Lame brisée et coeur fragile | Thordril & Rubis

Deuxième ennéade
Automne, Favrius 19:XI

J'aime bien l'automne mais ce n'est pas une saison facile à reproduire sur papier. Il ne faut pas jouer avec des nuances de verts mais avec du rouge, du jaune, du orange, du marron... Perchée sur une petite falaise au bord de la Virné. Je veux faire un paysage pour illustrer mon ouvrage en cours. C'est mon deuxième essai mais, en plus des couleurs, quelque chose ne me va pas... Dans un soupir, j'arrête mon travail pour le regarder, penchant la tête sur le côté comme si ça pouvait avoir un effet quelconque...

Je crois que c'est l'angle de vue qui ne rend pas bien. Il faudrait que je puisse voir tout ça de plus haut, que la rivière semble émerger de la forêt au premier plan ! Seulement, du haut de mon petit mètre trente, je ne vais pas aller bien loin... Soudain, je suis prise d'une idée et cherche un endroit qui pourrait me convenir. Je ranger rapidement mes crayons de couleur de la pochette qui leur ait dédiée, je glisse ma feuille dans mon porte documents de cuir et je file droit en direction d'un arbre situé un peu plus loin. Postée entre ses racines, je l'observe en détails.
Le point de vu de là haut serait parfait. Problème : Ses branches les plus basses sont trop hautes pour moi. Il faut que je trouve un moment de les atteindre, et sans corde puisque je n'en ai pas pris avec moi, si ce n'est une corde à arc de rechange qui ne me sera pas d'une grande aide. Et puis, j'ai une idée. Je pose un genou à terre, j'attrape la dague accrochée à ma cuisse et je l'empoigne fermement. Je la plante dans le tronc d'un coup sec avant de vérifier qu'elle tient bien. Ça a l'air d'aller... Je me redresse donc et pose un pied sur le manche en étirant un bras pour tenter de saisir la branche la plus proche. Et alors que je suis à deux doigts d'y arriver... Me voilà par terre !
Reprenant mes esprits, je secoue la tête et rouvre les yeux. Devant moi, la lame de ma dague est toujours dans l'arbre -quoi qu'un peu bancale- et la poignée gît au sol.

-Merde...

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Je ne sais pas ce qui est le plus étrange. Sortir de ma ville souterraine pour me balader dans la forêt aux alentours ou bien quitter les chauds rayons du soleil d'automne pour retourner dans l'ombre. Cependant, je suis loin de le vivre comme une contrainte et je circule librement dans la cité, un léger sourire aux lèvres, des yeux curieux et rieurs et une démarche pleine de légèreté et de nonchalance. Insouciante, j'erre dans le quartier des forgerons vêtue d'un pantalon de cuir, de bottes à lacets qui atteignent presque mes genoux, une veste de laine et un large et épais foulard enroulé autour de mon cou et de mes épaules. J'aime porter tantôt du vert ou du bleu qui font ressortir mes yeux qui sont à mi-chemin entre les deux. Aujourd'hui, comme j'étais dehors, j'ai opté pour du vert.
Après un moment, je trouve l'endroit que je cherche et je m'avance vers la forge où travaille une personne que je connais. Je ne l'ai pas vu depuis des années, si ce n'est des décennies, et je suis quasiment sûre qu'il ne sera pas ravi de me voir... Mais c'est le premier auquel j'ai pensé et le seul à qui je peux demander ce service.

Me voici donc devant le comptoir, posant mes coudes pour croiser les bras.

-Bonjour là-dedans ! Dis-je pour attirer l'attention.

Par Brissea, faites que, s'il est là, il ne s'enfuie pas en me voyant...

Je me penche par-dessus le comptoir. Vu ma taille, mes pieds ne tardent pas à décoller du sol et je redresse un peu les talons... cette posture m'amuse. Mais alors que je guette un Souffle qui vive à l'intérieur, un nain prononce mon nom et je tourne subitement mon regard vers lui. Je reconnais alors le dawi que j'ai eu le malheur de terroriser il y a quelques décennies... A la façon dont il m'a appelée, il n'est pas ravi de me revoir... Mais je m'y attendais. J'étire un sourire à la fois contrit et désolé. J'espère que je ne ravive pas de trop mauvais souvenirs.

-Salut Thordril...

Ce n'était peut-être pas une bonne idée de venir le solliciter, lui. Mais personne d'autre ne se présente, surtout que l'on voit à présent que quelqu'un s'occupe de moi. Bon... Maintenant qu'on y est, je ne vais pas reculé. Mais je peux peut-être le rassurer sur mes intentions.

-Hm... Oui. J'aurais besoin de tes compétences.

Je fouille dans mon sac. On entend quelques cliquetis métalliques tandis que je sens la poignée de ma dague sous mes doigts. Je la saisis alors pour la poser sur le comptoir. Et la lame la rejoint bien vite alors que je prends garde à ne pas me couper. Je relève les yeux vers le forgeron et prend un air inquiet malgré mon sourire -un peu nerveux-.

-Mon père va me tuer s'il apprend que j'ai encore cassé une dague. Dis-moi que c'est réparable, s'il-te-plaîîîît... Supplie-je avec une mimique assez amusante en fin de compte.

Tout le monde sait que jamais mon père ne me toucherait. Je suis sa petite fille chérie qu'il adore et adule. Je ne pense pas en profiter pas outre mesure, j'ai tout ce qu'il me faut et j'estime avoir de la chance de pouvoir m'adonner à ma passion plutôt que d'être obligée de passer mes journées dans la mine ou devant les fourneaux. Je n'ai pas envie de risquer de trop le contrarier et que tout ça ne change. Et puis, je l'aime énormément moi aussi. Cependant, ça doit être la quatrième dague que j'esquinte. Je ne sais pas si ça passera... Alors je tente ma chance.

C'est une idée ou il me dit oui juste pour pouvoir se débarrasser de moi au plus vite ? J'aurais dû m'y attendre cela dit... C'était vraiment pas une bonne idée d'aller le voir, lui. Je ne suis pas là depuis deux minutes que je l'ai déjà compris. Je pensais que, depuis le temps... Mais non. Apparemment il m'en veut toujours.
Mon sourire s'efface de mon visage alors qu'il s'éloigne le temps de prendre un tablier. Il revient prendre l'arme et je lui adresse un "merci" alors même que je ne sais pas s'il peut le faire ou non. Le fait qu'il s'en aille avec me laisse à penser que oui mais... J'ai un doute.

J'attends d'abord au comptoir mais la situation me turlupine un brin. J'étais sincère quand je me suis excusée environ vint-cinq ans plus tôt. Mon père m'avait bien fait comprendre que je m'y prenais mal et que je faisais souffrir les barbes parce que je les harcelais. Et Thordril est celui qui en a le plus souffert... C'est d'ailleurs ce qui a poussé mon cher papa à intervenir pour m'arrêter et j'estime qu'il a bien fait.

Finalement, je soupire et peste avant de contourner le comptoir et de partir à la cherche l'atelier de mon forgeron. Je ne tarde d'ailleurs pas à le trouver et je me pose, l'épaule contre une poutre, les bras croisés, pour le regarder faire quelques instants avant de quand même lui signaler que je suis là.

-Je suis désolée.

Cette fois, je suis parfaitement sérieuse. Ça m'arrive parfois. En de rares occasions. Mais là, je sens que c'est le moment de l'être.

-Je sais que je me suis déjà excusée à l'époque mais je suis pas certaine que t'y ai cru. Alors... A tête reposée et avec quelques années de plus, je le redis... Si je t'ai fait du mal, j'en suis désolée. C'était pas ce que je voulais. Et si t'occuper de ma dague est trop pénible, j'irais voir quelqu'un d'autre. Je voulais pas raviver une vieille blessure. Tu n'as qu'un mot à dire et je disparais.

J'attends sa réponse. Je partirai dans tous les cas pour le laisser continuer à travailler tranquille. La question est de savoir si ça sera avec mon arme brisée ou pas. Et je pourrais pas vraiment lui en vouloir s'il me disait d'aller me faire voir chez les malfaits...

La réponse de Thordril me laisse un peu pantois. C'est moi ou il est en train de suggérer que j'ai dit ça pour le motiver à travailler pour moi ?! Là, j'en suis abasourdie. Je sais que je ne suis pas approuvée par certains de mes pairs pour mon attitude un peu désinvolte et décalée et puis à cause de la voie que j'ai choisi de suivre qui n'est pas celle de mon clan, mais de là à ce qu'on me voit de cette manière... Je pense quand même être quelqu'un de bien... Enfin... Oui si, il me semble ! Ou alors c'est le mal que je lui ai fait qui l'amène à me voir comme ça ?
À sa demande, je recule et ne dis plus rien. Je ne lui fais même pas remarquer que je n'en ai pas, des tresses. Ce qu'il vient de balancer me perturbe. Je l'ai fait souffrir plus que je ne le pensais pour qu'il ait cette vision de moi, même trente cinq ans après. Je le regarde travailler en gardant mes distances, plus pour lui que pour ma protection parce que je pourrais très bien aller chipper de quoi me préserver des éclats pour pouvoir observer son travail de plus près. Mais je veux le laisser tranquille. Et quand finalement il me rend mon arme, je la prends et la détaille un instant. Je regarde le résultat, oui, mais j'hésite aussi. Mes traits sont beaucoup plus graves qu'à mon arrivée et j'ai rarement été aussi sérieuse dans ma vie. J'ai soudain l'impression d'être un monstre...

-Je suis venue te voir toi parce que tu es le premier auquel j'ai pensé. Je pensais pas t'avoir fait souffrir au point que tu me vois comme ça... Comme quelqu'un capable de faire des excuses juste pour qu'on lui rende un service. Tu dois vraiment me considérer comme quelqu'un d'horrible.

Je ne suis pas triste et je n'essaie pas de l'apitoyer. Ce n'est pas sa faute s'il me voit comme ça, c'est la mienne. C'est la culpabilité et le remord qui parlent.
Finalement, je fouille dans ma poche et j'en sors quelques pièces. Depuis le temps, je connais le prix d'une réparation. Je pose l'argent sur une étagère à ma portée pour ne pas l'incommoder davantage.

-Je t'embêterai plus.

C'est une promesse. Et je ferais même attention de me tenir hors de son champ de vision si je le peux. La ville est grande, je devrais pouvoir y arriver.
Je recule d'un pas pour me retrouver dans le couloir avant de faire demi tour et de m'en aller, observant la dague que j'ai toujours entre les mains. Après quelques pas, je soupire... Puis je la range. Je vais rentrer... Je crois que ça vaut mieux.