L'orage grondait [Lynn]

La lame de sa dague encore rouge, Lynn lança un regard noir au soldat à la joue percée, puis au Mainyth. Elle avait le souffle court et le poing encore serré autour du manche de son arme. Son propre corps avait été épargné, mais ses muscles saillants étaient tendus sous la pluie fraîche.

L’entraînement avait pourtant bien commencé. Elle s’occupait de trois recrues et s’était concentrée sur leur aptitude au combat à main nues. Ces soldats avaient vu beaucoup : on n’entrait pas dans l’armée royale sans faire déjà partie d’une certaine élite. Pourtant, les arts martiaux comme elle l'entendait n’étaient pas pratiqués par les hommes d’armes Taledhels. Seules les armes comptaient vraiment. Elle prenait donc toujours patience pour enseigner ces rudiments qui peuvent vous sauver la mise lorsque votre arme vous échappe. Souvent, on se moquait d’elle et de ces entraînements, mais elle n’avait jamais de mal à prouver leur utilité en immobilisant rapidement les railleurs.

Cette fois, l’un d’eux l’avait provoquée en duel après s’être fait mis à terre. Elle avait accepté, tirant sa dague et lui son épée. Il était fort, mais elle plus rapide, et le tenait en échec sans aucun problème. Son adversaire l’avait alors insultée en crachant sur son passé d’Ornedhelle et son ancien clan. Ses origines étaient plutôt méconnues en général, mais parfois, elle devait subir ce racisme et le punir promptement. Celui-là y était allé un peu plus fort que les autres, et l’entraînement se transforma vite en véritable combat… Jusqu’à l’intervention d’Aegden.

Avant que son adversaire ne s’éloigne, elle brandit sa dague devant elle et susurra, les lèvres pincées derrière son masque trempé :

« Tu t’en tires bien, enfoiré. »

Elle essuya sa lame sur un morceau de tissu, mouillé lui aussi, et la rangea dans son fourreau en suivant le Mainyth mécontent, traînant des pieds en murmurant tout ce qu’elle lui ferait subir lorsqu’ils se retrouveraient. Les journées avaient été longues pour l’archère, qui ne cessait pas de travailler. Entre les monstres qui apparaissaient en forêt, les séances d’entraînement, les missions qu’elle accomplissait jour après jour, l’elfe n’avait pas de temps pour elle. Le travail ne manquait pas, et les pauses bienvenues étaient rares. Elle avait fini par craquer. La pluie s’intensifia encore, et le tonnerre gronda au loin.

« Ne va pas me dire qu’il ne le méritait pas. » cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme de l’averse. « Non mais, tu as entendu ce que ce corniaud a osé dire ? » Elle secoua la tête avant de s’arrêter devant le Mainyth et de planter son regard dans le sien. « Tu aurais dû me laisser défendre mon honneur, Aegden. »

Et s’il avait fini par se faire tuer, ce n’aurait pas été une grosse perte, garda-t-elle pour elle.

Lynn réussit à tenir le regard mécontent de son supérieur, et ne se démonta pas.

« Je suis l’unique survivante de mon clan, et je n’accepterais aucune insulte qui lui sera faite. »
« - Je n’aime pas ce ton. » répondit-il d’une voix à faire frémir un taureau.

Alors l’elfe baissa les yeux, les dents serrées. Une colère sourde bourdonnait dans sa tête. Elle avait envie de crier, d’hurler même, de se déchaîner. Avait-elle été un peu trop loin ? Peut-être. L’ancienne Noss était persuadée du contraire, mais ce n’était pas le moment de contredire le Mainyth. Elle sentit sa main se poser sur son épaule et se crispa. Ce contact familier était très inhabituel dans leur relation, et dans l’état où elle était, il avait pris un risque. Une seconde s’écoula, elle le regarda de nouveau, et vit un peu plus loin qu’une dizaine de soldats les observait.

Ses épaules s’affaissèrent d’un coup et elle détourna les yeux. Elle voulut se faire toute petite, et se pinça fort les lèvres. Les paroles rassurantes de son ami la calmèrent un peu, et elle le suivit sous la pluie dense qui martelait leur peau. Un rictus maléfique se dessina tout de même sur le visage de Lynn lorsqu’il parla de s’entre-tuer. Caché derrière son masque, un sourire sans joie apparut sur ses lèvres. Elle n’aurait eu aucun mal à l’exécuter si elle l’avait voulu. Mais quel intérêt ? Un mort n’apprend rien, et celui là n’avait qu’a apprendre les bonnes manières. Toutefois, elle resta muette un moment, avant d’enfin prendre la parole d’une petite voix.

« Toi qui t’es rapproché des Ornedhels ces dernières années, comment peux-tu rester aussi neutre vis à vis de ce racisme constant au sein de notre armée ? »

L’elfe s’apprêta à répliquer, mais elle finit par soupirer. Il ne comprenait qu’à moitié. Peut-être s’en faisait-elle trop, pour elle-même, et pour tous ceux qui gardaient la Sylve, invisibles. Malgré les quelques bavures ici et là dont elle entendait les échos, les relations entre citadins et Noss s’étaient nettement améliorées, ces dernières années. Au moins, on pouvait approcher la plupart et espérer parler avec eux sans se faire trouer de flèches. Alors pourquoi certains s’entêtaient-ils ?

Elle hocha la tête et planta ses yeux dans ceux de son ami.

« Je te fais confiance, Aegden, et tu le sais. Mais tu l’as dit toi-même, nous devons montrer l’exemple. Les insultes de Norelio, c’est tout l’inverse. Et ne pas se défendre également. Certes, on est tous à cran ces temps-ci. La Sylve, Aduram, les monstres, les entraînements intensifs,… Et cette Symphonie qui nous réclame à chaque instant. L’armée royale n’a pas eu autant à faire que ces dernières ennéades. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour me laisser faire lorsqu’on m’attaque sur mon passé. »

Elle souffla et leva les yeux au ciel. L’averse allait continuer encore un long moment. Elle aperçut la lueur d’un éclair dans les sombres nuages au-dessus d’eux, et eut un sourire.

« Nous sommes tous l’œuvre de Kÿria. Ornedhels et Taledhels travaillent chacun dans leur coin pour protéger notre forêt. Si nous parvenions à joindre nos mains et mettre nos différents de côté, notre mission n’en serait que plus simple. Ce sont à cause d’Anedhels comme lui – et tu sais qu’il y en a d’autres dans les deux camps – qu’on a tant de difficultés à nous serrer les coudes. Autrement que par le conflit… J’essaie, Aegden. Quotidiennement. Ce n’est pas la première fois que tu constates cette haine. Même en mission, certains se lâchent. Mais tu n’es pas toujours là pour entendre ce que ces imbéciles peuvent dire. Et celui-là est allé trop loin, aujourd’hui. »

Sa voix ne tremblait pas. Elle n’avait pas peur d’avouer ce qu’elle ressentait au Mainyth.

« Nous sommes frères d’armes, tu as raison. Et si besoin, je sacrifierai ma vie pour le sauver. Et je sais qu’il en ferait autant. Ça, c’est toi qui nous l’a appris. Mais ce n’est pas la même chose. Le respect pour les Ornedhels doit leur être inculqué, sinon, à quoi ça sert, Aegden ? Tout ce qu'on essaie de faire, toi, moi, Artiön, et tous les autres ? »

L’elfe marmonna entre ses lèvres. Elle ne l’aurait pas tué. Mais si Lynn le disait, Aegden ne la croirait pas. Même si ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps, elle pouvait toujours perdre le contrôle. Il était difficile de savoir si l’ancienne Noss agissait de son plein gré, ou quand sa folie prenait le dessus. Le Mainyth avait eu raison de l’arrêter. C’était un raisonnement pragmatique : mieux valait ne pas prendre le risque. Pourtant, elle aurait adoré lui tirer des excuses du nez, après l’avoir écrasé devant leurs camarades.

Mais Lynn ne dit rien. Elle hoche la tête et abdique. En même temps, elle prend ses longs cheveux trempés pour les essorer. Elle remarque qu’ils ont bien poussé depuis la dernière fois qu’elle s’en était occupée. Ça lui va bien, pense-t-elle en un sourire. Ses yeux vont se perdre sur le terrain d’entraînement, où les soldats finissent par ranger leur matériel. La pluie aura eu raison de leur volonté. Elle a subitement envie de se reposer et de retrouver un peu de confort. D’un signe de tête, elle fait signe à Aegden de la suivre.

« Je vais me mettre à l’abri. Accompagne-moi, » propose-t-elle d’une voix douce.

Après avoir dépassé les hautes murailles et salué la garde d’un signe de tête, elle les guida à travers les longues rues désertes de la Cité Blanche. L’averse s’intensifia encore, et ils pressèrent le pas. Les deux soldats bifurquèrent ainsi dans une veine un peu plus étroite qui les amena droit vers les Telüime. Le niveau de l’eau avait un peu monté dans les courants qui parsemaient le quartier, mais pas au point d’être alertant. Ils dépassèrent l’Hospice des Libertaires et se détournèrent du chemin principal pour grimper un escalier glissant, afin d’arriver sur la porte d’un établissement qui abritait l’un des bassins couverts de la ville.

Il n’avait rien de très spécial, mais c’était un établissement bien connu de la milice, qui se retrouvait souvent ici pendant leur repos. La journée n’était toutefois pas bien avancée, et lorsqu’ils débouchèrent enfin sur la salle qui englobait le bassin, ils ne remarquèrent que quelques Aléandrins qui profitaient silencieusement de l’eau chaude et des odeurs parfumées naturelles. Lynn tourna la tête vers le Mainyth. Ils étaient restés silencieux pendant cette semi-course pour échapper à la pluie. Elle entreprit de défaire son attirail en lui demandant d’une voix souriante :

« Est-ce que ça te convient ? Tu connaissais cette adresse ? »

Pour l’elfe, la discussion était terminée. Elle savait qu’une punition l’attendait, mais elle l’accepterait. Elle voulait se changer les idées. Lynn enleva rapidement, méthodiquement, d’abord ses armes, puis son armure et ses vêtements, et enfin son masque, avant de tremper un orteil dans l’eau. La température était idéale. Elle y plongea doucement le reste de son corps, et très vite la tête, avant de s’accouder au rebord en soupirant de plaisir. L’eau chaude décontractait ses muscles et nettoyait son corps de ce long entraînement. Elle se détendit et ferma les yeux, oubliant presque la présence du Mainyth.

« J’adore cet endroit, » murmura-t-elle. « Il me rappelle des souvenirs... »

Le bruit timide des pieds du Mainyth qui rentrent dans l’eau lui fit rouvrir les yeux. Lynn le regarda avec un sourire presque moqueur, le trouvant un peu penaud dans cette posture, et l’incita à la rejoindre en lui faisant un signe de la main, après s’être éloignée de quelques mètres.

« Quitte à être trempés, autant que ce soit agréable, non ? Tu devrais venir dans l’eau, Aegden, ça te fera beaucoup de bien ! »

Sur ce, elle gloussa et remit la tête sous l’eau quelques secondes, en gardant les yeux ouverts. Le fond du bassin était en pierre lisse, qui caressait sur la plante de ses pieds. Elle était chaude, et Lynn se demandait bien pourquoi. Magie, nature ou artifice ? Elle cessa vite d’y penser pour réfléchir à la remarque d’Aegden, qui lui rappelait que lui aussi avait passé du temps au sein de la milice Léandrine. Sa propre aventure militaire avait été très calme. Ils n’avaient pas accepté qu’elle sorte retrouver la Sylve, trop dangereuse pour son propre bien être. Mais elle avait vu quotidiennement les miliciens passer les portes d’Alëandir. Peut-être même, pendant tout ce temps, avait-elle pu voir la crinière rousse de son commandant ?

Elle lui demanda donc :

« Parle moi un peu de ton passé dans la milice. J’imagine qu’il est très différent de ce que j’ai pu y vivre ? »

Lynn le regarda se débarrasser de son armure, un sourire en coin. Elle se disait nonchalamment que le corps du Mainyth n’était pas désagréable à regarder après tout. Par simples pudeur et respect, elle détourna les yeux lorsqu’il retira les dernières couches et s’inséra dans l’eau tiède. L’archère écouta ensuite son histoire d’une oreille attentive, sans l’interrompre. Dans ses gestes et son regard, elle pouvait lire une certaine mélancolie, nostalgie d’un temps plus simple, où le danger n’était pas omniprésent. Ces sentiments ne lui étaient pas étrangers, comme la plupart des elfes aujourd’hui. Qui n’eût connu ce mal de l’éternité lorsque les longs siècles d’une vie s’écoulent goutte à goutte, que la situation se détériore année après année, que les êtres que l’on aime rejoignent Tari, pour se retrouver, au final, seule. Un long soupir s’échappa de sa gorge tandis qu’elle finissait d’entendre le passé d’Aegden.

« Tu as raison, nous avons forcément dû nous croiser. » Elle hésita une petite seconde, avant de reprendre d’une voix un peu plus faible. « Tu connais sans doute une partie de mon passé et ma maladie. J’ai rejoint la milice sous les conseils des Voilés. L’environnement strict de l’armée ne pouvait que m’être bénéfique pour empêcher cette maladie de revenir. Comme tu peux l’imaginer, le contraste avec ma vie d’Ornedhelle était fort, et j’ai eu du mal à m’insérer facilement. On me confiait des missions simples, me gardant à l’intérieur des murs afin de ne rien provoquer de dangereux. Souvent, donc, je patrouillais les rues, sans grande utilité je dois l’admettre, ou je gardais un endroit important : le palais, les portes, un temple,… Au final, une vie assez simple qui m’a permis de remettre les pieds sur terre. » Elle s’arrêta de nouveau, dessinant rêveusement dans l’eau des glyphes éphémères et aléatoires. « Et puis, il y a un demi-siècle, j’ai fini par rejoindre l’armée royale. J’en avais assez de vivre recluse à Alëandir. Ils m’ont acceptée, et tu connais sans doute la suite. J’ai rencontré quelqu’un, qui a été tué il y a quelques années. Pendant le Voile, ma maladie est réapparue. Ces derniers temps n’ont pas été de tout repos, pour moi. »