ai mis sur tous les arbres qui avaient la meilleure vue sur la plaine. »
« - Mouais. Elle est pas trop amochée, on l’achève ? »
« - On peut aussi la ramener à Maralina. Elle aura peut-être envie d’en faire quelque chose. Parait que les oreilles d’elfes sont un merveilleux aphrodisiaque, une fois transformées en poudre. »

Ils continuèrent à débattre, tandis que Lynn les observait de sa hauteur, un air d’incompréhension sur le visage. Elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais peu importait. Sa compagne semblait inconsciente, mais elle était soulagée d’apprendre qu’elle était encore en vie. Elle ne pouvait toutefois pas la laisser ici. Son arc toujours en main, elle réfléchit à la meilleure stratégie pour sauver l’Ornedhelle. Elle pouvait éliminer de loin les humains un par un, mais ils auraient tout le temps d’achever la blessée avant que l’archère n’en finissent avec eux. Elle pouvait y aller au corps à corps, mais ces trois gaillards semblaient robustes. Elle n’était pas sûre de pouvoir en venir à bout. Et puis, il y avait cette fichue magicienne.

Lynn ne connaissait pas grand-chose à la magie. Son père lui avait montré quelques rudiments, mais elle n’y avait pas prêté attention. Toutefois, elle savait qu’une pratiquante pouvait s’avérer très dangereuse. Elle avait vu une puissante magie à l’œuvre, à Naelis. Rien n’indiquait le niveau de cette sorcière, mais pour avoir eu le temps de poser plusieurs pièges sans paraître essoufflée, elle devait être plus que compétente.

« T’as raison, on l’emmène, après tout, elle ne pourra plus rien nous faire. »

L’homme qui venait de parler approcha sa main répugnante du corps de la Noss au sol. Lynn ne le laissa pas faire. Sa flèche fila droit sur son avant-bras et le transperça dans un bruit mat. L’effet de surprise fut tel que l’homme ne cria pas tout de suite, étonné de ce qu’il s’était passé. L’archère sauta de sa branche et décocha un deuxième trait, qui visait la magicienne. Celle-ci leva les bras mais sa réaction fut trop tardive. La flèche se planta dans son cou, et elle tomba à genoux, suffocante.

Lynn se réceptionna avec adresse sur le sol et, se débarrassant de son arc, elle dégaina ses deux couteaux en courant vers ses ennemis. Ceux-ci avaient repris leurs esprits et sortirent leurs longues épées pour lui faire face. Le blessé s’écarta avec un rictus de douleur, prenant juste une dague de sa main gauche. Le premier épéiste fit un pas en avant et trancha l’air, essayant de surprendre l’elfe qui esquiva d’un léger pas de côté. Sans cesser de courir, elle se baissa et trancha les lanières de son armure, sur le flanc du guerrier. Du sang jaillit, alors que son corps s’effondrait sans vie. Le deuxième tenta un coup d’estoc, qu’elle para avec son deuxième poignard. D’un cri sauvage, elle interrompit sa course et toisa l’homme d’un regard plein de haine.

Elle vit alors, derrière lui, le mercenaire blessé au poignet s’apprêter à donner un coup de dague à l’Ornedhelle.

« NON ! » cria Lynn dans la langue elfique.

Elle recula d’un pas et lança l’un de ses poignards. Il passa tout près de son adversaire stupéfié, et fila droit sur l’assassin. Ce dernier s’obligea à interrompre son geste pour arrêter la lame qui lui aurait meurtri la face. D’un grognement rageur, il para le couteau de son avant-bras valide. La lame ricocha contre son armure et s’enfonça dans le sol, un peu plus loin. Un rictus moqueur s’afficha sur son visage, alors que Lynn regardait, impuissante. L’épéiste face à elle ne la laissa pas faire. Il reprit son assaut et la tint en respect, malgré la différence de taille.

La lame de l’épée vint effleurer sa peau par deux fois, et l’esquiver devenait de plus en plus difficile. Le duelliste commit toutefois une erreur fatale. Il allongea le bras un peu trop loin, et Lynn en profita pour se faufiler dans sa garde. Elle l’égorgea sans un regard pour lui.

« Vous paierez tous pour votre affront. » murmura-t-elle d’une voix sombre.

Elle lança un regard triste vers le corps de la Noss, et fut surprise de voir qu’il respirait toujours. À ses côtés, le mercenaire ne bougeait plus. Il semblait paralysé. Le cœur de l’archère manqua un bond, et se souvint de l’Ombrefeuille dont elle avait enduit les pointes de ses flèches. Elle s’avança lentement, fataliste.

« Vous n’êtes que de la vermine. Vous avez souillé la Sylve, par vos simples pas. Vous avez répandu le sang d’êtres infiniment supérieurs à vous. Ithri’Vaan paiera, par vos vies, et par bien d’autres encore. »

Ces derniers mots, elle se les promettait à elle-même. Après tout, le mercenaire ne la comprenait pas non plus. Elle s’accroupit près de lui et lui trancha les mains, lui transperça les yeux et lui coupa la langue. Il serait encore en vie quand la Sylve s’emparerait de lui dans la nuit. Lynn essuya ses poignards sur lui avant de les ranger, puis vint enfin rejoindre l’Ornedhelle. Elle était bien en vie, et son visage exprimait sa douleur dans son inconscience. Seul son bras semblait réellement touché. Ses habits étaient abimés par l’explosion, et une partie de sa chevelure avait brûlé. Avec attention, elle traîna son corps près du camp, et alluma un feu. Elle alla ramasser les armes laissées sur le chemin et récupéra les deux flèches qu’elle avait tiré, avant d’avaler un morceau de viande cuite qu’elle avait gardé sur elle. C’est ainsi que Lynn attendit patiemment que sa compagne se réveille.

Ce ne fut qu’au bout de quelques heures que la Noss se réveilla enfin dans un soupir de douleur. Autour d’elle, le chariot avait été complètement vidé, mise à part une couverture que Lynn avait déniché dans une caisse. En la voyant émerger, l’elfe s’accroupit près d’elle et lui offrit de l’aide pour se redresser.

« Bien dormi ? » blagua-t-elle doucement.
« - Hm, saleté de magie. Je... Je n’arrive plus à bouger mon bras. »
« - Je sais. Tu as mal ailleurs ? »
« - Non, mise à part une énorme migraine. »
« - Tiens, bois-ça, ça va apaiser ta douleur et calmer un peu ton mal de tête. »

Tout en discutant, Lynn avait placé un sac derrière l’Ornedhelle pour qu’elle puisse s’y adosser. Elle avait déniché des gobelets et une marmite qui lui avait permis de préparer une infusion à base de feuilles de Tinwë. Elle y avait rajouté un peu de menthe et de verveine pour adoucir le goût et redonner des forces à la blessée.

« Merci. » dit cette dernière après avoir bu une gorgée. « On est où ? »
« - Toujours dans cette clairière. Je nous ai un peu éloigné des corps, ça commençait à puer là-bas. »
« - Déjà qu’ils ne sentaient pas bon avant... »

Le trait d’humour arracha un petit rire à Lynn. Elle fut quelque peu soulagée. Que la Noss fasse un peu d’esprit encourageait ce qu’elle pensait déjà : elle n’avait rien de très grave.

« Il ne faut pas qu’on traîne. On est assez loin du fort, je ne suis pas sûre de pouvoir t’y amener avant la nuit... »
« - Pas au fort. Je te guiderai au bosquet de Yutar. Tawardil saura me soigner convenablement, mais je vois que tu m’as déjà offert les premiers soins ? »

En effet, Lynn avait préparé un bandage et une écharpe. Avec délicatesse, elle en avait habillé le bras cassé de la Noss.

« J’ai fait ce que j’ai pu, mais il vaut mieux que tu voies un vrai guérisseur. »
« - Sois sans crainte, notre... hgnn... druide saura quoi faire. »

Son gémissement de douleur arracha une grimace à la citadine, qui l’aida à se relever.

« Alors ne traînons pas, allons-y. »

Elle la soutint pendant qu’elle escaladait le chariot et s’asseyait dedans. Lynn rassembla les affaires qu’elle avait jugé importantes et alla chercher le cheval qui n’avait pas pu bouger, attaché comme il l’était. Elle lui murmura des paroles de réconfort et lui caressa l’encolure. Le cheval hennit et lui lança un regard plein de détresse, mais parut être calmé. Sa seule inquiétude semblait venir de la lumière du jour qui s’estompait. Elle le détacha et l’amena au chariot pour l’y atteler en s’excusant.

« Je suis désolée de t’en demander tant, mais nous avons besoin de toi. »

Il hennit une nouvelle fois, rassuré de retrouver l’attelage du chariot. Quelques minutes plus tard, et elles étaient parties, direction le Bosquet de Yutar.

Le roulement du chariot sur la terre berçait leur court voyage, tout comme le bruit des sabots du cheval qui tirait, inlassablement. Au fut et à mesure, le paysage devenait plus aride, la végétation moins dense. Quelle étrange sensation que de s’éloigner de l’Anaëh. La première fois, c’était pour rejoindre Naelis, et défendre la cité des hordes de Drows. Les cris, les hurlements, et les pleurs se mêlaient dans ses souvenirs, lui arrachant un soupir. Lynn avait vu plusieurs de ses frères d’armes tomber, et la plupart de ceux qu’elle avait pu entraîner avaient été massacrés. Ils avaient toutefois réussi à repousser ses ennemis de toujours. L’archère avait pour sa part ôté un bon quota de Souffles, mais cela n’avait pas suffi pour sauver ses compagnons. Elle s’en mordait encore les doigts et, au fond d’elle-même, regrettait leur sacrifice, si loin de la Mère.

Plusieurs fois, la Symphonie s’estompa, pour revenir quelques minutes après soulager l’elfe paniquée. Cette musique, c’était son refuge, le murmure de la vie qui la guidait à chaque pas. Sans elle, Lynn se sentait perdue. Elle se rappelait les paroles du druide de son ancien clan, qui lui avait appris ne faire qu’un avec la Sylve. Qui lui avait enseigné l’écoute et le regard, et pas seulement l’ouïe ou la vue. La forêt, c’était sa maison originelle, et au fond d’elle-même, elle la considérerait toujours comme telle.

Quelques minutes après leur départ, la Noss était tombée dans les pommes. La température de l’Ornedhelle était montée, il fallait qu’elles retrouvent vite les siens. Lynn avait dû s’arrêter à plusieurs occasions pour attendre qu’elle se réveille, et lui donne la direction à prendre. Une fois la nuit tombée, elle avait pu se guider aux étoiles, ce qui rendait le voyage bien plus aisé, mais pas moins dangereux. La citadine avait dû veiller, alors que la fatigue la submergeait. Elle manqua de s’endormir en chemin, mais un trou dans le sol l’en empêcha. Elle tenait son arc à proximité, prête à défendre leurs vies si besoin. Mais rien ne survint, et le chariot arriva sans heurts au Bosquet, en pleine nuit.

Quelques secondes après en avoir franchi la limite, Lynn arrêta le chariot, et, après s’être raclé la gorge, s’annonça à haute voix.

« Rigwenn'do, je me présente à vous. Je suis Taledhel, j’ai participé à l’escarmouche contre les envahisseurs Vaanis. L’une des vôtres m’accompagne, et est grièvement blessée. Elle a besoin de soins, de toute urgence... »

Sa voix se brisa. La journée avait été difficile, elle était épuisée. Elle continua, d’une voix bien moins forte.

« Je vous en prie, aidez-nous... »

Elle n’attendit pas longtemps. Un elfe bien armé s’avança dans son champ de vision. Lynn ne le reconnut pas.

« Tu es la deuxième Taledhelle à franchir notre frontière. Kÿria sait montrer la voie. Avance, tu trouveras notre camp. Ce n’est plus très loin, maintenant. »

Lynn murmura un remerciement et caressa l’encolure du cheval, qui reprit sa lente marche. Lui aussi montrait des signes de fatigue. Le guet disparut de nouveau dans les arbres, après avoir vérifié la direction prise. Quelques minutes après, et les deux elfes débouchèrent sur le camp endormi. Une petite elfe pas bien réveillée les attendait déjà, encadrée par deux guerriers bien armés.

« Qui es-tu ? » demanda-t-elle d’une voix grave.
« - Lynn. Je fais partie de l’armée royale de... »
« - Lynn ? Tu es celle dont me parlait ma fille. Tu es partie avec elle. Où est-elle donc ? Elle n’est pas encore revenue... »

L’inquiétude se lisait sur le visage de la Noss. Les guerriers restaient vigilants, et l’un d’entre eux avait posé sa main sur la garde de son épée. Lynn sauta du chariot après avoir lâché son arc. La réception ne fut pas aussi souple qu’elle s’y attendait. Ses acrobaties et sa course de tout à l’heure l’avaient épuisée. En atterrissant, ses jambes fléchirent, et elle se retrouva à genoux. Alors, la fatigue, la tension, le stress, la douleur, la tristesse... Tout ceci éclata lorsqu’elle fondit en larmes. Les fortes émotions ressenties étaient venues à bout de son masque psychologique. Entre plusieurs sanglots et reniflements, on réussissait à comprendre ces quelques mots.

« Elle est... dans le chariot... Blessée. Son bras... »

La Noss s’approcha en courant, et monta sur le chariot, suivie par l’un de ses gardes. L’autre surveillait toujours Lynn, quelque peu décontenancé.

« Kÿria soit louée, elle va bien... Fee’d Ji, Anár, installez la dans mon lit, et allez réveiller le druide. Il doit intervenir. Lynn, viens avec moi. Nous allons nous occuper de toi. »

Difficile pour la susnommée de bouger. Elle était brisée et ne cessait de pleurer. Ses larmes mouillaient son masque. Elle serrait l’herbe fraîche dans ses mains, et se tenait courbée, les bras tendus, sur le sol. Elle sentit une main douce et chaude sur son épaule.

« Tout va bien. Tu es en sécurité, maintenant. »

La tisane entre les mains de l’elfe la réchauffait. Elle avait pleuré pendant un bon moment. On l’avait aidé à se relever, et amené dans l’une des tentes du campement. Là-bas, elle s’était changée. On lui avait prêté des vêtements propres, et on avait posé ses affaires sales dans un coin. Elle était vêtue d’une simple tunique, assise près du feu qui illuminait le camp. A ses côtés, l’elfe qui l’avait accueilli semblait, elle aussi, perdue dans ses pensées. Ses doigts jouaient entre eux, et Lynn ne put se résoudre à briser le silence qui s’était installé autour d’elles. C’est finalement la chef de clan qui parla.

« Alors, ça va un peu mieux ? » demanda-t-elle avec compassion.
« - Oui. Je vous remercie, cette journée a été difficile... » répondit Lynn avec un sourire reconnaissant. Elle avait laissé son masque de côté. Elle n’en ressentait pas le besoin, ici.
« - C’est nous qui te remercions. Et moi, particulièrement. Tu as sauvé Nenwende d’une bien pénible fin. Je croyais déjà ne plus jamais revoir ma fille... »

Nenwende. Lynn se rendit compte qu’elle n’avait pas encore appris son prénom.

« Je me nomme Astal Sirthall, et je suis la chef des Rigwenn’do. » continua-t-elle. « Comme je te le disais, Nenwende m’a parlé de toi, et de ton passé Ornedhel. Tu as vécu des choses difficiles, mais je suis heureuse de voir que ton clan disparu vit encore en toi. »

Lynn ne sut que répondre. Elle sirota sa tisane silencieusement, sentant ses joues rougir à cause du compliment. Astal sourit imperceptiblement, et demanda de sa voix grave :

« Connais-tu l’histoire de notre clan ? »

Lentement, après une courte hésitation, Lynn secoua la tête. Elle avait certes entendu parler de ce qu’il s’était passé dans l’Annon, mais les détails lui échappaient. Et puis, tout ce qu’elle avait entendu venait des dires de Taledhels. Confronter la version de ses pairs avec celle de ceux qui la vivaient pourrait être très intéressant. Alors, Astal entama son histoire d’une voix lente et monotone.

« Comme tu le sais certainement, l’Annon a toujours été un territoire de conflits. Entre l'occupation des Drows et la douleur de la Prime Œuvre, il fallait que nous fassions quelque chose. Une action a été décidée, et nous avons réuni nos forces. Il y a quelques années, nous avons pris d'assaut Yutar. Nous en sommes sortis victorieux, et nous avons rasé les restes de leur passage. Les elfes ont alors pris le contrôle de la région. Les pertes ont été lourdes, et nous étions désespérés. La victoire s’était soldée par la mort de nombre d’entre nous. Les différents clans qui s’étaient unis pour cette conquête ont alors décidé de se réunir, et de se rassembler sous un seul nom, symbole de notre union. Nous venons de tout Anaëh, et nous vivons aujourd’hui dans l’Annon. Ce bosquet est notre demeure, s’élevant sur les ruines de Yutar. »

Elle s’arrêta, son regard perdu dans les flammes.

« C’était un moment historique, pour nous tous. Nous avons tenté de défendre l’Annon, mais comme tu peux le voir, nous ne sommes pas si nombreux, et le territoire est grand. C’est pour cette raison que votre fort Celimë a été autorisé, et que nous vous laissons meurtrir la Sylve pour sa construction. »

Lynn leva sa paume pour l’arrêter, mais Astal ne la laissa pas répondre.

« Je sais ce que tu vas me dire. Que ce fort est un mal pour un bien. Que vous travaillez en respectant la Prime Œuvre le mieux que vous pouvez. C’est la moindre des choses. Mais tu sais que nous ne pouvons pas réellement cautionner cet acte. »
« - Je l’ai bien fait, moi. La Forêt nous donne les ressources pour nous aider à la défendre. Sans ces constructions, qui sait ce qui resterait d’elle aujourd’hui. »
« - J’ai déjà entendu ces arguments... » soupira-t-elle. « Je persiste à croire que d’autres solutions pourraient être envisagées. Toutefois, ta venue n’est pas par hasard. Rien n’arrive par hasard. Une Ornedhelle qui s’intègre aux Taledhels après son enfance, c’est quelque chose de rare, mais si tu l’as accepté, c’est que nous avons, nous aussi, des progrès à faire. »

Un sourire illumina le visage de Lynn. Reconnaître la possibilité qu’on n’est pas parfait était une très bonne première étape, et c’était bien rare d’entendre ça de la bouche d’une Noss. Elle se souvenait encore de la réaction violente de ceux qu’elle avait rencontré en Ardamir, et la cuisante défaite morale qu’ils avaient subie. Un silence gênant commença à s’installer, qu’elle rompu avec délicatesse, en passant du coq à l’âne.

« L’un d’entre vous ma parlé d’un des miens qui serait au camp. Qui est-ce, et pourquoi est-il, ou elle, ici ? »
« - Un elfe aux cheveux roux. Nous l’avons emmené avec nous et séparé de sa troupe après votre escarmouche. Il est grièvement blessé. »
« - A... Aegden ? »
« - Je ne connais pas son nom. Il ne s’est pas réveillé. »

Lynn déglutit difficilement, très inquiète. Les mots choisis étaient durs, comme s’il avait déjà rendu son dernier Souffle. Toutefois, Astal la rassura d’emblée.

« Ne t’inquiète pas. Il va mieux, notre druide s’est occupé de lui. »
« - Je... Je peux le voir ? » demanda l’amie apaisée.

La chef de clan acquiesça et pointa une tente.

« Il est là-bas. Essaie de ne pas le réveiller, ou Tawardil pourrait se fâcher. »

Sans un bruit, Lynn se releva et se dirigea vers la tente pointée du doigt. Elle découvrit bel et bien Aegden, gisant, grimaçant de douleur, dans un sommeil agité. Elle s’accroupit avec un soupir près de lui et posa la main sur son front. Pas de fièvre. Son torse nu semblait avoir été recousu à un endroit, et un picotement dans l’air justifiait encore de la magie utilisée pour le tirer d’affaire. L’elfe lui fit un sourire et resta quelques minutes à ses côtés, priant Kÿria dans sa tête de le préserver de possibles séquelles. Sa foi pour la déesse était toujours forte, d’autant plus dans ce genre de moments décisifs. Une fois sa prière achevée, elle se dirigea vers l’extérieur et lança un dernier regard à son ami.

Elle bénissait ce clan Noss pour sa générosité, et ressentait une immense gratitude. Lynn avait mis du temps à faire confiance, et à s’autoriser un lien plus ou moins fort avec quelqu’un. Si elle avait dû le perdre lui aussi, elle n’aurait sans doute pas su quoi faire pour s’empêcher de sombrer de nouveau là où elle craignait d’aller.

La folie, et le néant.

Elle ferma les yeux, et murmura un faible « merci », qui s’adressait de si nombreux destinataires. En rouvrant les yeux, elle remarqua la présence de Astal, à moins d’un mètre d’elle.

« Disons qu’on est quittes. » souffla-t-elle avec un sourire.

La nuit continua dans un calme absolu. Lynn discuta encore quelques minutes avec Astal près du feu. Elles évoquèrent ensemble l’ancienne époque, avant le Voile, et parlèrent de certains de leurs regrets. La citadine plongea dans ses souvenirs pour parler des différents rituels de son clan disparu, que la Noss compara aux rites des Rigwenn'do, et de ceux de son clan dissous. Et puis, Lynn finit par s’endormir en écoutant la voix calme de son interlocutrice, exténuée.

Au cours des quelques jours qui suivirent, Lynn put faire la connaissance de plusieurs Ornedhels, qui avaient tous appris le sauvetage de Nenwende après qu’on lui ait arraché l’information à regret. Elle n’aimait pas se vanter de ses propres actions, surtout quand celles-ci avaient occasionné la mort de plusieurs âmes, et ce, même si elles l’avaient bien mérité. Ce n’était pas du regret qu’elle ressentait quand elle réfléchissait à tous ces meurtres qu’elle avait pu commettre dans sa vie. Non, c’était surtout un sentiment de trahison envers Kÿria, qui leur avait insufflé le Souffle. Ses séances de méditation, le matin, servaient, entre autres, à faire la paix avec elle-même, et sa déesse. Elle priait souvent auprès de la Mère, et était certaine que ses actions étaient justifiées, et pardonnées.

Après tout, elle ne tuait jamais pour rien.

Les Rigwenn’do avaient apprécié son courage, et la facilité avec laquelle elle avait suivi Nenwende à la poursuite des envahisseurs. Souvent, l’après-midi, on la provoquait en duel, et bien qu’elle ne les gagnait pas tous, son agilité et sa rapidité lui permettaient de tenir en respect nombre d’entre eux. Ces quelques jours lui permirent de bien s’intégrer avec le clan. Lynn se sentait bien, écartée de ses responsabilités de soldate royale. Elle prenait le temps de renouer un contact plus symbiotique avec la nature, et ses méditations étaient plus longues, et plus profondes. Elle exerça deux intéressés aux arts martiaux, qui comprirent bien vite que cet art ne nécessitait pas que des prouesses physiques. Ce rapprochement du corps et de l’esprit captivèrent Tawardil, qui put lui aussi avoir de longues conversations avec elle. Ces moments passés auprès des Noss firent du bien à la citadine. Elle n’avait pas eu l’occasion de se rapprocher de son passé depuis très longtemps. Grâce à ces journées, Lynn put enfin comprendre que son deuil n’était pas complètement terminé. Elle profita donc de ce temps pour clore cet épisode de sa vie, achevé pourtant plus de 300 ans auparavant.

Nenwende se réveilla dans la première journée, dans le milieu de l’après-midi. Son bras en écharpe, elle semblait toutefois en forme, et bien reposée. Sa fièvre était retombée, et même si son bras mettrait bien un mois complet pour être de nouveau utilisable, aucune séquelle réelle n’allait être handicapante. Tout cela soulagea Lynn, qui sentit un poids se relâcher doucement dans sa poitrine. Elles continuèrent à discuter légèrement toute la soirée, et une partie de la nuit. Tawardil rouspéta la fille d’Astal, qui dût partir se coucher. Avant de la quitter, elle déposa un baiser sur le front d’une Lynn qui frissonna à ce contact, et put entendre un nouveau remerciement de l’elfe blessée. Un sourire timide s’afficha sur le visage de la citadine, qui ne sut que répondre. Elle n’avait pas senti de proximité physique avec quelqu’un depuis longtemps, et ses pensées vadrouillèrent le reste de la nuit, lors de laquelle elle ne s’endormit que très tard.


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Lynn resta en tout six jours et sept nuits au campement des Rigwenn'do. C’est au petit matin qu’elle et Aegden décidèrent de partir pour le fort. Astal, Tawardil, Nenwende et quelques autres elfes les raccompagnèrent à l’orée du bosquet. La séparation n’était pas simple, mais nécessaire.

« Ces quelques jours passés parmi vous furent inestimables pour moi, » fit Lynn d’une voix assurée. « Votre hospitalité restera dans mon cœur. »
« - Ton passage, ainsi que celui de ton ami, nous ont été tout aussi précieux, » déclara la chef de clan. « Nous vous remercions encore pour votre action contre les mercenaires. Vous vous êtes joints au combat sans une hésitation. Nous prierons longtemps pour vos âmes, et vos vies. Puissent-elles vous mener un jour de nouveau au bosquet de Yutar, vous y serez les bienvenus. »

Un sourire apparut sur le visage de l’elfe, qui vit Nenwende se rapprocher d’elle. Elle posa la main sur l’épaule de la soldate et demanda doucement :

« Tu reviendras nous voir, n’est-ce pas ? »
« - Évidemment. Je ne peux pas vous laisser dans un tel état, il vous reste tant à apprendre. » roula Lynn, rieuse. « Nous serons de retour, peut-être plus tôt que vous ne le pensez. Je vous le promets. »

Quelques paroles furent encore échangées, puis le duo prit le chemin de retour. Lynn montait le cheval Vaani qui tirait le chariot laissé aux Noss. Aegden, quant à lui, chevauchait son Mathandil, qui l’avait suivi jusqu’au repaire des Ornedhels. Parcourant les plaines arides et les quelques bois épars de l’Annon, les deux citadins discutèrent longuement de leurs expériences de ces dernières journées, mais il y eut également des moments de silence, silences pendant lesquels Lynn réfléchissait à toute allure. Les clans sauvages n’étaient donc pas tous hostiles, loin de là. Celui-ci pourrait peut-être faire un allié de poids pour les Taledhels. Et qu’en serait-il des autres ? Y avait-il peut-être une issue à la réunion des deux sociétés ? C’est sur cette pensée que Lynn vit la muraille du fort s’élever au détour d’une colline. Ces réflexions attendraient peut-être encore un peu.

Chemin faisant, elle remit son masque avec un soupir, pour la première fois depuis son arrivée au bosquet de Yutar. Elle n’était pas encore prête à se dévoiler à ses pairs. Au fond d’elle-même, le doute, la crainte et le désespoir ne s’étaient pas éclipsés. Ces prochaines journées la tourmenteraient bien plus. Ce séjour chez les Noss ne lui avaient peut-être pas fait que du bien, mais une chose était sûre : les Taledhels avaient fait un pas de plus vers la réconciliation avec les Ornedhels, et vers la paix.