Ce que cachent les abysses (Caleb)

Tariho, Première ennéade de Karfias,
An 21 du Cycle XI,
Le long de la côte, à l'Est des Dents.

Les nuages grondent, comme souvent ces derniers temps. Les vents agitent la houle et les océans viennent se fracasser contre les rocailles coupantes des récifs mecans. Si les marins restent à quai en attendant que passe la colère des mers, la Médée, elle, célèbre, jubile, s’active.

Des ennéades qu’elle hurle dans le vent, sous la pluie battante, cueille et concocte.
Des ennéades depuis le naufrage du Wagyl Noir, depuis que son homme à tout faire est allé constater les dégâts. Le bougre avait récupéré ce qu’il restait de l’équipage sur sa coque de noix, des pirates fourbus, abattus, exténués. Mais victorieux, en un sens. Pour la plus grande joie de la Médée.

Des ennéades que « Le Rokvenha », comme il aime à se faire appeler, attend patiemment, au cœur de la cité des forbans. Qu’il s’y terre, dans les ombres de ses ruelles humides et froides, au fond de ses auberges malfamées, caressant l’idée d’une espérance promise par la Médée. Un espoir languissant, celui de sortir la tête hors de ces eaux froides et hostiles.
Des ennéades que la rumeur se répand, file de lèvres en oreilles, s’insinue dans les esprits et s’ancre profondément dans ceux en proie aux superstitions les plus tenaces. Elle vient. Sa retraite prend fin. La Médée rallie la cité. Bientôt. Quelques ennéades ? Quelques jours ? Elle est sur toutes les lèvres.

Lorsqu’enfin le fameux jour est arrivé, Caleb est convié à assister, à participer. Depuis la veille, l’on s’affaire à l’Est des « Dents », ces célèbres récifs, traitres et dangereux, protégeant l’embouchure du fleuve remontant jusqu’à Meca. Plusieurs bateaux y ont été dépêchés, on y jette du sang par tonneaux entiers, de la viande, des cadavres, qu’ils soient humains ou non, on s’attèle à rougir la côte. Car aujourd’hui, la Médée prépare une grande offrande.

Nombre de curieux sont venus. Installés sur la plage, ils observent, discutent, doutent. Leurs regards sont rivés sur la petite embarcation accueillant les prisonniers horrifiés qui feront bientôt office de sacrifice. Ainsi que sur l’autre coque de noix, où elle attend. La Médée va prendre le large, elle aussi. Une folie !
Son homme plus fervent s’avance accompagné d’un pirate. Ses yeux blancs parcourent la baie, un sourire nait sur son visage. Le colosse à la peau noire frappe dans ses mains tandis que son rire tonitruant fait tourner les têtes, la foule s’écarte sur son chemin.

- Aujourd’hui est un grand jour. Il pose sa main sur l’épaule de Caleb. Elle a vu les signes. Ils sont ici. Vogue avec nous au milieu du sang et du sel. Ne sois pas qu'un témoin du nouvel âge. L'âge qui verra les océans se réveiller.

Le colosse pousse l’embarcation, pour la première fois, le bougre a l’air apaisé. Il est même heureux. Il grimpe par-dessus le bastingage et affale la petite voile de cette coque de noix. Il coule un regard en direction de sa maitresse qui fixe l’eau rouge de sang. Leur embarcation suit la première, pas de trop près, juste assez loin pour encore pouvoir distinguer les prisonniers sacrifiés se tortiller et entendre leurs suppliques. Sur la côte, les babillages qui allaient bon train se sont tus. L’attention de tous, des forbans comme celle des légendes des mers, est accaparée par la Médée, son suivant et ce pirate dont le bateau gît éventré sur une plage mécane. Les railleries et les traits d’humour ont fui toutes les lèvres, même les moins amicales. Car aujourd’hui se décide l’avenir. L’avenir des océans, mais aussi et surtout celle d’une terre isolée, conspuée, maudite, dit-on par-delà les eaux.

Le remous des vagues berce l’embarcation tandis que la Médée susurre de paroles qui n’ont aucun sens. Des mots qu’on ne peut reconnaître et dont la sonorité semble pourtant familière. Des paroles qui touchent à l’âme de ceux qui les entendent, leur intime le silence et le respect. Et lorsque sa litanie prend fin, les secondes s’égrènent jusqu’à ce que plus rien ne bouge ni tangue. La mer est lisse, immobile. C’est une sensation surréaliste. Et celle qui suit l’est encore plus. La mer parait s’ouvrir sur les abysses elles-mêmes. Un tourbillon, un siphon, manquant de faire chavirer l’embarcation de la Médée. Le colosse s’agrippe au mât alors lui échappe un rire tonitruant. Il regarde la barcasse des prisonniers s’enfoncer dans les eaux et disparaître dans un claquement assourdissant.

- C’est fait. Souffle la Médée dans un gloussement ravi.

La mer se soulève aux côtés de leur embarcation qui s’en retrouve brusquement repoussée. C’est la mort qui vient de faire surface. Ou du moins une partie de son corps. La paupière qui s’ouvre révèle un œil dont la pupille est d’un noir effrayant. Un noir froid et profond qui aspire votre Souffle pour ne jamais le rendre. Le monstre des mers est immense, rien que son œil est comparable à la taille d’un bâtiment de guerre. Cette bête n’éventre pas les navires, elle les avale.
Ses nasaux soufflent puissamment, un grondement sourd fait trembler la surface de l’eau. La Médée tombe à genoux dans l’embarcation, elle se prosterne. Le colosse l’imite, il plaque son front contre le bois.

Sur la terre ferme, des cris retentissent aussi puissant que le silence ayant cloué les lèvres d’autres. Les superstitions sont nombreuses, les croyances tout autant. Mais jusqu’alors, elles n’étaient que ça. Aujourd’hui, elles sont une réalité et ils en possèdent l’une des clefs.

L’œil s’éloigne, la wagyl se dresse, sa tête fait face aux trois humains dans leurs coque de noix. Son cou semble si long qu’imaginer sa taille en ferait perdre la raison. Il souffle, repoussant l’embarcation, alors qu’il s’enfonce à nouveaux dans les abysses, lentement, sans ne rien faire d’autres que fixer ce maigre équipage venu défier les gardiens des profondeurs.

Le silence règne dans la barque. La Médée se redresse, elle regarde le wagyl s’enfoncer dans les abysses alors qu’un fin sourire se dessine sur son visage. Un rire lui échappe, un rire dont on ne saurait dire s’il est empreint de soulagement ou de folie. Elle se tourne vers ses deux comparses et les perce d’un regard sans âge. Son Souffle est marqué, changé à tout jamais. Elle ne suppute plus, elle sait. L’Histoire a pris un tournant que le monde n’aura d’autre choix que d’accepter.

- La réalité d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui. Souffle-t-elle en s’asseyant avec l’expression de celle dont les jambes ne la portent plus. C’est le début notre Histoire.

Le colosse reste silencieux, mais son sourire en dit long. Il remonte la voile en tirant sur les cordages avec force puis vient prendre la place du rameur.

- Nous irons là où la mort s’attarde parmi les vivants. Finit-elle par lâcher à son suivant. Et toi, son regard vient se planter dans celui du pirate tandis que la barque avance lentement vers le rivage, Caleb, as-tu pris conscience de notre insignifiance ?

Elle se souvient de ses paroles exactes. Des paroles qu’il n’avait pas voulu entendre, un état de fait qu’il n’avait pas voulu accepter lors de leur première rencontre.

- Face aux bêtes de la création, nous ne sommes rien d’autre qu’un grain de sable perdu dans le temps. Il nous incombe de servir avec humilité. Elle marque un temps d’arrêt en jetant un œil au rivage où se tiennent des témoins encore sous le choc. Tu as une chance de reprendre la mer. Trouve-toi un équipage, un navire et revient me voir. Je lui offrirai la même protection que cette barque, qu’importe qui cela pourrait déranger. Nous avons ouvert une voie, il ne reste plus qu’à l’explorer et tu as mérité ta place dans ces eaux troubles qu'il nous faudra apprendre à connaître.

Le regard de la Médée s’assombrit et son visage se ferme. Sa mâchoire se crispe mais... Finalement c’est un soupir qui lui échappe. Un long soupir, accompagnée d’un vague geste de la main.

- Tu penses réellement que je commande au wagyl ? Que je peux le faire aller venir là où je le décide ? Elle s’esclaffe avant de reposer un regard empreint de déception sur la pirate. Les hommes comme toi ne comprendront jamais quoique ce soit aux arcanes et aux rites. Ils se contente de vouloir. Vouloir. Encore et encore. Et quand ça ne marche pas, ils imaginent pouvoir apprendre et faire mieux. Elle secoue la tête. C’est une vie entière qu’il t'aurait fallu sacrifier avant de ne serait-ce qu’effleurer la compréhension des fils et des nœuds qui relient ce monde. Et toi tu penses pouvoir commander aux bêtes de la création. Comme ça !

La sorcière secoue une fois de plus la tête. Ce n’est pas l’ambition qui le ronge, non. La source de ses maux est autre.

- Tout ce qui t’intéresse c’est ta petite personne. Tu veux des pouvoirs, pour toi seulement, tu veux de la reconnaissance, tu veux dominer le reste du monde pour ta propre satisfaction. Ce que je comprends, c’est que tu n’es pas rongé par l’ambition, ce que je comprends c’est que tu es égoïste. À tel point que tu ne te rends pas compte de ce qui est en train de se mettre en place. Et si tu penses que les Seigneurs pirates sont arrivés là où ils en sont en pensant comme toi, tu te méprends grandement. En réalité, tu ne pourrais pas être plus éloigné de la vérité.

Le colosse continue de ramer, il écoute sans un prononcer un seul mot. Il observe simplement, sans faiblir. La cadence est simplement ralentie, il rejoindra la plage lorsque tout sera dit.

Caleb la regarda alors qu’un voile d’orage obscurcit son visage un bref instant. Il haussa son sourcil devant pareille réaction, visiblement il avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Le capitaine paya ses propos instantanément et chèrement. La Médée lui souffla le fond de sa pensée. Une pensée acérée qui aurait pu faire du mal à l’égo de bon nombre de personne.

Elle commença par lui dire qu’il ne comprendrait sûrement rien aux arcanes et qu’il faisait partie d’une partie des hommes qui, visiblement, n’étaient pas dans le cœur de la vieille femme aux vues de ses propos. Caleb dodelina de la tête à plusieurs reprises, mimant la compréhension, mais il fut rapidement perdu quand elle parla de nœud et de fils, lui qui ne connaissait que les quelques nœuds marins nécessaires à sa navigation.

« Aye, j’pige pas forcément tout ça, pour d’vrai… » Il haussa les épaules, le reconnaissant sans honte. « J’crois pas qu’il y ait beaucoup d’mécans en m’sure d’comprendre ça aussi. » Il désigna encore l’océan derrière lui sans se tourner cette fois. « Et c’quoi l’paroles qu’vous disiez ‘vant qu’le Wagyl becte l’p’sonniers ? Si c’est pas pour l’faire v’nir ? » Il la regarda alors l’air de réellement attendre une réponse. Peut-être essayait-il à sa manière de comprendre quelques bribes de ce qui venait de se passer devant ses yeux.

Puis cette fois-ci les propos de la vieille femme se firent plus durs, plus personnels. Elle posa là une description, du moins sa vision de Caleb. Un être égoïste qui, encore une fois, ne comprenait rien d ce qui l’entourait. Sur le sujet des arcanes il n’avait rien dit car tout ceci était plus que vrai, mais parlait des Seigneurs Mécans en disant qu’ils n’étaient pas eux-mêmes égoïstes était assez pour faire réagir Caleb un peu plus qu’avant.

« ‘goïste ? Moi ? » Il poussa un rire sincère. « Pour sûr qu’j’le suis… Qui n’l’est pas sur c’t’île ? Au moins un peu ? Et vous osez m’dire qu’les Seigneurs n’le sont pas ? Croyez vous v’ment qu’ils laisseront un simp’ marin ‘connu d’la majorité ‘voir pareille chance ? Naye, moi j’crois pas… Et j’vais vous dire p’quoi… Parce que sur c’te p’tain d’île, dès qu’on d’tient un truc, d’aut’ lorgnent d’ssus et sont prêts à tout pour vous l’prend’. On a m’ssacré l’miens dans m’dos pour une d’mes prises y’a peu et vous p’sez vraiment qu’là, ‘vec ‘core plus gros on va m’laisser en paix et pas vouloir m’le prend’ ? » Il expira vivement, ses pulsions et sa haine contenues depuis plusieurs énnéades semblant remonter à cet instant et pourtant le Rokvenha cherchait à se calmer de lui-même sans se laisser porter par une violence non désirée. « Pour sûr qu’j’suis ‘goïste car sur c’foutu cailloux c’qui prime c’est ‘vant tout l’nom qu’vous vous faites sur l’flots et l’nomb’ d’gars qu’vous suivent car vous payez bien. Rien à fout’ des aut’ personne m’tendue la main quand j’en ai eu b’soin et j’l’ai même pas voulu car on m’l’aurait ‘rrachée pour m’prend’ mes bagues. » Il rit, amusé, en levant sa main couverte de bagues. « Donc aye, j’suis ‘goïste et par l’force des choses les aut’ m’suivront quand ils verront qu’je peux ‘ccomplir d’grandes chose comme ‘jour’hui. Donnez moi l’nom d’un aut’ Mécan qu’a pu ‘pprocher et surviv’ à un Wagyl comme moi ? J’en connais pas et ça s’ra sûr’ment pas la dernière chose que j’ferai avant d’caner. »

Il grimaça en s’étant emporté de la sorte puis coula doucement son regard vers le Colosse, voir si ce dernier comptait réagir ou non.

La Médée soupire, une fois de plus. Elle secoue la tête, encore. Combien de fois a-t-elle entendu ce discours ? Des dizaines, des centaines ? Elle en a perdu le compte. C’est l’histoire de la vie de tant de monde ici. Et probablement ailleurs.

- Je ne vais te le dire qu’une fois, alors grave ces paroles dans ta mémoire. Les hommes bons comme les mauvais ont souffert, souffrent et souffriront encore les jours à venir. La différence entre les grands hommes et les plus célèbres raclures que ce monde ait porté, c’est le choix qui découle de cette souffrance. Les pires d’entre nous se disent que le monde est injuste, qu’il les a fait souffrir, en réponse, ils font souffrir le reste du monde. Elle dresse un index et le pointe vers Caleb. Les grands hommes s’y refusent, ceux-là se disent qu’ils ne laisseront pas ce qui leur est arrivé arriver à d’autres.

La sorcière se mure dans le silence un instant. Elle regarde la plage se rapprocher et les regards stupéfaits comme joyeux des habitants de l’île. Cette île que jamais elle ne quittera. Cette île qui est, pour tous ces gens, un foyer.

- Le choix t’appartient. Et au crépuscule de ta vie, tu repenseras à notre discussion. Je peux te le jurer.

Il pencha la tête en écoutant les paroles de la Médée, elles n’étaient pas dénuées de sens, mais cette vision était bien trop manichéenne au goût de Caleb. Soit il serait bon, soit il serait mauvais, voilà l’avenir qui lui été destiné et offert par ce renouveau. Il étira un léger sourire finalement et en voyant la plage approcher reprit alors.

« J’pprécie parler ‘vec vous, M’dée, aye. J’suis pas tout ‘fait d’accord ‘vec vous sur c’point, mais ça s’rait bien trop long d’en parler maint’nant. On verra c’qu’la Mère d’Mers me réserve ‘vant tout. »

Il ne surenchérit pas, ne jugeant pas nécessaire d’exprimer le fond de ses pensées et sentiments à cet instant. Le Rokvenha n’était pas ce genre d’homme altruiste qui serait sûrement un « grand homme » comme l’a dit la Médée, mais, il ne serait pas non plus une raclure de ce monde, du moins pour lui. Sa vengeance ne serait pas tournée vers le monde, si tant est qu’il puisse un jour parler de vengeance car il n’en est rien au fond de lui. C’est bien plus primaire pour lui, bien éloigné du concept de bien et de mal.

Une fois arrivé sur la plage, le marin descendit de la barque, hocha la tête en direction de la vieille femme et de son gardien avant de marcher sur le sable fin. Il ne jeta aucun regard à la foule, rabattant sa capuche sur sa tête. Il fit un simple signe de la main en direction de ses deux comparses qui l’attendaient et qui se mirent à le suivre.

Tous regardaient alors Caleb traverser la foule en direction de Méca, chacun y allait de son petit chuchotement à son égard se demandant maintenant qu’elle ligne il allait écrire dans le grand livre de l’histoire de cette île.