Un premier essai [PV T'sis]

3e ennéade de Bàrkios
20e année du Onzième Cycle
Guilde des aventuriers ; Fin de matinée

- Je cherche le travail. du coin du regard, tu cherches celui de ton amante Pour souverains.

Le mercenaire te regardes avec de grands yeux. Non seulement à cause de ton Oliyan désastreux, mais aussi et surtout parce que pour quelqu’un qu’il ne connaissait ni d’Iben ni d’Alm, il trouvait bien étrange que tu t’inquiètes de ces demandes-là.

- Écoute, tu devrais plutôt aller chercher à l’étage d’en-dessous mon gars. Conseil d’ami.

Tu es trop peu à l’aise avec la prosodie locale pour comprendre la condescendance, mais son sourire te mets la puce à l’oreille. Pour autant, tu préfères ignorer le parasite et te contenter de soulever sourcils et épaules, signant ta complète incompréhension de la situation.

- Plus d’argent ici.

- D’accord, d’accord, si tu veux vraiment mourir…

Ton « collègue » roule des yeux et finit par s’en aller, retournant auprès de ce qui semble être ses compagnons. Pas besoin de comprendre chacun de leurs mots pour comprendre que tu es devenu le sujet de discussion du petit cercle d’hommes trapus. Dans ton dos, tu sens leurs regards, et c’est presque si tu pourrais décrire les mimiques de leurs visages burinés sans même avoir à poser l’oeil sur eux. Seulement ton attention n’est pas là. Tu cherches de quoi ne pas être financièrement un poids mort pour ton couple, et bien que tu ne comprennes pas exactement ce que leurs petites pièces de métal inutiles aient de si extraordinaires, il ne fallait pas être particulièrement brillant pour comprendre que plus vous en posséderiez, plus la vie en Ithri’Vaan serait simple.
Lire l’Oliyan est encore moins évident que le parler, mais au moins tu reconnais les symboles de nombres. À défaut d’être attiré par une consigne en particulier, tu jauges les différentes missions au montant de leur récompenses. Tu as passé assez de temps à Naélis à observer les mercenaires pour te faire une idée approximative du niveau de dangerosité associé à certains ordres de prix. Du moins tu le penses. Les contrats les moins lucratifs sont souvent boudés. Les contrats les plus lucratifs aussi. Il y a un entre-deux qui voit la majeure partie du succès de la Guilde des Aventuriers. Tu cherches quelque chose dans ces eaux-là. Ou du moins, dans la tranche haute de ces eaux-là. Tu as survécu au plan des Ombres après tout. Quel genre de mission Thaarie pourrait bien être plus difficile que ça.

- Ah !

Tes sourcils se froncent et ta cervelle chauffe. Tu lis. Tu lis et tu pioches dans le dictionnaire de mots que tu as collecté jusque-là pour comprendre. Tu pries Tari de ne pas avoir associé la mauvaise lettre au mauvais son, que les trous que tu as été forcé de combler à grands renforts de logique approximative ne soient pas plus grands que tu ne le penses. Pour ce que tu en comprends, il s’agit juste d’un marchand ayant besoin d’une escorte jusqu’à Thaar. Rien de bien effrayant en somme… en dehors du fait que T’sisra ait des ennemis à Thaar. Autrement dit, l’occasion rêvée pour toi de prendre ton envol.

- Tiens. Je choisis de faire ça je crois. tu tends le papier arraché au mur à l’instructrice qui t’attendait de loin Qu’est-ce que tu dis ?

Accoudée à l'une des tables de l’étage, la daedhelle observe son compagnon avec un sourire en coin accompagné d'une pointe d'inquiétude au fond du regard. Sa paume supporte tout le poids de sa tête, une tête remplie d’émotions contraires et de pensées qui s'affrontent. Elle est autant amusée par la situation qu’elle est tracassée de le voir ne s’intéresser qu’à ces quêtes-là. Ces missions qui poussent les aventuriers les plus aguerris dans leurs retranchements. Ou pire. Et ce n’est pas faute que l’un des aventuriers soit allé le prévenir, mais… Même s’il comprenait réellement les enjeux, l’issue aurait sans aucun doute été la même.
La table d’à côté se gausse, l’un des aventuriers se penche vers la daedhelle avec un regard interrogateur alors qu’il désigne d’un geste de la tête un Ithìliur occupé à déchiffrer des symboles qu’il peine à interpréter.

- Il est avec moi.

- Et t’es qui toi ? Demande l’inconnu tandis que son collègue lui donne une tape réprobatrice dans l’épaule. Quoi ?

- T’sisra Do’ath.

Son voisin de table se frotte l’arrière de la tête, se rendant visiblement compte de la gêne qu’il crée chez ses camarades. La noirelfe hausse doucement les sourcils et se fend d’un sourire.

- Navré. J’ai roulé ma bosse, mais je suis arrivé ici y a pas longtemps…

- C’est rien. Le rassure-t-elle dans un sourire affable en haussant les épaules avant de s’enfoncer dans sa chaise et de croiser les bras pour retourner à sa contemplation de l'ombromancien.

Les rires s’épuisent à la tablée d’à côté. Et le voilà qui revient fièrement avec son parchemin en main. La noirelfe referme les doigts sur l’annonce et la parcourt des yeux. Elle fait claquer sa langue contre son palais, visiblement dubitative.

- J’en dis que c’est une belle somme pour un travail aussi simple. Souffle-t-elle en passant son index sur sa lèvre inférieur en fronçant les sourcils avant de reprendre dans un langage qu'eux seuls comprennent. D’ordinaire ce genre de boulot ne paye pas autant. Ça veut dire qu’il faut faire plus attention qu’à l’accoutumée. On n'est jamais à l'abri d'une entourloupe. Surtout en Ithri'Vaan.

T’sisra dépose le parchemin sur la table. Elle jette un œil aux aventuriers d’à côté qui les observent tout en essayant de ne pas en avoir l'air.

- Assieds-toi s’il te plaît. La daedhelle se penche sur la table, ses mains rejoignent celles de son compagnon. Tu sais, ce genre d'aventures peuvent se révéler particulièrement dangereuses. Tu risques d’avoir à affronter des gens déterminés, et pas toujours particulièrement malintentionnés. Parfois, on affronte des mercenaires qui ont choisi cette voie en connaissance de cause, et d’autres fois, il n'y pas d'autre choix que de tuer des personnes qui ont des amis et des familles à nourrir, qui ne sont rien d’autres que des crève-la-faim devenus vide-goussets ou truands par nécessité. Elle marque un temps d’arrêt, son regard est intense et s’enfonce dans les tréfonds des pupilles d’Ithìliur. Je ne te dis pas de faire ou de ne pas faire, c’est ton choix. Et quel qu’il soit, je suis avec toi. Je veux simplement que tu saches dans quoi tu t’engages. Par contre… Un sourire discret se dessine sur son visage tandis que son index se dresse en direction du visage de l'elfe. Et si c’est bien ce que tu veux, il faut que tu me laisses t’apprendre quelques astuces.

- Parfois on est forcés de tuer pour survivre, on n’y peut rien tu soupires J’aimerais autant ne pas avoir à en arriver là trop souvent, mais quoi que je fasse ici, je ne pense pas pouvoir échapper à cette réalité éternellement. tu hausses les épaules Après tout, on ne vaut pas beaucoup mieux que n'importe quels animaux.

Bien que tu ne le verbalises pas, tu apprécies son attention. Machinalement, tes doigts caressent les siens, et tu accueilles ses avertissements avec un sourire. Tu es confiant. Trop, peut-être, mais ça, seul le temps te le dira. En réalité, la contradiction pointée par ta compagne ne te rend que plus curieux de savoir de quoi il en retourne. Tu n’es pas dupe. Tu sais – ou du moins tu te doutes, car tu ne l’as jamais expérimenté de première main – que les gens en ce monde sont retors, que l’Ithri’Vaan est un monde de secrets. Plus tu comprenais les discussions voletant à gauche à droite autour de toi, et plus la face cachée des terres d’épices et de Soleil t’interloquait. Quitte à avoir fréquenté ce monde, tu voulais au moins pouvoir te targuer de commencer à le comprendre.

- Mais je veux bien les astuces !

Kÿria sait que tu risques d’en avoir besoin. Ici ton ignorance est ta plus grande faiblesse, et s’il y a une chose dont tu t’inquiètes, ce n’est pas tant de te faire tuer que de te faire entourlouper.

Déjà tu t’étais promis, tant que tu ne serais pas assez à l’aise à ton goût, de parler le moins possible. Avoir l’air taciturne serait certainement moins un appel à tenter de profiter de toi qu’avoir l’air perdu.
Ensuite, il y avait ton carnet à dessin. Il t’en fallait un nouveau. Un qui te serve exclusivement à rassembler tes informations sur ton lieu de vie. Ton Encyclopédie Personnelle d’Ithri’Vaan, où tu pourrais croquer les lieux et les visages qui te paraissent importants.

Et puis… il fallait que tu te cultives un personnage. Une image. Comme semble l’avoir fait T’sisra auprès de ceux qu’elle croise. Parce que tu vois comme ils la regardent, tu vois comme ils interagissent avec elle, tu reconnais à leur façon d’être autour d’elle ceux qui l’apprécient, ceux qui la craignent, ceux qui l’admirent, ceux qui la jalousent, et ceux qui la méprisent. Seulement, il t’est aussi plus qu’évident qu’aucun de ces gens ne la connaissent vraiment. Ils ne savent ni ce dont elle est vraiment capable, ni ce à quoi ou à qui elle tient. Ils ne la connaissent que pour ce qu’elle semble être, et quoi qu’ils en pensent, cela lui suffisait pour se faire respecter. C’était certainement là ce que tu considérais la part la plus ardue de ta tâche : devenir quelqu’un de « respectable » aux yeux de ce monde.

T’sisra lui rend son sourire puis son regard glisse jusque sur lettres calligraphiées de cette annonce. Il tient à s’immerger les eaux troubles de ce monde. Quoi de plus normal ? S’il peut être parfois laid et dégoutant, la beauté qu’il daigne bien révéler de temps à autre n’en est que plus attirante et exaltante. Ces instants de bonheur et de félicité valent bien les moments de tourmentes qui les rendent même nécessaires à leur appréciation. Au moins pour un temps, le temps de découvrir, d’apprendre et d’expérimenter. Et pour ça, il lui faudrait en passer par là. Apprivoiser la part d'ombre qui sommeille en chacun, la dompter et la discipliner.

- On fait comme ça. Souffle la drow alors qu’elle roule le vélin et le donne à son compagnon avant de se lever. On monte ?

La noirelfe se redresse, corroborant son invitation d’un geste de la tête en direction du plafond. Puis, avant de quitter cet étage, elle s’approche de la table voisine tout en arborant un sourire affable. Elle se penche légèrement, le temps de s’assurer de leur attention, elle pose ensuite une main amicale sur l’épaule de celui qui, quelques instants auparavant, se moquait encore d’Ithìliur.

- Merci d’avoir été prévenant. Dit-elle en lui souriant dans un hochement de tête.

Le pouce de son autre main rejoint la vilaine coupure barrant la paume du guerrier. Les chairs meurtries s’étirent, les minces fils de peau déchirée s’accrochent, s’enlacent et se resserrent. Les rougeurs s’amenuisent et s’effacent. Le silence est de plomb, mais la surprise finit par leur arracher un sourire à tous. Quoique l’un d’entre eux semblait ne pas savoir s’il devait s’en réjouir ou non.

- Ce… Il secoue sa main et s’empresse de passer l’index sur sa paume. C’est bien normal ! Un sourire mal assuré nait sur son faciès pourtant dur et sérieux, un sourire à l'adresse d'Ithìliur, qu’il accompagne d’un geste maladroit de la main dans un hochement de tête frénétique.

- Au plaisir de vous revoir. Et qui sait ? Peut-être aurons-nous l’occasion de coopérer un jour ou l’autre ?

La daedhelle recule et, dans un signe d’au revoir à leur intention, elle retourne bien vite auprès de son compagnon, lève un regard vers son visage et lui adresse un large sourire. Ses doigts glissent entre les siens alors qu’ils entament leur marche en direction de l’étage.

Quelques enjambées, une poignée de marches plus tard, les voilà tous leurs deux devant la porte de leur chambre. Une porte que la noirelfe franchit dans un soupir de satisfaction en repensant aux malotrus mal éduqués.

- Je pense qu’ils ne recommenceront pas. Je l’espère en tout cas. Elle donne une tape de l’index contre le torse d’Ithìliur dans un sourire. Surtout que maintenant… Ils nous auront à la bonne.

Son phrasé reste lent et appuyé. Elle essaye de faire en sorte que l'oreille de son amant puisse détacher les mots les uns des autres.

- Tiens, fait la drow en plongeant la main dans son sac pour en tirer quelques vélins griffonnés avec une attention toute particulière, j’ai écrit ça. Pour que tu puisses t’entraîner à lire.

T’sisra s’approche d’Ithìliur, appuyant les quelques pages contre son torse, elle se dresse sur la pointe des pieds et dépose un tendre baiser sur ses lèvres.

- Et pendant ce temps, je file chercher le chien. Les enfants ont dû le faire courir toute la matinée, il devrait se tenir tranquille pour un moment. Elle marque une pause, l’ombre du doute passant brièvement sur visage. Enfin, je l'espère. Ajoute-t-elle en secouant la tête. Tu me diras ce que tu en auras compris. Ses doigts tapotent le vélin en rythme. Et en prime, je te rapporte le déjeuner. On fait comme ça ?

- On fait comme ça. tu poses une nouvelle bise sur ses lèvres avant d’être interrompu par les protestations de ton estomac Juste à temps !

Tu ris. Elle s’en va. Et le poids d’un baiser sur les lèvres et de vélins entre les mains, tu te laisses mollement tomber sur le premier siège venu. Réapprendre à lire… voilà qui était à la fois excitant et terriblement ennuyeux. Tout te paraissait avoir été tellement plus simple la première fois, tellement plus engageant. Malheureusement pour toi pour qui elles sont l’entrée la plus simple dans une nouvelle langue, tu n’as simplement plus l’âge des comptines.
Mais tu y trouvais toujours ton compte. En grande partie grâce à T’sisra certainement. Dans les comptines il est une part de culture. Parfois elles font référence à des légendes, parfois elles font référence à l’histoire, parfois elles sont simplement des paraboles, que l’on enseigne aux enfants pour qu’ils retiennent une leçon de vie. À travers celles que te ramenais T’sisra, tu découvrais petit à petit l’Ithri’Vaan depuis le confort de votre chambre.

- Pourquoi est-ce que les enfants se font toujours kidnapper dans ces histoires...

Tu soupires. Combien y en a-t-il exactement dans cette part du monde ? Des contes d’enfants à la fois trop innocents et trop téméraires, qui se décident d’aller contre les recommandations de leurs parents, pour finalement se faire capturer et vendre ? Si c’était là la manière de T’sisra de te faire comprendre que ces terres n’étaient pas sûres… ça faisait un moment que tu l’avais compris.

- Et dire qu’il nous a fallu jusqu’au Cycle dernier pour nous l’avouer...

Car les contes qui attiraient le plus ton attention parlaient de tes ancêtres. Ou du moins, de ceux qui s’étaient séparés de tes ancêtres. Des histoires probablement transmises oralement durant des Cycles avant de devenir ce qu’elles étaient aujourd’hui. Des histoires de féroces hommes-dragon venus de l’Ouest, tantôt bienfaiteurs, tantôt tourmenteurs. Des histoires de grands hommes, des Arïn, luttant avec passion contre des pouvoirs plus grands qu’eux. Des histoires de pauvres gens victorieux devant les monstres ayant provoqué la déchéance de ce qui fut leur monde.

Tu soupires. Tant de fierté pour rien. Tant de principes pour si peu de foi. À celui qui ne ferait que lire les histoires des hommes, l’Ithri’Vaan paraîtrait certainement une région prospère, où vivent ensemble ceux qui ont survécu mille calamités. Un havre de paix où l’on fait bombance, insolemment debout sur les restes d’un Empire de sorciers défaits… du moins jusqu’à ce que vos enfants désobéissent et soient réduits en esclavage et forcés à développer des stratagèmes qu’aucun véritable enfant de cet âge ne serait capable de mettre en place pour garder la vie sauve.

L’odeur de la nourriture t’arrache à tes pensées. Tes yeux restent accrochés à des vélins que tu as déjà lu, sans vraiment plus y porter attention.

- Peut-être que ça vaudrait mieux pour les humains s’ils restaient enfants toute leur vie. C’est l’impression que donnent leurs histoires en tout cas.

Une jeune pousse avide d’aventure se penche en direction de l’escalier, sa curiosité attisée par le son de marches que l'on dévale avec trop d'ardeur et de précipitation. Dans l’angle du palier, c’est la noirelfe qui débarque et croise le regard de la curieuse. Elle se racle la gorge et reprend une marche soutenue et moins débridée en dépassant l’observatrice dans un sourire désolé.
Déjà au dehors, elle s’élance sur le pavé naélisien sous un soleil à son zénith et s’engage dans ce dédale qu’elle a bien connu et étudié, qui a bien changé, mais qui lui semble étrangement toujours aussi familier. De ruelles en artères, ses pas la mènent vers une placette au cœur de laquelle un petit carré d’herbes fraîches est entretenu par les habitants du quartier. Les yeux de la noirelfe se posent sur un « Non » extrêmement joyeux. Un chien à l’allure bien inhabituelle, tant le pelage que ses oreilles arrondies. Et pour changer, il est au centre des jeux et des courses effrénées des petites têtes braillant à tue-tête.

- Oh non, c'est pas déjà le moment de manger !

- Je crains bien que si. Souffle la noirelfe en s’agenouillant à côté du petit garçon. Mais on reviendra bientôt.

- C’est quand « bientôt » ?

T’sisra pince les lèvres et retient un rire. Elle ébouriffe cette petite tête blonde en se redressant, tandis que Non la rejoint et entame sa ronde traditionnelle autour de ses jambes.

- Je ne sais pas. Il faudra faire preuve d’un peu de patience.

Une injonction interrompt les au revoir entre la petite troupe et l’animal. Il est effectivement l’heure de manger, et déjà la cuisinière insiste en faisant clinquer sa louche contre sa marmite.

- Faut qu’on y aille, sinon… « On va se faire presser les noix », comme dit mon papa ! Au revoir m’dame T’sisra !

La daedhelle reste interloquée tandis qu’elle suit des yeux le gamin qui s’en va en courant avant d’essuyer une larme de rire. Elle entraîne le chien dans une autre direction, les yeux rivés sur les panneaux de bois indiquant les noms des rues et ruelles. Et c'est d’artères en allées, qu'elle finit enfin par trouver.

Elle se tenait là, debout, devant une épaisse porte en bois de chêne. L’écriteau n’est plus de première fraicheur et on ne distingue qu’à peine les quelques lettres restantes, mais c’était bien l’endroit que Tristan lui avait conseillé la veille au soir, et pas un autre.
T’sisra franchit l'entrée de la boutique dans une moue dubitative. Le tintement de la clochette annonce son arrivée et l’homme aux cheveux grisonnant derrière son comptoir ne lève qu'à peine les yeux de son livre.

- Bonjour ?

Ses salutations sont happées par le silence. La noiraude hausse les épaules et parcourt les présentoirs et les mannequins. L’homme travaille aussi bien le cuir que le tissu, et si les finitions sont particulièrement jolies, elle ne peut empêcher un léger doute de poindre dans les tréfonds de sa conscience.

- Ne serait-ce pas l’aventurière en chef ?

La noirelfe entend le bouquin se refermer d’un coup, mais n’y prête guère attention, accaparée par les atours de l’un des mannequins. Les pas lents du gérant font grincer les lattes de bois dans son dos, aussi décide-t-elle de se retourner enfin.

- En chair et en os. Fait la drow en lui tendant une main amicale qui se retrouve bien seule alors que l’homme l’ignore sans laisser transparaître une quelconque émotion.

- Et que lui faut-il ? Il dégaine une cordelette nouée à intervalles réguliers qu’il tend devant la daedhelle.

- Un manteau capable d’endurer les voyages. Et de quoi éviter de se faire trouer la couenne au premier assaut. Son index se dresse et barre la route de l’instrument de mesure qui lui semble bien rudimentaire. Et ce n’est pas pour moi.

- Ah. Voilà qui est fort pratique ma demoiselle. Fort pratique. J’habille aussi bien des mercenaires que des aventuriers, mais d’ordinaire, ils viennent en personne.

- Il fait environ quatre coudées. Un tout petit peu plus. Elle lève sa main au-dessus de sa tête, puis écarte les paumes devant elle. Les épaules à peu près comme ça.

L’homme passe les doigts dans sa chevelure poivre et sel, visiblement dubitatif et en proie à un agacement qu’il expose sans retenue aucune.

- Puisque vous paraissez bien renseignée, je vais faire une exception. Pour cette fois. Vous n'aurez qu'à faire au jugé.

T’sisra emboîte le pas de l’homme qui l’invite à la suivre dans l’arrière-boutique. Ou plutôt son atelier. Nombreuses y sont les tentatives entreposées le long des murs, certaines habillent encore des mannequins et prennent, au vu de l'épaisseur, la poussière depuis des lustres. Quant au plafond, il est un amas de tissus suspendus dont les couleurs vont des plus ternes aux plus criardes.

- Une exception ? L'interroge la noirelfe sur le ton de celle qui n’y croit pas une seule seconde. Et qu’est-ce qu’elle va me coûter cette fleur que vous me faites ?

- Un service. Un sourire s’étend sur son visage. On dit que vous avez vos entrées au Zagazorn.

- Exact.

- Je tente, depuis quelque temps déjà, d'apposer mes doigts sur une fourrure d’un blanc étincelant et un cuir robuste et épais qu’on ne trouve que là-bas. Il fait volte-face, cependant son sourire n’est plus. Les deux appartiennent au bearog.

Des souvenirs creusent jusqu’à la surface. Elle se rappelle les montagnes de la cité perdue. La musculature de l’animal, ses crocs effroyables, ses griffes terriblement dangereuses. Elle se souvient de rugissements et des cris de Balir, de cet affrontement qui avait bien failli lui coûter la vie à elle comme à lui. Et le bruit de la chute résonne encore à ses oreilles.

- Sacrée traque que vous me proposez là.

- Allons, allons, vous savez aussi bien que moi que vous n’allez pas l’abattre à coup de flèches.

- Certes. Son index pointe vers l’un des mannequins du fond. En échange de ça.

- Moyennant paiement, sans aucun doute. Siffle immédiatement le tailleur entre ses dents alors qu’il se dirige vers sa création. Un extérieur de soie, issue de vos plus vils cauchemars forestiers. La doublure à l’intérieur est faite de ramie soigneusement tissée. Et… Pour le plus grand bonheur de son propriétaire, le torse cache dans la doublure le cuir robuste de ce qui fut autrefois un féroce kerkan. Imaginez seulement...

- J’ai compris. Ça va me couter un bras. Le coupe-t-elle en dénouant sa bourse pour en vider le contenu dans le creux de sa main.

- Un bras. Et un service. Insiste l’homme en approchant de la noirelfe pour contempler ses richesses en affichant un air mi-figue mi-raisin bien qu'une étincelle point au fond de ses pupilles. Mais il semblerait que vous ayez de quoi marchander.

Les doigts longs et fins du tailleur approchent de la pierre rougoyeante au milieu des pièces. L’un des fameux « kibrille » des kobolds rencontrés au Nord du désert. Un souvenir d’une aventure extraordinaire que T’sisra souffrait de devoir abandonner. Elle préférait mille fois cependant que son compagnon puisse mettre le plus de chances de son côté qu'à s’accrocher à un souvenir qu’elle parviendra à chérir avec ou sans ce caillou.

- J’espère que vous êtes à la hauteur de votre réputation.

- Je veux le chèche et… Son index pointe vers le sommet d’une armoire. Ça. Et vous aurez même les crocs et les griffes. Et s'il y a besoin de retouches il n'aura rien à payer.

- Ravi d’avoir fait affaire avec vous. Conclut le négociant en lui tendant finalement une main que la daedhelle saisit, un sourire contrit sur le visage.

La noirelfe était repartie plus pauvre que jamais, d’autant qu’elle avait eu encore deux arrêts à faire. Néanmoins, confiante en sa capacité à se refaire rapidement, elle ne s’en inquiète pas outre mesure. Bien au contraire. Et tandis qu’elle pousse la porte de leur chambre de l’épaule dans une gymnastique précise et précautionneuse, puisque les bras pleins à craquer, Ithìliur l’accueille dans une critique de ses œuvres littéraires.

- Les originales sont bien meilleures et plus nuancées. Souffla la noirelfe en déposant une écuelle pleine de poulet et de patates cuites à l’eau sur la table de chevet devant laquelle Non s’assied en commençant à haleter frénétiquement. Celles-là ce sont… Un amalgame de souvenirs bien moins travaillés. Mais l’idée est là. Elle dépose le manteau sur le lit ainsi qu’une solide paire de bottes assortie, le chèche et un surin dans son étui de cuir juste à côté. Et franchement, je ne sais pas. Au vu du nombre d’enfants kidnappés dans ces histoires, on risquerait voir l’extinction de leur espèce avant la fin de l’année.

Un rire lui échappe alors qu’elle approche dans le dos d’Ithìliur. Elle se penche par-dessus son épaule et dépose un baiser sur sa joue gauche, tandis qu’un bras passe par la droite et lui présente un chapeau dont la pointe s’affaisse élégamment vers l’arrière. Un chapeau aux larges rebords aussi noir que les ombres qu’il est capable de manifester.

- Je t’ai pris un chapeau. Et les accessoires qui vont avec. Ou c’est l’inverse, je ne sais plus… Lance-t-elle sur un ton taquin.

- Touché ?

Tu réponds du tac au tac, mais, avec une pointe d’hésitation dans ton timbre – faute de savoir si l’expression était vraiment appropriée – au quolibet. Tu accueilles sa bise avec un sourire, et laisse ta tempe se reposer contre la sienne. Non, quant à lui, las d’attendre qu’on lui accorde enfin le droit de se sustenter, vient se lover au sol entre tes jambes. À défaut d’être à portée de main, tu lui offres un pied, et du bout des orteils, tu grattes le haut du crâne du chien qui n’a plus peur de toi.

- T’sisra ! Tu sais bien que ce n’est pas mon truc les vêtem..

Tu ouvres enfin réellement les yeux à ce qui se passe autour de toi, et persuadé que tu étais de regretter que ta compagne ait fait la moindre dépense, te voilà bouche-bée. Le cœur dans l’estomac, tu détaillais les tissus et les cuirs de noir, de violine et de lavande qui t’attendaient juste là. Tu ne saurais l’expliquer, si c’étaient la coupe, les formes, les couleurs, ou le simple fait que ce soit elle qui te l’ait offert, mais ils avaient un air… familier ? Quelque chose de presque intime sur lequel tu n’étais pas capable de mettre le doigt. Quelque chose chez eux te rappelait à la fois les vêtements offerts par ton oncle Beren durant tes premières années à Alëandir, et tes dernières aventures, vécues avec la Daedhelle.

- T’sis... tu finis par te lever, au grand damn du chien Ça a du te coûter une fortune ! tu malaxes les bordures du chapeau, le tissus du chèche puis soupèse le manteau C’est pas mon truc les vêtements, mais je sais reconnaître de bons matériaux, et ça… celui qui a fait ça doit pas travailler avec le premier chiffon venu.

Tu reposes ton cadeau presque cérémonieusement, avant de te retourner vers ta bienfaitrice, peinant à lui offrir un sourire digne de ce que tu ressentais. Alors à défaut de te sentir capable de l’exprimer autrement tu l’avais prise dans tes bras. Puis tu l’avais écartée de toi. Puis tu t’étais saisi de ses joues, et tu l’avais embrassée, jusqu’à ce que des larmes de joie ne t’en coulent.

- Il est vraiment magnifique.

Tes yeux plongent dans les siens, et l’espace d’un instant tu t’y perds. Il en est un cependant parmi vous qui ne perd pas le Nord, et les jappements aigus de votre compagnon à poils vous rappellent qu’il était temps de se mettre à table.

- Qu’est-ce que tu en dis ?

Tu n’avais pas résisté. Une fois tout le monde repu, il avait fallu que tu l’essaies. Et si le tout était un peu plus lourd que tu ne l’imaginais, tu mentirais si tu disais que l’ensemble n’était pas pour autant très confortable. Plus tu y pensais et plus tu étais étonné. Non seulement que T’sisra ait réussi à capturer des goûts dont tu n’avais pas la sensation de lui avoir particulièrement parlé, mais aussi et surtout que quelqu’un à Naélis ait eu quelque chose qui y corresponde et à une taille aussi proche de la tienne. Aussi proche oui, parce que malheureusement, tout ne pouvais pas être parfaitement parfait.

- Tu as dû être un peu généreuse en lui donnant mes mensurations, les épaules sont un tout petit peu larges tu roules des épaules dans le vêtement Mais tant mieux au final. Je risque d’avoir un peu plus d’efforts à faire ici qu’à l’Académie, donc je ne devrais pas trop tarder à les remplir.

Tu ôtes le chapeau pour le poser sur la tête de ta compagne, et de nouveau, tu lui poses une bise sur le front.

- Je te le revaudrai, promis.

Tu sais qu’elle n’en a pas besoin. Qu’elle est certainement heureuse d’offrir. Qu’elle n’attend rien en retour. Mais tu le lui dois. Si tu te respectes, tu le lui dois. Et foi d’Ombromancien, tu feras honneur à ta parole.

Il la serre dans ses bras, tout heureux qu’il est. Son étreinte lui est rendue dans une infinie tendresse tandis qu’un sourire grandit sur le visage de la noirelfe. Il pose ses mains sur ses joues, ses lèvres se posent sur les siennes, Tsisra ferme les yeux et se laisse emporter par ce baiser, ses bras s'enroulent autour de sa taille et le serrent contre elle.
Il est heureux et ça lui suffit. Ses doigts grimpent jusqu’à ses joues et, de ses pouces, elle efface les larmes qui y ont roulé. Et Non jappe déjà et tourne sur lui-même, témoignant autant d’une impatience grandissante que de la faim qui le tiraillait.

- On se fiche de ce que ça a pu coûter. Souffle la daedhelle dans un sourire. De toute façon, on habite dans une auberge dont le patron est un ami, je gage qu’il saura me trouver un travail.

T’sisra emporte l’écuelle jusqu’à la table sur laquelle elle s’assoit avant d’y déposer leur repas. Le premier servi est évidemment Non qui l’a suivie en s’agitant dans tous les sens. Elle lui jette morceau de poulet qu’il attrape au vol dans un bond étonnamment leste, ce qui ne manque pas de lui arracher un sourire amusé.

T’sisra le regarde s’observer dans sa nouvelle tenue, elle gardait un doigt devant ses lèvres et s’empêchait de sourire. Ce qu’elle en dit ? Elle le trouve très beau dans sa tenue, fier, rayonnant et elle apprécie le voir ainsi. Cependant qu’il dépose son chapeau sur sa tête ainsi qu'un baiser sur son front, elle finit par cesser de retenir son sourire.

- Ça me fait plaisir que tu sois heureux. Et ça me suffit amplement. Ses doigts saisissent les bords du tissu qu’elle frotte du pouce. C’est du cuir de kerkan dans la doublure au niveau du torse, ça pourrait te sauver la mise en cas d’imprévu.

La daedhelle recule d’un pas, saisit le rebord du chapeau entre le pouce et l’index et prend la pose, faisant tout son possible pour garder un air des plus sérieux.

- Ça y est, je ressemble à une véritable sorcière de conte pour enfant maintenant ?

Son rire résonne dans la chambre, il est accompagné par les jappements d'un Non un peu trop enclin à participer. Elle vient se saisir du surin dans son étui encore sur le lit et le tend à son compagnon.

- Il est fait pour être sanglé à l’intérieur de la botte. On n’est jamais assez prudent surtout que… Son air se fait plus sérieux. Il arrivera inévitablement un moment où tu ne pourras pas te reposer sur ta magie. C’est là que les lames doivent prendre le relai. Et pas la peine d’écouter les hurluberlus qui fanfaronnent à propos de leurs techniques au couteau. Une lame comme celle-là, il faut la garder cachée, frapper par surprise. Pas combattre. Dit-elle en déposant l’arme entre les doigts d’Ithìliur. Mais si par malheur, tu n'a pas d'autres choix que de combattre... Oublie tout ce que tu as pu entendre. La seule véritable technique, si je puis dire, c’est de faire un maximum de trous en un minimum de temps, peu importe l’endroit. Dès que le sang coule, le combat est bien souvent déjà terminé.

L’inquiétude passe dans le fond de ses pupilles, elle inspire profondément et finit par sourire à nouveau. Peu importe les obstacles, elle a confiance en lui, en sa force. Elle sait qu’il les abattra, qu’il les surmontera quels qu’ils soient. Elle le serre contre sa poitrine, lève la tête et appuie son menton contre son torse. Ses yeux se perdent dans les siens.

- Tu as intérêt à me revenir en un seul morceau, Ithìliur Telperiën. Un instant de silence s’installe, puis son sérieux s’efface. Je voudrais aller au Zagazorn après ton retour, mon père me manque. Et… Et j’aimerais beaucoup que tu m’accompagnes. Ça te plairait ?

Ne pas pouvoir te reposer sur ta magie. Tu avais presque du mal à le concevoir. Tu sais pourtant qu’il est plus d’une chose en ce monde qui pourrait t’empêcher de tisser la Trame. Du mysticiste au pur et simple manque de temps et d’espace. T’sisra avait raison. Il te faudrait apprendre à au moins survivre sans. Seulement après autant de non-temps à presque vivre à travers ta magie… l’idée de ne pas avoir l’occasion d’en faire ta réponse à un quelconque obstacle, il te faudrait certainement le vivre pour pouvoir faire plus que simplement l’intellectualiser.
Tu garderais tout de même ce surin près de ta main et ces premiers conseils près de ton cœur. Qui sait quand ils se prouveraient précieux ? Ce seront des questions pour une autre fois.

Elle te prends dans ses bras. Tu l’enlaces en retour. Le poids sur ta conscience est totalement envolé. Si elle te fait confiance, tu te fais confiance. Surtout qu’avec cette dernière invitation, tu as une raison de plus de lui revenir en temps et en heure.

- Plutôt deux fois qu’une ! tu poses une bise sur son front Espère plutôt que je ne te fasse pas trop honte.

Toi, tu te contenteras d’espérer être accepté par sa famille. Il est de grandes chances après tout que sa famille finisse par devenir ta seule famille.