Le devoir de bon sens (Aymeric)

Aymeric s'entretenait alors avec son sénéchal de frère, l'ineffable Evrard, le chevalier au cimeterre, quand fut annoncé l'arrivée du seigneur d'Avron. Quoiqu'ils eussent des âges semblables, le marquis ne connaissait que peu son commensal ; la faute à une existence passée loin de la marche serramiroise, à la cour de sa Majesté le Roy. Thomas d'Avron avait en effet servi plus d'une décennie auprès des souverains de la Péninsule, offrant très tôt son épée au vieux Roy Ultuant lui-même. Il n'avait regagné le Nord qu'à la mort de  Sa Cécité, retrouvant sa place toute modeste dans la seigneurie des Trente, auprès de son père. Plutôt que de rejoindre la cour du marquis, Thomas avait alors vécu dans le vieux château familial, dont il était devenu le seigneur il y a plus d'un an de cela.

Le marquis se retrouvait ainsi devant un colosse de fer tout vêtu, qu'il n'avait au demeurant presque jamais vu, et qui semblait résolu de garder son heaume vissé en tête. Était-ce la laideur qui le poussait à pareille facétie ? Quelque sordide balafre acquise au cours des nombreuses années à défendre la royauté de Diantra ? Il n'en avait, en vérité, cure : la raison de sa pudibonderie, Aymeric ne voulait l'entendre. « Je puis aisément croire que Trystan l'Aveugle ne jugeait bon de faire ôter le chef ses gardes, car il est vrai que Sa Cécité n'y voyait pas grand chose ; mais moi je vois bel et bien, et il me siérait de savoir quel est l'homme sous le heaume. » Pour un ancien garde royal, la logique derrière cela apparaîtrait naturellement, Aymeric gageait : Thomas, en son service, aurait-il laissé approcher un homme masqué près de son suzerain ? Nenni. « Quand ce sera fait, seigneur Thomas, je pourrais écouter votre requête. »

...Trystan l'Aveugle...

Un épithète improbable, s'il ne venait pas d'un suppôt d'Abysséa. Sous son heaume, c'était un sourire jaune et incompréhensif qui se forma alors qu'il cherchait recours auprès de l'honorable et Evrard et de ses gardes corbins d'un bref regard, en vain.

...Sa Cécité...

Par les Cinq, que quelqu'un me confie d'un signe de la main que cet homme n'était point le sénéchal du Roy mais un suderon inébrié à la langue bien trop pendue pour son bien. Et pourtant, l'on lui avait décrit tant la tente que le personnage, et sans équivoque, c'était bien Aymeric de Brochant qui avait prononcé ces paroles. Thomas n'écoutait qu'à moitié le rappel à l'ordre du margrave, qui était en effet raisonnable; il avait passé trop de temps au Nord, retiré des réalités et des protocoles, piégé dans un passé idéalisé qui n'existait guère que dans son imaginaire nostalgique. Et de toute manière, quand bien même ferions-nous fi des prédicats horrifiants que l'honorable sire de Brochant avait excrété de sa bouche, Thomas n'allait point abandonner son difficile serment aussi facilement.

De plus, le marquis, dans sa grande miséricorde, avait phrasé sa requête de telle sorte que le seigneur d'Avron puisse trouver une porte de sortie assez honorable qui n'impliquait pas d'utiliser l'un des frères Brochant pour fesser l'autre. Thomas préféra l'emprunter.


« Ma foi, entonna-t-il, vous êtes mon marquis, et ce qui importe en vérité, c'est que je vous écoute, et non l'inverse, même si certains mots en l'égard du Roy Trystan n'ont pu traverser cette conque. Je ne puis être le parjure de mes serments autant que de mon suzerain, aussi vous épargné-je donc mes mots, et vous offre le présent des derniers chevaliers d'Osto-Tel. »

Thomas fit un rapide signe de la main à son écuyer, qui posa maladroitement l'artéfact devant le seigneur d'Avron.

« Je vous laisse le loisir de l'authentifier, et si d'aventure l'envie vous prenait de retirer à ces drôles du Sud la garde de sa Majesté, d'utiliser le Baudrier d'Argent comme symbole et prétexte pour le faire. »

Mais, resté sur son genou depuis tout ce temps, il fallait attendre d'être congédié, maintenant, s'il ne voulait point passer pour un suderon malpoli. En tout cas, l'ancien garde, par son comportement, avait préféré passer pour un lourdaud. La diplomatie de l'idiotie, lui avait-il expliqué son oncle de Bérault, expert en la matière.

La défiance dont faisait preuve son vassal à l'égard d'Aymeric agaça ce dernier. Si le seigneur d'Avron estimait pouvoir commettre des entorses comme bon lui seyait pour des bagatelles comme l'étiquette, qu'en serait-il au moment de mener des hommes au combat ? Il n'était étranger à personne que le nordien mirait la bataille avec avidité ; ses frasques au sein du campement avaient parlé pour lui. Bravaches, hâbleurs, lui et les siens avaient d'ors et déjà fait parler d'eux. Or, si le marquis abhorrait bien une chose, c'était insubordination ; elle lui avait couté beaucoup par le passé, lorsque sa chevalerie ivre de bataille avait chargé sus aux murs d'Amblère. Ses réformes n'avaient guère d'autre but que de remédier à ce mal, or voila que venait pavaner sous son toit un chevalier qui, quoiqu'il eut juré de servir, se soustrayait aux premières injonctions de son seigneur.

Il tenta bien d'éviter l'ire de celui-ci par une pirouette, avant de changer entièrement de sujet, apportant au devant de son sire un baudrier éclatant. Si le marquis, intérieurement, avait saisi l'importance d'une pareille découverte et le bénéfice dont il pourrait en tirer, il ne pouvait se détacher de son vassal. Ce dernier avait semblé faire montre de sensiblerie vis-à-vis de Trystan l'Aveugle ; c'était là l'occasion d'en apprendre un peu plus sur le seigneur d'Avron.

« Pareil objet est très certainement une bénédiction pour notre cause, mon bon ami, et soyez en sûr, je veillerai à ce que le Baudrier d'Argent retrouve le chemin de Diantra. » D'un signe, il fit emporter l'objet par ses hommes. « Dites moi, seigneur Thomas, quels furent les derniers instants de Sa Cécité ? Nakor le sorcier me rapportait jadis que ce fut son cousin Aetius qui l'avait estourbi. Vous qui avez un lys d'or à votre blason, qu'avez vous vu ce jour là ? Est-ce que Trystan demanda pitié ? Est-ce qu'il vit le coup venir ? » Un semblant de gouaille avait déridé le marquis, alors qu'il posait son ultime question.

Aymeric haussa les épaules face au réquisitoire de son vassal. Ce dernier semblait épris de rancœur envers l'Ivrey pour mieux glorifier l'ineffable Trystan. Aux yeux du marquis, ces deux crapules ne valaient pas plus l'une que l'autre. Ç'avait été là deux mauvais bâtards, l'un tout autant que l'autre attachés à la mettre bien profond aux vassaux du Royaume. Chacun avaient bataillé en acontre des rebelles pour cela, et seule l'ironie du Destin, ce grand blagueur, fit que le mieux doté échoua lamentablement là où le parvenu triompha.

Il aurait été bien malaisé au marquis de prendre le parti de l'un contre celui de l'autre : après tout, Trystan et Aetius s'étaient relayés pour enfoncer plus profond encore Serramire de là où l'avait laissé le Fol Merwyn. Sa Cécité s'était employée à mettre le duché sous coupe réglée, avant d'y parachuter cette canaille de Bastylle ; Aetius, quant à lui, acoquiné qu'il était aux Berdevins, avait arraché à la marche nordique son comté d'Odelian. Que la rivalité entre ces deux cousins bâtards ait outrepassé leurs personnes même allait de soi ; ils s'étaient estourbis par parents interposés, puis par faction entière. Qu'elle survive cependant aux trépas des deux interloquait le marquis. Qu'avait donc bien à prouver le seigneur Thomas dans son plaidoyer pour l'Aveugle contre l'Ivrey ?

« Bah! Entama-t-il plein de verve, laissez les morts au tombeau! C'est Bohémond, le dernier des Phiiram, que nous servons aujourd'hui. Peu me chaut que son sang soit entaché par la bâtardise de son père ; n'a-t-on pas couronné Eliam avant lui ? L'essentiel est que ce Roy-ci, à la différence de son géniteur ou de son grand oncle, sera tenu bien sagement à Diantra et ne cherchera à point à venir se mêler de nos affaire, dans le Nord. »

Thomas d'Avron était un homme simple, qui avait servi avec honneur et diligence, mais qui, tout compte fait, n'avait guère fait plus que suivre les tâches que ses maîtres successifs lui ordonnèrent d'accomplir. Les Phiiram, Mehntior, De Hautval, Portelame. Evidemment qu'il était de leur côté ! Et cela ne faisait que quatre ans que Thomas s'occupait de sa seigneurie. Et quelle occupation ! Il laissait les choses de l'intendance et de la gestion à son cadet, assisté du prêtre local, tandis qu'il enseignait à ses cornus l'art du combat, et ce n'était que très récemment qu'il dut s'attaquer, en concertation avec d'autre des trente, sur les problèmes de sécurité du territoire.

En conséquence, l'homme avait une vision bien polarisée du monde. Il avait vu le danger, progressivement négligé, des Drows et leurs suppôts abysséans. Il avait vu la disparition progressive des combattants de la Lumière, et la rupture de l'alliance avec les elfes, qui présageait de bien inquiétantes choses lorsqu'il entendit certaines rumeurs quant aux voyageurs faisant l'erreur d'entrer de nos jours en Anaëh sans sang elfique. Il avait vu l'estrévent et ses terrifiants hommes de l'ombre manipuler peu à peu les nobles suderons - il avait même entendu qu'une estréventine avait commandé à Soltariel pendant quelques années, que Néera nous préserve de la turpitude !

Et Thomas s'expliquait ces problèmes là par la disparition du pouvoir royal, car il était clair que sous Ultuant, et même sous Trystan, ces problèmes avaient tendance à se régler rapidement. Et de nos jours, l'on regardait Amblère, et aujourd'hui, le Médian. Certains chevaliers des Trente, qu'il apprenait progressivement à connaître, et qui semblaient apprécier son type, avaient ouï dire que les Berthildois allaient prendre le Médian en tenaille. Mais quid des Langecins et des Soltariis ? N'étaient-ils point serviteurs du Roi ? Bien sûr qu'ils l'étaient, mais force était de constater qu'un enfant manipulé par ces derniers n'allait sûrement pas les sanctionner s'il était question de mettre la main à la pâte, au Médian tout comme à Amblère. C'était le Roi qui décidait qu'une guerre était affaire de souveraineté péninsulaire, auquel cas tout les sujets du Royaume était concerné. Mais quand le Roi est un nourrisson régenté par des suppôts du désordre, la souveraineté péninsulaire devenait un concept bien flou.

Et c'est après cette courte réflexion que Thomas comprit alors la raison des rosseries du Marquis. Encore fallait-il expliquer ce que ledit Marquis était pour Thomas. Aymeric de Brochant, fils du très honorable Gaston de Brochant, était un homme de haute extraction, qui avait vu son compagnon et suzerain dilapider son glorieux pays et tuer son père de surcroît; et les rois et régent successifs de remuer le couteau dans la plaie en y imposant de drôles d'hommes sans s'y intéresser de plus près.

Thomas ne connaissait pas la vie d'Aymeric dans son entiereté, sinon qu'il avait servi les séraphins dans sa jeunesse tout comme lui, mais avait entendu de son père que, jaloux de la popularité et du bon sang du seigneur de Brochant, le Froissartois de Bastylle avait décida de faire tomber l'homme dans l'oubli en l'enfermant tel un gueux pour quelque vague accusation de sédition qu'il eut grand mal à justifier. A son retour, c'était un autre serviteur du Roi, le sieur de Clairssac, qui vint prétendre au marquisat de Serramire. Et l'homme, altier et valeureux, aurait bien pu réussir son coup s'il ne fallait pas compter avec le sentiment d'égo blessé et de fierté bafouée des serramirois. Le Nord, las de toutes ces étranges manoeuvres, se rallia au seigneur de Brochant, à la réputation encore honorable, et dont l'emprisonnement injuste avait laissé de l'homme un souvenir positif, et lui jurèrent fidélité.

Thomas inspira longuement. Désormais, ce qui restait du Royaume, c'était bel et bien le Nord. Et il était grand temps de reconquérir le reste sur les champs d'honneur.

"Monseigneur, le Roi est un marmot; son père n'a point eu le temps de lui inculquer ses valeurs malines. Et si je vous dit ces mots, ça n'est non pas pour vous importuner, mais bien pour communiquer mes doutes sur ceux qui servent et éduquent le Roi tout comme ils servaient son père jadis. Et je ne puis répondre de la valeur d'un roi éduqué par des régicides, mon bon marquis."

Il jeta un bref regard en direction du Baudrier d'Argent. Voilà où il voulait en venir.