Entre prières et souvenirs | Solange & Aurel

Hiver, Verimios 19:XI
8ème jour de la 3ème ennéade

Les voilà de nouveau sur la route. Après plusieurs ennéades passées à Diantra, Aurel n'est pas mécontent de repartir. Il n'avait plus eu de vie sociale aussi intense depuis presque une décennie. Il a passé le plus clair de son temps entre ses rendez-vous d'affaire et l'étude de son projet. Le peu de liberté dont il a bénéficié, il l'a passé avec la Comtesse afin de jouer pleinement son rôle de protecteur. Cependant, il a fini par se rendre compte que cela n'était pas suffisant et que la Dame esseulée avait besoin de bien plus que de la sécurité qu'il lui offrait. Pour son bien, il lui a concédé plus d'attention, lui prêtant son oreille pour l'écouter et son bras pour la soutenir.
Tandis qu'il chevauche près du carrosse, il fait le point sur le mois qui s'est écoulé. Son regard se porte sur les rideaux du véhicule qui ont été fermés afin de conserver la chaleur à l'intérieur. Il repense à ce qu'elle lui a dit dans la bibliothèque et à l'inquiétude qui la gagne de nouveau depuis leur départ. Il lui semble évident que cet appui temporaire qu'il lui a offert devra se prolonger plus que prévu. Quelque soit le verdict de Serramire, qu'elle conserve Odélian ou qu'elle soit renvoyée chez son père, elle continuera à souffrir de tout ce qu'elle a traversé. Il en sait déjà beaucoup sur ce qui la tourmente, ou il le devine. Il ne peut pas se contenter de "refiler le bébé" à quelqu'un d'autre, elle le vivrait comme un rejet et elle n'a pas besoin de cela. Alors il baisse la tête dans un discret soupir : il n'est pas prêt de retourner à sa petite vie tranquille à Lantenes.
Maudit Lambert...

Quelques minutes plus tard, la voix particulièrement grave d'Aurel vibre à travers les parois du carrosse.

-Vous devriez ouvrir vos rideaux, Madame. Sur le côté gauche.

A quelques centaines de mètres de là, de grands bâtiments se dressent, entourés de quelques autres plus petits et fonctionnels. On reconnaît parmi eux une imposante bâtisse religieuse qui se dresse fièrement, ne laissant aucun doute sur la nature sacrée de cet endroit. Lentement, le groupe composé de treize gardes, un Seigneur et un carrosse entre dans la cour principale. Le véhicule s'arrête dans la lignée d'un établissement qui se veut plus fonctionnel tandis que la troupe fait halte à son tour. Aurel met pieds à terre et va directement ouvrir la porte de la carriole afin d'aider les deux femmes qui se trouvent à l'intérieur à descendre, leur offrant sa main à ce dessein. Tandis qu'il achève de faire sortir Solange, une religieuse d'une cinquantaine d'années achève de les rejoindre. Elle n'est pas très grande, le visage déjà ridé par les années mais l'expression sereine que l'on s'attend à retrouver chez tout serviteur de Néera.

-Mes yeux croient rêver. Fait-elle d'une voix douce en fixant le Seigneur.

Interpellé tant par les mots que par la voix elle-même, Aurel tourne le regard vers sa nouvelle interlocutrice avant de lui faire totalement face.

-Mère Imogène. Content de vous revoir.
-Je vois que vous vous êtes bien remis. Dit-elle en le détaillant du regard.
-Cela fait neuf ans, ma Mère... Fait-il remarquer avant de désigner sa protégée. Je vous présente Dame Solange, Comtesse d'Odélian.
-Soyez la bienvenue, ma fille.

Le départ à la fois tant attendu et tant redouté était enfin arrivé.

Bien que Solange ne doutât pas d'être en sécurité désormais avec son imposante escorte, elle avait du mal à envisager sereinement de repartir sur les routes. Avec la route, ses angoisses remontèrent violemment - mais il lui suffisait de jeter un coup d’œil à ses nombreux gardes pour se rassurer un peu.

Les longues journées de voyage s'écoulèrent lentement, paisibles et monotones, ponctuées parfois par quelques instants de conversation avec son protecteur, sinon par les nuits à l'auberge, où la jeune femme ne s'attardait jamais hors de sa chambre, en veillant à ne se mêler à personne.
A dire vrai, elle redoutait plus que jamais l'attaque soudaine d'un assassin ; mais rien ne vint troubler la paix et l'intimité relative dont elle jouissait.

La noble dame savait qu'elle serait bientôt séparée d'Aurel de Lantenes. Quelque part, elle n'était plus si pressée d'arriver au duché de Serramire, car elle savait que son sort serait fixé, tout comme celui de son époux - et que son ami repartirait dans son domaine, qu'ils ne se reverraient probablement plus. C'était sans doute cela qui la rendait le plus triste, car alors il lui faudrait affronter son avenir seule.
Mais n'étais-ce pas le lot de la noblesse ? Ils avaient peu de vrais amis, et ne pouvait pas vraiment compter sur leur moitié pour les épauler.

Ce jour-là, Solange tentait de balayer ses pensées mélancoliques. Légèrement souffrante d'un mal de poitrine qui s'amplifiait depuis la veille, elle avait demandé à Coline, la servante mise à son service par Aurel, de rabattre les rideaux pour les préserver du vent et du soleil ; et la jeune femme sombrait lentement dans le sommeil lorsqu'une voix grave et familière la ramena à la conscience.

Avec curiosité et une hâte un peu puérile, elle fit signe à sa domestique d'obéir, et se colla à la fenêtre, en esquissant un grand sourire.
Un grand bâtiment religieux se dessinait au milieu de plus petites annexes, auréolés de l'or rougeoyant de la fin d'après-midi ; et elle soupira de bonheur à l'idée de passer une nuit en sécurité dans les murs sacrés consacrés à la Damedieu. Ici, elle serait en sécurité, à n'en point douter, et ce fut avec légèreté qu'elle sortit de sa voiture en compagnie de Coline.

Une nonne les attendait déjà, les yeux brillants d'intelligence et de bienveillance, et, les mains sagement posés sur sa robe d'azur et d'argent, la noble péninsulaire laissa son protecteur la présenter, en réprimant un mouvement de surprise. Ainsi, ils se connaissaient ! Elle se sentait soudainement emplie de curiosité pour ces histoires qui paraissaient familiales, mais elle réfréna évidemment cet élan malséant pour se contenter d'incliner sa tête devant la vénérable religieuse.

- "Mère, c'est un honneur de vous rencontrer. La Damedieu nous fait un immense cadeau."

Un toussotement s'échappa de ses lèvres rosées, qu'elle cacha derrière le dos de sa main gauche, étira un sourire chaleureux.

- "Que la Mère vous bénisse tous les deux. Bien que le couvent soit fort humble, eut égard à votre rang, ma fille, je vous propose de vous mettre au chaud à l'intérieur, et de vous restaurer, en attendant que j'organise votre coucher. Suivez-moi, je vous prie."

D'un pas décidé et empli d'énergie, elle se dirigea à l'intérieur d'un bâtiment de taille respectable, probablement réservé aux voyageurs, bordé par un grand potager, les guida dans une pièce où trônait une vaste cheminée de pierre. Déjà, une nonne s'activait à faire une bonne flambée, et elle se redressa pour inviter les gardes et la domestique à changer de pièce.

La religieuse reprit la parole d'une voix assuré.

- "Prenez vos aises. Et vous, Aurel..."

Elle le fixa dans les yeux, ,tandis que son visage se fermait un peu.

- "Prenez donc soin de votre Dame. Il ne faut pas qu'elle prenne froid, voyons, alors n'oubliez pas vos devoirs. Je reviens bientôt avec une bouillotte."

Et dans une envolée de chastes jupes religieuses, cette dernière disparut derrière la porte, les laissant seuls tous deux, sans leur laisser le temps de répliquer.
Solange esquissa un sourire.

- "Veuillez m'excuser, messire Aurel. Je ne savais pas qu'elle vous morigènerai pour si peu. Soyez sans crainte, je puis m'occuper de moi seule. Hm. Ainsi, vous connaissez la Mère Supérieure ? Quel heureux hasard...!"

Aurel laisse les deux femmes s'échanger leur civilité, les mains jointes dans le dos, comme il en a souvent l'habitude. Cependant, puis il les suit à l'intérieur, bientôt accompagné par leur suite dont les montures ont été prises en charge par quelques écuyers. Il ne semble pas affecté par le voyage, comme si cela ne lui faisait rien. Au contraire, cela le fatigue bien moins vite que les rendez-vous d'affaires qui finissent par le lasser et lui arrachent un soupir en fin de journée.
Lorsque la religieuse l'invective, il tourne son regard vers elle et fronce légèrement les sourcils à ses propos. Ce qui le chagrine ? C'est tant le fait qu'elle lui parle de "sa" Dame que le fait qu'il lui demande de prendre soin d'elle. Il pose alors ses yeux sur Solange, comme s'il essayait de comprendre ce qu'il lui échappe, puis la cinquantenaire les laisse sans leur laisser le temps de protester.

-Soyez sans crainte, je puis m'occuper de moi seule.
-Il semblerait qu'elle ne soit pas de cet avis. Commente-t-il tandis qu'il fixe encore la porte qui vient de se fermer.
-Hm. Ainsi, vous connaissez la Mère Supérieure ? Quel heureux hasard...!

Aurel lâche enfin le pan de bois pour reporter son attention sur la Comtesse. Il lui faut une seconde pour se rendre compte qu'elle ignore beaucoup de choses sur lui et qu'elle peut donc se trouver surprise. Cependant, cet endroit est un lieu de culte mais aussi un hôpital... Et il ne lui a sans doute pas échappé qu'il était autrefois militaire, non ?

-Ce n'est pas un hasard et il n'a rien d'heureux. Dit-il de son ton froid habituel, même s'il n'a rien d'agressif. J'ai été grièvement blessé à la bataille de Christabel, lors de la guerre pour reprendre Diantra au nom de ce qui s'est avéré être un imposteur.

Il fait bien évidemment référence au Roi qui a été récemment déchu pour laisser sa place au légitime héritier de la couronne, revenu d'entre les morts grâce aux Dieux eux-mêmes. Mais alors qu'il évoque cette partie douloureuse de sa vie, il ne fait montre d'aucune émotion particulière, comme s'il s'en était détaché.

-J'ai été rapatrié et logé ici quelques mois, jusqu'à être capable d'endurer le voyage jusqu'à Lantenes. Mère Imogène est celle que j'ai le plus côtoyé durant mon séjour. C'est celle qui a le mieux supporté mon caractère.

Il plaisanterait presque... En tout cas, il a une petite lueur dans les yeux qui pourrait le laisser penser. Il a parfaitement conscience de l'image qu'il renvoie de lui-même, et particulièrement lorsqu'il est préoccupé. Alors, blessé, souffrant nuit et jour, il est aisé d'imaginer qu'il n'était pas facile à vivre en permanence.
Aurel désigne un fauteuil de la main. Placé devant l'âtre, le bois en est déjà tout chaud et, si Solange est malade, il serait mieux pour elle qu'elle y prenne place. Ceci fait, il restera un moment dans son dos à bouger hors de son champ de vision, pouvant voir ce qu'il fait sans se pencher dangereusement. Finalement, il arrivera derrière elle pour déposer un châle sur ses épaules qu'il a trouvé dans un meuble non loin.

-Nous ferons étape quelques jours. Nous repartirons lorsque vous irez mieux.

Un peu gênée des propos de la religieuse, Solange tourna la tête afin que son interlocuteur ne la vît point rougir.
Il était embarrassant qu'on les prenne pour un couple, qu'on les laisse même seuls tous les deux ; mais tant que leur guide n'était pas revenue, la Comtesse d'Odélian ne pouvait rien faire.

Avec attention, elle écouta l'histoire de la rencontre entre le seigneur et la Mère Imogène, fronce son front lisse, en apprenant qu'il avait été blessé. Elle en savait si peu sur son protecteur ; ils n'avaient presque eu que des discussions superficielles et pratiques, quand elle ne s'était pas trouvé dans des instants de faiblesse.
Bien sûr, la jeune femme respectait cet homme secret, droit, déterminé et amical à sa façon - mais elle appréciait cependant d'avoir l'occasion de le connaitre un peu mieux.

Cela n'étonnait d'ailleurs pas la jeune noble de le savoir être un malade insupportable. C'était un homme d'action, qui aimait le grand air et l'activité, que la réflexion ne faisait pas peur. Un homme seul qui ne devait pas supporter de devoir compter sur autrui pour utiliser son pot de chambre.
Elle eut un petit sourire, se dirigea machinalement en direction du siège offert, en étouffant une autre quinte de toux.

S'installa, fermant brièvement les yeux eut égard à la bonne flambée qui la réchauffait agréablement, l'écouta distraitement fouiller la pièce. Que mijotait-il encore ?
Solange sursauta légèrement, tandis qu'il déposait le châle sur son dos, inclina sa tête avec politesse pour le remercier.

- "Merci."

Il la surprenait parfois par ses attentions aussi maladroites que sincères. Bien que conservant une distance décente entre eux, il ne manquait jamais à son devoir, les repoussant parfois pour se montrer aussi attentionné qu'un époux. Plus, sans doute, si elle se référait à sa propre expérience du mariage. Elle en était parfois troublée ; mais finissait immanquablement par en conclure qu'Aurel était simplement un de ces hommes bons, qui préféraient les actes à de vaines paroles.
Il était mieux qu'ils ne fussent pas unis par le mariage ; ainsi, il n'y avait pas de faux-semblants entre eux.  

- "Je ne suis pas étonnée de tout cela. Mère Imogène semble avoir beaucoup de caractère et de patience, et il a dû en falloir beaucoup pour vous supporter alité. Je sais que vous êtes un homme volontaire, cela n'a pas dû être simple de vous sentir diminué durant tout ce temps. Heureusement, vous êtes complètement rétabli, et j'en suis soulagée."

Elle eut une pensée pour ce pauvre enfant qui s'était cru roi, et qui avait été victime de l'imposture, tout autant que le reste de la noblesse. La jeune femme connaissait la douleur de la déchéance - tout en sachant qu'il restait comte, et qu'il ne souffrirait d'aucune contingence matérielle, elle compatissait à la douleur psychique qu'il avait du ressentir. A sa solitude, aussi, car aucun noble n'avait dû vraiment penser à lui. Seuls les vainqueurs avaient ce privilège.

- "Pauvre enfant... Comme l'annonce de la Déesse a dû lui être douloureuse. Lorsque nous serons arrivés chez le Duc, je lui écrirai. Dans ces situations, nous avons tous besoin de réconfort."

Elle soupira. Elle fut brusquement prise d'une nouvelle quinte de toux, eut du mal à respirer, se redressa avec détermination, pour se serrer dans son châle.

- "Je préfère que nous continuions le voyage. J'aurai tout le loisir de me reposer ensuite, mais nous devons poursuivre notre route. Nous devons arriver au plus tôt. Je ne supporte plus d'attendre indéfiniment, et vous devrez, vous aussi, reprendre la route de Lantenes. Messire Aurel, je vais très bien, je vous assure. Je suis bien plus forte que cela."

Alors qu'Aurel vient juste de s'asseoir à son tour, il s'arrête et se tourne vers Solange, un sourcil levé.

-Venez-vous réellement de dire que je peux me montrer insupportable ?

Le ton qu'il a employé est légèrement différent de lui dont il use habituellement. Il paraît outré et vexé mais... sans l'être vraiment. Et son regard noir ne traduit aucune colère et brille au contraire d'un discret éclat amusé. Finalement, il achève de s'installer tout en continuant.

-Je perds toute crédibilité en tant que personne sombre et froide lorsque Lambert est dans les parages. J'espérais que vous ne l'ayez pas assez côtoyé pour qu'il ne déteigne pas sur vous mais on dirait que mon aura ne fonctionnera plus à vos côtés non plus désormais.

Il n'en semble pas réellement déçu. En fait, il n'a même pas l'air sérieux une seule seconde. Depuis qu'ils se connaissent, Aurel n'a jamais porté le moindre intérêt pour l'image qu'il renvoie de lui. Il ne cherche pas à plaire, ni à déplaire d'ailleurs. Il est tout simplement naturel, à chaque instant. Alors non, il ne tient pas particulièrement à ce qu'on le voit comme un homme distant et impassible ou encore dépourvu de compassion. Il se contente de respecter ses valeurs, avec son caractère forgé par les épreuves du passé.

-Rassurez-vous, je suis certain qu'il a bien été pris en charge. Il n'est pas héritier de la couronne mais il n'en a pas moins un titre. Il ne manquera de rien, soyez-en sûre. Et on lui apprendra comment garder la tête de haute pour que toute cette histoire d'usurpation ne l'atteigne pas personnellement. Il en va de son devoir.

La discussion est interrompue par une nouvelle manifestation de la maladie de Solange. Celle-ci s'obstine à vouloir continuer la route mais Aurel n'en comprend pas bien la raison. Ils sont partis depuis moins de quatre jours, en pleine forme, et voilà qu'elle tousse plusieurs fois en quelques minutes. Comment peut-elle croire qu'il acceptera de l'écouter ?

-Je serais un bien mauvais protecteur si je ne m'opposais pas farouchement à cette idée. Nous sommes à peine partis que vous êtes déjà mal en point et cela empire à vue d’œil. A ce rythme, vous ne tiendrez même pas jusqu'à Lantenes. Et dois-je vous rappeler ce qui vous attend à Serramire ? Vous n'aurez peut-être pas le temps de vous poser une journée et vous devrez vous montrer forte face aux résultats de l'enquête et à ses conséquences. Il n'y a pas de meilleur endroit pour vous soigner qu'ici. Vous serez sur pieds en un rien de temps, je vous le garantie.

Il était rare que Solange se sente détendue et amusée, mais la remarque de son interlocuteur la fit sourire avec une gaieté discrète.

Il était vrai qu’elle avait été un peu loin, mais après tout, même s’ils n’étaient pas familiers, la jeune femme le considérait comme un ami. C’était une ombre rassurante et protectrice ; et un peu d’humour - un peu de ce qu’elle était auparavant - refaisait parfois surface en sa compagnie. Elle avait toujours du qu’il ne se serait pas mis en colère pour si peu : après tout, elle connaissait plutôt bien le caractère d’Aurel désormais, bien qu’il ait été difficile à cerner.

- "Il est vrai… J’ai osé. Vous devriez vous en prendre à Mère Imogène pour cela."

Elle étouffa la naissance d’un rire derrière ses doigts soignés, détourna le regard en contemplant le feu de loin, attentive à ne pas l’approcher de trop près, avant de hocher la tête en direction d’Aurel.
Il avait raison concernant le jeune Bohémond : chacun d’entre eux devait se montrer fort, et lui, certainement, l’apprendrait rapidement. Elle n’en ressentait pas moins de la compassion pour cet enfant, tout en ayant conscience que ce n’était pas son affaire.

Enfin, la Comtesse reprit la parole. L’idée de rester confinée plusieurs jours, de retarder encore leur arrivée à Lantenes, puis à Serramire, lui donnait le tournis.

- "Messire Aurel, je sais que vous prenez votre devoir très à cœur. Cependant, j’ai tout à fait conscience du mien, et croyez bien que je me prépare à affronter le procès et ses conséquences. De fait, je ne peux me permettre de me reposer plus qu’il n’est nécessaire. Une journée de tranquillité pour les chevaux et les hommes seront bien suffisants : je gage que Mêre Imogène m’apportera des médications fort efficaces."

Elle n’avait d’ailleurs pas plus tôt prononcé ces mots que la porte se rouvrit sur ladite religieuse, accompagnée d’une autre sœur, blonde et aux joues roses. Elles déposèrent un plat de carottes, de lentilles et de lard sur la tablée, une bouillie de poisson aux herbes, une corbeille de grosses tranches de pain frais, et, seule concession à la nourriture paysanne déposée devant les nobles, une compote de pêche aux amandes.
Elle n'avait pas faim du tout. Les effluves vulgaires lui chatouillèrent les narines, et elle allait s'offusquer quand la jeune femme s'arrêta dans son élan pour réfléchir. Bien que Comtesse, elle prit conscience qu'elle devait respecter la nourriture humble mise à leur disposition par les nonnes - il eut été irrespectueux de faire la fine bouche alors qu'on les accueillait de si bon cœur !

Alors elle se redressa, le châle serré autour de ses épaules menues, tandis que Sœur Imogène dardait un œil sévère sur le seigneur de Lantenes.

- "Asseyez-vous et récitez les prières. Après le repas, je ferais venir un médecin pour votre Dame, et nous vous conduirons dans vos cellules, mais j'escompte bien vous voir demain matin à la Messe des mâtines.  Quant à votre épouse, une sœur viendra prier avec elle, et j'escompte bien qu'elle garde le lit pour se reposer. A tout à l'heure, Messire, Dame... bon appétit, sous le regard bienveillant de la Damedieu !"

Elle s'apprêtait à repartir en trombe, lorsque la noble s'avança d'un pas résolu.

- "Ma Mère, si je puis me permettre, le seigneur de Lantenes et moi-même ne sommes pas mariés. Peut-être pourriez-vous demander à ma servante de revenir ? C'est une situation embarrassante, j'en conviens, ma Mère. Soyez simplement assurée que je ne désire que l'amitié de mon protecteur, qui m'a escorté depuis plus d'un mois sur les routes, et au Palais Royal."

Aurel fixe Solange des yeux tandis qu'elle refuse de se reposer un jour ou deux de plus. Malheureusement, il ne peut pas le lui imposer. Il ne fait que veiller à sa sécurité. Concernant sa santé et son bien-être, il ne peut que lui faire des suggestions. Cependant, il sait déjà qu'il va devoir parler avec les sœurs afin qu'elle puisse bénéficier de soins concentrés mais aussi disposer de remèdes pour le voyage. Il ne faudrait pas qu'elle attrape la mort en chemin... A moins qu'elles ne trouvent les bons mots pour lui faire entendre raison ?

Rapidement, Imogène revient et la table est dressée. Aurel a tout juste le temps de remercier pour le service que la Mère donne ses consignes. Le Seigneur retrouve rapidement cette femme de tempérament qui lui a tenu tête durant toute sa convalescence là où les habituelles douces prêtresses ne parvenaient à rien avec lui. Il leur a fallu du temps pour parvenir à se comprendre et à s'apprécier. Et c'est ce long apprivoisement qui fait que le presque quarantenaire n'est en rien surpris par la réaction de la religieuse aux paroles de Solange.

-Dans quelles histoires avez-vous encore mis le nez ? La dernière fois ne vous a pas suffi ?
-Je ne fais que lui prêter mon épée ainsi que celle de mes hommes afin de lui permettre d'accomplir la noble tâche qui est la sienne. Il n'est pas question d'arrangements cette fois.

La religieuse lui adresse un "hum" sceptique puis fait signe à sa consœur de sortir la première. Alors qu'ils sont de nouveau seuls, Aurel prend une chaise et la propose à la Comtesse pour l'y asseoir. Puis il s'installe à son tour et, déjà, Coline les rejoint. Son maître lui fait alors signe de venir prendre place à table avec eux. Il est vrai que ce n'est pas conventionnel mais l'ancien militaire ne fait pas grand cas de l'étiquette. Quant à ce repas, il hume bien meilleur que la tambouille de l'armée, surtout en période de guerre.
Le repas se passe calmement. Comme à son habitude, Aurel n'hésite pas à se servir lui-même, sans attendre que Coline le lui propose. Il offre même aux deux femmes de remplir leur verre tant qu'il a la cruche en main. Un peu après la fin du dîner, Mère Imogène surgit de nouveau et trouve une table déjà à moitié débarrassée avec les assiettes et les couverts empilés à côté des verres sur un plateau. Le petit groupe est alors prié de suivre la religieuse qui les guide dans les couloirs à l'aide d'une bougie. Après quelques dizaines de mètres, elle commence à distribuer les chambres, en commençant par celle de Coline.

-Mademoiselle, vous serez là. Madame la Comtesse, ici. Et, Aurel, je crois que vous reconnaîtrez la vôtre.

Le Seigneur s'arrête au milieu du couloir, observant la porte à demi ouverte. Une porte qu'il connaît très bien... Pour l'avoir passée un certain nombre de fois en plusieurs mois.

-Votre sens de l'humour ne s'est pas amélioré, ma Mère.

Solange d'Escault réprima un soupir. Ce n'était pas la modestie des plats proposés, ni le silence de ce repas monastique qui la mettait mal à l'aise.
Bien qu'elle ait connu ce qu'était la véritable misère, et que des situations plus graves - ô combien terribles - l'avait forgé, elle était gênée de la familiarité étrange de ces deux protagonistes rassemblés autour d'elle, qui lui rappelait les façons de faire d'Eran, et de sa bande.
Voir un seigneur se servir lui-même quand une domestique était présente, servir Coline était étrange et dérangeant, comme si l'ordre naturel des choses était bouleversé ; comme si elle pouvait, à n'importe quel moment, être précipitée à bas de ce que son sang lui donnait droit.

Tout, apparemment, semblait affaire de circonstance, comme si porter une robe brodée de fils d'argent impliquait tout un décorum autour d'elle. A contrario, porter la robe en loque d'une mendiante la renvoyait et l'exposait aux soudards et à l'ire de la soldatesque.
L'habit était-il donc si important ? Brusquement, la Comtesse comprit qu'il s'agissait de rôles que l'on endossait comme une armure, et que les exigences de chaque vêtures, les joies et les obligations différaient, pour tous et pour tout le monde, mais ils existaient pour chacun, sous une forme ou une autre.

Etais-ce là la grande égalité des Trois ? Elle ne le savait guère, n'étant pas suffisamment initiée aux mystères religieux ; mais elle s'obligea à manger du mieux qu'elle pouvait afin de faire honneur à l'hospitalité des nonnes, tâchant de faire contre mauvaise fortune, bon cœur.
Elle dût réprimer sa curiosité à l'encontre d'Aurel et des paroles sibyllines échangées avec Mère Imogène ; elle savait qu'il aurait impoli de poser la question, mais également qu'elle n'aurait pas trouvé de réponse chez cet homme secret.

Elle se contenta ainsi de prier avec ferveur à la fin du repas, avant de suivre leur hôtesse, qui octroya ainsi une chambre à Coline, puis à alle-même.

Solange prit ainsi congé du seigneur jusqu'au lendemain, les poumons en feu. Elle dût cependant rappeler sa servante, bien incapable de se déshabiller seule dans sa robe de voyage, avant de l'inviter à profiter d'une bonne nuit.
Quant à elle, et malgré le remède que lui donnèrent les religieux, elle s'ingénia toute la nuit à repousser ses propres démons, en priant à genoux devant le petit autel dressé dans sa cellule.

Ainsi, la noble péninsulaire se réveilla fort avant dans la matinée, épuisée, but un nouveau remède et mangea une pain grillée couverte de confiture, accompagné de lait épicé à la cannelle, avant de se remettre au lit. Elle sombra à nouveau dans une profonde somnolence jusqu'au début de l'après-midi - et finit par laisser son regard tourner en rond dans sa cellule.
L'idée même d'être enfermée lui était insupportable, lui donnait la nausée ; elle appela alors Coline, à nouveau, afin qu'elle puisse l'habiller, et lui proposa de l'accompagner pour une brève promenade.
Ce fut ainsi que, malgré l'avis de Mère Imogène, la jeune femme fit quelques pas dans les jardins du cloître, se promenant autour des plans d'herbes médicinales, humant les odeurs de menthe, de thym et d'autres médications avec un plaisir évident.

- "Coline... nous devrions cultiver toutes ces choses au château d'Odélian. C'est un plaisir pour les sens et cela nous fournirait toute une pharmacie, en cas de besoin, pour la populace en cas de danger. Qu'en penses-tu ?
- Votre Grâce, c'est une bonne idée. Mais mettez donc votre châle.. vous devez avoir bien chaud, avant de songer à toutes ces solutions concernant votre Comté."

Le programme d'Aurel n'a pas été très différent de d'habitude. Levé tôt, il s'est entraîné avec ses hommes, et même quelques gardes royaux, avant de déjeuner. Puis il est allé à la rencontre de plusieurs personnes qu'il a connu pendant son séjour, plus par politesse que pour évoquer les souvenirs de cette période troublée, à plus d'un titre. D'ailleurs, il est aisé de remarquer que le Seigneur olyséen évite le sujet. Que ce soit ses blessures physiques ou morales, il ne fournit que des réponses sommaires et passe à autre chose. Personne n'insiste. Car personne n'est Lambert, sa sœur, ou encore sa mère.
Après le repas, l'ancien Général se dirige vers la chambre de la Comtesse. Il ne l'a pas vue de la matinée, ni lui ni personne d'autres d'ailleurs, et il souhaite s'enquérir de son état. Il toque mais n'obtient pas de réponse. Il toque encore et toujours rien. Il toque à la porte voisine mais Coline ne répond pas non plus. Finalement, il entre et trouve la chambre de la servante vide. Il en fait autant avec celle de Solange et découvre son absence. Aurel soupire. Finalement, elle n'est pas aussi douce qu'elle en a l'air. Elle peut se montrer particulièrement têtue parfois, même quand les consignes lui sont données par une religieuse des plus stricte.

D'un pas rapide, le Seigneur parcourt les couloirs, jetant régulièrement un œil dans l'ouverture d'une porte ou à travers une fenêtre. Après plusieurs minutes de recherche, il aperçoit derrière les carreaux difformes de l'étage une silhouette vêtue d'une large robe accompagnée par une autre à l'allure plus modeste. A moins qu'il n'y ait deux Dames de haut rang en visite à Edelys au même moment, il peut être certain de l'avoir trouvée. Il descend donc au niveau inférieur et trouve rapidement les jardins. Il connaît toujours aussi bien les lieux, même après neuf ans. Il n'attend pas d'avoir rejoint Solange pour lui parler. Il a la voix si grave que cela ne lui demande que peu d'efforts pour la faire porter jusqu'à elle.

-J'espère que si vous êtes sortie par ce froid c'est parce que vous vous sentez mieux. A peine a-t-il fini sa phrase qu'il arrive tout juste à sa hauteur et reprend d'une voix normale. Parce que si vous tenez à repartir demain, c'est à la condition que vous soyez en état. Je ne tiens pas à ce que vous attrapiez la mort en chemin.

Aurel est sérieux mais pas sévère. Et son souci quant à la santé de la Comtesse est sincère. Cela va peut-être au-delà de ses prérogatives, mais pas complètement finalement.

La comtesse se retourna la première, en esquissant un discret sourire, qui s'évanouit aussitôt au profit d'une expression plus sérieuse, à l'image de son interlocuteur. Elle ne se sentait pas fâchée à ce qu'il se montre si protecteur, si envahissant ; au fond, il était si agréable de se sentir choyée et veillée après ces mois d'infinie solitude que la jeune femme ne pouvait se fâcher de la sollicitude bougonne dont le seigneur Aurel faisait preuve.

Morte, elle l'était déjà, quelque part. Dans cette terrible aventure, Solange avait perdu son enthousiasme juvénile, son innocence, la pureté et la candeur des lambeaux d'enfance qui lui restait encore. Mais la présence de cet homme, ses attentions, son exaspérante tendance à se montrer mystérieux, secret et froid, et à lui offrir les attentions d'un époux ou d'un père la minute suivante la sortait de son apathie et de cette dépression profonde dans lequel elle s'était enfoncée depuis plusieurs mois.
Aussi, d'une façon inattendu, la noble dame péninsulaire inclina sa tête, lui offrit un petit sourire aimable et même un tantinet amusé.

- "Bien le bonjour, messire Aurel. Je ne faisais que prendre l'air pour me distraire avant de rentrer dans ma chambre, mais je serai en état de reprendre la route demain. Mère Imogène est une excellente soigneuse, et je comprends mieux votre bonne santé actuelle."

Ce n'était que des mondanités, mais malgré sa faiblesse et sa petite santé, Solange d'Escault était entièrement sincère. Elle aimait cet endroit paisible, cette atmosphère religieuse et sereine, cette douce harmonie végétale, qui combinait beauté et praticité.

- "Cependant, maintenant que je vous vois, j'ai une question à vous poser. Nous arriverons bientôt à Lantenes, et j'aimerai votre avis sur ce qui ferait plaisir à votre mère, à votre sœur et à vos neveux. J'aimerai beaucoup les remercier de s'être bien occupé de ma chère Elisabeth."

Son enfant, son bébé. Son amour. Oh, comme elle avait hâte de la voir ! Pour rien au monde, Dame Solange ne prolongerait son séjour - elle avait envie de voler à Lantenes, de se précipiter dans les bras de son enfant, de la serrer dans ses bras en respirant son odeur. D'embrasser sa petite joue si douce.
Quel bonheur, quand elle pourrait la revoir !

Aurel se retient de se montrer trop sévère, même si, d'un point de vue extérieur, on pourrait en douter. Il ne lui appartient pas de commander à la Comtesse, ni de lui faire la leçon. A ses yeux, c'est une femme indépendante qui est libre de prendre ses propres décisions. Cependant, il ne partage pas son avis sur sa santé et le soin qu'elle y apporte. Cela, il peut se permettre de lui faire comprendre. Mais la jeune femme semble déjà bien le connaître et sa réaction le décontenance légèrement. Elle est paisible et souriante, certes polie mais néanmoins sincère dans son attitude. Son comportement ne l'a pas renfrognée ni retranchée dans sa coquille. Elle semble même... contente ?!
Le Seigneur de Lantenes la dévisage légèrement dans un regard en coin, les sourcils froncés par cette réaction intrigante à ses yeux. Mais Solange ne s'arrête pas sur cela et poursuit son propos en louant la bonne santé que lui a apporté cet endroit.

-Je dirais plutôt que Tyra ne semble pas vouloir de moi. Se contente-t-il de rétorquer sans entrer dans les détails.

Il est vrai qu'on a offert trois fois le Souffle de l'ancien Général à la Voilée sur un plateau d'argent et qu'elle l'a repoussé à chaque fois. Il a eu de la chance diront certains mais les circonstances de ces incidents prouvent qu'il est également plus résistant encore qu'il n'en a l'air. Le climat d'Olyssea lui a visiblement réussi.

-C'est Lambert qui va être triste d'avoir été oublié. Répond-il à la question de la Dame avec un sarcasme si juste qu'il en devient presque difficile de le discerner derrière ses traits sombres et sérieux. Il faut dire que l'état de sa protégée l'inquiète assez pour qu'il n'ait pas le cœur à plaisanter totalement. Si vous voulez rester plus longtemps, prenez au moins mon bras. Dit-il en joignant le geste à la parole, lui offrant son bras plié dans sa direction.

Elle a déjà revêtu un manteau, il ne peut guère faire mieux que lui apporter sa propre chaleur si elle refuse de rentrer. Après tout, il ne va pas la porter de force à l'intérieur... Même s'il en serait capable, il n'est pas impoli à ce point. Et Solange a le droit de lui dire "non".
Mais alors qu'il s'apprête à la guider dans cet endroit qu'il ne connaît que trop bien, espérant au passage éveiller son intérêt pour un bâtiment dans lequel elle accepterait de rentrer, une voix hèle quelqu'un.

-Général !

Un peu surpris, Aurel se retourne mais ne se sent pas concerné jusqu'à ce qu'il voit un homme boitant dans sa direction d'un pas déterminé. Son infirmité se justifie pas une jambe de bois accroché à son membre sectionné juste au-dessus du genou. Le Seigneur fronce les sourcils, fouillant dans sa mémoire afin de retrouver le nom de ce pauvre bougre qu'il a visiblement côtoyé durant cette courte période où il a arboré ce grade.

-Joshua. Le reconnaît-il alors qu'il achève de les rejoindre. Je ne pensais pas te trouver encore ici.
-C'est qu'j'avais pu vraiment d'endroit où aller. J'avais qu'l'armée mais dans mon état, elle veut pu d'moi. Puis il se tourne vers la Dame qui se trouve près de son ancien officier. Il s'incline aussi brièvement que maladroitement dans sa direction. Désolé d'vous importuner, M'dame. Joshua. Se présente-t-il en retirant soudainement son bonnet de laine pour le poser sur sa poitrine. J'servais comme sharasien quand l'Général... était Général. Explique-t-il tout en se rendant compte de ses propos un peu bancal.
-Que deviens-tu ?
-Bah, j'aide comme j'peux pour mériter ma pitance. Sont pas très exigeants ici mais j'ai pas l'habitude de rester l'pied sous la table. Plaisante-t-il en référence à son infirmité, ricanant d'une voix éraillée. Pis, vous vous souv'nez d'Soeur Mathilde ? Bah, on s'est marié y'a que'ques années maintenant.
-Ne serait-ce pas là la vraie raison de ton choix de demeurer ici ?

L'ancien militaire rit doucement. Il n'a visiblement pas l'air effrayé par l'air sombre d'Aurel et l'autorité qu'il a représenté pour lui à l'époque. Il n'était pourtant que simple soldat et lui à la tête de toutes les armées d'Olyssea. Et même aujourd'hui, alors qu'il est d'une des plus basses extractions et que ses interlocuteurs sont nobles, il n'a pas peur. Il leur témoigne du respect dans son attitude, même si ses manières laissent un peu à désirer et cela semble suffire amplement au Seigneur de Lantenes qui lui prête son oreille. Chose à laquelle l'ancien fantassin semble habituée.

Solange posa sa main devant sa bouche, eut envie de rire, avec gaieté.

Dans ce couvent, où elle se sentait en sécurité, elle se sentait plus détendue et plus apaisée qu'à l'ordinaire. Et bien que la jeune femme se sentît un peu gênée d'avoir effectivement un peu oublié le beau-frère de son protecteur dans ses propos, elle décida, pour une fois, de prendre les propos de son interlocuteur avec légèreté.

Avec retenue et sans se reposer sur lui, elle prit son bras avec obéissance. Elle était presque surprise qu'il ne se montrât pas aussi directif que d'habitude. Bien qu'il n'en ait pas techniquement le droit, la noble savait que cela ne l'arrêtait pas d'ordinaire, mais sa courtoisie la toucha dans sa faiblesse. La comtesse s'autorisa même à laisser sa toux s'exprimer, avec autant de discrétion que possible. Elle devait avouer qu'elle se sentait étrangement légère, qu'elle avait du mal à respirer dans son corset ; mais elle se sentait à l'aise, même alors qu'un inconnu interpella Aurel d'une voix forte.

Général ? Lui ? Attentive, elle offrit son plus beau sourire à l'infirme, s'éloigna un peu de son ami, par décence ; offrit ses félicitations et ses vœux de bonheur au soldat qui mêle enthousiasme et respect à l'encontre de son ancien supérieur hiérarchique. Puis ce dernier repartit à ses affaires ; et la jeune femme fit quelques pas en direction d'un banc à l'abri des colonnades bordant le jardin médicinal.

- "Cela ne m'étonne que vous ayez été général, seigneur Aurel. Je n'ai jamais connu l'ardeur des combats..."

La noble péninsulaire eut un brusque flash. l'odeur pénétrante de la forêt lui parvint, lui coupa les sens. Les chocs des épées, les râles de douleur lui donnèrent envie de vomir. La vision insupportable de ses hommes au sol en train la força à se redresser, et à dévisager son compagnon de voyage.

- "Mais j'en connais ... certaines visions. Si Othar vous protège, s'il ne veut pas de vous, s'il ne veut pas de vous en son royaume, c'est peut-être pour que vous puissiez profiter de la vie, vous aussi. J'ai... une proposition à vous faire. Si... le Duc me permet de retourner à Odélian, j'aurai grand besoin d'un conseiller militaire. Un homme qui sache tenir mes troupes, se faire respecter et décider de potentielles stratégies martiales à adopter. Ne vous décidez pas tout de suite, cela demande du temps et surtout de la réflexion, car je connais votre position et vos responsabilités. Mais ce soldat que nous venons de rencontrer confirme ce que je pense de vous. Il vous fait confiance. C'est de cela dont j'aurai besoin. Si je ne suis pas exécutée."

Sans doute son projet, sa décision était-elle par trop légère, trop hâtive ; mais Solange d'Escault avait l'intuition qu'Odélian ne saurait pâtir de la présence de cet homme fort, au passé prestigieux, et qui inspirait loyauté malgré son caractère ombrageux et sa tendance au mystère. Elle ne désirait pas poser des questions qui l'indisposeraient ; néanmoins, la Dame se fit la réflexion que ses aventures sur le champ de bataille expliquaient certainement en partie ses réactions.

- "Vous connaissez mes démons. Un jour, si vous le souhaitez, je saurais vous rendre la pareille."

La jeune noble se remit à tousser. Il était temps de rentrer dans sa chambre - même si elle n'en avait pas vraiment envie.

Aurel pourrait lui dire qu'il n'a porté ce grade qu'un mois mais cela voudrait dire lui expliquer pourquoi il l'a perdu si rapidement. Sa blessure et la durée de sa convalescence pourrait le justifier mais pas totalement... Après la bataille de Christabelle, aucune autre bataille n'était à prévoir donc il avait le temps de se remettre. Alors il faudrait lui parler de sa relation avec Louis et des griefs qu'il a à son encontre et, cela, il n'y tient pas. Il n'a aucune raison de raconter tout cela à Solange qui a déjà bien assez à gérer comme cela. Sans parler du fait qu'il n'est là que pour la protéger et ne tient pas à ce qu'elle s'attache à lui plus qu'ils n'en ont le droit.

Alors, au lieu de répondre, il la suit vers ce banc mais sans s'y asseoir. Il affiche une mine songeuse alors qu'elle émet l'hypothèse que, si les portes du Senarda lui sont fermées, c'est peut-être parce qu'il n'a pas assez vécu cette vie... Qu'il n'en a pas assez profité.

-Ou bien c'est que je n'ai pas accompli la mission qu'ils veulent me voir remplir, peut-être. Suggère-t-il à son tour.

C'est vrai, les possibilités sont infinies et il n'aura sans doute la réponse qu'après sa mort. Cependant, cette conversation lui rappelle celle qu'il a entretenu avec Lambert la veille de son départ. Il l'a alors convaincu que Solange n'avait pas été mise sur sa route par hasard. Qu'elle devait lui redonner foi en ses valeurs et lui venir en aide. Oui, c'est peut-être ce qu'il doit faire... Apporter son aide aux autres. Peut-être qu'il peut user de ses investissements dans ce but. C'est une idée à creuser.
Cependant, la Comtesse ne lui laisse pas le temps d'y songer. Elle lui parle d'une offre et il fronce légèrement les sourcils devant cette intrigante surprise. Il l'écoute avec attention et s'apprête à décliner son offre lorsqu'elle lui demande d'y réfléchir. Il referme alors la bouche et expire l'air qu'il venait d'inspirer pour prendre la parole. Il n'est pas certain que le temps y changera grand chose mais soit...

Mais alors qu'un silence s'installe, Solange émet un nouveau souhait. Elle aimerait le voir lui parler de lui. Lui dire simplement non n'est pas envisageable, il doit le justifier afin qu'elle ne le prenne pas pour elle.

-J'affronte les miens seuls, depuis toujours. Déclare-t-il, lui signifiant ainsi qu'il n'en parle jamais à qui que ce soit, pas même à sa famille. De plus, si je vous aide à porter votre fardeau, c'est parce qu'il se révèle trop lourd pour vous. Alors pourquoi vous encombrerais-je des miens ?

Il n'a aucune raison de le faire, du moins à ses yeux. Aurel est aussi solitaire qu'il en a l'air et cela semble lui convenir parfaitement. Il lui faudrait une sacrée raison pour changer de point de vue sur la question...