[Entre les lignes] L'épouse manquante | Marc

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Neuvième ennéade
Automne, Bàrkios 19:XI

Au village de Terrefière, plusieurs personnes sont regroupées sur la petite place, dont les sœurs du Seigneur. A la simple vue du petit groupe formé, il est aisé de comprendre que quelque chose ne va pas. Il y a beaucoup d'agitation et de tension. De l'inquiétude aussi. Cela se lit sur les visages, dans les épaules contractées, dans les mouvements raides et emportés. Lorsque l'un des villageois aperçoit les chasseurs qui pénètrent enfin dans le centre du bourg, il se précipite vers eux.

-Monseigneur ! Appelle-t-il en le cherchant des yeux et le trouvant sans mal. Monseigneur... Jean est allé aux champignons en début d'après-midi et il n'est pas rentré. Le jour va bientôt décliné, il aurait dû revenir depuis longtemps. Il est parti avec son frère, son plus grand fils et sa bru et... Et... Madame... a voulu les accompagner...

Il a attendu le dernier moment pour le lui dire, ne sachant pas vraiment comment lui annoncer ça. Mais il vaut mieux que le Seigneur le sache plutôt qu'il ne l'apprendre plus tardivement car c'est un élément crucial. A présent, il se tient près non seulement à sa réaction mais également à lui indiquer à quel coin à champignons Jean prévoyait d'aller dès que Marc-Aurèle lui posera la question, et même avant s'il le faut. Il ne peut de toute manière pas partir bille en tête sans savoir où chercher le petit groupe.

Les festivités du mariage avaient largement puisé dans les stocks de viandes, de légumes et de céréales du petit bourg, lequel avait encore dû payer le traditionnel impôt au Comté d’Arétria, comme toutes les seigneuries. Aussi, Marc-Aurèle avait ordonné que l’on protège les stocks de légumes et de céréales, et que les chasses soient de nouveau réalisées. L’Hiver arrivant, les animaux faisaient leur maximum pour pouvoir s’engraisser afin de survivre aux températures froides, et aux hibernations. Plusieurs équipes étaient donc parties à la cueillette et à la chasse, celle du petit seigneur était partie durant deux jours et une nuit, mais les victuailles étaient au rendez-vous : sur un des destriers, on trouvait plusieurs cadavres de lapins et d’écureuils, deux beaux sangliers, et un chevreuil d’un jeune âge. De quoi saler beaucoup de viande, et de quoi voir venir.

Heureux à l’idée de rentrer chez lui, le petit seigneur offrit quelques sourires aux siens qui se trouvaient là, devant lui. Jusqu’à-ce qu’une chose invisible ne le frappe en plein cœur : il ne saurait dire ni pourquoi ni comment, car il n’avait encore rien entendu des inquiétudes de ses gens… Mais leur attitude, leurs grands gestes, leurs yeux apeurés, leurs larmiches perlant sur les joues… Tout indiquait qu’un drame était arrivé, ou du moins qu’une chose fortement désagréable risquait de mettre Marc-Aurèle dans une sourde colère.

Ainsi donc, Alicia avait décidé de participer à la vie du bourg, en allant à la cueillette aux champignons. Et voici qu’elle et son groupe sont portés disparus. La mine fière et enjouée du petit seigneur se transforma en un lugubre visage aux traits sérieux et au regard d’acier.

« Eh là, eh là mon ami ! » Dit-il, autant pour lui que pour son sujet. « Par où sont-ils allés ? Nous allons les chercher. Soldats, déposez là la nourriture et allons à la recherche de votre Dame. Gardez vos épées à proximité : la Malelande regorge de coupe-jarrets. »

Le sous-bois côté Est de la forêt, le coin à girolles. Voilà quelles sont les indications que leur auront donné les villageois. Il y a un peu moins d'un hectare à ratisser entre les arbres, sans parler du chemin qui y mène ainsi que ses abords. Plusieurs se porteront sans doute volontaires pour prêter mains fortes pour les recherches, à commencer par Magdeleine qui s'en veut de ne pas avoir accompagné sa maîtresse. Jamais elle ne l'a laissée jusque-là mais, depuis qu'elle est mariée, elle n'a plus besoin de jouer les chaperons et Alicia souhaite apprendre à se débrouiller par elle-même, découvrant par la même occasion qu'elle est capable de faire beaucoup plus de choses qu'elle ne le pensait jusqu'alors.

Dans les bois, alors que le soleil commence sa descente, tous ceux dont l'aide a été acceptée par Marc-Aurèle cherchent sans relâche. L'inquiétude se fait de plus en plus forte à mesure que les minutes s'écoulent alors qu'aucune silhouette n'est visible et que personne ne répond aux appels. Le sous-bois semble désespérément vide... Mais pourquoi Jean aurait menti ? Cela n'a pas de sens.
Et puis...

-Monseigneur !

C'est un soldat qui l'appelle. Lorsqu'il le rejoint, il porte sur lui un air grave. Un corps est étendu à ses pieds. Celui d'un homme adulte. A y regarder de plus près, il s'agit du fameux frère de Jean.

-Il y en a là aussi. Dit-il d'une voix morne en montrant deux paires de jambes qui dépassent d'un fourré.

L'une d'elles appartient à une femme mais elle porte des sabots. Les pieds de la fragile Alicia ne les supporteraient jamais. Ce ne peut donc pas être elle. C'est probablement le fils et son épouse...
A quelques dizaines de mètres de là, un autre soldat appelle son Seigneur. Il a trouvé Jean, une flèche en travers de la gorge. Observant la scène, le premier garde fronce les sourcils.

-Aucun d'eux n'a de sac ou de panier... Ils ne les ont quand même pas attaqués pour le fruit de leur cueillette ?!!

HRP:

Le sous-bois Est de la forêt, le coin à girolles. »

Il ne fallait pas plus d’informations pour que Marc-Aurèle visualise d’ores-et-déjà l’endroit. La zone était connue – et bien plus encore – des paysans de Terrefière depuis des lustres pour l’abondance de de girolles, mais aussi celle d’autres champignons comestibles et autres épices dont les paysans ont su tirer tous les bénéfices afin d’agrémenter la soupe et les viandes, les légumes et les féculents. Les populations pauvres, peu favorisées dans la société, savent développer des trésors d’adaptation.

Chevauchant son destrier, le petit seigneur confia ses prises à quelques paysans effrayés et effarés, chevauchant ensuite à toute vitesse jusqu’en lisière de forêt, non loin du fameux coin à girolles. Derrière lui, sa petite troupe de soldats, épées à flanc de cheval, prêts à suivre leurs seigneurs jusqu’au cœur de l’ultime bataille. Lorsque les bois se firent trop épais pour que l’on puisse galoper, le châtelain posa pied à terre, agrippa une sacoche de cuir qu’il enfila bien rapidement, et plaça sa longue claymore dans le dos. Il ne laissa pas le temps à qui que ce soit de poser une seule question : il fallait le suivre.

Ils cherchèrent plusieurs longues minutes… Jusqu’à-ce qu’on le hèle pour lui montrer ce que son cœur redoutait ardemment. Des corps… De pauvres corps mutilés, de pauvres êtres tués… De fiers sujets assassinés, pour quoi ?

Face à ce spectacle, Marc-Aurèle s’horrifia. Oh, il en avait vu des morts… Lors de ses nombreuses batailles – pour son jeune âge – il avait assisté à la mort de bons nombres de soldats, lâches ou courageux ; il avait lui-même donné la mort à tous ceux qui osèrent se trouver face à lui, ou sur le chemin de sa mission. En son for intérieur, le seigneur se jura : dorénavant, il était en guerre. L’émotion du seigneur ayant manqué à tous ses devoirs, le poussa tout d’abord à s’approcher du cadavre du plus jeune, à s’agenouiller… Et à passer sur son front une main paternelle, effaçant la petite trace de sang qui se trouvait là… Ses lèvres murmurèrent quelques prières à Néera, et il lui ferma les yeux.

Lorsqu’il se releva, le monde avait changé. Le monde était en guerre ; le monde avait tenté quelque chose contre lui et les siens. Le monde l’avait privé… D’Alicia. Car il avait repéré bien vite les béquilles de la Dame de Terrefière. Autour du corps de Jean, il voyait les multiples traces de pas, de bottes, et les traces d’un corps qui se traîne doucement avant de disparaître tout simplement.

Alors… Tout ceci, tous ces morts, pour lui enlever son épouse ? Tous ces morts, pour qu’on lui ôte celle qui était sa femme, qui était sa Dame ? Oh non, non… Le monde avait changé. Sans dire un mot, le souverain ôta la bague à cheveux que sa douce lui avait offerte. Lâchant ses cheveux, il les tressa en une longue et très épaisse queue de cheval, qu’il noua grâce à la bague ciselée. Les soldats les plus anciens, ceux qui avaient combattus aux côtés de Marc-Aurèle par le passé, reconnurent sans mal l’attitude du seigneur… Il était en guerre.

« Ils ont enlevé Alicia. » Dit-il, sobrement, froidement, ses yeux dardant au sol un regard enflammé alors qu’il agissait maintenant comme un limier. « Là, là, et là ! Et là aussi… Des traces. » Dit-il, indiquant les endroits d’un signe de doigt, alors qu’il déployait ses trésors de pistage inculqués par son paternel. « Les traces sont autour de Jean… Font des tours par ici… Se regroupent là… Et se dirigent vers l’Est ! Allons, pressons ! Pas de repos avant de l’avoir retrouvée ! »

En voyant Marc-Aurèle se préparer, les plus expérimentés en font autant. Vérification de l'harnachement du cheval, ajustement des brassards ou de la cuirasse, resserrage de la sangle à laquelle pend le fourreau de l'épée et même un coup d’œil sur la lame... Toutes les habitudes des vieux soldats refont immédiatement surface. Ils ne connaissent pas très bien Alicia mais elle n'en reste pas moins leur Dame. Le peu qu'elle ait déjà fait pour Terrefière a fait d'elle quelqu'un de très apprécié par les gens du bourg. Eux y compris. Et puis, elle est chère à leur Seigneur à qui ils sont fidèles depuis toujours. La retrouver est plus qu'un devoir.

Les traces les conduisent jusqu'à la lisière du sous-bois. A quelques mètres de là, elles pas laissent place à d'autres bien plus aisées à suive. Celles de sabots et, surtout, de deux grandes roues. Le temps humide en a marqué les empreintes sur le sol et ce n'est certainement pas en Malelande que l'on pourra trouver des routes pavées et la saison n'est pas propice à l'activité agricole. Il y a donc peut de véhicules en circulation en ce moment. Les suivre devrait être une entreprise assez aisée...
Tous peuvent remonter en selle et progresser à plus vive allure. Les cadavres étaient déjà froid, ils ont plusieurs heures à rattraper. Pas un mot n'est prononcé, tous sont concentrés sur leur mission. Plus rien d'autre ne compte. Ni la faim, ni la soif, ni la fatigue. Ils font avancer et c'est comme si rien ne pouvait les en empêcher. A un petit détail près...

Deux heures après le départ du groupe, soldats et Seigneur peuvent constater qu'ils n'y voient plus grand chose. Le soleil s'est couché derrière les nuages et la nuit s'apprête à s'abattre totalement sur eux. Ce sera le noir complet... Et alors qu'ils progressent dans la pénombre, un feu se distingue sur leur droite. A moins d'une centaine de mètre, un petit groupe semble camper sous quelques tentes bien alignées. Un chariot est placé entre deux allées tandis qu'une petite dizaine de chevaux paissent tranquillement aux alentours.

Les yeux du sénior scrutaient avec une précision chirurgicale, et un regard intense, la moindre trace de botte, le moindre sillon de chariot, la moindre brindille brisée, comme le ferait un chien de chasse, un limier dressé. Le jour déclinant, le petit seigneur se baissait d’avantage, son large dos se rappelant à sa condition d’homme de labeur et de grande taille. Mais qu’importe : s’il avait imposé à ses hommes un rythme intense et sans pause, il devait lui aussi oublier jusqu’au moindre tiraillement de douleur, jusqu’à la moindre crampe… Jusqu’à la moindre sensation de soif, de faim, ou de fatigue.

L’esprit du petit seigneur avait d’ailleurs changé. Voilà des années maintenant qu’il ne s’était pas battu. Des années qu’il n’avait pas tiré la lame autrement que pour s’entraîner ; autrement que pour entraîner ; autrement que pour chasser. Des années qu’il n’avait pas ressenti à nouveau l’instinct de prédation. Des années qu’il n’avait pas ressenti ces sensations étranges aux fragrances de métal typique du sang, de la mort… De la bataille.

Et pourtant, il était en guerre. Oh, peut-être que cette guerre n’était pas celle de ces grands belligérants de ce monde, peut être qu’elle n’était pas pour la conquête de terres, pour le renversement d’une dynastie… Mais elle serait aussi intense qu’une guerre totale, et le sang coulerait à flot comme le fit le sang Drow par le passé.

C’est alors qu’un hennissement lointain se fit entendre. Un cheval, ou plutôt, des chevaux, étaient en train de paître non loin d’ici. D’un signe, le petit seigneur ordonna l’arrêt de la petite troupe montée. Mettant pied à terre, Marc-Aurèle fait signe aux siens de le suivre doucement. Alors qu’ils s’approchent du supposé camp, les paysans – qui connaissent la Malelande et la nature comme personne – se déplacent tels des prédateurs nocturnes. Un pas après l’autre, profitant des bruits ambiants – le grincement des arbres, les pas d’un sanglier en maraude – ils s’avancent. Et, lorsqu’ils furent assez proches… Marc-Aurèle décida d’un plan.

Agrippant un bouclier d’un des siens, il dispensa ses ordres. Tous devaient se déployer aux alentours afin de créer une large tenaille. Plusieurs de ces soldats étaient des archers compétents, capables d’abattre une biche, un chevreuil ou même un jeune sanglier d’une seule flèche dans le cœur, la carotide, ou bien le cerveau. Marc-Aurèle, lui, allait se montrer devant tout le monde, sa claymore dans le dos, et son bouclier en main… Lorsque tous furent prêts, il se lança.

« Bonsoir messires ! » Dit-il, sortant des buissons, bouclier maintenu sur son flanc, main droite portée devant lui afin de limiter la casse. « Pardonnez cette intrusion dans votre modeste campement. » Il regarde aux alentours, à la recherche du moindre signe qui pourrait l’orienter vers la présence de sa Dame, ou sur l’identité de ces gens. « Je suis à la recherche de gens dangereux. Des braconniers… Des voleurs… Des… » Il attend, scrute les regards. « Tueurs ! » Il scrute encore, regardant les réactions, analysant les mimiques. « Les avez-vous vus ? »

Quelques soldats sont assis autour du feu. Ils se sont débrouillés pour que le camp soit monté avant la nuit, reste à faire réchauffer le dîner et organiser les tours de garde. Quelques bougies brûlent dans certaines tentes, preuve que tous ne sont pas dehors. Cependant, aucun ne prête attention à ce qu'il se trame autour d'eux. Qui oserait s'attaquer à un groupe armé et dont chaque membre est encore éveillé. Alors, lorsqu'une voix les aborde, ils se tournent tous vers lui avec une certaine stupéfaction. Certains se regardent ou observent les alentours. Que fait cet homme-là, tout seul ? Il semble près pour le combat et quelques soldats ont déjà portés la main sur le pommeau de leur arme, par précaution.

-Non, personne. Mais nous n'sommes là que d'puis à peine une heure, messire.

Alors qu'il termine sa phrase, quelqu'un sort de l'une des tentes. Une homme d'une bonne trentaine d'années, les cheveux courts et blonds. Il porte une cotte de maille sous un tabard aux couleurs de Stern. Son allure soignée et sa démarche assurée trahissent une noble naissance. Suivant les regards des soldats, le fourreau de son arme à la main, il se tourne vers l'intrus qui a attiré ainsi leur attention et dont il a entendu les paroles. Il ne voit pas bien son visage mais il reconnaît à son équipement et à sa droiture qu'il n'a pas affaire à un malandrin. Et puisqu'il semble chercher des criminels, il préfère autant dissiper tout malentendu.

-Je suis Ego Losir, Chevalier de Stern. Ces hommes sont sous mes ordres et je confirme que nous n'avons croisé personne ressemblant à ceux que vous cherchez. Seulement quelques paysans, il y a déjà quelques lieues au Sud-Est.

Les traces suivies par le groupe de Marc-Aurèle allant au Nord-Est, cela ne peut pas être eux. Et Ego ne s'y serait pas trompé entre des hommes dangereux et d'honnêtes et modestes travailleurs de ferme. Il fait quelques pas, s'approchant prudemment sans pour autant quitter l'enceinte de son camp. Se faisant, les rayons de lumière projetés par le feu atteignent le nouveau venu et le chevalier s'arrête, surpris.

-Seigneur de Terrefière ?

Ego fait un signe en direction d'un soldat méfiant qui a encore la main sur le pommeau de son arme. Son appel au calme est pris en considération et l'homme se redresse, lâchant son épée. Les autres l'imitent en écho tandis que le chevalier reprend.

-Expliquez-moi ce qu'il s'est passé, je vous aiderai si je le peux. C'est le moins que je puisse faire pour le mari de ma petite cousine.

HRP:

Un grondement sourd, long et profond s’échappa de la gorge du seigneur de Terrefière. L’œil avisé d’un chasseur aurait rapidement repéré le léger tremblement de la pomme d’Adam du seigneur, à mesure que battait ses bruits rauques et qu’il dardait un regard de colère sur son vis-à-vis. Fort heureusement, Ego était fort poli, mais aussi apparemment pacifiste, et de bonne volonté. Qu’importe, l’esprit du petit seigneur, Premier Conseiller d’Arétria, ancien Régent du Comté du même nom, était trop occupé pour daigner s’apaiser, ou offrir un visage ne serait-ce qu’un tout petit peu plus pacifique ou tendre. Non, décidément non.

« Oui, Sir Losir. » Dit-il, levant les yeux vers le chevalier de Stern dans lequel il planta le regard acéré d’un prédateur en chasse. « Alicia a été enlevée. Plusieurs de mes gens ont été sauvagement assassinés. Je les traque depuis plusieurs heures, en direction du Nord-Est. N’avez-vous rien vu ? Je dois reprendre la chasse. »

Car il s’agissait bel et bien d’une chasse. Marc-Aurèle traquait ces hommes comme le limier traque son gibier. Déjà en son esprit se dessinait la potence à laquelle il pendrait ces enfants de catins. Déjà, il se voyait étriper le premier qui oserait s’interposer, le fauchant d’un imposant coup de claymore, tranchant son petit corps en deux parties distinctes à hauteur de nombril.

Pour l’instant, Marc-Aurèle voulait garder ses soldats cachés. Certes, il était lié à Ego par les liens du mariage, Alicia étant sa petite cousine. Mais la Malelande, et la Péninsule en général, étaient connus pour être des terres de traîtres, de meurtriers et de complotistes, en témoignent les récentes guerres civiles…

Si Marc-Aurèle pouvait voir les traits d'Ego, il verrait que son teint est devenu plus pâle que d'ordinaire tandis que son expression affiche tant la stupéfaction que l'horreur. Alicia enlevée... Des gens assassinés... Les deux évènements mis en relation, cela n'augure rien de bon concernant la petite cousine du chevalier qui, s'il n'en est pas particulièrement proche, a néanmoins un certain intérêt pour elle et, dans tous les cas, ne lui souhaite aucun mal. Surtout pas à elle qui a déjà tant souffert dans sa courte vie. Et quand le Seigneur lui redemande s'il a été témoin de quelque chose, il ne peut malheureusement pas l'aider plus que son soldat.

-Non, je regrette. Nous nous sommes arrêtés pour monter le camp et en avons juste eu le temps avant que la nuit ne tombe.

Le géant n'en demande pas davantage et fait demi-tour en oubliant toutes les formalités d'usage. Le jeune homme ne lui en tiendra certainement pas rigueur. La rumeur court que les deux époux ne sont pas mécontents de leur sort et l'attitude du Premier Conseiller ne fait que le lui confirmer. Cependant, ses émotions altèrent sans doute son jugement et sa conscience lui dicte de se faire la voix de la raison qui souffle à son oreille.

-Seigneur de Terrefière, il va faire nuit noire. A moins de savoir où ils se rendent, comment comptez-vous les suivre sans risquer de perdre leur trace ?!

Ego a fini par emboîter le pas à celui qui est désormais son petit cousin par alliance. Amusant comme terme alors qu'il n'est pas tellement plus vieux que lui et qu'il est bien moins impressionnant que lui. Cependant, même s'il le suit, il demeure à une distance très respectable de lui. Il n'a pas l'intention de l'arrêter, seulement de l'aider. D'abord par ce simple questionnement. Puis davantage s'il accepte de l'écouter un tant soit peu. Ce qu'il redoute, c'est que si Marc-Aurèle suit une piste, il risque de l'égarer pendant la nuit et de perdre du temps pour la retrouver en s'en apercevant au matin. Le plus sage serait donc de s'arrêter pour les heures à venir afin de ne pas les gâcher. Mieux vaut les employer intelligemment.

-De toute manière, vous n'irez pas bien loin seul et à pied. Prenez le temps de reprendre des forces, nous y verrons plus clair dès les premières lueurs du jour et nous pourrons partir avec quelques hommes et des chevaux frais. Je vous en donne ma parole.

Les bruits de pas qui se firent entendre derrière lui éveillèrent tous ses sens. Comme l’ours en maraude, à la recherche d’une proie, marchant dans la forêt avec la tranquillité du prédateur suprême et néanmoins le regard du chasseur implacable, il se retourne soudainement alors que la présence d’Ego – certes pacifique – dans son dos, lui fait se sentir en danger. Une sorte de sixième sens, ou quelque chose de ce genre.

Mais, au lieu d’asséner un gigantesque coup de patte bardée de grandes et dangereuses griffes, le seigneur de Terrefière se stoppe net, et regarde avec insistance celui qui tente de se faire voix de la raison et qui, dorénavant, était de sa famille.

« La nuit n’efface pas les traces, seul el temps le fait. Pour le moment, il ne pleut pas, il ne neige pas, et les routes, au seuil de l’hiver, sont des plus calmes. Mais les traces fraiches sont plus exploitables que d’anciennes empreintes, aussi me faut-il continuer. Et de toute manière, je ne suis pas seul. »

Il fit signe de sa main droite, et alors les fourrés s’animèrent d’une vie jusqu’alors insoupçonnée. Plusieurs soldats en armures et équipés d’armes se présentèrent et, sans gestes inconsidérés, rejoignirent leur seigneur à pas de loups afin de ne surprendre personne.

« A chaque instant qui passe, les ravisseurs d’Alicia s’éloignent… Il nous faut agir. »

Ego regarde autour de lui, n'hésitant pas à tourner au moins partiellement le dos à son interlocuteur alors que des hommes émergent en silence de plusieurs fourrés. Effectivement, il n'est pas seul. Mais cinq hommes, est-ce suffisant ? Combien sont ceux d'en face ?
Il pourrait se vexer qu'il lui ait caché leur présence si longtemps mais il ne peut pas imaginer ce qu'il doit ressentir en cet instant. Il a vu un campement d'hommes armés, il a cru être peut-être tombé sur ceux qu'il poursuivait alors il s'est méfié. Quoi de plus naturel. Le chevalier revient finalement sur Marc-Aurèle. Il comprend que rien ne pourra le faire changer d'avis. Le ciel est couvert et nul ne saurait dire qu'il ne va pas pleuvoir dans les prochaines heures. Cependant, il risque de perdre leurs traces de toute manière s'il s'entête ainsi. Il est tel un cheval emballé qui file droit devant sans voir le danger. Et ses hommes ont l’œil aussi déterminé que leur maître. Il ne peut pas laisser faire cela, il leur faut un phare pour ne pas se perdre dans la colère. Alors il se fera fort d'être ce phare qui les gardera non loin de la voie de la sagesse.
Prenant cette décision, il soupire en baissant la tête pour attacher son épée à sa ceinture avant de relever les yeux vers le Seigneur de Terrefière.

-Laissez-moi le temps de faire seller mon cheval et allumer quelques torches. Je vous accompagne.

Que Marc-Aurèle lui réponde ou non, il s'en retournera à son campement d'un pas rapide. Une fois sur place, les ordres fuseront et chaque soldat se pressera d'y répondre. Il chargera l'un d'eux de trouver et d'allumer quatre torches, trois autres de se préparer à le suivre, un autre de constituer un ou deux sacs de vivres et deux autres de seller quatre chevaux. Puis il s'entretiendra avec le plus âgé du groupe.

-Changement de programme. Revenez sur vos pas. La route que nous venons de prendre est sûre. Retournez à la dernière auberge où nous nous sommes arrêtés, nous vous rejoindrons dès que possible. Mais cette affaire est plus urgente que la livraison du contenu de ce chariot.
-Je comprends mais... Votre frère va nous attendre, nous pouvons continuer.
-Vous n'êtes plus assez pour cela. Envoie un homme à mon père pour lui expliquer la situation et demander du renfort si tu le souhaites, j'ignore combien de temps je serais parti.
-Bien Messire. Mais... Que direz-vous à votre frère ?

Ego étire un sourire sans joie avant de poser la main sur l'épaule du vieux soldat. Klaus fait autorité et, pour cela, il est respecté mais pas très apprécié, contrairement à lui, et le jeune homme a senti l'inquiétude dans la voix du vétéran.

-C'est mon problème, pas le tiens. Lui répond-il avec assurance.

Depuis toujours, le plus jeune des Losir a fait en sorte que son aîné maîtrise son tempérament. Il sait trouver les mots pour lui parler et se faire entendre. Et il l'écoute de plus en plus avec les années.

Quelques minutes plus tard, Ego constate que Marc-Aurèle l'a attendu. Il le retrouve sur le dos de son cheval, accompagné par trois de ses hommes afin de faire grossir ses rangs. Les torches seront réparties entres les soldats, l'une étant proposée au Seigneur s'il estime en avoir besoin. Puis ils n'auront plus qu'à reprendre la route, le Chevalier se postant non loin de son cousin afin de prendre connaissance des quelques informations qu'il détient sur les ravisseurs d'Alicia. Puis il ne dira plus un mot, se contentant simplement poser des questions ou faire des suggestions quand le besoin s'en fera ressentir, mais toujours dans l'optique de faire avancer les choses. A deux occasions dans la nuit, il aura proposé d'abord un morceau de viande séchée puis une pomme à chaque membre de l'équipée, ainsi que de l'eau : de quoi se restaurer sans pour autant interrompre la traque.
Ainsi, les traces les conduiront dans le courant de la matinée à une bâtisse totalement isolée.

HRP:

Il ne le nierait jamais si on le lui demandait, mais des dires et des ordres donnés par Ego, Marc-Aurèle n’en n’avait rien à faire, et, par conséquent, n’avait presque rien écouté. Dès lors qu’il s’assura que le premier ordre donné était effectivement de faire préparer les chevaux et les torches, le petit seigneur de Terrefière fit rassemblement autour de lui. Immédiatement après, ses hommes le rejoignirent et s’installèrent en demi-cercle, attendant qu’Ego et les siens ne soient prêts.

Lorsque ce fut fait, les torches furent distribuées, les ordres donnés, et les chevaux montés. Marc-Aurèle prit une torche et relança alors la chasse. Ses yeux scrutaient, son esprit calculait. Le temps demeurait clément, et les traces, finalement, donnèrent jusqu’à une grange où les brigands s’étaient visiblement reposés. La paille trahissait deux endroits usités, un grand et un plus petit. Oui, ils étaient là.

« Trouvez moi les traces de leur départ. Il y avait un garde en faction, il y avait plusieurs personnes dans la grange, ils sont repartis quelque part. Trouvez moi les traces de leur départ, et vite. »

Ego regarde la pièce d'un air désolé, fixant particulièrement le plus petit des recoins. Il n'ose imaginer ce qu'à dû ressentir Alicia depuis son enlèvement et pendant cette nuit. Est-elle terrifiée ? Forte et courageuse ? Lui ont-ils fait du mal ? L'absence de sang et de chahut au niveau de son couchage le rassure un peu mais cela ne retire rien à la dangerosité de la situation. Car une question demeure.

-Qui pourrait bien s'attaquer à votre seigneurie ? Et particulièrement à Alicia ? Tout le monde sait ce qui est arrivé aux derniers qui s'en sont pris à elle. Qui oserait encore toucher à un seul de ses cheveux après cela ?

Ses paroles sont peut-être prononcées dans le vent. Marc-Aurèle lui-même n'a peut-être pas les réponses ou ne souhaitent pas les partager mais peu importe. Elles méritaient d'être exprimées. Les brigands qui ont rendu la jeune fille infirme ont tous été anéantis. De leur campement, il en est à peine resté des ruines... Depuis, personne ne s'approche plus d'elle ou alors on limite les contacts au strict nécessaire. Alicia n'était dès lors plus entourée que de sa famille du côté de Terresang et éloignée du monde. Ses fiançailles ont presque surpris le chevalier, non seulement de part leur conclusion mais aussi en découvrant où la plus protégée de la famille comtale allait vivre désormais... C'est-à-dire, loin d'une place fortifiée.

Rapidement, un soldat a retrouvé les traces des malfrats. Ils ont repris la charrette, ce qui est bon signe, et sont partis vers le Nord-Est. La pause a été courte mais tous remontent en selle. Ils n'ont plus qu'une poignée d'heures d'avance sur eux. Ils peuvent repartir avec l'espoir de les rattraper avant la nuit. Mais Ego songent, sans le dire, qu'ils ont peut-être prévus cette éventualité... Et qu'ils sont peut-être déjà arrivés à leur destination ou bien qu'ils ne comptent pas aller beaucoup plus loin avec leur cible... Et si le but était juste d'éloigner le Seigneur de chez lui ? Car après tout, ils ignorent qui a fait cela et quelles sont ses motivations.
Mais ils auront bientôt la réponse...

Pourquoi Alicia ? Pourquoi Marc-Aurèle ? Pourquoi Terrefière ? Pourquoi, tout simplement ? Le Premier-Conseiller n’en savait rien, strictement rien. Tout ce qu’il savait, c’était qu’une fois déjà, Alicia avait été victime d’une attaque de brigands, et que ces derniers s’en étaient pris à elle d’une manière si violente… Qu’elle s’en trouvait encore aujourd’hui blessée.

Il savait aussi que durant plusieurs ennéades, il avait été le régent d’Arétria, et, ce faisant, avait dû prendre des décisions difficiles, parfois lourdes de conséquences pour les Arétans, que ceux-ci soient nobles, de basse extraction, d’ancienne lignée… Ou d’aspiration mauvaise. Il avait traqué les derniers membres de la bande de Drarik. Il avait fait exécuter quelques traîtres, avait condamné plusieurs individus à des peines pires que la mort, dans les geôles humides, sombres, et froides de la citadelle d’Arétria.

Alors, qui pouvait faire tout cela ? Pourquoi ? Comment ? Et depuis quand tout ceci était-il prévu ? Marc-Aurèle n’en savait rien… Pas encore.

« Nous le saurons bientôt. Oui, bientôt. »

Et il poursuivit la chasse.

Plus la journée avance et plus les traces suivies par la petite troupe semblent fraîches. Ils se rapprochent et peuvent avoir l'espoir de les rattraper pour les surprendre pendant la nuit. Qu'ils s'arrêtent de nouveau ou non, ils pourront profiter de l'ombre pour les attaquer. Les hommes de Marc-Aurèle ont déjà prouvés qu'ils pouvaient faire preuve d'une grande discrétion, ils sauront sans nul doute gérer la situation de manière à ce qu'Alicia ne soit pas mise en danger pendant l'opération.

Alors que la luminosité commence à décroître, le groupe presse l'allure. Il leur faut localiser rapidement les ravisseurs pour échafauder leur plan et les empreintes au sol datent de moins d'une heure... Ils sont si proches du but mais la nuit tombante menace de les priver rapidement de toute visibilité. Cependant, quelque chose peut attirer leur attention. Derrière un petit bois, une colonne de fumée s'élève, puis s'épaissit au fil des minutes. Dans la pénombre, ils peuvent bientôt distinguer de la lumière entre les arbres. Quelque chose brûle. Ce n'est pas la saison des incendies de forêt qui ne sont de toutes manière pas fréquents dans cette région humide. Et si les traces n'ont pas changé de direction, c'est là-bas qu'elles les mèneront...

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Un petit hameau habituellement si paisible est désormais en proie aux flammes. Pourtant, personne ne semble s'activer pour éteindre l'incendie. Seule une silhouette montée disparaît très furtivement dans l'ombre, à peine éclairée par le contre-jour des flammes, laissant la situation s'envenimer d'elle-même. En effet, deux bâtiments brûlent déjà et un troisième s'est embrasé plus récemment. Parmi eux, une maison en torchis, un corps de ferme en pierre et une grange en bois. Cette dernière est curieusement bien clôturée. Chaque ouverture est entravée par une poutre, un cadenas ou des planches clouées. La porte principale est elle-même en train de brûler, comme si le feu était parti de là autant que du toit de chaume. Près de la grande bâtisse, une charrette vide a été abandonnée.
Celle-la même qui a laissé les traces que le groupe suit pour la deuxième journée consécutive...

HRP:

Marc-Aurèle, seigneur de Terrefière, Premier-Conseiller d’Arétria et ancien régent dudit Comté, chevalier adoubé, connaissait tout de la concentration maximal que nécessitait pareille situation. Lorsqu’il chargeait les rangs des sombres, il était concentré ; lorsqu’il chargea les rangs des barons ligués les uns contre les autres, il était concentré ; lorsqu’il traqua les derniers reliquats des criminels de Drarik, il était concentré. Aujourd’hui, et depuis hier déjà, il est concentré, dédié tout entier à sa tâche : celle de récupérer saine et sauve, son épouse offerte par la volonté bienveillante de Néera.

Lors de la cérémonie, Alicia et Marc-Aurèle s’étaient promis de s’aimer, mais surtout, de se protéger. Plus encore que quiconque, Marc-Aurèle avait placé Alicia sous sa protection en la drapant de sa cape, symbole fort, signe puissant au cœur de cette société féodale, plus encore dans un Nord dédié à suivre un certain code de l’honneur.

Mais Marc-Aurèle, bien qu’empli d’honneur, dédié tout entier à sa tâche, et prompt à sauver son aimée… Ressentait les affres de deux journées de et une nuit de traque. Ses yeux étaient creusés dans leurs orbites, rougis par des veines dilatées à cause de la fatigue. Son visage était creusé aussi : il avait bien peu mangé ces derniers temps, juste ce qu’il fallait pour ne point faillir ni faiblir. Derrière lui, il pouvait entendre les râles et quelques remarques des chevaliers de Stern, et de ses propres soldats. Il comprenait, bien-sûr… Mais il savait aussi qu’ici, prendre le moindre repos signifiait abandonner Alicia. Et cela était hors de question.

L’odeur typique d’une fumée boisée se répand soudainement dans la contrée alentour. L’équipée, laquelle a ralentie la cadence et est prête à tirer l’épée face à cette odeur de brûler, se demande ce qui pourrait bien se passer non loin pour justifier telle odeur de cendre. En son for intérieur, Marc-Aurèle se prend à espérer : sont-ils enfin à proximité du camp des bandits ? Ou est-ce encore une fois l’œuvre d’une Malelande encore et toujours impossible à pacifier ?

Mettant pied à terre, Marc-Aurèle dégaina sa large et imposante claymore, à mesure qu’il s’approchait du hameau en flamme. Dans la cohorte, un des soldats se leva soudainement comme le lapin alerté au seuil de son terrier. Il a cru apercevoir quelque chose, mais n’en est pas certain, le bruit des sabots étant en plus couvert par le crépitement des flammes.

Le seigneur de Terrefière analysa alors la situation, l’adrénaline lui conférant un regain d’énergie. Plusieurs bâtisses brûlaient, mais l’une d’elle était curieusement intéressante : toutes les issues avaient été murées. Des poutres, des chaînes de fer, des cadenas… En comparaison, les deux autres demeures brûlaient facilement, mais les fenêtres et les portes étaient grandes ouvertes… Y avait-il des gens, enfermés là-dedans ? Sans aucun doute ! Car voici qu’apparaît la charrette suivie, et les traces des roues enfoncées dans la boue Malelandoise trahirent son identité : ils avaient suivi cette charrette depuis 2 jours ! Alicia était ici.

« Toi, et toi ! Fouillez la grange et la chaumière ! » Ordonna-t-il, pointant du doigt deux soldats qui se tenaient là. « Faisons sauter les chaînes ! Si Alicia est ici, je refuse de la laisser brûler vive ! »

Claymore au clair, Marc-Aurèle s’approcha de la dernière bâtisse enflammée plus récemment. Avisant une poutre qui se trouvait là, Marc-Aurèle frappa à deux reprises, fragilisant le centre de celle-ci, avant d’asséner plusieurs coups de pieds qui firent choir la poutrelle coupée en deux. Il s’attaqua ensuite au cadenas, aidé de ses soldats et du chevalier de Stern…

Résumé:

Les flammes couvrent le bruit des sabots... et entoure les bâtiments qui en sont les malheureuses victimes d'une cloche qui les coupe de tout. Quelque part dans la fumée et la chaleur, je gis, inconsciente. Néanmoins, le sort semble vouloir répondre à la requête de mon ravisseur et, alors que ce piège incendiaire se referme sur moi, je reprends peu à peu connaissance. Ma tête est lourde mais mes paupières, animées par les Dieux savent qu'elle énergie, parviennent à s'entrouvrirent. Je distingue une masse devant moi. Est-ce... un visage ? Ma vision trouble s'éclaircit bien vite et je me mets soudain à hurler derrière mon bâillon avant de me cacher dans mes propres mains toujours ligotées. Face contre sol, à plat ventre dans la poussière, je tremble de terreur. Ce visage... est celui d'un homme d'une cinquantaine d'années... encore marqué par la mort tragique dont il a été victime. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, sa langue gonflée et pendante. J'ai à peine vu son cou mais il est marqué par l'empreinte d'un lien très fin qui a été serré si fort qu'il lui a entaillé la chair.
Je pleurs devant cette vision d'horreur qui, je le sais, se trouve toujours juste à côté de moi. Mais je n'ignore pas non plus l'incendie... Et il ne me surprend pas. C'est ainsi que Klaus a tué les autres. Mais ils étaient vivants dans les flammes, de ce que disaient les rapports...

Je me force à relever la tête alors que je suis au bord de la panique. Je me tourne volontairement de l'autre côté mais la vision n'est guère plus réjouissante. D'autres morts... Tout autour de moi... Il m'en a encerclée. C'est-il amusé à l'idée que je me réveille face à celui qui semble avoir le plus souffert ? Mais au milieu de ces cadavres et de ce sang, je m'oblige à regarder un peu plus loin. Le feu... partout. Les issues, fermées... ou incendiées. Est-ce... la fin ?

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Dehors, les hommes s'évertuent à débloquer une des sorties qui ne brûle pas encore. Après s'être débarrassés de la poutre, les voilà qui s'acharne sur le cadenas. Mais être à six sur la même ouverture, est-ce la bonne solution ? Prenant un bref instant pour observer la scène, Ego détaille la bâtisse. Sur une autre façade, il aperçoit alors une ouverture, certes petite mais qui pourrait lui permettre de voir à l'intérieur. Alors, prenant son épée la tête en bas, il s'en approche et insère la lame entre la planche coulée et le volet qui se retrouve bloqué. Il tire de toute ses forces et il sent bien vite que le bois bouge. Il insiste, malgré la fatigue, déplace son arme selon le besoin, tire encore... jusqu'à ce que la planche cède. Dès qu'un côté est dégagé, il ne prend pas la peine d'en faire autant pour l'autre. Il donne un coup de pied sur la tranche pour torde les clous récalcitrants puis se dépêche d'ouvrir. Il découvre alors la scène... de la pauvre Alicia en larmes et en panique devant cette mise en scène macabre. Elle ne le voit pas, elle a déjà regardé de ce côté et n'y a vu aucune issue. Néanmoins, il ne peut pas passer par cette lucarne, aucun homme présent ne le peut.

Un coup de plus donné sur le cadenas fait trembler la porte et Ego tourne alors son regard vers elle, de même que la jeune femme. Et, devant le constat qu'il fait, il se précipite vers le groupe qui s'acharne toujours.

-Arrêtez !! Il ne laisse pas le temps de l'interroger. Vous allez tomber sur des flammes de l'autre côté et les coups vont achever de faire s'effondrer la structure, ce qui peut s'avérer aussi dangereux pour nous que pour elle. J'ai dégagé une lucarne. C'est trop petit pour nous mais assez grand pour elle.

Il guide aussitôt le Seigneur vers l'endroit qu'il vient de mentionner. Il n'a pas le temps d'expliquer ce qu'il a vu, comment va Alicia et pourquoi le Seigneur de Terrefière ferait mieux de se concentrer sur cette piste plutôt que les autres. Mais une fois sur place, il verra que les principaux accès sont bloqués par le feu, comme si cela avait été fait intentionnellement. Il faudra du courage et de l'endurance à la jeune femme pour parvenir à se hisser jusque là, surtout connaissant son infirmité et en imaginant l'état général dans lequel elle doit se trouver. Mais sa meilleure motivation pour y parvenir... c'est Marc-Aurèle.

Marc-Aurèle était en sueur… Son armure reluisante renvoyait l’image des flammes dévastatrices qui dévorent le petit hameau. En-dessous, ses vêtements de jute étaient imprégnés d’une transpiration typique du mâle alpha transit d’adrénaline, mais qu’importe… Qu’importe la chaleur du corps, la chaleur des flammes, la douleur de l’effort, la pénibilité de la fatigue… Marc-Aurèle irait jusqu’au bout, dusse-t-il mourir en essayant. Jamais il n’abandonnerait Alicia ! Jamais il ne renoncerait à la sauver. Jamais ô grand jamais ne laisserait-il celui ou celle à l’origine de tout ceci s’en sortir sans que la justice ne soit appliquée !

Alors, lorsqu’Ego revint à la charge en intimant l’ordre de tout arrêter car l’environnement était enflammé, et, surtout, qu’Alicia risquait d’être tuée dans la manœuvre, Marc-Aurèle se stoppa tout de go, et darda un regard d’une rare intensité vers le chevalier de Stern. Il le suivit presque immédiatement après, car il y avait une issue, mais, surtout… Il s’agissait bel et bien d’Alicia ! Il l’avait vue !

Ni une ni deux, sans demander son reste, sans ordonner quoi que ce soit d’autre, Marc-Aurèle emboita le pas du chevalier, plaça un pied sur un débris non loin de la lucarne afin de se surélever, et, passant sa tête dans la lucarne – ignorant la chaleur – il hèle sa belle :

« Alicia ! Alicia ! Je suis là ! » Hurlait-il, regardant ensuite tout autour de lui. « Il faut que tu viennes jusqu’ici ! On ne peut pas entrer ! Suis ma voix ! Viens ! Je crois en toi ! Tu es plus forte que ces flammes, que tout cela ! Viens ! Viens à moi ! »

J'ai entendu la porte être secouée d'un coup violent et je me suis retournée brusquement. Je ne perçois pas l'agitation au dehors et je me dis que ce doit être le bois qui s'apprête à céder. Ce doit être cela... Je regarde une dernière fois autour de moi et je fonds une nouvelle fois en larmes. Je suis perdue...

Mais alors que je me recroqueville sur moi-même, comme pour me protéger des flammes qui finiront tôt ou tard par m'atteindre, j'entends une voix... J'ai une hésitation. Est-ce que je rêve ? La fumée qui ne m'a pas encore atteinte pourtant donc je ne devrais pas souffrir d'intoxication. Je me redresse, suivant ce son qui traverse les flammes pour arriver tant bien que mal jusque à moi. Et là... Dans cette direction que je ne regardais même plus, il y a une petite fenêtre. Elle est ouverte... sur le visage de Marc-Aurèle. Pendant un bref instant, je n'en crois pas mes yeux. Est-il vraiment là ? Le doute m'est permis mais... je ne peux pas ignorer que, quoi qu'il en soit, le chemin jusqu'à cette ouverture est encore à l'abri de toute flamme. Alors je dois le tenter.

Écoutant les encouragements de ce qui pourrait bien n'être qu'une illusion créée par mon esprit épuisé et apeuré, je rassemble les quelques forces dont je dispose encore. Cependant, je me retrouve bien vite confrontée à un problème. Le cadavre d'un jeune homme me barre la route. Mes mains sont ligotées et je n'ai rien pour me servir d'appui pour m'aider à me lever. Tout ce que je peux faire, c'est ramper... par-dessus lui. Mais ce contact me terrorise. S'il n'y avait pas Marc-Aurèle... ses mots... l'inquiétude dans sa voix qui le rend si réel... Alors je ne serais pas capable de faire ce que je m'apprête à faire.
Je m'approche au plus près de ce malheureux. Puis, lorsque je me retrouve allongée à ses côtés, j'appuie aussi fort que je le peux sur mes mains et mes jambes malades pour rouler sur lui. Ainsi, quelques instants plus tard, j’atterris hors de ce cercle immonde, ma robe déjà sale à présent tâchée du sang d'un autre. Mais je suis encore loin d'être arrivée...

La voix de mon époux m'appelle toujours. A l'aide de mes bras, je me traîne sur le sol pour avancer dans sa direction. Parfois, je m'aide de mes pieds mais c'est si douloureux... Le chemin me semble interminable et, chaque fois que je faiblis, Marc-Aurèle m'encourage de plus belle. Je ne fais donc que de courtes pauses avant de reprendre ma progression. Ainsi, après plusieurs minutes, je parviens devant quelques bottes de foin, entassées sous cette lucarne. Au-dessus de moi, le toit craque de manière inquiétante. Il brûle depuis trop longtemps...
Désormais écorchée aux bras et aux jambes, je me hisse néanmoins sur la pile de foin. Je parviens avec grand peine à m'asseoir sur la plus basse mais il faut que je monte encore un peu pour pouvoir atteindre la lucarne. Alors, profitant d'avoir pu me redresser, le pose un genou à la place de mon séant et essaie d'escalader cette petite montagne en poussant sur mon pied et en m'appuyant de mes bras sur la botte suivante. Un niveau de plus d'atteint... Je peux presque toucher mon compagnon... Et une poutre menace de tomber au plafond... Si une seule d'entre elles cèdent, tout s'écroulera... Alors, je puise dans mes dernières forces pour monter encore... Et, bientôt, je peux me rendre compte que je n'ai pas rêvé. Cette main qui m'attrape et me tire hors de cet enfer est bien réelle...

Quelle cruelle sensation que celle de l’impuissance. Quelle violence que celle des évènements qui privent un homme fier et fort de sa possibilité d’action. Quelle vilénie, quelle félonie, quelle rage, quel désespoir, que celui d’un homme léché par les flammes et qui, malgré la douleur, malgré la chaleur et les fumées, ne peut venir en aide à son épouse condamnée à mort par un individu inconnu !

Marc-Aurèle voudrait détruire les planches de cette grange à grands renforts de poings, de pieds, de lames et de jurons ! S’il le pouvait, il forcerait tous les passages et tirerait Alicia de ce mauvais pas, quitte à en subir les conséquences dans sa petite armure de cuir ! Eût-il y être incrusté dans celle-ci, le cuir devenant sa seconde peau, il irait tout de même sauver la préciosité de ses yeux, les joyaux de son cœur.

Enfin, l’exploit. Sentant sa large pogne chauffée par les flammes être saisie par les doigts fins d’une douce épouse, Marc-Aurèle impulse le dernier effort. S’élevant sur la pointe des pieds, le seigneur agrippa fermement aussi loin que possible les bras de la jeune femme : il atteignit ses coudes, et, lorsque la jeune femme se raidit, tire le plus fort possible jusqu’à lui. Frêle, fine, délicate, elle passait tout à fait à travers la lucarne et la force impliquée par le seigneur la propulsa contre lui-même, chutant en arrière, accueillant la jeune femme comme le ferait un matelas peu douillé.

Prenant deux longues secondes pour reconnaître la frêle colombe blottie contre lui, le seigneur se rendit compte qu’enfin, la traque prenait fin. Presque immédiatement, il voulut fermer les yeux, accablé par la fatigue… Mais un sursaut d’adrénaline le maintint éveillé : l’endroit était en feu, et donc, instable. Il fallait fuir, établir un campement plus loin.

« Vite ! » Commanda-t-il, se relevant et redressant Alicia avec lui avant de la prendre dans ses bras. « Il faut partir d’ici ! Si les bâtisses s’effondrent, nous finirons sous les gravats ! Seigneur de Stern, conduisez-nous ! »

Étourdie, je reste sans bouger sur ce corps musculeux qui a amorti ma chute. Je ne réalise pas encore qu'il y a un instant, j'allais mourir... La façon dont j'ai été extirpée de la grange a laissé quelques marques et je sens pulser quelques bleus naissants et des lambeaux de peau écorchés. Rien de bien grave, comme toutes mes autres blessures, mais le fait qu'elles soient plus récentes les rend plus vives.
Mais nous ne restons pas allongés bien longtemps. Je suis mise debout en même temps que mon sauveur qui me soulève ensuite de terre pour m'éloigner d'ici. Tandis qu'il marche en pressant le pas, je détaille son visage comme on le ferait avec une apparition surnaturelle. Il a tous les traits de Marc-Aurèle, ainsi que la voix et l'attitude. Alors pourquoi je ne parviens pas à croire qu'il est bel et bien là ? Est-ce que je m'imagine dans une illusion alors qu'en réalité j'ai perdu connaissance dans les flammes ?

Je lève lentement une main tremblante vers son visage mais mes doigts ne toucheront jamais sa peau ni sa barbe. Derrière lui, un bruit attire mon attention. La grange, déjà loin, semble craquer de partout et, soudain, le toit s'écroule, entraînant une bonne partie des murs avec lui et ravivant le feu de plus belle. Cette vision m'horrifie... Pas parce que cela signifie qu'à une minute près, j'étais là-dessous... Je pense à ceux qui se retrouvent ensevelis sous les décombres... Sont-ils morts... à cause de moi ? Tout comme les gens de Terrefière ?
Je sens les larmes monter de nouveau et, tandis que les joues se gonflent de sanglots, je ressens la présence du bâillon que j'avais oublié avec les péripéties de ces dernières minutes. Il est si serré... Le retirer me demande un effort mais j'y parviens dans un gémissement de douleur. A peine libérée, je laisse ma tête se loger dans le creux de l'épaule de Marc-Aurèle. L'une de mes mains s'agrippe où elle peut sur sa cuirasse ou son vêtement et je laisse s'évacuer toutes ces émotions qui m'ont tenaillée si longtemps...

A commencer par la peur...

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Ego connaît l'endroit pour y être passé quelques fois. Ce hameau est sur son chemin entre Arétria et Stern, lorsqu'il coupe à travers la Malelande. Il sait qu'une petite chaumière se trouve un peu en retrait. Assez pour que les flammes ne l'atteignent pas. D'autant qu'il n'y a pas de vent. Alors il entraîne le petit groupe légèrement plus au nord, vers un petit bois au creux duquel se trouve une modeste maison. Tout le monde est étrangement silencieux... et plus encore quand le bâtiment de bois s'effondre sur lui-même. Il s'en est vraiment fallu de peu...
Le gémissement d'Alicia attire son attention. Ils ont dû partir précipitamment mais elle est toujours attachée. Il s'approche alors du Seigneur et retire sa dague de son fourreau. Avec précaution, il coupe les liens à ses poignets, dévoilant les marques qu'ils y ont laissé pour quelques temps. Puis il s'attaque au bâillon, tâchant de ne pas étrangler la jeune femme en formant une boucle avec le tissu pour y insérer sa lame avant de le trancher. Sa cousine désormais débarrassée de tout symbole de sa captivité, il adresse un hochement de tête à Marc-Aurèle et reprend la marche, non sans porter un dernier regard plein de compassion à Alicia qui ne lâche plus son époux, comme si elle craignait qu'il disparaisse. La pauvre a dû vivre un calvaire tout ce temps, et pas uniquement dans l'incendie... Cela se voit à son apparence générale.

La maisonnette est faite de chaume et de torchis mais elle semble en bon état. Tandis que quelques hommes s'occupent des chevaux, Ego entre, invitant le Seigneur de Terrefière à faire de même. L'endroit est à l'image des demeures que l'on trouve dans les campagnes pauvres. Il n'y a qu'une seule pièce qui sert à la fois de lieu de vie et de dortoir. Il y a deux couches imbriquées dans un mur et quelques futons remplis de paille empilés dans un coin qui sont probablement répartis sur le sol pour la nuit et rangé au petit matin, preuve qu'il n'y a pas qu'un couple qui vive ici. Ou plutôt : vivait.

-Je vais faire rentrer assez de bois pour la nuit et il y a un puits à quelques pas. Je m'occupe de l'organisation. Prenez soin d'elle. Propose-t-il.

Les laissant à leurs affaires, le chevalier trouve autour de la cheminée de la paille, du petit bois, deux bûches et un briquet pour démarrer le feu, histoire que la pièce soit éclairée et commence à chauffer. Puis il retourne dehors pour donner quelques ordres et prêter main forte. Le couple a sans doute des choses à se dire et ils ont besoin d'un peu d'intimité...

Les choses s’enchaînent, encore et encore. Epuisé, remonté, en colère, dans l’incompréhension la plus totale, le seigneur de Terrefière agissait par instinct, par réflexion également, mais surtout, avec l’énergie de l’homme qui agit dans l’urgence et qui doit déployer tous les efforts du monde pour pouvoir sauver sa dulcinée, maintenir sa lignée, sauver ses terres. Car Alicia représentait tout cela dorénavant.

Lorsqu’enfin les choses commencèrent à se tasser, et que le calme revint, Marc-Aurèle pu enfin prendre un temps de repos aux côtés de son épouse. Tout du long, il ne l’avait plus quitté, sauf lorsqu’il avait fallut la laisser dans la demeure de chaume pour sécuriser les lieux. Ego s’était occupé de lui retirer le bâillon, chose que Marc-Aurèle, obnubilé par la sécurité d’Alicia, avait totalement oublié de le retirer.  

Lorsqu’enfin il pu prendre un temps avec Alicia, Marc-Aurèle se posa. Retirant son énorme claymore de son dos, il déposa la lame dans son fourreau non loin de lui. Si, par la chance ou le hasard, les criminels qui enlevèrent Alicia étaient toujours dans le coin, Marc-Aurèle s’était juré de devoir les interpeler afin de rendre la justice, soit auprès du Comte – ou, si besoin, du Duché – soit par l’exécution pure et simple de on rôle de seigneur des terres sur lesquels les crimes furent commis. Et, à cela, s’ajoutait les casquettes de régent, et de Premier Conseiller du Comté. Alors si une tête devait rouler, personne ne lui en voudrait.

Sa claymore non loin, Marc-Aurèle se posa derrière Alicia, avec tant de douceur qu’il put manœuvrer sa tête et son corps, de sorte qu’elle puisse reposer entièrement dans ses bras, contre sa poitrine et son torse. La respiration du seigneur était contrôlée, régulière, apaisante, presque comme le remous d’un navire sur une mer calme. Passant doucement une main caleuse dans les cheveux de sa femme, il tentait de déployer des trésors de douceur pour la rassurer, et lui prouver que, oui, il était bien là ; oui elle était en sécurité.

Les yeux du seigneur se firent lourds, très lourds. Les paupières ne demandaient qu’une chose : se fermer afin de dormir un peu, même seulement une heure. Mais un sursaut lui permettait de se ressaisir, le froid de la fatigue l’étreignant jusqu’au plus profond de ses os. Le rythme du passage de ses doigts dans les cheveux d’Alicia s’en ressentait ainsi grandement.

« Comment te sens-tu, mon aimée ? » Demanda-t-il enfin, décidant d’œuvrer dans la discussion afin de satisfaire sa curiosité, mais aussi, de ne point sombrer dans les affres de la fatigue. « As-tu vu quoi que ce soit ? Sais-tu qui est derrière tout ça ? »

Je ne laisse Marc-Aurèle s'éloigner qu'à contre-cœur et ne le quitte pas des yeux. Lorsqu'il revient, je ne me fais guère prier pour retourner dans ses bras et me blottir contre lui, encore tremblante. Je peine à réaliser que c'est terminé et je crois qu'il s'en rend compte. Lui, si robuste et capable de grande violence -bien qu'il n'en ai jamais fait la démonstration devant moi- déploie des quantités d'une tendresse insoupçonnée dans chacun des gestes qu'il applique sur moi. Je voudrais fermer les yeux pour me laisser aller à ses attentions, mais je n'y arrive pas. En dehors du fait que je ne suis pas encore totalement persuadée que tout ceci est bel est bien la réalité, ses caresses sur ma tête me rappellent le jeune homme étrange qui me prenait pour un jouet. Seul le fait de pouvoir apercevoir la barbe de mon époux ainsi que la largeur du buste contre lequel je repose me permet de faire la distinction entre eux... Je pourrais tout aussi bien lui dire d'arrêter en lui expliquant pourquoi mais je n'en fais rien. Je ne veux pas assimiler ce geste à ce bandit...

Marc-Aurèle me demande comment je vais et je ne trouve pas quoi lui répondre tout de suite... Je prends quelques instants de réflexion afin de déterminer par quoi commencer. Peut-être dois-je avant tout le rassurer sur mes blessures ? Car après tout, pour le reste, il sait certainement la peur qui a été la mienne tout ce temps.

-Je... J'ai mal... un peu partout. Rien de grave, j'ai juste... été malmenée.

J'ai pris quelques claques et on m'a traitée avec autant d'égard que si j'avais été un sac de légumes mais il aurait pu m'arriver bien pire... Si j'avais été grièvement blessée, il s'en serait déjà rendu compte de toute manière. Il ne peut voir que les brûlures de mes liens sur mes poignets et quelques marques laissées par le bâillon trop serré mais il ne devine pas le nombre de bleus et d'écorchures qui se cachent sous ma robe sale et abîmée. Quant à mes jambes, il se doute certainement qu'elles n'ont pas reçu beaucoup d'attention durant ma captivité et qu'elles sont plus douloureuses que d'ordinaire.

-Ils... se sont amusés à m'effrayer. A me garder dans la terreur... Ils parlaient comme si je n'étais pas là de... leur intérêt... ou non... pour moi.

J'ai des sanglots dans la voix. Tout est encore si frais dans ma mémoire... Trop frais. Mais je n'ai pas de raison de cacher cela à mon époux. Peut-être s'en inquiétait-il d'ailleurs ? Je ne sais pas si ce genre de choses sont fréquentes... Mais je ne tarde pas à le rassurer.

-Mais ils ne m'ont rien fait. Ce n'était... qu'un jeu entre eux. Je crois.

Avoir été épargné ne rend pas la menace plus douce... J'ignore ce que cela aurait changé s'ils avaient mis leurs idées en oeuvre. Ce que cela aurait changé pour Marc-Aurèle et moi... Mais il ne s'est rien passé donc la question n'a pas de raison de se poser, j'imagine.

A présent, il m'interroge sur ce que je sais... Sa curiosité a besoin d'être satisfaite. Sans doute parce qu'il a passé tout ce temps à y réfléchir sans trouver de réponse. Peut-être aussi pour savoir si les choses vont en rester là ou si cela implique davantage qu'une simple course poursuite suivie d'une application de la justice. Et j'avoue que je redoute un peu ce qu'il va penser... du rôle que j'ai joué dans ma pauvre tragédie.

-Ils... Ils étaient cinq. Je ne les ai pas tous bien vus, ils me forçaient à rester allongée dans la charrette. Il y avait un borgne. Et un jeune muet... On aurait dit un adolescent. Le visage innocent, des boucles blondes... C'est lui qui m'a gardée, tout ce temps. Il n'a même pas dormi. Et si je n'agissais pas comme il le voulait, il... me faisait mal. C'est lui qui... Un sanglot plus fort m'étrangle alors que je me souviens la première fois que je l'ai aperçu... Juste avant que l'on ne m'assomme... Un arc à la main... Il est apparu dans le dos de celui qui m'accompagnait et s'est écroulé, une flèche dans la gorge. Jean...

Je me remets à pleurer de plus belle face ce drame qui se rejoue devant mes yeux. Cela n'a duré qu'un bref instant mais ce souvenir est gravé dans mon esprit, peut-être déformé par les derniers moments que j'ai traversé. Il est mort d'une bien horrible de façon... Tout cela parce qu'il m'accompagnait... Lui, et sa famille. Et c'est à cause de moi.

A mesure qu’Alicia racontait par bribes plus ou interrompues, le contenu de ses souffrances, le seigneur de Terrefière écoutait, et luttait également contre une fatigue grandissante. Son cœur était apaisé par la présence retrouvée de son épouse adorée, et, bien qu’il saigne encore de la mort de ses gens, avoir à nouveau son épouse en sécurité était un réconfort suffisamment pour pouvoir sombrer dans les abysses du repos bien mérité.

Mais pas maintenant. Alicia avait besoin de lui, plus que jamais. Alors qu’elle était entre les crocs de ces bandits ; alors qu’elle était offerte en pâture à ces êtres maléfiques ; alors qu’elle était seule dans cette grange enflammée et pleine de cadavres, elle ne pouvait qu’espérer, et faire face, seule. Dorénavant, elle ne l’était plus, seule. Car Marc-Aurèle était là. Il l’avait retrouvé. Il l’avait sauvé. Il l’avait mise en sécurité. Et maintenant, il la protégerait au péril de sa propre vie.

Mais à mesure qu’elle s’exprimait, le seigneur sentait l’émotion, ressentait les peines et les douleurs de sa douce. Sa main s’arrêta alors, et son esprit s’anima d’un ancien et doux souvenir : lorsque le jeune Marc-Aurèle était soucieux, triste, ou qu’il traversait tout simplement des phases propres à un enfant, le seul moyen qu’avait trouvé sa mère pour l’apaiser était de passer doucement la pulpe de ses doigts sur le dos nu de Marc-Aurèle. Il s’agissait du seul remède auquel le jeune homme était sensible…

Alors, il arrêta de passer sa main sur la tête d’Alicia, et, en lieu et place, alors qu’elle était blottie contre lui, tête enfouie dans son épaule, il passe ses doigts dans le dos d’Alicia, appuyant un petit peu pour qu’elle puisse tout de même ressentir le doux passage malgré l’épaisseur de ses habits.

« Ne t’en fais pas, la famille de Jean sera protégée, et nous rendront hommage à ceux qui périrent. » Car, pour Marc-Aurèle, tout ceci était une attaque. Et donc, ceux qui périrent seraient considérés comme des soldats tombés aux champs d’honneurs. Par conséquent, leurs familles seraient protégées, les souvenirs commémorés, et les honneurs rendus. « Ceci est une attaque, et je répondrais avec la plus grande fermeté. Sais-tu qui est derrière tout cela ? Ont-ils donné des noms ? As-tu vu des visages ? Ont-ils quoi que ce soit à voir avec ma période de régence ? »

Car, pendant la régence, Marc-Aurèle avait été des plus occupés à rendre la justice au nom du Comte.

Je me serre un peu plus contre Marc-Aurèle alors qu'il modifie ses attentions qui me confortent dans mon envie de me rapprocher de lui, comme pour ancrer un peu plus le sentiment d'apaisement que de le savoir auprès de moi. Je viens de passer les trente six dernières heures à être malmenée, voire violentée. On m'a menacée de viol, on m'a faite tomber, on m'a frappée, on m'a assommée et on a tenté de me tuer... Et voilà que, soudain, je suis couvée par l'affection et la tendresse de l'homme que j'aime. Si je n'ai pas encore tout à fait réalisé, je commence à vouloir y croire sincèrement... Croire que tout est bien fini.

Mes sanglots s'apaisent, même si le fait que Jean et sa famille auront droit aux honneurs ne me consolent pas vraiment. Je porte sur moi la culpabilité de ce qu'il s'est passé. N'auraient-ils pas pu s'en prendre qu'à moi seule ? Pourquoi a-t-il fallu que d'autres paient de prix de mes erreurs ? Je ne voulais pas mourir mais est-ce que cela aurait racheté ma faute ?... Marc-Aurèle insiste pour savoir qui est derrière tout cela et je ne peux plus me taire comme après ce qu'il a fait mais je redoute sa réaction lorsqu'il saura quel rôle j'ai joué dans tout ceci...

-Pas exactement...

Je réponds à sa dernière question avant toute chose. Il doit savoir que ce n'est pas de sa faute. Pour autant, me serais-je mise dans cette situation s'il n'avait pas eu la Régence du Comté ? S'il ne s'était pas retrouvé débordé ? Et que je n'avais pas voulu lui prêter main forte ? Il n'est en rien fautif de ce qui est arrivé mais la fonction qu'il a dû occuper m'a entraîné sur le chemin qui m'a conduite ici ce soir. Les deux restent intrinsèquement liés, malheureusement...

-Ils... ont fait cela pour l'argent. Ils sont partis... dès qu'ils ont eu ce qu'ils voulaient.

Oui, je suis en train de sous-entendre que j'ai été livrée à celui qui a orchestré tout cela. Donc, que je l'ai vu...

-Marc-Aurèle... Tout est ma faute...

Je ne parviens même pas à le regarder. Par où je suis censé commencer ?... Je suis perdue entre toutes ces émotions qui s'entremêlent et qui me perdent... Et je pleure de plus belle en racontant tout cela de manière assez confuse.

-Quand j'ai aidé Gendry, j'ai trouvé des rapports étranges. On aurait dit des attaques de bandits seulement... rien n'avait été volé. Ces attaques faisaient des victimes, et c'est tout. Alors... Je les ai mis à part sur un coin de mon bureau... pour m'en occuper plus attentivement, plus tard. Mais je... Je n'ai pas eu assez de temps... Après ma chute... Et puis le mariage... J'ai cru qu'il ne s'en prendrait plus à moi une fois éloignée de la capitale du Comté... Je ne savais même pas que c'était pour cela... qu'il m'avait poussée dans l'escalier... Il me l'a confié tout à l'heure... Je ne savais pas que c'était lui le responsable de ces crimes !