La grandeur du runiste et la déchéance du traître

La nouvelle était parvenue jusqu’à la lointaine, très lointaine Molgrunn. Rapportée de la bouche de ceux qui étaient là, et qui en parlèrent dans les tavernes et les auberges, où on entendait dire que des mineurs braves, courageux et sans peurs, avaient retrouvé l’entrée de l’ancienne Gransalle des Scriberunes de Kirgan, cette nouvelle traversée le Septentrion… Jusque dans l’ancienne cité runique récemment redécouverte. Sous la roche du Vallon, on accueillit cette nouvelle avec de grandes festivités, de grands débats, de magnifiques paroles… Et des rêves d’espoirs. Un espoir que tous les runistes avaient accueilli comme une bénédiction du second fils lui-même… Yaron.

Yggdar, archiruniste et Dawi à l’immense réputation dans le monde des runes, s’enferma durant des heures dans la tour des archirunistes, lisant et relisant les vélins anciens qui appartenaient a son clan, à ceux des clans qui acceptèrent de partager leurs savoirs… Face à ces runes, ces lignes, ces symboles, à ces témoignages de l’histoire du monde des runes qui était parvenu jusqu’à lui au travers de siècles, de cycles parfois… L’archiruniste se prenait lui aussi à rêver, à espérer…

Les festivités qui s’en suivirent furent aussi grandioses que possible pour une cité troglodyte lointaine, survivant grâce aux convois venant de tout le Zagazorn. Ont bu jusqu’au bout de la nuit de grands alcools, des bières fortes et des liqueurs venues des plaines du Brissalion. On dégusta des viandes arrangées, cuisinées avec l’envie de rendre à la fois hommage à Yaron le Sage, et à Girdon le Ripailleur. Et, alors que le bonheur et l’ivresse furent à leurs paroxysme, Yggdar décida de faire le voyage jusqu’à Kirgan une nouvelle fois.

Le voyage ne fut pas des plus agréables, cela allait sans dire. Deux ennéades rien que pour quitter Molgrunn et rejoindre Fort Harald, étape se trouvant à mi-chemin et n’étant pourtant pas si éloignée de l’ancienne cité des Gueules-Brûlantes. Deux ennéades supplémentaires pour rallier Kirgan. Le froid était ankylosant… Les articulations du vieillard rappelaient sa condition d’infirme à l’âge déjà très avancé et au vécu éreintant. Mais, malgré les douleurs, les conditions désagréables, rien ne pouvait entamer l’humeur d’Yggdar, lequel n’avait qu’une envie et qu’une hâte : revoir Kirgan et revoir à nouveau la Gransalle des Scriberunes.

Car il y’avait bien des années maintenant que l’Ire du Père avait tout emporté. Et plus d’années encore qu’Yggdar n’avait point pu poser ses mires sur les statues encadrant l’entrée de la salle des savoirs, qu’il n’avait pu lire et dévorer les connaissances renfermées dans les tablettes, vélins, parchemins et autres supports prisés des Nains. Et, Yaron en soi témoin, Yggdar avait été de ceux qui tentèrent tout ce qu’ils purent pour retrouver la fameuse Gransalle, confectionnant d’ailleurs une pioche forgerunée à l’attention de Wulfrid Front-Noirci, thane du clan éponyme, qui s’était échiné à excaver les innombrables tonnes de roches magmatiques afin de retrouver la fameuse Gransalle des Scriberunes. Fort de cet honneur, le fameux clan de mineur continuait son travail aux côtés des Main-Ferme avec cet outil à la puissance insoupçonnée.

L’arrivée d’Yggdar ne tarda point à faire quelques émules parmi les runistes toujours présents dans la cité de Kirgan. Il fallait dire tout de même que les archirunistes, reformés depuis peu, n’étaient point connus comme étant de grands voyageurs… Ils préféraient le confort de leurs bibliothèques et de leurs salles d’études, aux voyages longs et dangereux.

Claudicant, aidé par sa fidèle canne forgerunée, le vieux Rhunki remonte les rues à la fois antiques, mais sommes toutes nouvelles, de la cité dans laquelle il avait passé plusieurs décennies auprès d’un maître, afin d’apprendre l’art de forger les runes. Entouré par quelques soldats de Molgrunn, le runiste parvient enfin à rallier l’entrée de la Gransalle. Ses mires se posèrent sur les deux statues imposantes, et alors vinrent la buée incontrôlable qui floute la vue et le renifloir qui goutte… La tristesse, bien-sûr… Mais la joie, aussi.

Elles étaient là… Elles étaient belles et bien là, les deux statues gravées voilà des cycles et des cycles, représentant Ablakh Rune-Ardente, incarnant la fierté que tout runiste se doit de ressentir, et la piété que tous doivent à Yaron ; et Magni Langue-de-Plomb, honni, condamné à mort pour avoir brisé le code du secret que tous les runistes se doivent de connaître et de respecter à la lettre. D’aucun devrait détester ce Nain qui, par le passé, avait eu la langue bien trop pendue… Mais, aujourd’hui, revoir ce visage figé dans la pierre, exhalant l’horreur, était d’une satisfaction incroyable. L’antique Gransalle des Scriberunes était retrouvée !

De ses pognes caleuses aux ongles constamment noircis et aux doigts crochetés par la vieillesse, le vieillard tâtait la pierre. Il se revoyait, jeune barbe, choisissant la voie du mentor, désireux de devenir non pas un graverune de l’immatériel, mais un forgerune élémentaliste. Sceller des runes, là où d’autres de son clan les gravaient. Une voie permise grâce à l’immense Gransalle des Scriberunes, où se trouvaient déjà à l’époque les plus grands maîtres et mentors, plus grands noms des runes, et qui, lorsque l’apprenti montrait suffisamment de force et de sagesse, acceptaient d’enseigner leurs savoirs. Il se revoyait franchir les portes de cette antique Gransalle pour la première fois, il y’a presque 200 ans…

Qui aurait cru que revoir ce traître de Magni Langue-de-Plomb serait une telle source de joie ? En tout cas, une larme perla depuis le coin de l’œil gauche du scellerune, alors qu’il pouvait presque revoir devant lui les anciens couloirs, les grandes salles d’études, les immenses étagères où trônaient vélins et tablettes… Oui, il les voyait toutes ici… Maintenant.

« Par Yaron… C’était donc vrai… » Dit le vieillard dans sa barbe, tapotant sa carne scellerunée autant par excitation que par émotion, avant de reposer enfin ses mires humides sur ceux qui furent les artisans de cette redécouverte. « Oui, mon ami. » Il tapota son poitrail, point trop fort, car il s’agissait d’un salut plein d’émotion. « J’ai pris le premier convoi au départ pour Kirgan, dès qu’j’ai su ! Par Yaron… Que j’suis heureux de revoir les trognes de ces deux ancêtres ! Comment avancent les travaux ?! » Demandait-il, avant d’obtenir une réponse rapide : lentement. Acquiesçant doucement face à l’information, le vieux runiste s’appuya sur sa canne, laquelle s’enfonça légèrement dans le sol. « De quoi as-tu besoin ? Par Yaron, il ne s’ra pas dit qu’Yggdar Frappe-Rune n’aura pas aidé ses frères à retrouver la Gransalle ! »

Le cœur d’Yggdar battait la chamade… Tant et si bien qu’il en ressenti comme une légère pointe douloureuse au cœur de sa poitrine. D’aucun dirait qu’à son âge, un tel symptôme, associé à un choc émotionnel, nécessiterait un repos immédiat et pour une longue période… Les Nains, bien que robustes, étaient semblables à tous les êtres vivants sous les cieux et sous les rocs : sujets à la vieillesse, l’avilissement de l’âge et, inévitablement… La mort. Mais Yggdar, déjà pourtant affaiblit par un accident magique voilà des années et des années, et par des poumons aussi sombres que les scories de sa forge, était encore suffisamment robuste pour pouvoir faire face à tout ce qui se présentait face à lui.

Les paroles de Wyrgar étaient aussi précises qu’elles étaient acérées. Oui, il fallait plus de barbes. Plus de bras, pour manier encore plus de pioches et de pelles. Il fallait plus de runistes… Oui, plus de runistes.

Si, là-dessus, Yggdar était en effet quelque peu d’accord avec son vis-à-vis, il n’oubliait point qu’il était l’un des principaux instigateurs de cette migration des runes. La redécouverte de Molgrunn, et des savoirs des Gueules-Brûlantes, était un évènement en soi… Et, face aux chantiers titanesques qui secouaient Kirgan, rassembler les runistes dans Molgrunn afin de permettre le renouveau des runes, semblait la meilleure des idées…

Aujourd’hui, la Gransalle des Scriberunes, antique, légendaire, et berceau du savoir runique en ce monde, était retrouvée. Et avec elle, l’espoir d’un renouveau, d’une grandeur retrouvée…

« Oui, les runistes, oui… » Dit-il, passant sa pogne gauche dans sa barbe comme pour stimuler un processus réflexif quelconque. « Les faire venir de l’antique Molgrunn ne sera pas chose aisée. Oh, ils répondront à l’appel des archirunistes, comme ils le firent lorsque Molgrunn fut redécouverte ! » Expliquait-il, bien qu’il se doutait que Wyrgar comprenait ce qu’il disait là. « Il faudra du temps… Mais nous y arriverons. Est-ce que tu aurais d’autres clans en tête ? D’autres fiers à bras que nous pourrions recruter ici ? »