Quatrième ennéade de Karfias,
An Vingt du Cycle XI
Le froid rude s’engoufrait dans les alcôves, alors que l’hiver venait de débuter. Il était difficile pour moi de le reconnaître, tant l’automne semblait avoir été l’hiver pour moi. Et pourtant nous n’avions pas chômé.
Quand il faisait jour, il fallait travailler la terre, arroser, surveiller les bêtes, s’assurer qu’elles ne mangent ni trop peu, ni trop. Le fourrage commençait à quitter peu à peu les granges de fortune, qui s’érigeaient désormais en bâtisse prête à affronter des tempêtes. Même couper du bois relevait d’une expédition périlleuse, prenant une journée entière, avec parfois des maigres récoltes et des blessés. Heureusement, la pierre était ici une ressource intarissable, la matière première de nos constructions. Des murailles commençaient à se dresser, bien plus hautes que les précédentes, afin de former un solide bastion. Et à l’intérieur de celui-ci, une vie plus animée. Les palefreniers avaient ramené une certaine joie de vivre, un certain goût de l’aménagement. Les galeries ainsi que les dortoirs avaient déjà l’air un peu plus décoré, dans l’esprit Nain.
Lorsque la nuit tombait, trop tôt chaque soir, il fallait veiller à ce que tous les êtres à poils et à barbes soient à l’intérieur de l’enceinte, puis les tours de garde s’enchainaient. Broc Casse-Tête avait exigé que tous les nains, quelque soit leur profession, soient assignés à la garde et la protection. Après tout, qu’il disait, s’ils étaient parvenus jusqu’ici, c'est qu’ils savaient tenir une hache. Voulant montrer l’exemple, j’assurais moi aussi les tours de garde, en particulier la nuit. C’était éprouvant et ennuyeux, surtout lorsque la journée avait été animée, à passer de la vallée aux contreforts, en passant par les champs en devenir, mais aussi la mine.
Toutefois ce soir-là, je n’étais point de garde sur la muraille. Mais j’étais bien trop éreintée pour en profiter. Et profiter de quoi d’ailleurs ? Il y avait bien un semblant de bar, ouvrant à la nuit tombée, grâce à des barbus volontaires soucieux du bien-être de la troupe, mais même la bière était réglementée, limitée. Pas de quoi danser toute la nuit. Il fallait tenir l’hiver. Si la goutte venait à manquer, certains ici seraient capables de perdre la tête.
J’accrochais la torche dans le couloir, après une brève toilette, afin de rentrer dans ma chambre. Il faisait un peu plus chaud, même si quelques bourrasques parvenaient à arriver jusqu’ici. Je les oubliais en m’allongeant sur mon lit.
Une agitation dans les galeries me réveilla. N’ayant pas de vue sur l’extérieur, je pensais naturellement que le soleil venait de se lever. Du moins pour les nains, qui étaient capables de se réveiller avant le soleil. Remettant mes chaussures, je passais donc le pas de la porte. Il régnait une sorte de panique. De l’autre côté du boyau, il faisait encore sombre. Curieux, je me dirigeais moi aussi vers la sortie. Le ciel était brouillé, comme rempli de nuages. Ce n’était guère étonnant, à cette altitude. J’entendais plus distinctement les voix cette fois-ci.
« Regardez là-bas ! Une montagne a disparu ! »« Elle s’est effondrée ! »« Non je l’ai vu, elle a explosée, elle a pris feu ! »« C’est Mogar qui l’a détruite ! »« Mogar ! »Cette dernière clameur se répétait, dans une ambiance mi-colérique, mi-paniquée. Moi-même, je ne savais que dire. Je voulais le voir de mes propres yeux. Grognant, j’écartais les barbes, sans me soucier de leurs réactions, afin de me poster sur la muraille. On aurait dit que la terre avait tremblé, et avalé l’un des sommets à l’horizon. Un œil affuté, scrutant ces contrées depuis des ennéades, remarquait aisément le sommet manquant. La fumée semblait effectivement provenir de cette région, même s’il était impossible de dire que les deux évènements étaient liés. Un picotement dans ma barbe me disait cependant le contraire.
Toutes les âmes qui vivent étaient désormais regroupées au dehors, à deviser, à émettre des hypothèses sur ce qu’il s’était produit, tout en gardant Mogar comme responsable. Je ne savais que faire, pour les calmer. Et en avais-je envie ? J’avais plutôt envie, à cet instant précis, de quitter cet endroit, retourner au calme et au repos de mes champs, que mes bêtes puissent bien se nourir la journée et bien se réchauffer à la nuit.
Les yeux de Broc luisaient à la lueur des torches. Bien vite, il tapa dans ses pognes imposantes en grognant.
« Retournez à vos postes au lieu de brailler ! Bon sang ! »Habitués à obéir, les nains venus sous ses ordres se turent et reprirent leurs positions, tandis que les miens, un peu effrayés, reprirent également leurs positions. Je regardais tout ce beau monde se disperser. Broc me lança un regard. Un regard ferme.