La main qu'on nous tend

Il n’était pas de la meilleur des humeurs en retrouvant enfin à nouveau le terrain d’entrainement et cela se voyait de loin. Entre son mathandil, le talonnant encore de près, qui venait de passer à peu de se faire tuer, un entrainement auquel il tenait interrompu et une sale griffure de Kerkand à la naissance de son épaule, Aegden devait bien avouer qu’il avait connu de meilleur débuts de journée…

Trainant des pieds, il ruminait sur la probable perte de temps incroyable qu’il s’apprêtait à subir en allant chercher un soigneur parmi les prêtres de Kÿria au beau milieu de la cité alors qu’il était, lui, près des murs. Quoi que…peut-être qu’il avait un peu de chance finalement… La pointe de ses oreilles se haussa un peu en remarquant une silhouette familière quelques mètres plus loin. Et qui ne s’entrainait pas encore qui plus est… C’était l’occasion ou jamais.

S’en approchant un peu, il fit un signe de la main au grand blond, attirant son attention mais se voulant d’une attitude qui n’inquiéterais pas non plus le guérisseur. Il voulait tous sauf que le médecin pense qu’il était plus que légèrement blessé.

-Brannor…Le salua-t-il. Tu tombes à pic je crois. Tu aurais cinq minute pour m’aider ? J’ai juste besoin d’un bandage. Il soupira en désignant la vilaine estafilade. Rien de grave et longue histoire. J’ai juste besoin de pouvoir repartir rapidement…

Brannor se tenait aux abords du terrain d’entraînement attentif à ce qui s’y passait. L’instructeur donnait ses directives lorsqu’un mouvement sur sa droite attira son attention. Il tourna la tête juste à temps pour voir Aegden qui venait vers lui, l’air passablement agacé.

« Aegden! Je suis content de te voir. »

Si le rouquin était de méchante humeur, il en allait tout autrement pour le médecin qui irradiait, littéralement. Enfin, autant qu’un elfe naturellement réservé pouvait le faire. Brannor n’avait pas commencé à sourire stupidement après son retour de Quatrième Saison. Non, mais il était plus détendu et ça, ses compagnons l’avaient remarqué. Plus détendu, mais aussi plus confiant. Il ne donnait plus l’impression d’être sur le point de prendre ses jambes à son cou à la moindre difficulté.

« Heu oui, je peux te faire ça. » Il regarda l’estafilade en fronçant les sourcils. S’était-il fait ça à l’entraînement ? Ça expliquerait son humeur. « Viens avec moi, nous allons aller à l’infirmerie. » Il lui fit signe de le suivre. Personne n’essaya de les arrêter. Après tout, il était avec Aegden.

L’infirmerie était une grande pièce rectangulaire dont le mur extérieur percé de fenêtre laissait entrer la lumière du soleil. Il y flottait perpétuellement une odeur d’herbe médicinale. On y trouvait des lits — tous inoccupés — séparés par des rideaux vaporeux, une table d’examen et de nombreux cabinets.

« Installe-toi sur la table là pendant que je sors mon matériel. Je n’ai pas l’impression que tu as besoin de point de suture, mais je dois quand même nettoyer la plaie. »

Brannor saisi un seau et, le trouvant vide, grogna.

« J’ai demandé qu’il y ait toujours de l’eau fraîche dans l’infirmerie. De l’eau, des bandages, du fil et des aiguilles… Ce n’est pourtant pas compliqué ! »

Le médecin passa la tête par la porte et héla d’une voix impérieuse le premier elfe passant par là.

« Toi, va me chercher de l’eau. Tout de suite ! »

Et il lui fourra le sceau dans les mains. Ça aurait été nettement moins drôle si l’elfe en question avait été un supérieur peu habitué à ce qu’on lui donne des ordres. Par chance, il était tombé sur une recrue plus que désireuse d’impressionner. Après tout, s’il aboyait des ordres comme ça, c’est qu’il devait être quelqu’un d’important.

En attendant que l’eau arrive, Brannor sortit le reste de son matériel, le disposant méthodiquement sur la table aux côtés d’Aegden.

« Tu m’as dit que c’était une longue histoire et tu n’as pas besoin de me la raconter si tu ne veux pas. Toutefois, permets-moi en tant qu’ami d’être préoccupé de te voir arriver pendant l’entraînement, blessé. »

-Ça va, je ne suis pas à l'agonie. Le mainyth tenta gentiment de tempérer le médecin. Et ce pauvre garçon n'y est pour rien.

Sa contrariété s'était légèrement adoucie en suivant Brannor à travers les bâtiments de la caserne lëandrinne. Il n'aurait rien donné pour y revenir maintenant qu'il vivait avec sa future femme et son enfant mais c'était tout de même une douce sensation que de retrouver ces couloirs qu'il avait arpenté des centaines d'années durant et qu'il avait, encore un an ou deux en arrière, fini par appeler "chez lui". Rien n'avait changé, bien entendu. Quelques hommes l'avaient même salué au passage, surpris  à juste titre de le voir ici. Pour un lieu autant empreint de l'esprit guerrier des elfes, il était surtout synonyme de vie et de paix, pour le commandant.

Remuant un peu, incommodé par le fait de devoir s’asseoir et attendre alors qu’il aurait dû être en train de courir et de se battre, il adressa tout de même une dernière grimace au vieil elfe blond en répondant à sa question.

-Je ne me suis pas fait ça en m'entrainant. Il a fallu que Vailimo, mon mathandil, se jette entre les griffes d’un kerkand un peu trop vif pour le moment et l'endroit... Un haussement d’épaule machinal lui tira un bref rictus de douleur et tout autant de regret. Alors je n’ai pas réfléchi. Je m'en suis sortit avec un peu d'aide, heureusement.

S’attendant à une réplique acerbe du médecin comme ils savaient si bien les faire ceux de son genre, il l’anticipa d’un regard en biais équivoque. Oui, il s’avait que c’était idiot et dangereux, mais brannor n’aurait-il pas réagit de la même manière, sachant l’un des siens en danger ?

« Mon ami, ici c’est moi qui décide si quelqu’un est à l’agonie ou non. » Le fait qu’Aegden soit sur ses deux jambes ne constituait en rien une preuve de sa bonne santé. Au contraire, Brannor ne comptait plus le nombre de fois où il avait vu des elfes en apparence encore solide s’effondrer quelques instants plus tard, terrassés par une blessure interne. L’expérience lui avait appris à ne jamais présumer de quelque chose.

Il achevait ses préparatifs lorsque le commandant lui expliqua les raisons derrière son état. Un kerkand ? Brannor s’arrêta, le regard posé sur Aegden. À la réaction de ce dernier, il s’attendait à être sermonné. Il comprenait la stupidité de son geste, mais ne regrettait pas d’être intervenu. « C’était stupide et dangereux. » Déclara le televin sans douceur. « Mais j’ai fait pire alors je suis mal placé pour te faire la leçon. J’ai le souvenir très vif de flèches qui sifflent au-dessus de ma tête alors que j’essaie d’empêcher les entrailles d’un teltari de se rependre en-dehors de son abdomen en même temps que mon capitaine hurle de le laisser. J’ai refusé d’écouter et il est encore en vie aujourd’hui. J’ai été sévèrement réprimandé malgré tout. » Il pinça les lèvres. « En revanche, tu comprends que je souhaite t’examiner attentivement avant de te laisser partir. On parle quand même d’un kerkand. »

Sans lui demander la permission, Brannor plaça ses mains de chaque côté de sa tête et commença à l’examiner. « Tu as des douleurs particulières ? De la difficulté à respirer ? Une sensation de faiblesse ? Tu as reçu un coup sur la tête ? » Il lui palpait le crâne, le cou, la nuque. Il n’y avait aucune familiarité dans le geste, juste une redoutable efficacité. « Tu me le dis si je touche un endroit sensible. N’essaie pas de me cacher quelque chose. Nous avons déjà établi la stupidité du geste de toute façon. D’ailleurs, comment se porte ton mathandi ? »

-S’il te plait, Brannor.

Il n’aimait pas qu’on touche à son visage ou son cou et encore moins lorsqu’on effleurait volontairement ou non ses cicatrices. Alors, crispé par la main pourtant experte du médecin, mais contenant ses gestes il posa la sienne sur celle de Brannor, pour le repousser gentiment lorsqu’il fit mine de l’examiner.

-Je n’ai rien.Fit-il ensuite en se tortillant un peu, comme déjà sur le point de repartir. J’ai juste été griffé dans l’enchainement du combat, mais je vais bien. J’ai juste besoin d’un bandage.

Il ne mentait pas. Bouger son bras lui faisait un mal de chien sur l’instant, mais ce n’était pas grand-chose et il n’avait définitivement pas besoin qu’on s’inquiète à ce point pour lui. Aegden était plus résistant qu’il en avait l’air. Et puis entre les années d’entrainements intensifs et les divers conflits dans lequel il avait été mis toute sa vie, le commandant en avait vu bien d’autres.

-Vailimo aussi va bien, la Mère soit louée. Il est secoué mais le Kerkand ne l’a pas touché. Il hésita avant d’insister quand même. Il ne m’a pas touché non plus, à par l’épaule. J'ai eut de la chance.

Il posa sa main juste en dessous de la griffure à la naissance de son épaule, espérant par ce simple geste recentrer l’attention du médecin.

Aegden se tortillait sur la table, n’appréciant pas du tout l’ampleur de la réaction de Brannor. Comprenant que le soldat risquait de simplement partir, il s’arrêta, ses bras retombant le long de son corps. Il regarda son ami, grimaça et recula d’un pas pour laisser un peu plus d’espace à son ami. « Pardon, je me suis laissé emporter. Si j’ai mis en doute tes brillantes aptitudes au combat, ce n’était pas mon intention non plus. Ça n’excuse rien, mais j’ai revu ma sœur récemment. Elle est sur le point d’accoucher. Je ne savais même pas qu’elle était enceinte… Bref, j’ai l’impression que ça m’a transformé en une créature surprotectrice insupportable. C’est probablement une bonne chose pour elle qu’elle vive à Quatrième Saison et que je sois ici. » Brannor sourit faiblement avant de se ressaisir.

« Il faut retirer ta tenue d’entraînement pour que je puisse m’occuper de ton épaule. Attends, je vais t’aider. Ça ne saigne plus, mais si tu commences à trop t’agiter, la plaie va se rouvrir. » Avec précaution, Brannor aida Aegden à se défaire de ses vêtements. Le sang avait commencé à sécher et le tissu collait par endroit sur la blessure. « C’est presque terminé. Voilà. » Maintenant que son patient était torse nu, il voyait clairement l’étendue des dégâts. Il fallait encore nettoyer la zone, mais Brannor pouvait déjà dire que les choses n’étaient pas aussi terribles qu’il les avait imaginées. « Ce n’est pas si mal. » Confirma le médecin d’un air satisfait. « Tu te souviens quand j’ai dit que tu n’aurais probablement pas besoin de points de suture ? En fait… Non, je vais plutôt te laisser choisir. Je peux nettoyer la plaie, te faire un bandage et te laisser retourner à tes occupations, mais je peux aussi te faire des points. Dans ce cas, la cicatrice sera plus fine, plus discrète, mais tu devras revenir me voir dans une ennéade ou trouver un autre guérisseur pour te les retirer dans une ennéade. Bon, où est cette eau ? »

Brannor tourna sur ses talons au même moment où un elfe entrait dans l’infirmerie en portant un seau rempli d’eau. Dans sa précipitation, il en renversa pratiquement la moitié sur le sol. « Pardon ! Je vais nettoyer ! » Avant que le médecin ait eu l’occasion de dire quoi que ce soit, le jeune soldat s’empara du premier truc à sa portée — les bandages — et commença à éponger le sol à toute vitesse. Le regard de Brannor s’écarquilla. « Mais qu’est-ce que vous faites ? Ça ne sert pas à nettoyer le sol, ce sont des bandages ! » Le soldat le regarda sans comprendre. Il baissa les yeux et vit ce qu’il tenait dans ses mains. Il s’étrangla puis se releva si vivement qu’il manqua percuter Brannor. Il regardait les bandages sans savoir quoi en faire comme s’ils étaient une chose sur le point de lui exploser dans les mains. Il les essora grossièrement avant de les remettre sur la table avec le reste des instruments. Ce fût la goûte qui fit déborder le vase.

« Dehors ! Aller, ouste ! Je ne veux plus te voir dans mon infirmerie. »

« Je suis vraiment désolé ! »

« Dehors ! »

Brannor le saisit par les épaules et le poussa vers la sortie avant de refermer derrière lui. Il resta devant la porte close, inspira profondément avant de se retourner vers Aegden. Toute la scène n’avait duré que quelques secondes et, bien que le médecin soit livide de colère, ce fut certainement comique à regarder.

« Bon, qu’est-ce que je disais déjà ? »

-Un simple bandage, ça suffira.

Aegden gardait le même ton neutre et calme en se répétant auprès du guérisseur. Il n’avait pas bougé de toute la scène. En revanche, à ses yeux légèrement plissés et à la fossette apparue dans le coin de sa bouche, il était facile de deviner qu’il n’appréciait pas tellement l’attitude de son camarade.

Le jeune homme avait certes fait des bêtises et les avaient empirées dans sa tentative maladroite de les réparer, mais il n’y avait rien de grave. Aegden n’avait pas besoin de soins urgents, et les bandages que le jeune homme avait endommagés n’étaient rien d’autre que du tissu lavable et désinfectable en quelques minutes. En plus de cela, il s’était excusé et semblait plus mort de peur qu’autre chose. Le mainyth n’appréciait pas voir les jeunes recrues visiblement bien intentionnées mis de ce genre de position. Réprimander une forte tête réfractaire, oui. Effrayer un novice, non.

Enfin…Aegden n’était plus maintyh d’Alëandir, ce n’était plus à lui de décider comment ces hommes étaient traités et la manière dont la hiérarchie fonctionnait alors il n’ajouta rien de plus.

-Félicitation pour ta sœur en tout cas. Finit-il alors par reprendre, histoire d’alléger un peu l’atmosphère. C’est normal d’avoir tendance à vouloir les surprotéger. Je compatis, ce n’est pas facile de rester rationnel parfois. Sourit-il doucement. Et encore...tu verra quand ça sera le tient...

La réaction de Brannor fut exagérée et à la façon dont il courba ses épaules et grimaça, il le savait. Parfois, on dit des choses sur le coup de l’émotion que l’on regrette ensuite. Il devra trouver le moyen de s’excuser auprès du gamin. Après tout, le geste partait d’une bonne intention et des erreurs, lui aussi en a commis.

Un linge à la main, il commença à nettoyer la plaie d’Aegden. « Merci. » Dit-il après un moment de silence. « Je l’ai revue récemment. Elle vit à Quatrième Saison où elle est mariée à un architecte. Je ne savais rien de tout ça. C’est arrivé au moment où j’étais au plus mal. Elle ne me parlait plus du tout. Je n’en aurais probablement rien su si je ne l’avais pas appris par hasard d’une connaissance commune. J’ai élevé ma sœur. Elle n’était qu’une enfant lorsque nos parents sont morts. J’ai donc fait le voyage jusque là-bas en catastrophe. Six jours pour me rendre, deux jours dans la citée avant de faire le trajet inverse. Je ne conseille pas de faire l’aller-retour sur un aussi bref intervalle, c’est épuisant. Là-bas, j’ai retrouvé ma sœur et mon frère qui s’y trouvait aussi. Je suppose que le hasard fait bien les choses. Nous avons discuté, beaucoup. Je leur ai tout raconté. Puis, nous avons bu. Duinor voulait célébrer la naissance à venir et la réconciliation. »

La plaie nettoyée, Brannor sortit d’un tiroir des pansements propres et commença à faire le bandage de l’épaule.

« J’ai plus de 800 ans et je n’ai jamais aussi ivre. Quatre bouteilles de Leoras ! En fait, je ne me souviens pas d’avoir été ivre et je ne tiens pas particulièrement à répéter l’expérience. Je dis que le voyage a été éprouvant, mais c’est peut-être ça le problème, en fait. Ce n’est pas trop serré ? »

Il admira son travail, satisfait.

« J’imagine, mais je suis trop vieux pour ça et avec ce qui est arrivé, je pense qu’il est préférable que je laisse ça aux autres. Faudrait déjà que je rencontre quelqu’un pour ça et je doute d’être très populaire. Bon, sur ce, tu peux retourner à tes occupations, tu as ma bénédiction. Essaie d’éviter de te retrouver entre les griffes d’un kerkand à l’avenir et passe le message à ton mathandil. »