[Fernel] Sortir de son trou | Louise & Aurel

Début de la deuxième ennéade
Automne, Bàarkios 19:XI

-Debout Pacôme.

Le jeune homme a du mal à se relever. Il faut dire que cela fait dix fois qu'il finit à terre et jamais il ne parvient à toucher son instructeur. Autour d'eux, quatre autres soldats s'entraînent par groupe de deux. Mais Pacôme est la dernière recrue et il a encore énormément à apprendre. L'emmener dans un tel voyage n'était pas sans risque mais il ne pouvait se passer de ses séances quotidiennes.

-Debout.

Un homme d'une trentaine d'années bien tassées se tient derrière lui. Les mains sur les hanches, il l'attend avec fermeté. Son visage est dur mais c'est la seule expression que son élève lui connaisse, à l'exception de quelques maigres sourires. C'est quelqu'un de dur et d'exigeant mais qui veille sur lui. Il lui demande de dépasser ses limites et, en contre-partie, il ne manque de rien. Pas même d'une tape sur l'épaule en guise d'encouragement.
Dans un grognement, le soldat se relève. Il fait de nouveau face à son adversaire et tente de l'attaquer. Quelques passes plus tard, il se retrouve de nouveau à terre.

-Apprends à être souple sur tes jambes mais à garder de solides appuis. C'est pour ça que tu tombes sans arrêt.
-Bien Monseigneur. Lui répond Pacôme entre ses dents.

Cette fois, Aurel lui tend la main et l'aide à se mettre debout. Cela fait trois jours qu'ils s'entraînent ici. Après avoir escorté lui-même une livraison à Serramire, il a poussé son chemin à peu plus loin avec un objectif bien précis. Mais alors qu'il espérait rencontrer la Dame de Fernel pour négocier avec elle, on lui a répondu qu'elle était absente mais qu'elle devrait bientôt être de retour. Le Seigneur de Lantenes s'est donné six jours pour voir si elle arrivait. En attendant, il en profite pour intensifier l'entraînement de ses hommes, et notamment petit dernier de sa troupe.

Nouvelle chute...

-Il va finir couvert de bleus, Général !
-Ne m'appelle pas comme ça. Lui répond Aurel d'un ton monocorde. Ou tu prendras sa place. Conclut-il, provoquant quelques rires dans le petit groupe.

Il le lui a déjà dit des milliers de fois mais Samson le fait exprès. Il l'a rencontré lorsqu'il avait encore ce grade. Une période bien éphémère de sa vie qu'il aurait préféré éviter. Cela lui a apporté beaucoup d'honneur et de reconnaissance. Ainsi qu'une chute tout aussi spectaculaire.

-Tu as assez mangé la poussière pour aujourd'hui. Déclare le Seigneur. Pacôme a une lueur d'espoir lorsque... Prends les bâtons.

La tête du jeune homme retombe sur le sol dans une plainte de fatigue physique et morale. Puisqu'ils n'ont que ça à faire pour s'occuper, ils passent leurs journées à s'entraîner. Hier encore, il avait tellement de courbatures qu'il peinait à marcher. Cela lui est passé depuis mais il n'a pas encore l'endurance de ses comparses. Cependant, après un énième effort, il se remet debout et fait quelques pas pour arriver près de leurs affaires empilées au pied d'un arbre. Ils ont demandé au Capitaine de Fernel un endroit en extérieur pour s'entraîner et on leur a conseillé cette petite clairière. Ils y sont tranquilles, loin des regards. Ils ont pu avoir de la visite éventuellement et n'ont pas refusé un œil extérieur. En dehors de Pacôme, ils sont tous bien entraînés. Quoi de plus normal pour des olysséens qui cultivent l'art de la guerre...

Mais peut-être que ce jour-là, leur attente se trouvera récompensée.

De là où ils se trouvent, ils entendront d’abord les hennissements des chevaux au loin, puis le bruit sourd d’un galop rapide qui se dirige vers eux. Peut-être cela les interrompra-t-il dans leur entraînement mais en tout cas les cinq cavaliers ne s’arrêtent pas une seconde, ils foncent tout droit vers le château, passant à côté de la clairière sans ralentir.

A leur tête, une toute petite silhouette juchée sur un cheval marron à la crinière noire, un cheval diantrais, devant lequel la herse de Fernel se lève sans attendre.

La châtelaine vient de rentrer après de très longues ennéades d’absence. Les cris de joie saluent un retour attendu de tous depuis longtemps et déjà la herse s’abaisse, tandis que depuis l’enceinte les hourras d’allégresse s’élèvent.




Deux jours plus tard, dans l’après-midi.


Bien entendu, la châtelaine a pris le temps de se reposer et de faire le tour de sa seigneurie, priorisant les Fernelois que ses obligations ont éloignés d’elle pendant si longtemps avant de s’occuper de tous les autres, y compris ces visiteurs pourtant installés au château.

Cela étant, il n’est guère possible d’éviter bien longtemps qui que ce soit dans les murs de ce château vivant aussi tient-elle à rencontrer de seigneur de Lantenes pour une collation prise dans la grande salle de réception face à une réconfortante flambée.

Rien ne semble plus agréable à Louise que ces instants-là, ces moments où elle est face à l'âtre, occupée à regarder danser les flammes au rythme des craquements irréguliers des grosses bûches de chêne et ce jour ne fait pas exception puisqu’elle est présentement debout, en longue robe de laine marron et enveloppée dans un grand manteau d’intérieur, longue cape bleue doublée de fourrure qui l’enveloppe d’une douce chaleur tout autant que ses cheveux librement épars sur ses épaules et son dos. Seuls signes de sa distinction, ce cercle de métal qu’elle porte toujours et l’anneau de Fernel à sa main brillent face aux flammes.

Même si elle sourit, son teint demeure fatigué et des cernes entourent encore ce visage qui a encore besoin de beaucoup de repos.

Quoiqu’il en soit, lorsque le Seigneur de Lantenes paraîtra enfin, Louise s’incline respectueusement et sourit tout aussi aimablement tout en détaillant l’inconnu d’un seul regard.

- Je vous souhaite officiellement la bienvenue en mon domaine, Seigneur de Lantenes.

Elle approche, d’un pas silencieux et souple, les mains nouées devant elle avant de s’arrêter et de sourire plus encore :

- Il n’est jamais trop tard pour recevoir quelqu’un dans les formes mais je vous prie tout de même de m’excuser du temps que j’ai pris à le faire. Je reviens un très très long voyage et j’avais besoin de repos.

Louise tend la main vers un siège placé devant les flammes, face au sien, aimable et courtoise :

- L’on m’a assuré que vous avez été reçu selon mes directives, ce dont je suis fort aise. Votre arrivée s’est-elle bien passée ? Vous n’avez rencontré aucun problème en chemin ?

Elle prend place à son tour, avec précaution, et sourit toujours aussi aimablement à Aurel. Un autre coup d’œil plus perçant cette fois analyse son invité, ainsi qu’elle en a l’habitude de le faire, avant de laisser la parole au seigneur de Lantenes.

Les hennissements et le son des sabots de chevaux au galop attirent l'attention du petit groupe qui se retourne vers la route principale menant à Fernel. Cinq personnes pénètrent déjà dans l'enceinte où elles sont accueillies avec des cris de joie qu'ils entendent jusqu'à leur position.

-Tiens. On dirait que Madame est rentrée.

Samson tourne son regard vers Aurel mais celui-ci ne réagit pas. Il a observé toute la scène et il n'a pas l'intention de se rendre au château. Au lieu de cela, il fait tournoyer son arme de bois dans les airs tout en prenant position face à Pacôme. La journée touchera bientôt à sa fin. Si c'est bien Louise de Fernel qui vient d'arriver, alors elle n'est pas plus présentable que lui. Alors soit ils dîneront ensemble ce soir, soit elle le recevra ultérieurement. Il n'a donc aucune raison de s'arrêter pour le moment... au grand dam de la jeune recrue.

~~~~~~~~~~~

Aurel ne pensait pas devoir attendre une journée de plus. Il a patienté toute la matinée avant qu'on ne lui annonce que la maîtresse des lieux était trop fatiguée pour le rencontrer. Il n'a pas non plus accompagné ses hommes l'après-midi, se rendant disponible pour la Dame. Mais en vain. Il a donc passé sa journée à se mettre à jour de quelques lettres et comptes, prévoyant d'ores et déjà son voyage de retour afin d'en déterminer la durée tout en prenant en considération les arrêts qu'il devait effectuer en cours de route.
Ce ne fut que le lendemain, à la veille de la date limite qu'il s'était fixé avant de repartir, qu'on l'informa qu'il serait reçu, lui indiquant le lieu et l'heure du rendez-vous. Le Seigneur de Lantenes s'y présente donc avec une ponctualité des plus stricte. Il y trouve une jeune femme qui, d'après sa tenue, ne peut être que Louise de Fernel. De son côté, il est vêtu assez sobrement de noir et de pourpre. En dehors de sa chevalière, rien ne laisse présumer de son statut, si ce n'est la qualité de ses vêtements qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Il faut dire que son commerce est très rentable et, même s'il n'est pas très dispendieux, il s'est créé une garde de robe confortable et selon ses goûts.

Lorsque la Dame s'approche de lui, il prend sa main et se penche vers elle dans un baise-main respectant les conventions sociales : ses lèvres ne touchant jamais sa peau. Il n'étire pas un sourire et affiche une expression plutôt neutre, quoi que légèrement noircie par son regard dur. Cependant, il s'adresse à elle avec politesse, sa voix grave vibrant dans l'air, pour répondre à ses excuses.

-Il n'y a pas de mal, Madame. Je suis venu à l'improviste après tout.

A l'invitation de Louise, Aurel prend place sur le siège qu'elle lui indique. La position qu'il adopte est bien moins conventionnelle que son baise-main. En effet, il vient poser une de ses chevilles que le genou opposé, plaçant ainsi sa jambe à la verticale. Adossé au siège, il place ses mains sur son ventre, doigts croisés.

-Tout était parfait, je vous remercie. Dit-il sans pour autant faire preuve d'enthousiasme, bien qu'il soit apparemment sincère. Et il n'y s'est rien passé de notable en chemin.

L'ancien Général n'est pas un adepte des ronds de jambes mais il prend néanmoins la peine de lui répondre afin de ne pas froisser son hôtesse. Il est somme toute avare de mots dans sa démarche mais il ne voit pas l'intérêt d'épiloguer pendant cinq minutes pour parler d'un voyage tout à fait banal.

-Je n'ai pas pour habitude de quitter mes terres mais j'ai pris pour excuse une livraison à escorter à Serramire pour me rendre jusqu'ici. J'ai craint repartir les mains vides mais nous aurions bien trouvé une autre manière de négocier.

Il avait déjà commencé à songer à une façon de procéder, laissant une lettre derrière lui à l'attention de la Dame avec la description de ce dont il avait besoin et le lieu où elle pourrait le joindre pour continuer leur échange. Mais... Ce procéssus aurait été nettement plus long.

-Ma seule inquiétude aurait concerné le délai car je suis venu dans l'objectif de trouver un cadeau à offrir. J'ai donc une date butoir qui n'aurait hélas pu être respectée autrement que par ma visite.

La main posée en celle du Seigneur de Lantenes se crispe un peu et ne s’attarde pas plus que nécessaire. Louise ne se plie à ce rituel de bienséance qu’à contre cœur, préférant – et de loin – un discret salut de la tête plutôt que de laisser sa main à une personne qu’elle ne connait pas. Elle reprend donc sa main et la noue à sa jumelle, posées sur sa robe, toute à l’écoute attentive de son invité qu’elle détaille avec soin.

Grand, la trentaine bien entamée, le faciès neutre et la voix grave. Sans doute un homme habitué à en commander d’autres, cela s’entend à cette façon particulièrement directe de répondre, sans fioriture ni rond de jambes. Et en parlant de jambes, la châtelaine note également qu’il est très loin d’adopter ces poses raffinées et pleines de charmes de ces hommes de la Cour de Diantra. Non, il est assis là en toute décontraction, ce qui amène un sourire sur les lèvres de Louise. Il est plus facile de converser avec ce genre de personne qui s’affiche d’emblée plutôt avec des masques souriants de marionnettes diantraises.

- Et que me vaut donc l’honneur de votre visite, Seigneur de Lantenes ? Que souhaitez-vous négocier exactement ?

S’il est direct, elle l’est tout autant, gardant toutefois sa voix douce et posée.

- Un cadeau ?

La châtelaine hausse un sourcil. Fernel est connue pour ses chevaux et pour le travail du chêne avant toute chose. Partant du principe qu’un seigneur ne se déplace pas pour un meuble de bois, les chevaux deviennent donc, par déduction, le cadeau évoqué plus haut.

- Si vous souhaitez offrir un cheval de Fernel, Monseigneur, je crains qu’il ne vous faille revoir votre notion de date butoir. Mes chevaux ne sont pas à la semblance des autres et demandent une relation de confiance qui ne peut s’établir qu’avec la personne qui en fera sa monture de prédilection.

Louise passe une main sur ses jupes avant de reprendre, toujours de sa voix douce :

- Que savez-vous de ma seigneurie et des animaux qui sont élevés en mes terres, dites-moi ?

Aurel fronce des sourcils incrédules.

-Pour qu'il y est relation de confiance, il faut bien que cheval et propriétaire se rencontrent. Je ne comprends pas où se trouve la difficulté.

Malgré son ton assez monocorde, sa question est sincère. Il ne voit pas ce qui cloche dans ce qu'il a dit mais, plutôt que de partir d'un principe déjà acquis, il cherche à avoir de plus amples explications. Il n'a pas un esprit fermé, bien au contraire. C'est quelqu'un d'assez curieux, même si cela ne se voit pas de prime abord. Il faut dire que son faciès peu engageant n'inspire pas forcément de sentiments très agréables à son égard et qu'il laisse facilement un goût amer à ces interlocuteurs.

A la question de Louise, il entreprend d'y répondre avec sérieux, bien qu'il ne connaisse que la réputation de sa Seigneurie (peut-être autant qu'elle doit connaître la sienne avec la production des produits de luxe issus de l'élevage de Kathrals).

-Vos chevaux sont réputés pour être aussi rapides que dociles. J'ai déjà vu nombre de messagers de l'armée en monter et porter des messages bien plus vite que ceux dotés d'autres montures. Mais j'avoue que c'est l'aspect docile qui a retenu mon attention pour ce cadeau. Mon neveu va avoir huit ans, il a donc l'âge de commencer l'équitation. J'ai pensé qu'un cheval de Fernel serait approprié. Il penche légèrement la tête sur le côté d'un air interrogateur. Me serais-je trompé ?

Si les montures de Dame Louise ne conviennent pas, alors elle saura peut-être lui indiquer où trouver un animal plus approprié.

- Vous ne vous trompez pas, en effet. Ils sont rapides, dociles, de merveilleuses montures que l’on peut commander d’un mot simple ou d’un mouvement des jambes.

C’est très brièvement résumer les chevaux de Fernel, bien sûr, car les capacités de ces chevaux sont plus nombreuses qu’il n’y parait. La difficulté qu’évoque Aurel ne se trouve pas dans leur caractère ou dans leur dressage. La châtelaine a un petit sourire en continuant la conversation, d’un air tranquille.

- J’ai assisté à pratiquement toutes les naissances des chevaux en âge d’être dressé. Ils sont élevés en compagnie de palefreniers qui les respectent et qui les aiment, tout comme je les respecte et les aime. Ils sont bien plus que des animaux, ils sont une partie de ma seigneurie, tous autant qu’ils sont. On n’offre pas un cheval de Fernel, Monseigneur. C’est le cheval qui choisit son cavalier.

L’exemple le plus frappant est Melkor. Ce cheval au caractère qui n’appartient qu’à lui, rebelle, si difficilement canalisé par des palefreniers d’expérience n’a pu trouver son équilibre qu’en compagnie d’un étranger à la seigneurie, un étranger qui a pris le temps de lui parler, de le comprendre, et finalement, même s’il peut sembler évident que c’est le cavalier qui choisit sa monture, cela n’a pas du tout été le cas avec ce grand cheval d’ébène et de feu.

- Un cheval m’a été offert par mon père, certes, mais au départ…Lasgalen... Il a fallu que je sois patiente avec lui, que j’apprenne à le connaître et l’inverse est tout aussi vrai. Désormais, je n’ai même plus besoin de lui dire quoi faire, il me suffit d’un simple mouvement des genoux et il sait. Nous nous complétons parfaitement sur les routes et chemins, ce cheval est bien plus qu’une monture : c’est un ami fidèle qui me connait par cœur tout comme je le connais par cœur également.

Un serviteur entre, dépose quelques collations sur une petite table non loin de là ainsi que du vin, avant de s’en aller, en silence.

- Certes j’en fais commerce, comme n’importe quel éleveur en Péninsule. Cela étant…Ce n’est pas sans condition. Je conseille donc à votre neveu de venir ici, à Fernel, et de se promener dans le corral en compagnie d’un de nos palefreniers. De cette façon, il sera certain d’être choisi par le cheval qui lui convient.

La châtelaine a un large sourire avant de poursuivre.

- Par contre, si cela est une urgence qu’une date butoir ne saurait souffrir, je ne saurais trop vous conseiller de peut-être orienter vos choix vers d’autres élevages moins regardant sur ce point. Ils ont d’excellents chevaux en Odélian, ou même à Erac, même si sur ce dernier endroit, les chevaux ne sont guère destinés à de jeunes hommes supportés par les grêles jambes de l’enfance…

Louise tend la main vers le plateau de victuailles et le vin en ajoutant, tout sourire :

- Un verre de vin, seigneur de Lantenes ?

Non, Louise n’a absolument aucun mal ni aucun scrupule à diriger un client vers un autre élevage quand cela se révèle nécessaire. Le bien-être de ses animaux est important, il est hors de question de sacrifier le bonheur d’une part de sa seigneurie aux exigences d’un homme, fusse-t-il le plus riche homme de Péninsule.

Aurel accepte un verre d'un vin d'un signe de tête et profite de cette petite pause pour intégrer tout ce que Louise vient d'exprimer et réajuster ses plans. Aller voir ailleurs, il pourrait mais cette solution ne lui convient pas. Etudiant la couleur du breuvage qui lui a été tendu, tenant le verre par le bord et non par le pied, il répond enfin à la suggestion de la Dame.

-Vous m'avez un peu trop bien vendu vos animaux pour que je ne prenne pas la peine de m'y attarder.

Une relation de confiance avec sa monture, c'est assez idéal lorsque l'on fait bien plus que simplement voyager d'un point A à un point B. Son neveu apprend aussi le maniement des armes et, bien qu'il lui souhaite de ne jamais connaître cela, il aura peut-être à faire usage de cet enseignement un jour. Si le Seigneur de Lantenes s'entête à ne pas prendre épouse et ne conçoit pas d'héritier, c'est à lui que ses terres reviendront. Le régent d'Olyssea pourrait faire appel à sa seigneurie pour renforcer ses armées et il n'aura pas le choix. Avoir une monture sur laquelle on peut compter est particulièrement utile dans ce genre de situation.

-Je comprends votre manière de procéder et, même si cela nécessite du temps, j'en perçois tout l'intérêt. Si vous êtes disposée à accueillir quelques jours un enfant de huit ans avec son père, je pense que nous pourrons nous arranger. Son premier voyage hors de Lantenes sera une expérience tout aussi fascinante à ses yeux que la surprise qui l'attendra à l'arrivée.

Il dit cela sans entrain mais il croit en ses propres paroles pourtant. Quel petit garçon ne serait pas surexcité à l'idée de partir explorer le monde puis de découvrir au bout du compte qu'il a fait tout cela pour venir trouver sa fidèle monture ? Son neveu en tout cas en sera ravi, lui qui aime déjà tant son oncle au regard sombre mais plein d'attention. Il n'aura pas son cadeau le jour-même et n'aura que la perspective de cette escapade mais cela produira déjà son effet.

-Mais nous allons peut-être nous accorder sur une date cette fois. Dit-il en étirant un sourire sarcastique en coin, se moquant un peu de lui-même qui a eu le malheur de venir sans s'annoncer et qui a bien failli manquer son coup...

Il porte finalement son verre à ses lèvres et en boit une gorgée. Il porte alors sur le breuvage un regard appréciateur. Il n'est pas mauvais. Sans doute une importation car la région froide de la Péninsule ne permet pas la production de boissons de qualité en général.

Le sourire de Louise s’élargit.

- Bien entendu. Chacun est toujours le bienvenu à Fernel et je serai heureuse de raconter mes chevaux à votre neveu, la légende de la Dame d’argent…Je sais les petits enfants, surtout les petits garçons, particulièrement friands de ce genre d’histoire.

Elle n’est pas mariée, elle n’a pas d’enfants mais il y a toute une escouade de petits orphelins qui vivent à Fernel, pris en charge par elle et qui sont élevés selon les préceptes de sa seigneurie : fidélité au Roi et au Duc, respect de son seigneur, amour de sa terre et des chevaux, aide envers quiconque en a besoin. Ces enfants, nombreux, ont de tristes passés, des parents défunts, plus de famille qui puissent les élever ou les prendre en charge, personne sur qui compter et Louise est très sensible à cela. Elle sait qu’elle a eu la chance de vivre dans un château, entourée de serviteurs, nourrie, habillée et aimée, de l’amour qu’elle ne peut rendre à quiconque, alors elle le donne à Fernel et ses habitants, ces petits enfants qui la connaissent et qui l’écoutent, surtout quand, de temps en temps, ils se rendent au château pour une collation en compagnie de la châtelaine qui en profite pour raconter des tas d’histoires, les Drows, les Nains, les rues d’Estrevent, pleines de poussières et d’épices, le palais des dômes, merveilleusement décoré, la salle du trône de Kirgan et les champignons farcis, le Roi Harald et le grand Roi des Elfes, si grand qu’elle en a eu peur…En y songeant, Louise a un autre sourire, presque attendri. Elle aime les enfants, ça ne fait aucun doute.

- Je vous conseille toutefois d’attendre des températures plus clémentes, le printemps. L’hiver nordien est rude.

Ce n’est rien de le dire et cela même si c’est la plus belle des saisons pour découvrir cette terre. Louise s’empare d’un verre de vin et en boit une gorgée, gracieuse, avant d’ajouter, toujours avec un sourire :

- Mes obligations et ma charge à la Cour m’enverront peut-être sur les routes, si je ne suis pas présente, mon intendant ou le capitaine de ma garde se feront sans doute une joie de vous guider. J’ai toute confiance également en mes palefreniers, ils sauront aider votre neveu à comprendre mes chevaux et lui expliquer ce qu’il doit savoir.

Louise dépose son verre sur une petite table, juste à ses côtés et continue, intéressée :

- Ce sera sans doute un très long voyage pour ce petit garçon, depuis votre seigneurie. Ayant moi-même beaucoup voyagé, je peux vous renseigner les auberges et les endroits sûrs pour lui et sa suite.

Aurel semble prendre le temps de réfléchir. Attendre que les beaux jours reviennent, cela signifie attendre au moins trois mois. Autant dire un an. Comment peut-on reporter un présent d'anniversaire d'un an ? Cela n'aurait pas de sens. Il n'a plus qu'à trouver une autre idée. Il a assez de chevaux pour lui en prêter un le temps d'apprendre à monter et ne posséder son propre cheval que l'année suivante. Il lui faut juste trouver un autre présent à lui offrir dans quelques ennéades. Il a quelques jours devant lui pour y réfléchir pour se le procurer lors d'un arrêt dans l'une des nombreuses villes qui se trouvent sur sa route.

-Dans ce cas, ils feront le voyage l'année prochaine, pour ses neuf ans. Si vous avez quelques recommandations, je les transmettrai à mon beau-frère. Pour ma part, c'était la première fois que je me rendais dans le duché de Serramire et je n'ai pas tellement besoin de me préoccuper des routes que je prends.

Cela pourrait passer pour de l'orgueil, pourtant il n'a pas l'attitude de quelqu'un qui montre un excès de fierté. Il est sûr de lui et tranquille sous ses yeux noirs. On peut croire à un excès de confiance mais seuls ceux qui ne l'ont pas vu combattre ou s'entraîner le penseraient. Aurel connaît ses compétences martiales et celles de ses hommes. Il faudrait que les bandits soient fort nombreux pour les mettre à mal mais puisqu'ils voyagent légers et armés ils ne les attirent pas vraiment. Trop de risques pour trop peu de récompense...

-Puis-je vous demander quelles sont vos charges, exactement ? J'ai bien peur de me tenir à l'écart de tout ceci depuis longtemps, je ne suis guère aux faits des dernières nouvelles, à quelques exceptions près, bien sûr.

Louise ne peut qu’opiner aux propos du seigneur de Lantenes. Elle réfléchit à ce qui semble le plus pertinent comme conseil puis sourit tranquillement.

- Le seul conseil que je puisse réellement donner, c’est de pratiquer. Encore et encore. Même s’il tombe. Même s’il se fait mal. Ce n’est pas la chute qui compte, mais le fait de se relever et de continuer à vouloir apprendre…Fortifier ses jambes, prendre confiance en lui. Voilà le plus important. S’il a confiance en lui, le cheval le sentira et sera serein.

Un conseil qui a fait ses preuves, il suffit de voir les plus jeunes cavaliers de Fernel pour s’en rendre compte. Un sourire malicieux étire un instant ses lèvres quand elle ajoute :

- …et s’il cache des morceaux de carotte ou de pomme dans ses poches, cela se passera sans doute encore mieux.

Elle a un petit rire du nez avant de prendre une gorgée de son verre de vin. Le seigneur de Lantenes est un homme sérieux et affable, qui va droit au but, posant ses questions tranquillement, sans aucun cérémonial. Cette attitude tranche considérablement avec le comportement mielleux et les sourires chafouins des hommes de Diantra.

Lorsqu’il lui demande quelle charge elle occupe à la Cour, la réponse est aussi simple que la précédente, dite sans la moindre hésitation ou le moindre petit orgueil.

- Je suis l’émissaire de la Couronne envers les Nains du Zagazorn. Une charge qui m’a été confiée après mon retour de Kirgan. C’est donc très récent.

La châtelaine passe pensivement sa main sur les plis de sa jupe, avant de demander, intéressée :

- Que savez-vous des derniers événements, au juste ?

Malgré son air sombre, Aurel ne peut qu'étirer un sourire amusé à l'anecdote sur les carottes. Il est certain que, de cette manière, on ne peut que se faire un ami de sa monture. Pour autant, cela la rend-elle plus obéissante ? Certainement pas, ce serait comme tenter d'exercer son autorité sur un enfant avec des gâteaux. C'est ce qui rend la plaisanterie suffisamment ditrayante aux yeux du stoïque Seigneur de Lantenes pour montrer une réaction aussi nette.

A l'évocation de la charge occupée par la Dame, il hausse des sourcils appréciateurs. Le fait qu'une femme ait obtenu un telle responsabilité ne semble pas le choquer, au contraire. Il a plutôt l'air satisfait.

-Une belle distinction. Comment êtes-vous parvenu à vous voir attribuer une telle fonction ? Ne voyez pas de jugement dans mon propos, mon statut social n'est guère plus élevé que le vôtre. Mais il est rare de voir le dirigeant d'une si modeste seigneurie acquérir un tel titre, à moins d'avoir su se distinguer de sorte que même votre Duc n'est été plus légitime pour y prétendre.

Lantenes n'est qu'un petit bout de terrain en bord de mer qui vit de son commerce, tout comme Fernel. Si Aurel avait cherché à accéder à une quelconque charge au titre de la Péninsule toute entière, il aurait dû batailler pour l'obtenir. Et pourtant, il a su se distinguer au combat lors de la guerre du Médian, et notamment à Christabel. De plus, les seigneurs olyséens le respectent tout particulièrement. Mais même ces soutiens ne feraient pas nécessairement le poids face à son régent ou à un Baron quelconque qui se verrait accorder la priorité sur lui. Alors c'est sans aucun jugement qu'il interroge Louise, ni même jalousie. Il est sincèrement curieux, tout simplement.

-J'ai eu vent des évènements de Diantra. J'ai refusé de m'y rendre mais ma sœur et mon beau-frère n'ont pas mes réticences et s'y trouvaient. J'ai également eu de vagues échos sur le résultat de la visite des nains à Langehack, ce qui me laisse entendre que vous avez dû avoir du pain sur la planche dernièrement. Un rapport avec votre récent retour, j'imagine ?

Il a entendu parler de meurtres mais sans chercher à connaître les détails. La seule chose qu'il puisse le préoccuper à ce sujet, c'est la perspective de se voir peut-être contraint de reprendre les armes pour le pays tout entier. Pour Olyssea, il n'aurait rien contre mais la capitale a été trop longtemps sous le contrôle de Louis à son goût... Et même s'il a un lien de parenté avec le Roi, il ne l'a jamais rencontré et n'aurait pas d'autres raisons d'obéir que pour suivre un certain code d'honneur.

Louise reste modeste, même en percevant l’air satisfait de son vis-à-vis. Elle a parfaitement conscience que ce rôle est en totale inadéquation avec sa position hiérarchique au sein de la Péninsule et c’est bien pour cette raison qu’elle n’évoque que très rarement cette distinction, autant pas modestie que par prudence. On ne sait jamais vraiment comment les nobles sangs de Péninsule peuvent réagir à cette nouvelle après tout.

- Ce sont les circonstances qui m’ont permis d’obtenir cette distinction. Je me suis rendue au Zagazorn en tant qu’Amie des Nains pour tenter de désamorcer une situation compliquée entre nos deux royaumes, en compagnie d’Athanase de Cley. Nous y sommes parvenus mais le prix à payer a été immense pour la Péninsule. En remerciement, le conseil de régence m’a confié ce rôle.

Elle ajoute avec un doux sourire :

- Bien sûr, cela a été plus complexe que cela mais je vous épargne les détails. Les événements de Langehack dont vous faites mention sont en effet à la source de tout ce qui a suivi. Et pour ne rien vous cacher, j’ai en effet eu du pain sur la planche, comme vous le dites. J’ai été absente de ma terre pendant de longs mois, je profite maintenant d’un repos bien mérité loin des tumultes de la Capitale.

Louise regarde un instant ailleurs. Le souvenir de l’exécution du Marquis est toujours présent en son esprit, tout comme l’attitude scandaleuse des amiraux soltarii à son égard, les chuchotements de couloirs lors de son passage, les rumeurs, les agitations. La fatigue physique et morale, l’épuisement, les doutes, les craintes et l’envie de bien faire sans cesse repoussée. Le contact avec la Haute noblesse et les grands de Péninsule n’a pas été de tout repos, elle a du jouer des coudes, se faire entendre, justifier, expliquer, se taire aussi, souvent. C’était fatiguant. Très fatiguant.

- L’essentiel est que la guerre a été évitée ce qui était, in fine, ce pourquoi j’ai proposé mon aide au Conseil.

Elle reporte son attention sur le Seigneur de Lantenes et ajoute, plus enjouée :

- Les événements survenus à Diantra ont aussi été plus solennels, plus…J’étais en la cathédrale Sainte-Deina quand la DameDieu est apparue, quand sa voix a résonné dans tout l’édifice…Si nous avons évité la guerre, d’autres préoccupations sont désormais le lot de tous, Messire.

A nouveau ce geste de passer sa main sur les plis de sa jupe, un peu triste.

- Néera a désavoué le petit Bohémond. Notre vrai roi serait quelque part en Péninsule, nul ne sait où précisément. J’ai beaucoup de peine pour ce petit garçon…tout autant que pour tout notre peuple. Notre roi est quelque part, j’aimerais le retrouver, tout comme des milliers d’autres personnes sans le moindre doute, mais j’ignore par où commencer…Il peut être n’importe où.

Aurel ne réagit pas face au "prix" payé pour la Péninsule. Certes, cela a coûté un Souffle mais il fallait bien punir le responsable et comme des vies ont été prises, il était logique que ce qui soit réclamé par les proches des victimes soit la mort. Il ne cautionne pas mais il comprend. Et concernant l'affaire du Roi, il se garde bien d'afficher la moindre réaction. Secrètement, il espère que le pouvoir en place sera bousculé avec le retour du véritable Bohémond. De son côté, son lien de parenté avec celui qui est à présent un adolescent ne le pousse pas pour autant à le chercher désespérément. Il a choisi depuis longtemps de se couper du monde politique et, même s'il regrette que son cousin au second degré soit perdu dans la nature, il n'a de toute manière pas les moyens de se lancer dans une recherche désespérée. Tout ce qu'il peut faire, c'est tendre une oreille et observer attentivement les jeunes garçons qu'il croise pour leur chercher des traits communs avec le précédent couple royal.

-Vous ne pouvez malheureusement pas être sur tous les fronts, Madame. Vous avez déjà accompli beaucoup pour notre pays et vous méritez toute notre reconnaissance. Pour ma part, j'ai choisi de me concentrer sur ma terre et mon commerce. Les intrigues politiques ont parfois le don d'user le Souffle des gens de bonnes volontés qui s'y frottent et j'en ai suffisamment soupé pour ma part.

Louise est sans doute trop jeune pour avoir connaissance des évènements qu'il évoque mais il ne souhaite pas vraiment s'étendre sur le sujet. Il parle de manière très généraliste et on sent déjà la lassitude qui lui pèse encore sur les épaules à ce simple souvenir. Et cela ne changera sans doute pas tant que la personne responsable de son retrait du monde sera au centre de l'attention. Il ne peut que souhaiter que le retour du véritable Roi remettra les choses en ordre.

-Ce que vous avez accompli est assez admirable. Gérer vos terres et assumer une telle charge tout en vous affranchissant du mariage, c'est une prouesse que peu de vos paires auraient eu le courage d'accomplir, ne serait-ce qu'à cause de l'adversité à laquelle elles auraient dû faire face. Ma mère se désole de me savoir encore célibataire mais je n'ai pas vraiment de mérite à refuser un mariage arrangé, contrairement à vous. Bien que l'absence de mon père facilite grandement les choses à ce sujet. Conclut-il sur un ton sarcastique avant de boire une gorgée de vin.

Il est clair que, lorsque Richard était en vie, il devait sans cesse souffrir des rencontres avec de nouvelles prétendantes et, à force d'opposition, son paternel en est arrivé à des extrémités qu'Aurel ne pensait pas concevables... Il a eu de la chance de parvenir à se défaire du piège dans lequel le vieillard l'avait enlisé et de pouvoir vivre sa vie comme il l'entendait tout en offrant à sa sœur un mariage d'amour qui aurait dû lui être refusé. Une histoire complexe qui s'est finalement bien terminée mais qui n'aurait sans doute pas été possible avec son père dans les parages...

- Je sais que je ne peux pas être sur tous les fronts, et ce n’est pas mon intention. Tout ce que je souhaite par contre…c’est que la Péninsule présente un front uni face aux autres nations. Une terre sans roi…c’est la porte ouverte à tous les envahisseurs potentiels. Et ce ne sont pas les ennemis qui manquent, à nos frontières.

Elle inspire et expire profondément en songeant à cette information qu’elle a volontairement dissimulée au roi Harald…tout comme elle a volontairement omis de préciser à Athanase qu’une guerre contre la Péninsule ne ferait qu’affaiblir et probablement diviser les forces du Zagazorn dont certaines étaient, aux dernières nouvelles, envoyées au Nord pour y régler un conflit séculaire, semble-t-il. C’est du moins que ce que lui avait confié Maître Braähm lors de leur rencontre en dehors de l’enceinte de la capitale dawi, en plein mariage royal. Oui elle a conservé ces informations pour elle, observant les deux mâles discuter le bout de gras à coups de sous-entendus et de menaces à peine voilées lors de négociations et de pourparlers qui ressemblaient plus à foire aux prix de gros qu’à une réelle tentative d’apaisement et de conciliation. C’est ce ressenti bien précis qui l’a empêchée de parler à l’un comme à l’autre et elle ne regrette pas sa décision. De toute façon, personne ne lui a rien demandé, après tout.

Quant aux envahisseurs et aux ennemis, elle n’oublie pas que des Drows sont parvenus à franchir la frontière pour se promener en toute décontraction dans les Monts d’Or, dans le Nord de la Péninsule, alors que cette partie du Royaume panse encore de nombreuses plaies suite à leur dernière incursion massive. D’autres peuples sont peut-être à l’affût, elle n’en sait rien, mais montrer une faiblesse n’est jamais une chose recommandée quand on a des monstres à sa porte.

- Pour l’instant, nous n’avons plus rien à craindre des Nains. Ce n’est pas le cas des Drows. J’ai averti la Couronne en son temps que la Haute-Prêtresse de Kiel se trouvait dans les Monts d’Or. Si quelques Drows peuvent se permettre ce genre d’actes, il n’est pas exclu d’imaginer qu’une légion d’Eldéens en fasse de même…Et honnêtement, Seigneur de Lantenes, pour les avoir personnellement rencontrés, je ne préfère pas imaginer. Donc oui, il est urgent de retrouver notre souverain légitime, ne serait-ce que pour cette seule et unique raison…Que nous soyons tous unis sous une seule et unique bannière, celle du Roi.

Inévitablement le sujet du mariage s’immisce dans la conversation, et c’est probablement le seul sujet sur lequel Louise n’est jamais à l’aise. Jamais. Surtout en présence d’un homme de la même condition qu’elle et célibataire de surcroît.

La vérité est bien triste : personne ne lui a jamais demandé sa main, dans les faits, elle n’a donc jamais eu à refuser quoi que ce soit. D’après elle, elle n’est donc pas un assez beau parti dans cette partie du Royaume alors qu’au Sud elle est à peine mieux considérée qu’une paysanne. Son récent séjour en terres langecines et la réaction des amiraux soltarii à sa présence au conseil ont été suffisamment éloquents sur ce point.

Aussitôt, l’embarras s’affiche sur le visage de Louise qui fait de son mieux pour le cacher, sans grande réussite, évidemment.

- Oui…L’adversité ne m’effraye pas. Je gère Fernel seule depuis la mort de mon père et je dois dire que cela me convient parfaitement, même si j’ai bien conscience que cela n’est guère la norme en nos contrées. J’apprécie très moyennement que l’on me force la main donc je vous comprends parfaitement sur ce point, Messire.

Une petite toux pour dissiper son malaise et un sourire plus tard, elle reprend :

- Être Louise de Fernel dans un monde d’hommes n’est pas toujours simple ni facile mais c’est ce qui me permet d’être moi-même et fidèle à ce qui m’est cher. C’est sans doute ce qui me permet d’accomplir tout ce que j’ai accompli, de voir tout ce que j’ai vu au fil de mes voyages. Je n’aurais probablement jamais pu faire ce que j’ai fait si j’avais été l’épouse d’un noble seigneur.

Là encore, elle sourit mais elle ne le regarde plus, observant les flammes de l’âtre, le plus simplement du monde.

- Le vin est-il à votre goût ?

Aurel ne peut qu’acquiescer à la conclusion de son interlocutrice. Cela fait bientôt dix ans qu'il connaît la paix et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il y a pris goût. Il aime le maniement des armes mais pas forcément en user au front.

-Vous avez raison. Et, pour ma part, je ne suis pas pressé de connaître à nouveau la guerre, même si j'en ai connu plus d'une. L'époque que nous vivons n'est certes pas parfaite mais au moins nous n'avons pas eu à nous mettre en ordre de bataille depuis un moment et je pense que tout le monde ne s'en porte que mieux.

Il n'a pas réagi au fait que des drows avaient été vus sur ses terres. L'information mérite d'être signalée. Cependant, il aurait moins d'inquiétude qu'elle à ce sujet. Un individu isolé ou un petit groupe peut s'infiltrer loin sur leurs terres. En revanche, une armée ne passerait pas inaperçue et devrait nécessairement se confronter à Oësgard au préalable. La meilleure stratégie serait alors de concentrer le plus de forces péninsulaires possibles sur cette zone, comme cela a été fait par le passé. Mais ils n'en sont pas là et il laisse la définition des stratégies aux autres. Il n'est plus Général après tout et n'était que peu pris en considération à l'époque de toute façon. Bien qu'il n'ait essayé que de faibles pertes alors qu'on lui a assigné les missions les plus périlleuses...

Aurel observe la dame, non sans une certaine curiosité, alors qu'elle réagit à son compliment. Il est interloqué par son attitude et le fait qu'elle évite soudain son regard. Il remarque également qu'elle contourne soigneusement le mot "mariage". Visiblement, la question est sensible pour elle. Elle refuse certes qu'on lui impose cet engagement ou qu'il soit conclu dans le cadre d'une transaction mais il n'y a sans doute pas que cela. Cependant, il ne lui appartient pas de creuser la question et, puisqu'elle semble l'éviter, il va se laisser mener sur le chemin qu'elle a choisi d'emprunter, faisant mine de ne pas comprendre la manœuvre et de ne pas avoir perçu son trouble.

-Il est très bon. Quel est le cépage ?

Il s'y connaît un peu en vin et a déjà la réponse mais c'est histoire de passer à autre chose. Il aurait aussi pu s'excuser de sa maladresse et d'avoir parlé aussi franchement d'un tel sujet qu'est-ce celui du mariage, mais cela serait revenu à continuer à en parler et c'est ce qu'il évite de faire présentement. D'ailleurs, il ne peut laisser planer un silence gênant... Alors, il choisit de lutter contre sa nature qui consiste à laisser les autres tenir la conversation en se contentant d'y répondre, et il amène pour la première fois un sujet de discussion.

-J'ai eu l'occasion de parcourir vos terres en votre absence. Elle sont très différentes des miennes et il est assez heureux que j'ai choisi d'arrêter l'élevage de chevaux qui était instauré à Lantenes depuis quelques générations déjà. Vos prairies sont bien plus vertes et plus spacieuses, et donc plus adaptées à cette activité.

- Je l’ignore, messire, c’est un vin que j’achète par tonneaux à un marchand du sud. Je l’ai toujours trouvé très bon, et nous n’en avons pas de semblable, dans le nord. La bière y a une place bien plus prépondérante que le vin. Ravie qu’il vous plaise.

Heureusement, le seigneur de Lantenes a la courtoisie – et l’intelligence – de changer de sujet assez rapidement. Avait-il senti son mal-être et son hésitation ? Peut-être bien. Quoiqu’il en soit le sujet est rapidement glissé sous un tapis de discrétion et un autre est rapidement abordé à son grand soulagement.

Un sourire radieux s’affiche sur le visage de la châtelaine lorsqu’il parle de ses terres.

- Fernel est un endroit merveilleux pour qui sait regarder.

Un peu de fierté est perceptible dans sa voix. Oui, elle n’a pas à rougir de la façon dont ses terres sont gérées. Même s’il y a de pauvres gens, des maladies et probablement des gens de peu de confiance ici aussi, il ressort tout de même un certain bien-être et un confort de vie que l’on ne trouve pas partout.

- Je consacre l’essentiel de mon temps à Fernel, aux Fernelois et à nos chevaux, ils sont probablement ma plus grande fierté et notre meilleure réclame.

A nouveau le regard noisette, plein de curiosité, accroche celui du seigneur de Lantenes.

- Pourquoi avez-vous cessé l’élevage de chevaux, Messire ? C’est pourtant un très noble commerce. Ce serait donc une question de qualité des terres ? Je vous avoue que je ne connais que peu Lantenes, sinon de nom…

-Dans ce cas, apprenez que c'est un Charmeroux, produit en Missède. Un très bon vin. Votre pourvoyeur ne s'est pas moqué de vous.

Il n'y a rien d'hautain dans sa manière de prononcer ces mots, il ne cherche qu'à la renseigner. Peut-être s'en moque-t-elle totalement cela dit mais il n'en prendra pas outrage si elle le lui fait remarquer. Il y a des sujets bien plus importants dans l'actualité pour qu'il se complique la vie pour si peu. Ce n'est qu'une boisson après tout.

-Je n'en doute pas. Dit-il avec franchise

Aurel voit dans l'attitude et les mots de la Dame que ses terres, ses gens et son commerce lui tiennent à cœur. Il est aisé de distinguer les nobles qui sont attachés à leur seigneurie de ceux qui ne leur accordent que peu d'importance. Parmi eux, il en est qui tentent malgré tout de remplir leur fonction correctement, se souciant au moins d'assurer leurs responsabilités. Mais la Dame de Fernel fait évidemment partie de la première catégorie et il aurait tendance à dire que lui aussi, même si son... affection... ne se manifeste pas de la même manière qu'elle. Et ce n'est pas seulement une affaire de sexe mais aussi de personnalité.

-Lantenes est assez petite là où les chevaux ont besoin de beaucoup d'espace. De plus, nous sommes en bord de mer donc, là où nous avons de l'herbe, elle est trop maigre pour satisfaire leurs besoins. Il faut constamment trouver d'autres apports pour ces créatures, ce qui représente un coût qui s'en ressent sur le prix de vente alors que nous n'étions pas en mesure de fournir des animaux de qualité.

Un prix élevé pour des chevaux plus que banals ne se justifiait pas. Aussi, pour parvenir à les vendre, il fallait évidemment garder des tarifs cohérents et, donc, réduire la marge pour Lantenes. De plus, le manque de place limitait évidemment le nombre de bêtes qu'ils pouvaient avoir donc ils ne pouvaient même pas compenser en augmentant leur production. En somme, ils parvenaient à peine à vivre de ce commerce et, cela, une marchande comme Dame Louise devait l'imaginer assez aisément.

-Autrement dit, c'était trop peu rentable. J'ai donc remplacé cette activité par un élevage beaucoup plus approprié : celui du Kathral.

Des créatures semi-aquatiques, voilà qui était nettement plus adapté à la situation géographique de la Seigneurie de Lantenes. Cela demande bien moins de surface, l'eau pour les bassins se trouve tout près. Les multiples biens produits à l'aide de ses animaux se vendent chers. Entre la peau, la graisse, la viande et les sillons d'or sur son corps, la moindre bête est plus que largement rentabilisée. Ce qui explique que le Seigneur d'une si petite bourgade soit vêtu d'habits de bonne confection, bien que loin d'être dispendieux au vu des sommes qu'il doit gagner chaque mois. Un homme simple ne change pas du tout au tout aussi aisément après tout et Aurel est dépourvu d'orgueil.

- Je comprends. Il vaut mieux s’abstenir d’élever à tout prix des animaux quand le terrain n’y est pas propice, je suis bien d’accord avec vous. Cela n’apporte que du mal-être aux animaux en plus de coûter une fortune en soins.

Elle écoute toujours polie et courtoise, les mains sagement nouées sur sa jupe, attentive. Il semble être un homme conscient de la valeur des choses, le genre d’hommes que Louise n’a guère eu le bonheur de rencontrer jusqu’ici. Un noble seigneur attentif à ses terres et à leur potentiel et qui prend les décisions basées sur une observation de terrain…

- Le Kathral ?

Louise n’a pas rencontré toutes les créatures de ce monde mais le Kathral est un bel animal dont les vertus et l’usage lui sont connus.

- Je me souviens avoir vu des ouvrages recouverts de leur peau, à Diantra. Un usage étrange, certes, mais qui apporte un incroyable cachet au moindre livre. Cette brillance…

La petite bibliothèque de Fernel ne contient pas de telles œuvres, il y a bien quelques recueils, des relevés, des rouleaux et des plans, quelques livres de poésie et histoires de Péninsule mais la châtelaine a tellement peu de temps à consacrer à la lecture d’ouvrages autres que des courriers ou des listes sans fin posées sur des rouleaux de parchemins…

- Sans parler de leur graisse qui est parfois utilisée, je pense, pour l’entretien des armes. C’est ce que j’ai cru comprendre lors d’un de mes voyages vers le Sud, afin d’assister aux noces de Tibéria de Soltariel, en m’arrêtant dans certaines villes et villages. La graisse d’animaux marin est redoutablement efficace pour éviter la rouille sur les pièces d’armures notamment. Ici, on utilise de la graisse de bouzon. Un peu moins odorante…

Un petit rire.

- Vous avez tiré un excellent parti de cet animal, Seigneur de Lantenes. Je n’avais jamais rencontré quiconque qui en fasse commerce. Les produits du Kathral se vendent bien ?

Louise verse à nouveau du vin dans sa coupe et dans celle d’Aurel, tout sourire.

Aurel lèverait presque les yeux au ciel en découvrant que les peaux de ces bêtes servent de couverture à des livres. Evidemment, il le savait mais il n'approuve pas et sa réaction est sans rapport avec la jeune dame qui lui rapporte cette information.

-C'est un véritable gâchis, selon moi. La peau de Kathral peut s'avérer tellement plus utile que cela. Elle est naturellement imperméable et facile à nettoyer. Elle est bien plus pertinente pour la confection de manteaux, de capes ou même de chaussures. L'employer à cette fin ne me semble pas opportun et ne fait qu'augmenter le prix d'un ouvrage dont le seul intérêt à mes yeux est son contenu.

L'ancien officier est plutôt pragmatique et cela se voit à ses effets personnels. Ce n'est pas parce qu'il en a les moyens qu'il va dépenser son argent en frivolités. Il est certes bien habillé mais il n'y a pas d'excédent de fioritures sur ses vêtements, il n'est pas couvert de bijoux dispendieux et même son armure est conçue pour être plus solide et confortable que jolie.

-Il y a beaucoup de choses à tirer de sa graisse. Nombre d'onguents et de remèdes sont conçus avec. La majeure partie de ceux qui présentent une teinte bleue, notamment. Elle est également comestible, même si ce n'est pas du goût de tout le monde. Nombre de personne grimacent rien qu'en voyant la teinte du contenu de leur assiette.

Aurel ne sourit certes pas mais Louise peut le sentir amusé par cette pensée. Il a vu les regards s'écarquiller et les bouches se tordent au moment de passer à table. Il est vrai qu'aucun autre aliment commun ne présente cette couleur caractéristique des produits de Kathrals, aussi cela n'éveille-t-il pas l'appétit des non initiés. Lui-même a été sceptique au départ mais, étant militaire et accordant peu d'importance aux apparences, il ne s'en ai pas formalisé et a apprécié cet agrément dès le premier essai.

Le Seigneur de Lantenes accepte d'être resservi avec un signe de tête. Il constate que le simple fait d'avoir changé de sujet a rendu son interlocutrice bien plus détendue. Sa gêne a disparu et elle lui semble même un peu moins guindée qu'à son arrivée. Il aurait réussi à mettre quelqu'un à l'aise ? Lui ? C'est une chose assez rare car, même dans ses meilleurs moments, il reste assez sombre et distant. D'ailleurs, il est toujours assis au fond de son siège, dans cette posture inhabituelle, et a tout juste esquissé un sourire depuis le début de cette conversation.

-Notre Seigneurie est désormais aussi petite que prospère. Je suis d'ailleurs en train d'étudier la possibilité de construire des structures en pierre, qui nécessiteront moins d'entretien et de réparation que les actuelles que nous avons construit avec les moyens à notre disposition il y a sept ans. Elles seront également plus grandes et dotées d'aménagements pour faciliter le travail des soigneurs. Il me manque simplement un ingénieur capable d'un tel projet. La plupart de ceux que nous possédons en Olyssea sont spécialisés dans l'art de la guerre.

Malheureusement, la baronnie a une culture martiale très prononcée et même le domaine de Lantenes possède une petite place forte. Aussi, trouver un architecte olysséen plus flexible est une tâche presque impossible. Il va devoir le faire venir de loin et donc le payer plus cher. Il a bien tenté de se renseigner un peu pendant son voyage mais cela ne suffira pas. Cela dit, il peut sans doute solliciter l'aide de ses clients pour trouver cette perle qui saura concevoir une telle installation. Son commerce a non seulement rendu sa seigneurie bien plus riche mais elle lui a donné des contacts dans tout le pays.