S'accorder avant le grand jour | Solange & Aurel

Solange croyait rêver.
Son habituel si placide fiancé, froid et toujours correct, la couvait désormais d’un regard tendre.

Il lui répondit de la manière, à mi-voix, et la jeune femme se demanda brièvement si elle était bien devenue folle. Son cœur résonnait en elle comme des coups de tambour, et son baiser lui arracha un petit soupir.
Plus que jamais, elle sentait les doigts de son promis à travers l’étoffe de sa robe, ses bras qui l’étreignait, ce corps musclé, haut comme une muraille, contre lequel elle se pressa légèrement.
Le parfum des roses, couplé au vin aux épices, lui montait à la tête, et elle échappa un petit rire, tandis qu’un serviteur passait, silencieux et effacé comme une ombre, pour allumer une torche non loin.

Pour une fois dans son existence, la Régente se souciait fort peu des commérages, des rumeurs qu‘autrui pouvait colporter sur elle. En vérité, seul l’instant comptait, et elle déposa une main timide dans le dos de son fiancé, pour caresser délicatement ses omoplates.

Elle se sentait bercée par les notes éparses d’une flûte jouant une ballade non loin, dans la salle de réception ; et murmura à l’oreille d’Aurel.

- « Contre vous, je me sens comme une jeune jouvencelle… Aurel… »

Aurel ne se retourne pas alors qu'il sent un mouvement derrière et que, visant la réaction de Solange, il comprend qu'ils ne sont pas totalement seuls... et que cela n'a guère d'importance. Alors, il attend. Il attend que finisse de l'éloigner cette lumière mouvante qui représente le serviteur qui ne fait que passer et qu'il se presse de s'en aller. Il attend de sentir la jeune femme revenir totalement à lui. Il attend de savoir comment elle se sent alors que son visage se trouve si près du sien. A-t-elle compris ce qu'il s'apprête à faire ? La main qui caresse son dos lui permet de comprendre qu'elle est sereine et en confiance.

-Parce que vous avez encore beaucoup à apprendre... Souffle-t-il.

A la lumière de tous ces signes, Aurel se penche un peu plus. Continuant de prêter attention aux réactions de sa fiancé, il se rapproche lentement. Ses yeux se ferment alors qu'il sent la peau de la belle frôler la sienne. Il s'approche encore, doucement, jusqu'à ce que ses lèvres trouvent enfin celles de Solange. Il y dépose un baiser, à l'image de celui qu'il lui a donné dans le cou, en prenant tout son temps. Un baiser délicat et tendre qui semble suspendre le temps. Un baiser qui ne prend fin qu'après quelques secondes.
Le lantenois laisse planer un instant de battement, sans s'éloigner d'elle pour autant. Il marque une pause durant laquelle Solange peut se faire à cette nouvelle proximité, où elle peut assimiler ce qu'il vient de se passer, où elle peut réaliser et, il l'espère, apprécier... Avant de venir l'embrasser de nouveau, de manière un peu plus appuyée, mais toujours avec tendresse.

Lorsque le contact de leurs lèvres se rompt une nouvelle fois, Aurel pose son front contre celui de Solange dans un soupir de soulagement et de bien-être. Puis il l'attire à lui, l'invitant à loger sa tête dans le creux de son épaule, afin de l'éteindre affectueusement, un bras toujours autour de sa taille et une main dans ses cheveux. Il l'enveloppe totalement en la serrant doucement contre lui. C'est une nouvelle étape de franchie...

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Aurel parcourt les couloirs du manoir, visiblement à la recherche de quelqu'un. Après avoir passé un moment dans les jardins avec sa promise, il l'a raccompagnée jusqu'à sa chambre. Sur le pas de sa porte, il a déposé un baiser plus appuyé que d'ordinaire sur ses doigts avant de lui souhaiter bonne nuit. Puis il a pris congé et fait appeler Coline mais il ne s'est pas dirigé vers sa propre chambre, pourtant juste à côté de celle de Solange. Non, il est parti en quête de quelque chose d'autre. Ou plutôt... de quelqu'un.

Une porte entrouverte d'où s'étire les rayons de lumières projetés par un feu crépitant attire l'attention du militaire de formation et il s'y rend aussitôt. Par l'embrasure, il aperçoit celui qu'il cherchait et n'hésite pas un seul instant. Il écarte un peu plus le pan de bois et toque deux coups afin de signaler sa présence.

-Auriez-vous un moment ? Demande-t-il, ne s'attendant pas à ce que son interlocuteur lui refuse une brève entrevue.

Aussitôt que la comtesse douairière fut reconduite à sa chambre, un serviteur se munit d'une lanterne, éclairant les pas du futur époux de la comtesse douairière ; et se rangea sagement sur le côté, tandis qu'il frappait à la porte d'un petit salon, d'où crépitait encore une bonne flambée.
Une nouvelle voix masculine, qu'il reconnut pour être celle du Sieur Gérard d'Escault, leur autorisa l'entrée, de sa voix habituellement bourrue.

Le chant et la musique des artistes s'étaient tus. Le petit salon était une petite pièce accueillante aux nombreuses tapisseries, dotée d'une harpe et d'un petit secrétaire en bois précieux. Si elle ne possédait pas le confort du salon de réception, elle comportait néanmoins quelques étagères et un gros buffet, lequel était surmonté de divers trophées de chasse.
Bien que le chevalier fieffé, seigneur d'Escault et Premier Conseiller du Comté d'Odélian n'était pas familier de cette demeure, il s'y sentait, malgré tout, plutôt à l'aise, et buvait tranquillement un petit difestif en contemplant la danse passionnée des flammes, lorsqu'il fut interrompu par son futur gendre.
D'un geste détendu, il fit signe à son valet d'emplir une coupe de vin, tandis qu'il se levait pour accueillir le seigneur Aurel.

- "Installez-vous, je vous en prie, messire Aurel. Désirez-vous une coupe de vin ? Cette soirée était-elle à votre goût ? J'ose espérer que ma fille se sera montrée d'une agréable compagnie. Je la vois rarement consommer de l'alcool."

Aurel indique d'un signe de tête au serviteur à la lanterne qu'il peut disposer. A vrai dire, il ne lui a rien demandé et n'est pas habitué à être ainsi cerné. Il aurait pu marcher dans les couloirs sous le seul couvert de Silène, cela lui aurait parfaitement convenu. Il regarde l'homme s'éloigner, d'un air un peu contrarié. Il va devoir s'y faire sans doute... Il n'est plus à Lantenes et son épouse -s'il peut déjà se permettre de l'appeler ainsi- a un statut bien supérieur au sien. Il espère qu'à Escault, ils seront plus tranquilles et n'auront pas à s'affubler en permanence de la compagnie de serviteurs à chaque recoin. Car c'est la quiétude qu'il veut y trouver, pour lui mais surtout pour leur mariage tout récent et la relation qu'ils doivent construire.

-A ce stade, je pense que nous pouvons nous passer de nos titres en privé. Vous ne pensez pas ?

Finalement, le Conseiller militaire entre dans la pièce et ferme derrière lui.

-La compagnie de Solange ne m'est jamais désagréable. Répond-il le plus simplement du monde, ses propos ne souffrant pas la moindre ambiguïté. Car il parle bien de sa personne et non de son corps envers lequel il ne fait jamais la moindre remarque, qu'elle soit positive, négative ou encore déplacée. Ce n'est visiblement pas là que se porte son intérêt pour la jeune femme.

Il hoche la tête en direction du serviteur en réponse à l'offre de Gérard et prend le verre qu'il lui tend avant de prendre place dans un fauteuil à proximité. Comme à son habitude, il s'assoit en posant une cheville sur son genou, position assez incongrue pour un noble mais dans laquelle il semble à son aise.

-Je n'avais pas réalisé qu'elle avait autant bu, aussi me suis-je permis de la raccompagner. Mais elle a visiblement l'alcool gai.

Aurel porte le vin à son nez pour en humer le parfum. Rien qu'à l'odeur, il sait si c'est un vin du Nord, du Médian, du Sud ou de l'étranger. Il peut presque en deviner la région d'origine de manière plus précise. Ces neufs ans d'exil dans son propre domaine lui ont permis de découvrir et développer son goût pour les spiritueux. Finalement, il y trempe les lèvres, pour le goûter plus que pour le boire vraiment. C'est un homme qui aime prendre son temps pour profiter des bonnes choses et n'en abuse pas.

-Il y a un point dont nous n'avons jamais parlé concernant le mariage. Je le réalise maintenant qu'il est si proche. Cela concerne la nuit de noces.

Franc et direct. Peut-être maladroit d'un point de vue extérieur mais Aurel n'a pas été formé pour être un diplomate. Au grand dam de son père, il a choisi la carrière militaire. Alors, aussi prévenant tente-t-il d'être avec sa future épouse en voulant aborder le sujet des témoins au préalable, il ne passe pas par quatre chemins pour aller droit à l'essentiel.

Gérard d'Escault était un militaire.

Rendu infirme par un coup d'épée qu'il avait prit à la place de son suzerain, il avait toujours considéré sa fille unique comme son plus grand regret, car il l'avait trouvé, durant son enfant, puis à l'âge de jeune adulte, futile, mièvre et sans grande intelligence. Ainsi, il avait été dévasté par la mort de son seul fils ; mais il avait vaguement reprit espoir, lorsqu'elle était devenue comtesse. Au moins, ses petits enfants seraient d'un rang supérieur au sien, élevant ainsi sa dynastie d'une bien belle manière ; quand sa petite-fille et Solange avaient été portées disparues.
Il s'était trouvé alors dans un état de désarroi et de panique difficile à décrire.

Les gardes et les mercenaires n'ayant trouvé aucune piste, il s'était presque résigné à légitimer un de ses nombreux bâtards lorsqu'elle était miraculeusement réapparue. Il s'était alors senti fou de bonheur et de soulagement.
Et plus encore quand sa fille, devenue plus sage et plus responsable, avait été nommée Comtesse Douairière. Le fiancé qu'elle s'était choisie lui plaisait beaucoup - le fait qu'il fut un militaire et, de plus, le cousin du Roy arguait fortement en sa faveur ; aussi ne broncha t-il pas lorsque son futur gendre lui suggéra de mettre l'étiquette de côté. A dire vrai, il n'avait pas vraiment de goût pour ces choses-là - et appréciait davantage le vin et la bonne compagnie des femmes plus faciles d'accès que son épouse.

Il sourit donc avec bonhommie à son interlocuteur en le regardant boire son vin du médian - un vin réputé pour plaire particulièrement au palais royal, et dont il avait eu le soin de faire provision le jour-même - termina tranquillement le sien, fixant Aurel dans les yeux.

Parler de la nuit de noce ? Il ressentit aussi beaucoup de gêne. A dire vrai, un sujet aussi intime l’embarrassait. Mais au moins, s'il fallait l'aborder, c'était entre hommes, ce qui rendait la discussion un peu plus simple.

- "La nuit de noce pourra avoir lieu ici. Vous pourrez le faire dans la chambre de ma fille. J'imagine que cela sera plus simple. Le trousseau de la comtesse douairière est prêt, alors vous n'aurez pas besoin de vous en préoccuper."

-Ce n'est pas ce dont je voulais parler. Rétorque Aurel sans prendre plus de précautions que précédemment.

L'aspect matériel ne l'a jamais intéressé et, au cours de leurs précédentes discussions sur ce mariage et le contrat qui l'entoure, le lantenois n'a jamais montré le moindre intérêt pour l'argent, les terres ou le pouvoir. Solange pourrait être la dixième fille de Gérard et il pourrait ne rien obtenir de cette union, cela lui serait parfaitement égal. Il se moque de son trousseau autant que de sa dot et n'a d'ailleurs jamais été le premier à aborder ces sujets. Ce qui le préoccupe, c'est le bien-être de sa future épouse. Même le sien passe après.

-Je veux m'assurer qu'il n'y aura pas de témoins.

Il pourrait arguer le fait qu'il trouve cette pratique totalement inutile en plus d'être d'un autre temps mais il a bien conscience que cela ne servirait à rien. Il voit bien la façon dont Solange a été élevée et il se doute que ses propres convictions n'entrent pas en ligne de compte. Il doit trouver d'autres arguments. Si tant est que son futur beau-père se montre réticent à cette idée...

Le vieil homme poussa un soupir. Il fit signe à son domestique, le regarda remplir son verre, fit tournoyer l'alcool écarlate dans sa coupe, les yeux pensifs.

Assez lentement, il se rassit sur son fauteuil, en s'agrippant d'une main à l'accoudoir pour ralentir son mouvement. La souffrance provenant de son genou semblait vive, cinglante même ; mais il ne pipa mot sur ses propres ressentis.

La demande, en effet, était inhabituelle et délicate. Il aimait que chaque chose soit à sa place, mais par-dessus tout, le scandale lui faisait peur. Il craignait que son nom soit entaché du scandale d'un divorce, qu'Odélian tout entier se trouve ridiculisé - et quelle meilleure assurance que la certitude de la consommation pour faire face à cette menace, dont retentissait encore Arétria ?

- "Aurel. Je vous propose de choisir le témoin si cela vous convient mieux, mais je dois m'assurer que ma fille doit observer les règles. Elle est en quelque sorte une garantie morale désormais à Odélian, et elle doit montrer l'exemple. Nous devons respecter les coutumes, et nous mettre à l'abri de toute idée de dissolution de mariage. J'y tiens absolument, au vu du rang de votre future épouse."

C'est sans surprise que Gérard refuse d'accéder à sa demande. Son long silence était déjà un indice de la réponse à venir donc ses mots ne l'étonnent en rien. Cependant, Aurel doit désormais habilement ramener la réflexion sur l'essentiel de ce qui est en jeu dans cette union et il est moins à son aise. Même s'il n'en laisse rien paraître.

-Ce n'est pas la Comtesse douairière qui se marie, mais l'héritière d'Escault. Odélian n'est pas affecté par cette union. L'étiquette peut se montrer plus souple dans ces cas-là.

Tel que cela a été convenu, leurs enfants -si Néera leur en accorde- hériteront de la Seigneurie. Le titre de Comtesse ayant déjà été légué à Elisabeth, ils n'en jouiront obsolument pas et cela leur convient parfaitement, autant à l'un qu'à l'autre. S'ils pouvaient même se retirer complètement de la vie politique, ils le feraient. Ce n'est que pour l'enfançonne qu'ils restent et oeuvrent à maintenir le Comté à flot.

-Que craignez-vous exactement ?

Difficile pour Aurel d'apporter les bons arguments sans savoir ce qui préoccupent exactement son interlocuteur. Le titre seul de Solange n'est pas en jeu, il n'est là que pour rappeler qu'elle est la veuve du précédent Comte et la mère de la nouvelle Comtesse. En soi, c'est la future Dame d'Escault qui est concernée. Gérard est donc le principal intéressé par ce mariage, il n'a besoin que de leur faire confiance pour que l'union soit consommée. L'ancien officier ne songe pas du tout à la récente annulation des noces des de Terresang avec leur vassal et de tous les commérages que cela a soulevé.

- "Dame Solange, ma fille, restera tout autant la Comtesse Douairière d'Odélian que l'héritière d'Escault. Jusqu'à la fin de sa vie, elle en bénéficiera des avantages, mais également des inconvénients. Et ce que je crains, c'est que sa position ne soit plus fragile qu'il ne le semble. Son futur beau-fils, le Comte Thibault, est déjà âgé d'une dizaine d'années et doit probablement la détester. Si la dame d'Assar ne la déteste pas, elle s'en méfie, et nos vassaux ne respectent guère les femmes au pouvoir. De plus, si la Comtesse Elisabeth meurt... la position de ma pauvre Solange sera plus compliquée encore. J'aimerai qu'elle ait un mariage que nul n'osera lui reprocher, même les plus petits détails. L'invitation du Roy et sa présence l'aidera considérablement dans son entreprise et de fait, votre présence lui sera très utile. Je ne lui souhaite aucun commérage, ni aucune rumeur. Il faut que tout soit fait dans les règles."

Le vieux chevalier reprit son souffle. Se pouvait-il que son interlocuteur ne soit pas au courant de la fortune de son épouse ?
Bah, ce n'était qu'un détail - même si cette subtilité pouvait bien coûter la vie de sa fille unique si le Comte Thibault se montrait particulièrement vindicatif en grandissant, ou si un vassal se répandait en excès de zèle, dans le but de plaire au garçon.

Soudain, il se rappela de cette scène étrange qu'il avait entrevu au retour de la douce Solange. Il se souvint de la gêne du jeune noble qui avait été envoyé brièvement dans une chambre avant de repartir précipitamment chez lui, de sa fille prostrée au sol, des larmes qui brillaient dans ses yeux, qu'elle essayait de dissimuler en sortant à son tour de la pièce, soutenue par sa camériste.

Que s'était-il passé ce jour-là ? Que s'était-il passé pour sa fille devienne enfin adulte, durant cette longue disparition ?
Elle avait été retrouvée à Fernel, avant de se rendre à Diantra, à partir duquel le Comte Charles avait récolté un procès retentissant avant de mourir. Quels étaient les secrets qui hantaient encore l'esprit de sa progéniture ?

De quoi son futur époux désirait-il la protéger ?

- "Est-ce en lien avec ce fameux jour où elle a refusé le baiser d'un jeune goujat ?"

Il ne voyait aucune autre raison valable pour argumenter contre cette tradition séculaire, et qui semblait tant déplaire à son nouveau gendre.

Aurel soupire et, d'un geste, demande au serviteur de sortir, avant de venir se pincer l'arrête du nez. Ce dernier hésite puis, avec la confirmation de Gérard, s'éclipse finalement après avoir déposé la carafe de vin. Le lantenois n'avait pas du tout l'intention d'en parler, cherchant même à éviter le sujet. Mais il était évident que son beau-père avait, sinon compris, au moins mis le doigt sur quelque chose. Et s'il se moquait qu'on le surprenne en train d'embrasser sa promise dans les jardins, il ne voulait pas que cette affaire-là s'ébruite.

Lorsque le mécanisme de la porte qui se ferme se fait entendre, Aurel relève la tête. La conversation va être encore moins joyeuse qu'il ne l'avait imaginé.

-J'avais plutôt l'intention d'évoquer le côté humiliant de la chose et du fait que je respecte trop Solange pour lui imposer cela. Sans compter le fait que j'ai cette tradition en horreur...

Mais ça, c'était le plan initial... Evidemment, il a totalement changé à présent. Ces mots lui semblent même totalement dérisoire en comparaison du loup que Gérard vient de soulever. Il doit s'y prendre autrement. Et, même si sa première idée était parfaitement sincère, il va devoir se montrer plus honnête encore que prévu.

-Solange a confiance en moi. Pour être son protecteur, son mari... et son amant. Mais, pour que les choses se passent au mieux pour elle, cela demande du temps et c'est la raison pour laquelle nous voulons nous retirer après le mariage. Nous forcer à une nuit de noces publique, quelque soit le témoin, pourrait avoir de lourdes conséquences. Que j'aurais d'autant plus de mal à réparer par la suite... Il marque une pause. J'entends vos arguments, même s'ils ne tiennent pas compte du fait qu'entre vous et moi elle sera bien entourée et que sa sécurité a toujours été ma priorité. Nous pouvons faire ce que vous demandez mais vous prenez le risque de détruire la relation que nous bâtissons depuis plusieurs ennéades et qui est en très bonne voie.

Une nouvelle pause. Autant pour laisser à Gérard le temps de prendre la mesure de ses mots que pour réfléchir à ses propres mots.

-Elle veut d'autres enfants. Elle m'en a parlé plus d'une fois, c'est très important à ses yeux et elle se complet dans le rôle de mère. Cela la rendrait heureuse et je ne veux que son bonheur. Ce serait un gage plus important encore de la stabilité de notre union qu'une simple nuit de noces.

En somme, il s'engage à lui offrir ce qu'elle veut... et ce que son beau-père attend de ce mariage : des héritiers. Il est parfaitement sérieux et ne scille pas tandis que son regard est plongé dans celui de Gérard.

Le sieur d'Escault soupira.

Il se redressa, saisissant sa canne, et se mit à faire les cent pas à travers la pièce. La réflexion lui était plus aisé quand il se trouvait dans l'action ; et ce même quand l'activité en elle-même lui procurait de la souffrance.
Il n'appréciait guère que son gendre lui cache des secrets, et son approche indirecte, emplie d'arguments émotionnels, ne le rassurait guère.

- "Si ma fille ne fait pas son devoir maintenant, comment pourrait-elle accomplir la tâche qui est la sienne à la tête d'un comté ? Vous parlez de relation, d'humiliation. Vous parlez de ce qu'elle va ressentir et de ce que vous allez ressentir. Mais en vérité, cela n'a pas d'importance. Il est important qu'elle ne soit pas guidée par ses sentiments. Bien que femme, Solange est la Comtesse Douairière d'Odélian, et elle devra faire face à de nombreuses épreuves. Dans le public comme dans le privé, nous n'avons guère de choix. Les hommes épousent le meilleur parti, rejoignant en cela le lot de leurs épouses, et même si l'entente n'est pas parfaite, les héritiers doivent être conçus. Si elle n'accomplit pas son devoir après les cérémonies, c'est elle que l'on blâmera sans pitié aucune, et vous devez le savoir. Le monde est bien plus dur que nous ne le désirions, mais cela nous aide également à nous forger. Ceci étant dit, vous devez savoir, peut-être, ce qu'elle a pu vivre durant... hmm... son périple qui l'a mené à Fernel, puis chez vous. Si j'ai raison sur ... mes suppositions, cela change malgré tout... certaines données du problème."

D'un pas lent et malaisé, il revint se poster face au fiancé de sa fille unique, fixant de ses yeux durs le profil ferme de son interlocuteur.

- "Traitez correctement ma fille et je vous en serez gré. Vous devrez supporter, toutefois, que les registres soient notifiés de la présence d'un témoin et qu'il prétende s’être assuré que votre mariage soit valide. Y consentez-vous ?"

Aurel se retient d'intervenir alors que les paroles de Gérard s'enchaînent et ne semblent pas aller dans le sens de sa requête. Il appelle à privilégier le statut de Solange aux dépens de ses sentiments et de son bien-être. Le lantenois a l'impression que ses arguments sonnent creux à l'oreille de son futur beau-père et cela le frustre. Son air est sombre et dur tandis que son cœur se serre tant de colère que de crainte. Il ne veut pas faire cela... Il s'y refuse et envisage même de ne pas se rendre dans la chambre de son épouse le moment venu. Et puis, le discours du Premier Conseiller change légèrement. Assez pour qu'Aurel le remarque et relève des yeux curieux vers lui. Finalement, la situation de sa fille lui font dévier de son idée. La proposition qui est faite à l'ancien Général tombe finalement et il ressent un poids se soulever de sa poitrine. Il prend quelques instants pour laisser sa colère ténue s'éteindre totalement avant de répondre

-Il n'a jamais été question pour moi de traiter Solange autrement qu'avec le plus grand respect.

... et avec tendresse... Mais il n'a pas besoin de le savoir. Aurel boit une grande gorgée de vin, le finissant par la même occasion, puis il pose sur un guéridon non loin et se lève.

-Mais ce témoin devra se rendre dans la chambre nuptiale pour un temps suffisamment long pour que son témoignage soit crédible. Cela ne pourra donc être que vous... afin que tout ceci reste entre nous.

A nouveau, le vieux chevalier soupira.

- "Pourquoi pas. Je resterai une petite demi-heure avec vous, et je repartirai ensuite. Personne, à part nous trois, ne saura qu'il s'agit d'un mensonge. Mais j'espère que je peux compter sur votre honneur pour ne jamais remettre en doute la validité de ce mariage, ou je protègerai moi-même ma fille de toutes rumeurs."

Il avait parfaitement conscience que son discours était agressif ; aussi tempéra t-il ses propos en levant son verre.

- "Ceci étant dit, je suis heureux d'avoir un fils. Bienvenue dans notre famille, Aurel. Buvons..."

Il prit une gorgée, en se réinstallant dans son fauteuil, les yeux un instant perdu dans la lumière crépitante des flammes de la cheminée.

-Vous vous êtes renseigné sur moi. Lui répond Aurel. Vous savez ce que je pense de ceux qui ne respecte pas leur parole. Dans moins de deux jours, je prêterai serment devant la DameDieu en personne. Je préfèrerai mourir plutôt que de trahir ce serment. "Deux Souffles, une seule vie". Récite-t-il tel un résumé des mots qu'il se prépare à prononcer et que son majordome lui fait réviser depuis quelques jours.

Ce ne sont manifestement pas des paroles en l'air pour lui et il est presque vexé que Gérard remette son sens de l'honneur en question aussi facilement. Après tout, ne protège-t-il pas lui-même Solange depuis que son carrosse s'est égaré sur ses terres ? A-t-il cherché à obtenir quoi que ce soit en retour ? Et, de manière générale, lui a-t-il jamais donné la moindre raison de douter de lui ? Ce mariage n'est même pas son idée à l'origine et il est loin d'être assez manipulateur ou comédien pour avoir séduit Solange en donnant l'air de ne pas le vouloir afin qu'elle lui en fasse la proposition d'elle-même.
Néanmoins, il choisit de laisser couleur. Il prend la carafe que le serviteur avait posé non loin d'eux et offre à Gérard de le resservir, se resserre lui-même, avant de revenir s'asseoir. Il avait prévu d'aller se coucher mais, finalement, ce temps peut leur être profitable. Par l'union de sa fille, il va devenir son héritier. Il n'y a pas qu'avec Solange et Elisabeth qu'il doit tisser des liens... Mais aussi avec toute la famille d'Escault. Il s'est tellement concentré sur sa fiancée qu'il ne s'en était même pas rendu compte jusque là... Il trouve cela presque fou d'avoir pu être si obnubilé par elle seule et se demande comment cela se peut...

C'est peut-être bien elle qui devait le décider à se marier... Cette pensée effleura son esprit avant de porter à nouveau son verre à ses lèvres.

Je me tiens derrière la porte. De l'autre côté se trouve celle pour qui j'ai quitté Arétria il y a bientôt deux mois. Je vais enfin la rencontrer et, si j'essaie de m'en cacher, je suis à la fois enthousiaste et nerveuse à cette idée. J'ai entendu beaucoup de choses à son sujet, bonne et mauvaise. Ne sachant auxquelles me fier, j'ai décidé de ne prêter foi à aucune d'entre elles et de me faire ma propre opinion sur la Dame d'Escault. Dame qui m'a accueillie dans son château et qui, depuis peu, m'héberge dans son manoir de Diantra où je partage la chambre de sa future belle-mère. Je dois donc d'ores et déjà lui reconnaître sa générosité.

Finalement, la porte s'ouvre et le jeune servante m'invite à entrer après m'avoir annoncée et obtenu l'accord de sa maîtresse. Mon visage s'orne alors d'un doux sourire. Aujourd'hui est presque un jour de fête. La Comtesse Douairière se marie demain. J'ignore a quel point elle consent à ce mariage alors je préfère me montrer ni trop enthousiaste ni pas assez...
A l'aide de mes cannes, j'entre dans la pièce dont les portes sont refermées juste derrière moi. Cela me laisse le temps de toiser les personnes présentes, identifiant sans mal les nobles des servantes. Je m'arrête à la distance imposée par les codes que l'on nous enseigne depuis toujours et j'effectue une inclinaison de la tête savamment travaillée pour mimer le mouvement de cette révérence que je suis bien incapable d'exécuter. Mais peut-être plus pour longtemps ? Je ne me suis pas encore décidée après ma discussion avec la Mère Supérieure.

-Dame Solange. C'est un plaisir de pouvoir enfin vous rencontrer. Dis-je avec la tête encore baissée, attendant que mon interlocutrice me réponde avant de me redresser.