Au devoir, ne pas tourner le dos

-Regarde Ada !

Le petit bout d’elfe qu’était Elben jouait avec énergie dans le salon de la maison. Aujourd’hui il semblait s’être prit d’intérêt pour les mages, et, les parodiant soigneusement, il s’amusait à tendre ses petit poings, imaginant que la force de sa volonté d’enfant parvenait à provoquer Kÿria savait quel sort. A genoux sur le sol, près de lui, Aegden l’observait faire, réagissant et jouant avec lui à cette petite comédie. Pour lui, la journée avait été longue et harassante. Les cabrioles innocentes de son enfant étaient donc un doux réconfort qu’il se plaisait, cette fois-là à encourager.

-Et même que…que, l’enfant sembla hésiter, même que quand je serais grand, je fais comme le heru… Il ouvrit ses petites mains. Des oiseaux et des papillons et des étoiles !

-J’aimerais voir ça. Tu me montreras ?

-Ouiiii.

Mais alors que le soldat passa une main dans les cheveux de son fils, on toqua à la porte. Sirthaliel n’attendait pas de visite à ce qu’il sache et lui non plus et cela l’intrigua. L’enfant tout aussi curieux gagna le confort de ses bras et il se releva, allant ouvrir la porte.

-Oh, Lassörn Árólindë. Passablement surpris, Aegden lui adressa malgré tout un vague salut, cherchant à l’imiter malgré l’enfant qu’il tenait.

-Ada c’est qui ?

-Un camarade avec qui je travaille. Le soldat recula faisant signe à l’intéressé d’entrer. Il déposa le petit elfe au sol et se baissa une seconde à son niveau. Tu peux aller voir maman ? Tu lui dis que Ada discute avec un Soldat Aigle. D’accord ?

L’enfant hocha vivement de la tête, l’air concentré pour accomplir cette mission de la plus haute importance avant de filer gambader à travers la maison. Une fois qu’il se fut éloigné, le Mainyth reporta son attention sur leur invité.

-Bien, excuse-moi pour ça. Il préférait savoir Elben loin de ce que pouvait bien venir évoquer le soldat. Car il se doutait qu’il n’était pas là pour venir discuter du temps en Alëandir… D'autant que si l'Aigle avait pris la peine de voyager jusqu'ici, la situation devait être d'importance. Cela n'était pas sans inquiéter Aegden. Qu’est-ce qui t’amène ? Dans un même temps il le mena jusqu’à un petit salon, lui proposant de s’y asseoir. La situation de Wyslena a-t-elle évoluée ? Supposa-t-il.

-Je ne te mentirais pas en te disant que c’est une décisions lourde que tu me force à prendre ce soir.

Par reflexe, son regard s’en alla suivre la direction prise par son fils. Bien entendu c’est à lui, et à sa femme que ses pensées allèrent en premier.  Voilà un an qu’il était marié, deux à peine qu’Elben était né. Et depuis, le devoir n’avait cessé de le rappeler çà et là. Elben grandissait, innocent et inconscient encore de ce qui pesait sur les épaules de son père. Mais un jour il finirait pas voir aux travers des sourires forcés et des paroles de réconfort qu’on ne pensait pas vraiment. Un jour, Elben réclamerait une attention qu’il ne serait pas capable de donner.

C’était ainsi et ils s’y étaient fait autant que résignés, mais ça n’empêchait pas chaque départ d’être douloureux. Ils avaient beau s’aimer comme les elfes s’aiment, le petit trou que creusait l’absence dans leur cœur ne cesserait de prendre de l’ampleur au fil du temps.

Il y avait aussi une peur plus personnelle. Deux fois il avait eu l’occasion d’aller là-bas et de plonger dans l’horreur et la rancœur de la forêt. Chaque fois il lui avait semblé y perdre un peu plus et…au fond comme tout elfe il avait peur de ce qu’il adviendrait, cette fois de plus. Il était prêt à mourir, certes, et cela ne le ferait nullement reculer. Mais pire que la mort, il avait peur de se perdre lui même, comme Lyorindel et bien d'autres avaient pu se perdre.

-Mais ais-je vraiment le moindre choix ? Celui qui se prétend seigneur d’Aduram ne nous le laisse pas tellement. Répondit-il.Je ne laisserais pas mes frères mourir sans rien faire.

C’était ainsi, le devoir surpassait les aspirations et les doutes personnels. Aegden s’était toujours douté que ce jour arriverait, il avait seulement espéré un peu plus de répit.

-Je t’accompagnerais Árólindë, termina-t-il, son regard dans celui de l’Aigle. Il vint amicalement poser sa main sur son épaule. Si la Mère le veut, nous accomplirons ce que nous avons échoué la dernière fois. Et si Elle le veut encore, nous reviendrons sachant notre victoire être un pas de plus pour l'équilibre de l'Oeuvre.

-J'ai bien fait de confier Elben à notre voisine.

La voix de Sirthaliel trouble la lourdeur et la solennité qui règne dans le salon. Elle se tien dans l'ouverture qui mène au couloir desservant les autres pièces, droite et gracieuse à la fois. Avec le temps, elle s'est habituée au mode de vie de sa nouvelle patrie. Elle n'éprouve désormais plus de remords à faire preuve d'un peu de coquetterie et elle a su jouer avec la mode locale pour se créer une apparence dans laquelle elle se sent à son aise. Aussi, vêtue d'une robe longue et légère de couleur pourpre, elle l'a rehaussée d'un cordon blanc et doré. Elle arbore un bijou qui dessine des arabesques fleuries sur une bonne partie de son bras gauche et une épingle assortie retient ses cheveux du même côté, repoussant l'ensemble de la masse brune sur son épaule gauche.
Son visage, aux traits si doux qu'il est fort difficile d'y voir une imperfection humaine, arbore une expression à la fois douce, sérieuse et mystérieuse. Elle toise les deux hommes, parfaitement consciente de ce qui est en train de se jouer ici. Il n'y a pas beaucoup de raisons qui poussent un militaire à en déranger un autre chez lui alors qu'il est de repos. C'est la raison pour laquelle elle a jugé bon de faire garder leur fils afin de les laisser seuls. Mais hors de question pour elle de s'en aller. Et les quelques bribes qu'elle a entendu en revenant lui suffisent à savoir déjà qu'elle a vu juste.

-Ainsi, les Aigles aussi me volent mon mari ? Dit-elle à leur visiteur dans une question que n'attend pas de réponse.

Ses mots ne résonnent pas comme une accusation... mais seulement comme un constat énoncé sur un ton relativement léger étant donné les circonstances. Elle tourne alors ses iris bleutées vers Aegden. Ils ont déjà eu cette discussion. Ils se sont même disputés à ce sujet. Mais elle a décidé il y a longtemps de composer avec ce qu'il est : l'un des protecteurs d'Anaëh, dans le sens propre du terme. Alors elle ne dira rien pour l'en empêcher, même si ses absences sont fréquentes et se révèlent souvent dangereuses.

-De quoi s'agit-il cette fois ? Lui demande-t-elle simplement, même s'il la connaît suffisamment pour pouvoir lire l'inquiétude dans ses yeux.

Elle l'interroge, tout en sachant qu'il ne pourra pas lui répondre vraiment. Il tait tellement de choses... Soit parce qu'il n'en a pas le droit, soit pour ne pas l'effrayer. Mais, quoi qu'il dise, il ne peut l'empêcher d'avoir peur qu'un jour il ne rentre pas. Elle l'a accepté en l'épousant et en prononçant son vœu d'éternité. Même si elle craint que son éternité à elle soit bien solitaire avant qu'ils ne se rejoignent dans le Royaume de Tari.