Le regard d'un père (Ithìliur)

Un jour de plus. Encore un passé à arpenter le pavé de l’enclave thanorite, au cœur de cette cité portuaire creusée profondément dans les falaises d’Arkan. Une montagne fendue d’une gueule béante avalant goulument les flots et remous des océans glacés.
La barbe grisonnante d’un nain approchant l’âge vénérable va et vient, comme chaque matin depuis plus d’une ennéade, sur les pontons. Il harangue les hommes du port et les contre-maîtres, cherchant à savoir quels navires étaient arrivés durant la nuit, si d’autres devaient arriver dans la journée. Et comme à chaque fois, il rentre bredouille à l’Emporium De Ferme-Poil, son vieux camarade avec qui il avait les fait ses armes et ses premiers voyages pas loin de deux siècles auparavant.

Pourtant, aujourd’hui, cette attente qui lui paraît interminable est enfin récompensée. À la fin de la journée, sous un soleil déclinant bordant l’horizon de stries orangées, un navire marchand en provenance du Royaume de Naélis mouille sous la montagne. Les nains formant son équipage jettent les cordages par-dessus le bastingage, des ordres sont beuglés et les passerelles entre le pont du bâtiment et le ponton sont installées en quelques minutes. Les marins commencent à remonter certaines des caisses de marchandises de la cale, les plus légères d'entre elles, mais ce sont les quelques passagers qui descendent en premier lieu.

Et il n’a pas besoin de ne serait-ce que plisser les yeux pour apercevoir les deux longues-jambes qui descendent au milieu des barbes et des bavettes de retour au pays. Et l’une des deux paires est bien plus grande que ce à quoi il aurait pu s’attendre. Il lève la main, fait signe à la noirelfe qui accélère progressivement le pas vers lui tandis qu’un sourire s’étire sur son visage. Elle ralentit à peine alors qu’elle se jette dans les bras du nain qui l’enlace dans un rire témoignant autant de l’allégresse que du soulagement.

- Tu m’as tellement manqué ! S’exclame la daedhelle avant de déposer un long baiser sur la joue du nain. T’as pas idée à quel point ça a été long pour moi !

- Et bien, tu vas m’raconter ça !

T’sisra finit enfin par le libérer de son étreinte, elle se redresse et désigne son compagnon de la main.

- C’est l’ami dont je t’ai parlé dans ma lettre. Elle se fend d’un sourire en plongeant son regard dans celui de l'elfe. Je te présente Ithìliur. Fait-elle en oliyan tandis que sa main désigne désormais le nain. Ithìliur, Balir, mon père.

Balir approche l’elfe et lui tend une pogne amicale. Et s’il tente de le regarder dans les yeux sans ciller, il ne peut s’empêcher d’observer l’inconnu de pied en cap.

- Du clan Bock-D’Acier. Brasseurs de générations en générations. Ajoute-t-il dans un oliyan que l’elfe peut aisément comprendre. Enfin… Sauf avec la dernière. Il désigne la noirelfe d’un signe de tête et laisse échapper un rire.

Tu aimes l’odeur de la mer. Tu aimes le vent soufflant dans tes cheveux. Tu trouves la rencontre des deux infinis bleus du ciel et des eaux étrangement réconfortante. Probablement parce qu’il s’agit-là d’une autre forme de vide, mais d’un vide plus accueillant que celui auquel tu étais habitué. Souvent tu seras venu chercher le dos de T’sisra, tu l’auras enlacée, posé ton menton sur le haut de son crâne, et sans mot dire, tu te seras perdu dans la contemplation du lointain, profitant simplement de l’instant. Voyager sur les flots aura été à tes yeux comme traverser les ombres sans avoir à craindre le lendemain se refusant à venir. Un instant de flottement où la vie se sera arrêtée malgré l’inexorable passage du temps, mais que tu aurais aimé – cette fois – pouvoir étirer à l’infini.

L’instant vient à sa fin, et c’en est un second – heureux heureusement – qui s’annonce. Tu quittes le navire avec un flegme jurant avec l’excitation de ta compagne. Tu te contentes de sourire, attendri par la scène se jouant devant toi. Les étranges retrouvailles d’une Puysarde et de son père aux courtes jambes, une scène qui t’aurait probablement surpris, si elle ne t’avait pas autant parlé de lui quand vous aviez tout le temps du monde. La voir avec son père te fait penser au tien. Et tu te demandes ce qu’il devient. Probablement comme toujours, vivant la routine du clan, totalement inconscient de ce qu’il a pu arriver à son fils, convaincu qu’il doit être que tu es encore entre les murs de l’Académie. Si seulement il pouvait te voir aujourd’hui….

- Ithìliur Telperiën. tu te défais de ton chapeau et serres la main tendue avec un mélange d’appréhension et de ravissement Famille compliquée.

Tes yeux se ferment, et ta main « libre » vient chercher l’arrière de ton crâne. Ton sourire se fait légèrement gêné, mais le bonheur qui t’anime est palpable.

- Je suis heureux d’enfin vous rencontrer. vos mains finissent par se séparer T’sisra parle beaucoup de vous. J’espère être à la hauteur pour votre fille.

- À la hauteur ? Les sourcils de Balir s’arquent et il finit par laisser échapper un nouveau rire. C’est marrant venant d’un type pour qui j’aurais besoin de sortir l’escabeau rien que pour lui offrir une accolade. Enfin… Elle a pas dit trop de mal de son vieux père, j'espère ? Demande-t-il en tournant les talons, faisant signe à sa fille et son camarade de lui emboîter le pas. Hein ?

Non intervient enfin, venant sentir les mains de Balir avant de se réfugier auprès de la daedhelle. Il laisse échapper un jappement à peine audible avant de lever ses yeux vers sa maîtresse.

- Encore un ?! T’as pas fini de ramasser toutes les bestioles que tu croises ?

- Et bien je…

- Les chats, les chiens… Et si c’était que ça ! S’exaspère le nain en secouant la tête avant de jeter un œil à l’elfe. J’ai quatre chats à la maison à cause d’elle. Quatre ! Quand elle va pas nourrir des leomenis ou des griffons, hein ?

Balir les guide au travers du port, il marche en direction de l’Emporium de Ferme-Poil. Une « boutique » tenue par le non moins fameux Dhomrumli, un inventeur jugé un peu bizarre par les siens qui ne sortait qu'en de rares occasions de ses murs, autrement que pour tester ses nouvelles trouvailles ou remplir son cellier.

- J’ai pas très bien compris cette histoire de « plan des ombres », dans ta lettre. De temps qui passe et… Il hausse les épaules et pousse une petite porte dans un mur derrière la boutique, débouchant sur une petite cour. Enfin, tu vois ce que j’veux dire.

- Tu voudras bien lui expliquer toi ? La daedhelle glisse un regard à son compagnon en esquissant un sourire.

La cour donne à la fois sur l’arrière-boutique et une petite, d'un point de vue nain, bâtisse sur deux étages. Nombre d’ustensiles et conceptions toutes plus alambiquées les unes que les autres jonchent le pavé. Certaines sont rouillées, sans aucun doute des reliquats de folles idées ayant traversé, durant un temps au moins, les pensées de l’inventeur.
Le nain se dirige vers la bâtisse, dont la porte est déjà ouverte et d’où s’échappe la douce chaleur d’un foyer crépitant. L’intérieur est proprement décoré, et si les nains sont petits, leurs maisonnées sont à l’image de leur fierté plus qu’à celle de leur taille, fort heureusement pour Ithìliur.

- Installez-vous. Lâche-t-il en approchant des fourneaux au fond de la pièce. Je faisais mijoter le dîner avant qu’on me prévienne de l’arrivée du bateau. Il aime le sanglier, j'espère ? Demande-t-il en jetant un œil au rouquin.

Un soupir amusé t’échappe. Un père et sa fille. Ils étaient Dawi et Daedhelle, mais définitivement un père et sa fille, pour le meilleur et pour le pire… mais heureusement, apparemment surtout pour le meilleur. Tu redécouvrais à travers les râleries de Balir une facette de T’sisra que tu avais déjà entrevue. Le nain ne faisait finalement que confirmer qu’elle avait – à sa connaissance en tout cas – toujours été ainsi. Il faut croire que quelques années passant et vous vous retrouveriez certainement à vous occuper de toute une ménager…

- T’sisra... tu siffles entre tes dents J’ai déjà du mal à m’expliquer exactement comment fonctionne le plan des ombres dans ma langue maternelle après 300 ans de recherches alors comment est-ce que tu veux que...

Elle n’en a rien à faire. Au contraire même, ça l’amuse. Quant à Balir, il est trop occupé à être l’hôte parfait pour se préoccuper de vos messes basses. Alors tu abandonnes. Tu te résignes. Tu feras ce que tu peux, et tu espères réussir à te faire comprendre. Tu souffles, défait, puis inspires de quoi remplir tes poumons affaissés, et finalement, l’odeur te rappelle à ce qui se passe autour de toi.

- Du sanglier ? tu fronces les sourcils et humes l’air à nouveau du Tirth’nagra? tes yeux brilleraient presque C’est l’une des proies les plus prisées de mon clan. La chair est un peu dure, mais mon père me répétait tout le temps que c’est comme ça qu’on se fait des mandibules dignes de ce nom. tu souris et réfléchis à une manière de le traduire Que c’est comme ça qu’on se fait une mâchoire solide. Quelque chose comme ça.

Faisant honneur à l’invitation du patriarche – et honnêtement, attendant le dîner avec anticipation – tu t’installes finalement à table. Tu t’installes péniblement à table. Tu ne sais même pas vraiment si on peut appeler ça s’installer. L’espace d’un instant, tu avais presque oublié être dans une bâtisse naine. À regarder au dehors, ou même en observant l’architecture de l’endroit où vous étiez accueilli, on constatait vite que les Dawis ne faisaient pas dans la demi-mesure. Le petit peuple faisait tout en grand. Des masures immenses aux portes larges et aux hauts plafonds. Seulement le mobilier – quoi de plus logique après tout – restait à leur taille, et là pour toi se posait le problème.
Ton regard va chercher celui de T’sisra, et l’espace d’un instant, des yeux, tu lui demandes comment elle a pu vivre ici si longtemps. Et tu te rends compte que si elle est elle aussi quelques peu inconfortable, cet inconfort elle semble s’y être trop habitué pour s’en soucier. Par contre, ta situation à toi semble beaucoup l’amuser.

- Du coup je me permets de revenir un peu dessus, c’était plus facile d’y réfléchir que de penser à ton siège mais le « plan des ombres » dont T’sisra vous a parlé… c’est comme… comme… tu réfléchis comme une caverne. Une caverne avec des murs faits de magie. L’entrée et la sortie sont toujours à un éboulis de se refermer, et il faut de gros efforts pour les rouvrir. Et quand on est dedans, il fait sombre. Il fait sombre et il fait froid. Pas froid comme de la neige, plutôt froid comme quand on se sent faible et qu’on a faim. tu continues lentement, cherchant avec attention tes mots Et il y a des choses qui vivent là bas. Elles sont faites d’une essence primé… primi… prima… primo… primordiale ? Primaire ? Primitive ? Enfin, elles sont faites de magie vivante. Et elles passent leur temps à reconstruire leur monde en détruisant tout ce qui ne leur ressemble pas, ou alors qui leur ressemble trop. tu fronces les sourcils Mais ce n’est pas trop difficile de leur échapper, parce que là-bas, le temps ne passe pas. Alors on a tout le temps l’impression de mourir de faim et de soif, mais on n’a pas besoin de manger, ni de boire, ni de dormir, ou de se reposer. On peut juste courir tout le temps et fuir si on en a besoin.

Rien de ce que tu racontes n’est rassurant. Tu t’en rends bien compte. Seulement tu ne sais plus, au point où tu en es, comment changer de sujet.

- T’sisra s’est faite piéger là-bas par une secte, et moi pendant du travail de recherche à Alëandir. Puis on a eu de la chance de se croiser, et on a fini par réussir à sortir. Et maintenant on est là.

Le nain a beau avoir les mains occupées avec le fourneau, il jette de temps à autre des regards à l’elfe peinant à trouver une position à peu près confortable. Son regard hésite entre la perplexité et l’incompréhension à plusieurs reprises.

- Donc vous étiez tous les deux dans ce… Cette… Vous étiez tous les deux dans cette caverne magique. Mais… Il claque des doigts deux fois d’affilées avant de pointer sa fille du doigt. Dans ta lettre, tu disais que vous vous êtes fréquentés plus longtemps que tu n’étais partie, mais… Si le temps ne passe pas, comment ça se fait ? Enfin, ça me paraît pas très logique votre histoire...

- Disons que… Le temps passe. Mais… La daedhelle cherche le regard de son compagnon, elle plisse les yeux en cherchant ses mots. Disons que sur le plan physique, ça stagne. Mais sur le plan… Spirituel, il y a une continuité temporelle. C’est pour ça que je te disais qu’on se fréquente depuis longtemps. Elle pose sa main sur l’avant-bras d’Ithilìur et cherche une forme de confirmation dans son regard. C’est à peu près ça, non ?

La barbe hausse les épaules et arque les sourcils. Il n’est pas certain de bien comprendre, ni s’il a vraiment envie de connaître toute l'étendue de la complexité des situations dans laquelle sa fille trouve toujours le moyen de se mettre.

- D’accord, d’accord. Lance-t-il en rejoignant la table avec une assiette de jambon fumé et une miche de pain. Donc en somme... Souffle le nain en s’asseyant en face des deux oreilles pointues. Ce qui a duré environ trois ans pour moi, a duré plus longtemps pour vous ?

T’sisra promène ses doigts au-dessus l’assiette puis, finalement, jette son dévolu sur l’un des morceaux les moins gras. Elle y croque à pleines dents en hochant la tête pour répondre à la question de son père.

- Exact.

- Bon. Balir observe l’une puis l’autre, sans un mot, il pince les lèvres avant de se lever pour ramener trois chopes et un petit tonnelet. Moi, ce que j’en dis, c'est qu’il t’a fait sortir de ce merdier… Et pour ça, je l’remercierai jamais assez ! S'exclame-t-il en remplissant les chopes avant d’en pousser une vers Ithìliur dans un large sourire. L’enclave est un peu étroite, mais je tâcherai de te faire apprécier le Zagazorn avec ce qu’on y trouve ! Il jette un œil en direction des fourneaux avant de revenir à l’elfe. Je te laisse ma piaule, je prendrai le divan. Mais je vais aller te changer les draps rapidement.

- Oui… Mh… À ce propos… T’sisra enroule son bras autour de celui de son compagnon et se serre un peu contre lui. Je suis restée un peu vague dans ma lettre mais… Nous sommes un peu plus que des amis.

Le regard du nain passe plusieurs fois de la daedhelle à l’elfe, tandis qu’il se fige, sa chope toujours aux lèvres, avant de tousser dedans.

- Vous… Son index imite son regard, désignant la fille puis son amant. Tous les deux ? Demande le nain avant d’essuyer sa barbe d’un revers de main et de boire d'une traite une trop longue gorgée de ce breuvage pétillant.

Il se lève et se dirige vers les fourneaux, se mure dans un silence presque pesant tandis que la noirelfe glisse un regard à son compagnon en haussant les épaules.

- C’est bon. T’inquiètes pas. Murmure-t-elle avec un sourire en coin en serrant un peu plus de bras d’Ithìliur. Je voulais le lui annoncer en personne de toute façon.

Le voilà qui revient, des gants aux mains et avec un son plat en terre cuite d’où s’échappe un fumet tout particulièrement alléchant. Le jus dans lequel les légumes mijotent frémit encore alors qu’il dépose le plat de résistance sur la table.

- Ithìliur. Souffle-t-il en lui prenant son assiette. Petite fringale ou tu meurs de faim ?

Balir s’est fendu d’un sourire derrière sa barbe. Un sourire béat qui lui donne un drôle d'air. Le vieux nain semble soudainement bien heureux, tout dans son expression laisse transparaître une curiosité certaine accompagnée d’une légère appréhension quant à la situation. Que dire ou ne pas dire ? Que faire ou ne pas faire ?

- Et tu prendras bien quelques légumes avec ? En plus de me parler un peu de toi.

Le non-temps. Tu savais qu’expliquer la non-temporalité du monde des ombres serait compliqué. T’sisra peine à l’exprimer elle aussi, et tu ne saurais pas exactement quoi rajouter. À ses questionnements silencieux, tu réponds par de grands yeux hagards et un haussement d’épaules. Mais lorsqu’elle finit par te demander confirmation, tu t’essaies tout de même à compléter les choses.

- Disons qu’on aurait pu prendre le temps de compter le temps qui passe, mais que physiquement, il n’y a rien pour nous rappeler qu’il passe. Pas de cycle de jours, pas de saisons, et nos corps en stase.

Le père de ta compagne semble à la fois comprendre la situation avoir été complexe, et ne pas comprendre à quel point. Mais si vous êtes là aujourd’hui c’est que vous vous en êtes sortis, et c’est ce à quoi il t’a l’air de s’accrocher. Au final, les aventures rocambolesques dans lesquelles s’était retrouvée entraînée T’sisra au cours de sa vie devaient rendre la chose plus facile à avaler.

L’espace d’un instant, ton regard s’est perdu dans le vide. Parler de ce qui de ton point de vue avait été une éternité d’errance, une épopée qui aurait pu s’étendre à l’infini, et durant laquelle tu es – trop souvent à ton goût – passé tout près de te perdre toi-même, et de succomber à l’appel des ombres… essayer d’expliquer tout ça autour d’une table, de pain et de jambon fumé, comme si ce n’était rien, juste un chapitre passé du roman de vos vies… tout ça te paraissait irréel. Au point que, pendant un court instant, tu t’étais demandé si les ombres t’avaient finalement laissé t’endormir, et si tout ça n’était qu’un rêve. Et ce n’est finalement qu’au moment où Balir t’aura proposé sa chambre que tu ne seras revenu à la réalité.

La fille te dérobe l’attention de son père, et tu l’en remercies, car tu ne sais pas vraiment ce qu’il vient de te dire. Tu rattrapes la conversation en vol, cherchant à reconstituer les bribes de ce qui s’est passé durant ton égarement, et piochant à ton tour un morceau – parmi les plus gras de ton côté – de jambon.

- M’inquiéter de quoi ?

Tu lèves un sourcil. Balir est un Nain ayant adopté une Eldéenne. Pour ce que tu savais de T’sisra, et pour ce qu’elle t’avait dit de lui, tu l’imaginais facilement surpris à l’idée qu’elle se soit finalement amouraché de quelqu’un. Mais quelque part, tu ne l’imaginais pas être autre chose qu’heureux de voir la Noirelfe enfin laisser tomber des barrières qu’elle avait porté haut toute sa vie, de la voir avancer, de la voir heureuse, de la voir… guérir.
Non, il t’étais impossible de t’inquiéter de ce que Balir pourrait penser de votre amour, parce que tu t’inquiétais déjà trop de ce que ton peuple en dirait. De ce que serait votre avenir face à l’Anaëh. Et en particulier face à ton propre père.

- Ça dépend de la quantité que j’ai le droit de manger ! tu ne plaisantes qu’à moitié

Ton sourire ne t’a pas quitté. Chose rare, tu caches ta peine. Tu essaies d’enfouir ta peur et ta… jalousie. Tu aimerais que ton père accueille celle que tu aimes comme son père à elle t’accueillait, mais tu as bien peur que ce ne soit pas possible, et cette idée te déçoit d’avance.

- Volontiers ! tu continues avec entrain, avant que ton visage ne se referme brusquement Et bien moi… je…

Parler de toi-même n’est pas facile. T’sisra le sait. Ta vie n’a pas été simple. Ta famille est compliquée et tu n’aimes pas particulièrement le mentionner.

- Je viens de Tethien, une Cité du Nord-Ouest d’Anaëh. tu pioches dans le repas servi entre deux phrases Ma mère était une mage d’Alëandir, mais elle a décidé de déménager à cause d’un conflit avec mon oncle. Mon père quant à lui vient de la Vethërill, un clan d’Ornedhels… tu te rends compte que la notion lui est probablement étrangère des elfes des bois, qui vivent en dehors des Cités, tu prends une nouvelle bouchée donc un clan d’elfes des bois dont le territoire est dans les montagnes au Sud de la Cité. la suite, tu cherches un moyen de l’aborder qui ne le pousse pas à s’apitoyer sur ton sort Mes deux parents étaient de grands mages d’ombre, du coup ils ont commencé à m’enseigner très très tôt.

Tu lui épargnes la raison derrière cela. Tu étais un bébé-vengeance, dont le géniteur avait au départ été choisi pour la puissance brute dont tu devais hériter. Dont tu as hérité. Et qui t’a finalement permis de te sortir – avec ton amante – d’un calvaire auquel majorité d’autres auraient succombé. Et puis… qu’en avais-tu à faire au final. Ta mère avait fini par succomber au charme de ton père. Être aimée lui avait permis de t’aimer. Aussi horribles fussent les conditions de ta naissance, ton enfance avait été mille fois bénie.

- Ça n’a pas beaucoup aidé quand j’ai commencé mes classes, parce que du coup j’avais beaucoup d’avance sur le sujet d’étude, mais beaucoup de retard sur… la vie. Bref, l’Académie c’était la Tourmente alors ils m’ont emmené vivre avec le clan de papa. le sourire que t’inspire ces souvenirs est sincère C’est le Shaman et mon père qui sont devenus mes éducateurs. Puis les enfants des clans étaient plus… plus… entiers, disons. Donc c’était plus facile. Avec le temps ma mère a fini par vouloir enterrer la hache de guerre avec mon oncle, du coup c’est là que je suis retourné à Alëandir, et de fil en aiguille, j’ai fini par rentrer dans leur Académie de magie. une moue fière décore ton visage Je pense que j’étais même l’un de leurs meilleurs éléments ! Mais du coup, c’est pour ça qu’on m’a autorisé à travailler sur la relique qui a fait que j’ai fini enfermé dans les Ombres. Et puis tu tournes la tête vers T’sisra la suite elle vous l’a déjà racontée.

Un sourire s’étire sur le visage du nain. Lui qui passe bien souvent plus de temps que la raison l’exige dans ses cuisines, apprécie fort bien celles et ceux qui ont de l’appétit ! Et tandis que le flot de paroles s’installe, il remplit l’assiette de l’elfe de plusieurs tranches viande et de monticules de légumes colorés qu’il manquerait presque de noyer dans le jus.

- Tu as la magie dans le sang ! Lâche-t-il en servant à la noirelfe une portion on peut plus raisonnable. Voilà pour toi et ton appétit d’oiseau.

- Merci.

- J’ai pas souvenir qu’on ait eu un runiste par chez nous. Enfin… D’aussi loin que j’puisse m’en souvenir, nous avons toujours été des brasseurs et des marchands.

- Mmh… T’sisra se penche vers son compagnon. Chez nous, on a de la bière dans le sang.

Elle laisse échapper un rire avant d’attaquer son assiette alors que Balir roule des yeux dans un haussement d’épaules.

- C’est sûr qu'c’est pas aussi prestigieux ! Hein ? Mais… On a toujours eu quelques têtes brûlées quand même ! Mon grand-père était un fier guerrier et le bougre faisait parler de lui dans la région ! Et son grand-père à lui est à l’origine de la meilleure bière du pays, recette que je perpétue bien évidemment !

- La meilleure ? Carrément ?

- La meilleure ! Renchérit-il en enfournant un morceau de viande dans sa bouche. La meilleure des meilleures !

La daedhelle opine du chef et lève sa chope avant d’en boire quelques gorgées. Son assiette se vide petit à petit, et bientôt ne restent plus que les carottes qu’elle n’a pas daigné toucher. Elle en pique le plus possible pour les mettre dans l’assiette d’Ithiliur, avant de lui piquer une patate en échange.

- Hop là ! Je te laisse mes carottes. Ça rend aimable. Lance-t-elle avec un air taquin.

Le nain remplit à nouveau sa chope puis, après s’être humidifié le gosier, coupe quelques généreuses tranches du pain de seigle qu’il distribue.

- J’ai pas pensé au dessert. Mais pour faire passer tout ça j’ai de l’herbe à pipe… Il pince le pouce et l’index en fermant les yeux l'espace d'un instant. Un délice ! Ça te plairait Ithìliur ?

- Encore ce truc qui pue… Si vous fumez, vous le faites dehors s’il vous plait. L’odeur stagne après, c'est insupportable.

- Pendant que tu nettoies la vaisselle ?

- Vendu.

- Tu as au moins aussi mauvais caractère que moi je te sign...

Tu t’arrêtes en plein milieu de ta phrase, et plutôt que de la terminer, tu te mords l’intérieur des joues. Effectivement, peut-être que les carottes ne feraient pas de mal. Mais tu maintiens fermement ta position tout de même. Tu n’as pas plus mauvais caractère que ta compagne, et vu qu’elle se refuse à manger ses légumes, les choses ne risquent pas de changer de sitôt. Quoi qu’il en soit, de la nourriture est de la nourriture, et heureusement, il te reste assez de la – décidément délicieuse – sauce de ta viande pour que cette nouvelle présence dans ton assiette ne brise l’harmonie des saveurs de ton plat. Alors avec appétit tu manges, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, et que ton ventre soit rond.

- De l’herbe à pipe ? tu regardes ta compagne confus Qu’est-ce que c’est?

Elle n’a pas le temps de vraiment te répondre que son père, ayant rapidement compris que tu ne comprenais pas, s’était absenté pour revenir avec l’objet de sa proposition. De l’herbe à pipe. Des plantes à fumer au calumet. Voilà longtemps que tu n’avais pas fumé. Et tu n’avais pas fumé bien souvent. Les occasions pour lesquelles le clan de ton père brûlaient des herbes étaient rares, et être invité à les partager était un signe d’acceptation fort. Les Ondurs avaient-ils des coutumes similaires ? Peut-être… ou peut-être pas.

T’sisra s’éloignait. Elle ne partagerait pas l’herbe à pipe avec vous. Son père ne semblait pas en être le moins du monde gêné. C’est que le rituel devait revêtir moins d’importance ici que chez toi. Et puis… si l’odeur des plantes en est une quelconque indication, il devait aussi être moins… intense. Mais tu serais heureux de le partager avec lui.

- Je veux bien de l’herbe à pipe.

Comme promis, le maître des lieux t’avait invité à le rejoindre dehors, là où la fumée n’incommoderait pas sa fille. Et avec une attention toute particulière – comme pour te montrer comment se servir de l’objet – il avait allumé sa pipe, puis la tienne, te l’avait tendue, et tiré sa première taffe. Tu n’avais pas tardé à l’imiter, et à t’imprégner de l’odeur et du goût des herbes à fumer. Parce que c’est ce qui semblait être – aux yeux du nain – l’intérêt principal de la chose. Tu t’imprégnais tu goût de l’herbe, et tentait de faire fi des attentes que ton corps était venu à associer au geste. Non. Ces plantes-là ne changeraient pas ta manière de voir le monde.

- Vous n’avez pas eu peur d’adopter T’sisra ? tu demandes, un point de mélancolie s’attachant à ta voix Moi j’ai peur. J’ai envie qu’elle découvre chez moi. Mais j’ai peur de ce qui peut arriver.

Les vapeurs de l’herbe à pipe des plaines lantaises s’échappent des naseaux du nain. Il inspire une fois encore une très longue bouffée en coulant un regard à l’elfe. Drôle de question. Il est secoué d’un rire qui se transforme rapidement une quinte de toux. Le vieux nain reprend son souffle et se frotte les yeux.

- Je l’ai connue, elle était haute comme trois pommes. Lâche-t-il avant de tirer une nouvelle bouffée de sa pipe. Alors j’me suis jamais vraiment posé la question. Maintenant… Si j’ai eu la pétoche de la faire entrer au Zagazorn, de braver les interdits et toutes nos lois et de risquer de perdre nos deux têtes ? Eh ! Il opine du chef puis hausse les épaules. C’était un pari risqué, faut bien l’admettre.

Balir fait la moue, son regard se perd dans le vague quelques instants. Il est pensif, pourtant l’odeur de cette herbe le rappelle bien vite au moment présent.

- C'est normal d'avoir peur. Si elle veut mettre les pieds en Anaëh, je pense qu’elle demandera un coup de main à ceux qu’elle connaît le mieux là-bas. Alors, il hausse les épaules, si les choses sont bien faites dans les règles, j’imagine qu’y a pas tant de mouron à se faire, non ? Il plisse les yeux tandis que nait un sourire sur son visage. De toute façon si elle s’est mise en tête d’y aller, elle trouvera un moyen de le faire. C’est une vraie tête de mule. Grommèle-t-il en disparaissant dans un nuage de fumée. Une cabocharde de premier ordre ! M'enfin, j'pense pas t'apprendre grand-chose.

Il se laisse aller contre le mur et s’amuse à faire quelques cercles de fumées. Il n’y avait jamais rien eu de facile avec elle, alors le bougre ne semble pas particulièrement surpris ni même inquiet.

- Pour c'qui est savoir ce qui se peut passer... Il faut bien tenter l'coup. Sinon, faut se faire à l'idée qu'on saura jamais. Conclut-il en levant les mains devant lui. C'est comme ça.