Un jour plus noir que les nuits

Première ennéade de Karfias,
20e année du Onzième Cycle,
Château de Vendeuvre

- Une nouvelle attaque sur la route de Montabot, mon seigneur.
- Le convoi de fer ?
- Oui, les patrouilles n’ont pas réussi à repérer les Wandrais… Ils sont de plus en plus malins, on dirait…
- Des pertes ?
- Assez lourde, seigneur. Un mort et une demi-douzaine de blessés. Une bonne partie d’entre eux ne pourront pas prendre les armes avant un mois, au moins… Mais les soldats ont pu repousser l’attaque, le fer est arrivé à destination.

Gautier soupira. Il était assis à une longue table sur laquelle plusieurs lettres et cartes schématiques étaient posées, dans une pièce éclairée par quelques bougeoirs. Ses coudes étaient sur la table et sa tête reposait sur ses mains jointes. Cinq hommes l’entouraient, et deux gardes armés se tenaient debout, au fond de la salle. C’était une réunion coutumière où ses conseillers l’avisaient des dernières nouvelles de la seigneurie et où les décisions importantes étaient prises. Mais, encore une fois, il ne semblait y avoir que des mauvaises nouvelles, et l’ambiance s’en ressentait. La météo elle-même avait décidé de s’y mettre, car de gros nuages sombres recouvraient le ciel dans ce début d’après-midi.

C’était le troisième accrochage en quatre ennéades. Au moins, cette fois, les choses s’étaient plutôt bien terminées, mais le nombre d’hommes valide dont disposait la seigneurie diminuait bien trop régulièrement, alors que ses ennemis semblaient ne jamais s’essouffler. Les hommes devenaient de plus en plus reluctant à s’engager, et quelques grognements se faisaient entendre dans les rangs. De terribles engrenages s’étaient mis en mouvement, et le seigneur de Vendeuvre n’avait aucune idée de comment les arrêter.

- Faites envoyer un message à Montabot, que les soldats du convoi reste là-bas pour deux ennéades, le temps que nous trouvions des volontaires à envoyer pour renforcer la place. Si personne ne se porte volontaire, augmentez la paye de moitié pour ceux qui iront.

L’un des conseillers fit une grimace, mais Gautier l’arrêta d’un signe de main avant même qu’il ne prenne la parole. Il savait bien que les finances n’étaient pas au beau fixe, et qu’il devenait difficile de se lancer dans des dépenses supplémentaires. Mais, à choisir entre l’or et le sang, c’était toujours le second qui l’emportait. L’or est un métal froid, le sang est la vie et doit être préservé.

- Assez pour aujourd’hui, dit alors Gautier, avec une certaine fatigue dans la voix. Nous reprendrons demain, après que les représentant de guilde soient venus. Nous pourrons discuter de leurs offres.

Les conseiller quittèrent la pièce avec de respectueuses courbettes, mais le seigneur ne bougea pas. Il colla son dos au dossier de sa chaise en levant les yeux au plafond et en poussant un long soupire. Finalement, d’un nouveau signe de main, il congédia les deux soldats.

- Faites venir messire Aléric, lança tout de même le seigneur aux gardes avant qu’ils ne quittent la pièce.

Alors, Gautier attrapa une bouteille et versa le liquide ambré qu’il contenait dans une coupe argentée. C’était une liqueur faite à base de pomme, un alcool fort produit localement. Indigne d’un noble, mais ce n’était pas la dignité que cherchait le seigneur en cet instant. Et cet alcool fruité était loin d’être le pire, de toute manière. Trinquant dans le vide avec, pour seul compagnon, sa triste solitude, le sire vida le liquide brûlant de sa coupe avant de se servir à nouveau. Dehors, un grondement sourd se fit entendre, et de lourdes gouttes de pluie commencèrent à s’écraser sur le fort. Il faisait si sombre que l’on aurait cru la nuit déjà venue.

- M’sir ! M’sir ! Appela un jeune garçon trempé et haletant, devant les écuries seigneuriales. Il criait pour que sa voix couvre la pluie battante. M’sir de Beaufoy ! Continua-t-il en tapant sur une barrière de bois pour se faire plus entendre. L’seigneur, il vous fait d’mander !

La pluie et le vent s’en faisaient à cœur joie ce jour-là dans le domaine de Vendeuvre. Le tonnerre grondait, reflet de l’ambiance générale, sans doute, ou bien était-ce l'inverse. D’habitude les murailles étaient animées d’une vie chatoyante. Les garçons de cuisine trottinaient çà et là, jetant parfois un coup d’œil maladroit envers une fille ou deux attelée à l’entretient de l’immense logis. Des courtisants déambulaient avec lenteur. En général plus ils étaient lents, plus ils étaient riches. Du coté des casernes, le fer résonnait à rythme régulier, témoins des entrainement des soldat ou bien du forgeron entretenant le matériel. Mais aujourd’hui, rares étaient les courageux à s’aventurer sous la pluie battante, menaçant de se rompre le cou sur les pavés glissants. On ne sortait que le menton baissé, se ruant le plus vite possible vers son objectif sans prendre le temps que quoi que ce soit.

Pourtant il y avait au moins un souffle au sein des murailles qui semblait n’avoir cure du fracas du ciel. Les bêtes des écuries étaient étrangement calmes pour l’atmosphère, mais peut-être était-ce due à la présence de leur maitre, à demi allongé sur l’un des murets déparant les différentes stalles des chevaux, le dos contre une poutre épaisse. La moitié supérieure de son visage était dissimulé derrière un capuchon, tandis que dans sa bouche s’agitait un brin de blé chipé un peu plus tôt dans le panier d’une demoiselle.

Il n’avait certainement pas l’air du ''messire’’ qu’un gosse appelait en s’égosillant par-dessus le grondement de la pluie, mais au sein des écuries personne n’aurait eu l’audace de le lui faire remarquer car il était maitre en ces lieux.

Il ouvrit alors un oeil en laissant échapper un soupir las, puis se relevant gauchement, il apparut finalement devant les yeux ronds du môme qui bredouilla à nouveau que le seigneur de Vendeuvre le faisait chercher. Il le récompensa d’une tape amicale sur l’épaule et d’un sous avant de faire mine d’obéir.

***

-Mon seigneur.

Lorsqu’il apparut aux porte de la grande salle où il était attendu, il avait fait l’effort de revêtir une tunique un peu plus décente que ce qu’il portait dans les écuries. Son épée d’apparat était à sa hanche bien qu’il ne risquait pas de s’en servir ici. Ses mains étaient jointes dans son dos qu’il tenait particulièrement droit, comme toujours et d'autant plus lorsque le temps était aussi mauvais.

Il était conscient qu’au sein d’un environnement privé Gautier était d’abords son ami et qu’il préférait qu’il s’en tienne à la simplicité de ce lien-là plutôt que les lourds rapports hiérarchiques imposés par leurs sangs. Il ne s’agissait là que d’un simple petit jeu que le chevalier se plaisait souvent à jouer depuis leur enfance, cherchant une protestation de la part du seigneur avant de cesser ce manège.

-J’imagine que la rencontre ne s’est pas spécialement bien passée. Fit-il en avisant l’air sombre du Vendeuvre et les bouteilles alors qu’il s’approchait d’un pas raide vers la table.

Il n’était pas sensé être au courant de ce qui se tramait cet après-midi, mais dans un château, les on-dit allaient bon train et à la fin, tout le monde finissait toujours par en savoir bien plus que prévu.

La bouteille de liqueur était déjà bien entamée quand, finalement, Aléric arriva. Gautier regardait alors le contenu de son gobelet à moitié vidé, faisant tournoyer le liquide ambré qu’il contenait. Son esprit vagabondait aux multiples déboires qu’il vivait. Aucune solution ne lui venait, aussi ne faisait-il plus que les énumérer, formulant peu à peu la chape de plomb qui l’écrasait. C’était sur cette scène qu’arriva l’ancien ai du seigneur, brisant alors sa solitude.

Gautier leva la tête et eu un sourire amusé. Encore une fois, Aléric prenait son ton formel pour s’exprimer, se présentant comme un simple chevalier à son lige. Il savait pertinemment que ce n’était pas le cas lorsqu’ils étaient seuls, mais toujours s’amusait-il à prendre ce rôle quand bien même son seigneur lui demandait de reprendre celui de l’ami qu’il était depuis deux bonnes décennies.

- Messire de Beaufoy daigne enfin m’accorder une audience, répondit alors Gautier en mettant bien trop d’emphase sur le « messire ».

Avec le temps, il avait fini par entrer dans le jeu, renversant momentanément les rôles et répondant avec une déférence bien trop forcée à son confrère. Finalement, le seigneur de Vendeuvre se leva en prenant appui sur la table pour compenser son équilibre quelque peu défaillant. Attrapant la bouteille d’alcool, il compléta son gobelet encore à moitié plein et en rempli un autre pour Aléric. Alors, son équilibre retrouvé après s’être levé, il attrapa les deux contenants et vint en donner un à son comparse.

- Il semblerait que rien ne se passe bien, en ce moment… Les wandrais ont remis ça, une demi-douzaine de gars vont devoir passer un bon mois alité avant de pouvoir reprendre les armes… Gautier poussa un long soupir, puis leva son gobelet. Puisse la DameDieu être favorable à ces braves hommes ! Puis, il prit une longue et brûlante gorgée, au goût fruité de pomme. Je ne sais plus quoi faire, reprit-il alors avec un nouveau bref soupir. La maladie, les frontières qui ne se calment jamais… Depuis qu’elle est… Le sire, au regard fatigué, baissa les yeux. Parfois, je n’ai plus la force… Mais il faut continuer, encore et toujours…

Après un bref silence, Gautier releva les yeux. Aucune aide ne nous viendra de Serramire. « Nous avons toute confiance en vos capacités », m’a dit le conseillé qui m’a reçu… Une manière polie de dire qu’on ne vaut pas les ressources. Et Haarhardt n’est pas dans une meilleure situation que nous. Mais il y a peut-être une chance, en Odélian… J’y partirai bientôt, pour y voir le seigneur de Dacune et passer à la capitale. Peut-être y serais-je plus chanceux… M’y accompagnerais-tu ? La route est longue, et j’aurais bien besoin d’une oreille bienveillante, de temps à autre.

-Bien entendu que je t’accompagnerais. Répondit Aléric sans même y réfléchir.

Le voyage serait long et certainement difficile pour son propre état mais cela ne lui vint même pas à l'idée de le mentionner. Cela ne concernait nullement son seigneur. On lui demandait de venir, il venait et c'était tout.

-Roham restera s'occuper de l'écurie en mon absence. Ajoutat-il en mentionnant l’écuyer qui le suivait depuis quelques années maintenant. Ça lui fera du bien, ce garçon a de toute façon besoin d'apprendre à prendre quelques responsabilités sans mon aide.

Alors que son ami lui tendait un verre, il s’en saisit, cependant ses sourcils se froncèrent légèrement devant l’état du Vendeuvre. Sans rien laisser paraitre, il vida un peu son verre et fit simplement mine de prendre place sur une chaise en face de la table. Il invita son ami à revenir s’installer en face et dans un même temps se doigts virent se glisser autour de la bouteille dont il se resservit avant de discrètement la dissimuler à ses pieds, hors de portée du seigneur.

Machinalement il tendit ses jambes sous la table, conservant la même raideur que debout.

-Odelian me semble une idée raisonnable. Nous savons tous deux ce que vaut notre duc. Une grimace. En revanche la nouvelle Comtesse régente d’Odélian semble avoir bon cœur et notre demande est plus que justifiée. Ne désespérons pas Gautier. Même la longuenuit à finit par passer, nous finirons par voir la fin de ces drames.

- Tu as raison, répondit d’abord Gautier avec un sourire. Il faut préparer l’avenir, même si le présent ne parait pas brillant. Ton jeune protégé gagnerait à prendre quelques responsabilités.

Le seigneur étai tant focalisé sur ses problèmes du moment qu’il ne pouvait même imaginer un lointain futur pour ses terres. Et pourtant, Aléric avait raison. Les deux compères vieillissaient petit à petit, comme les divers conseillers qui les entouraient. Un jour, ils disparaitraient, comme l’espoir d’un jour meilleur s’était envolé du cœur de Gautier, et d’autre devront poursuivre la marche sans fin du développement.

- Nous ne lui apportons ni richesse, ni puissance, ni gloire. Quel intérêt avons-nous donc à ses yeux ? Continua Gautier. Il parlait bien entendu du duc du moment. Le temps des hauts faits d’Aymeric de Brochant, qui lui avait valu un grand respect du seigneur de Vendeuvre, était passé. Et, depuis, les choses semblaient bien plus ternes. Mais, n’oublions pas que ma pauvre Dame Mathilde est de Dacune. Si aucun titre, aucune terre n’était en jeu dans ce mariage, j’espère bien que leur amitié puisse m’apporter une quelconque aide… Au moins en intercédant en ma faveur auprès de la comtesse.

Le seigneur soupira de nouveau, pris appui sur la table et bu une nouvelle longue gorgée. Son verre était maintenant presque vide, et il chercha du regard la bouteille discrètement cachée par son ami. Ses épaules s’affaissèrent un peu lorsqu’il comprit qu’on l’avait éloigné de l’objet de son désir. Mais il, encore une fois, Gautier savait bien que son confrère avait raison. Ce n’était pas de son rang de se mettre dans l’état qu’il cherchait, et, en tant que seigneur, il se devait d’être un exemple infaillible pour ses pairs. Même lorsque c’était aussi difficile qu’aujourd’hui…

- Même la longuenuit a fini par passée, oui… Mais je crois n’être plus que l’ombre de ce que j’étais, alors. Suis-je encore capable de protéger mon peuple, ou mes épaules se sont-elles affaissées comme la falaise rongée par les vas et vient incessants d’une marée inéluctable ? Je t’envie, parfois, la tranquillité des écuries, la liberté d’être celui que tu désires… Pendant quelques secondes, Gautier remua le maigre contenant de son gobelet et y plongeant son regard mélancolique. Je voulais organiser le départ à la fin de cette ennéade, reprit-il finalement. En voyageant en comité restreint et à cheval, nous devrions atteindre Odélian en cinq à six jours, si nous ne traînons pas en route.

-La liberté d’être celui que je désire…Aléric souffla du nez, perdant son regard au fond de son propre verre. Un chevalier incapable de combattre, réduit à la tâche de palefrenier… Pour quelles raisons ? La jalousie, la rancœur des hommes… Non Gautier, tu ne m’envie pas. Répondit-il d’une voix pourtant douce malgré l’amertume ressentie.

Il posa ses mains contre le bois épais de la table et se releva. Ses bottes résonnèrent sur la pierre froide alors qu’il s’approcha d’une fenêtre, observant la tempête battante à l’extérieur, mais dans son dos.

-Peu importe les malheurs qui nous accablent, nous devons faire face. C’est ce que l’on exige de nous.

Le temps avait fait de l’adolescent bagarreur qu’avait connu le seigneur de Vendeuvre un homme ayant probablement hérité de son mentor lorsqu’il s’agissait de s’en tenir à son devoir coûte que coûte, parfois au risque d’en paraitre froid.

Pourtant il osa tout de même adresser un sourire amusé à son seigneur et une remarque que seul leur amitié le lui laissait se le permettre.

-Et puis quand bien même ne te pense-tu plus capable d’assumer un tel rôle, tu sais ce qu’on dit. Faire semblant jusqu’à ce que ça finisse par te paraitre naturel.