Ces ténèbres qui sont nôtres

Les terres qui abritaient les Seigneuries Morcelées s'étendaient à l'horizon, plaines et plateaux constellées de petites forteresses à l'ambition démesurée, tentant vainement de concurrencer l'éclat sombre et monstrueusement imposant de Sol'Dorn. Et si l'intérieur de la cité noire ne s'avérait être qu'une pâle copie du Puy, il fallait bien reconnaître que son apparence extérieure transpirait de l'architecture et de la puissance Ilythiiri, ses remparts semblant presque défier quiconque se trouvait du mauvais côté.

Juchée à leur sommet, le long du chemin des rondes, ce ne fut cependant pas sur ce vaste paysage que mon regard s'attarda. Un mage me faisait face, sa peau sombre craquelée par endroit, une expression mauvaise sur le visage alors que je pouvais décerner une lueur de défi dans son regard écarlate. Un souffle un peu plus long que les autres traversa mes lèvres, le ciel était gris, la trame dilatée. Il suffisait de si peu.

Une étincelle.

D'un coup sec, mon talon claqua contre le sol et un trait fin de foudre vint s'abattre à quelques mètres à peine de l'Ilythiiri. L'éclat blanc soudain ne put rivaliser avec le craquement sonore assourdissant, écho à la fureur primitive du Prime Dragon. Il n'en fallut pas plus pour l'apprivoiser, l'échine désormais courbée, la peur avait rapidement remplacé l'insoumission.

Un grognement sourd s'échappa de ma gorge alors que quelques pas souples me rapprochèrent. Ma main droite s'empara de sa mâchoire, mes ongles s'enfonçant à l'intérieur de sa peau. Mais il ne broncha pas, pas même alors que quelques gouttelettes de sang firent leur apparition. Jeune, stupide et bien trop irréfléchi, au moins possédait-il la décence de ne pas faire davantage preuve de faiblesse en ma présence.

Quelques décennies le forgeraient sans aucun doute en un guerrier acceptable, peut être même donneraient-elles une saveur alléchante à sa braise d'un banal insipide. En l'état, il ne méritait cependant guère plus de mon attention. Jetant son visage sur le côté, je me retournai, passant aux côtés de deux arbalétriers restés muets devant la scène et inclinant la tête sur mon passage. Cette marque de respect était relativement récente, l'habitude n'avait pas encore suffisamment déployé ses racines pour la rendre ordinaire, elle en demeurait donc toujours aussi délectable.

Mes oreilles se dressèrent soudainement alors que me parvint un souffle, mais nul Ilythiiri ne se trouvait le long du chemin qui me faisait face. Une silhouette cependant apparut sur l'une des excroissances métalliques qui se manifestaient régulièrement le long des remparts. Un mâle imposant, prostré tel une gargouille au dessus du vide, immobile, contemplant l'horizon.

Ma tête se pencha d'elle même sur le côté alors qu'un doigt parcourait mes lèvres. Je pouvais la sentir, cette attraction irrésistible envers l'étrange et l'inhabituel, ce besoin irrépressible de savoir, de comprendre et de faire mien. Ma démarche se voulut délicate, fortement refrénée, les deux rubis écarlates fixant l'Ilythiiri qui s'improvisait statue. Ses oreilles le trahirent, il m'avait entendu, remarqué, et alors qu'il me sembla que nul mouvement ne viendrait perturber sa posture, son visage se tourna vers moi.

D'un bond, mon corps souple se réceptionna à quatre pattes sur le métal, à deux pas du vide et à quelques mètres de la créature. Je reniflai l'air dans sa direction, reconnaissant des effluves qui m'étaient familières, la cendre et le souffre. Il ne portait que bien peu de tissu, sa peau affichant des cicatrices et des marques de brûlure plus ou moins profondes. Un fanatique de l'Orthae Dek'Za ? Ou un animal sauvage, abandonné, fugitif, une pauvre bête perdue à contrôler, dominer, posséder.

« La marque du Vatna transpire de ta peau et pourtant... » Un léger étirement et mon corps se cambra davantage dans une posture bestiale qui aurait pu paraître parodie de la sienne. « Je me demande à quels maîtres ton existence est-elle dévouée. »

Le drow mis un temps presque dérangeant tant il fut bizarrement long avant de répondre à l’intruse. Il la fixa tout le temps qu'elle mis à le remarquer, et la fixa encore tandis qu'elle grimpa à ses cotés. Il ne disait rien, plantant sur elle un regard morne, presque sans vie. Preuve malgré tout qu'il y avait bel et bien une braise sous cette carcasse, il renifla lourdement, comme imitant par réflexe sa congénère. Un coin de ses lèvres découvrit finalement une canine. Difficile cependant de savoir si ce rictus était un sourire ou une grimace d’agacement de se voir ainsi dérangé.

-Des maitres ?Finit-il par répondre d’un voix rauque, éraillée. Quels maitres avons-nous si ce n’est la vengeance ?

Comme s’il s’interrogeait, ses griffes vinrent pensivement tapoter son menton. Son regard se détourna de son interlocutrice inopinée pour se fixer à nouveau dans le vide du désert.

Il tendit soudain sa main vers le nord, paume à plat. Un cliquetis métallique retentit, crissant désagréablement et l’air s’échauffa, vibrant jusqu’à éclater en une petite flamme vibrante qu’il superposa à leur vision de l’horizon. Alors, de là où ils étaient, elle donna l’impression qu’au loin, les minuscules bosquets impies flambaient sous un glorieux brasier. Cette vision là sembla plaire d'avantage au prêtre,a tel point qu'une seconde canine se découvrit tandis que ses lèvres s'étiraient en un sourire mauvais.

Sa seule dévotion, la seule qui devait compter pour tous, pleinement et à jamais, était là : voir le monde brûler à la gloire de celui qui l'avait façonné.