Incognitos [Adélina]

6ème ennéade de Karfias, second mois de l'Été
An 21 du XIe Cycle
Cité Ydril

« Non, non, non ! » s’exclama le vieil érudit.

Il se leva de son fauteuil et se mit à faire les cent pas, sa robe voletant au gré de ses pas énervés qui martelaient le sol en marbre. La grande salle où Louis tentait vainement d’apprendre les noms des diverses familles importantes du comté, du duché et du royaume, était décorée de draperies riches et de belles teintures aux couleurs éclatantes, qui encadraient çà-et-là des peintures et portraits de quelques personnalités connues de l’histoire d’Ydril. Les murs seuls ne suffisaient pas à montrer la richesse qui régnait dans le palais : des meubles d’éminente facture avaient été construits sur-mesure et installés dans une disposition bien réfléchie ; des fauteuils plus confortables que Louis n’avait jamais connu étaient installés en cercle par endroits, au centre desquels traînaient des tables aux gravures détaillées et saisissantes. Il était assis sur l’un d’eux, aux côtés de deux précepteurs dont la patience étaient durement atteinte. Celui qui était resté ancré à son siège frappa du poing sur la table :

« Ce n’est pourtant pas compliqué, monseigneur. La famille di Alcacio règne aujourd’hui sur le duché de Soltariel, par sur tout le royaume. Retenez au moins le nom de votre suzerain : Adriano Cortès di Alcacio. Vous devrez lui prêter serment, comme votre frère. Lui a déjà tout appris, pourquoi avez-vous tant de mal vous-même ? »
« Les noms, ça n’a jamais été mon truc. » Louis avala son énième abricot et cracha le noyau avec précision dans le bol posé sur la table. « Adriano Cortès, tu dis ? Et il a fait quoi déjà pour mériter le titre de Duc ? »

Un cri d’exaspération retentit de la gorge du vieil homme qui s’était levé. Il faut dire que le jeune cadet leur menait la vie dure. Il ne put cacher le sourire moqueur qui se dessinait sur ses lèvres.

« Bernard, faisons une pause, j’ai mal à la tête. Ça fait cinq heures qu’on y est. On n’avancera à rien comme ça. »
« Ça va... » Le ton de Louis avait changé. Il attrapa une pomme et croqua dedans à pleines dents, avant de reprendre la bouche pleine. « Adriano Cortès di Alcacio, fils de Felipé Cortès di Alcacio et de Catarina di Corelli, défunts duc et duchesse de Soltariel, a pris la place de son père suite à sa mort lors d’une embuscade par les cultes draconiques. »

Il conta alors l’histoire de l’ascension de la famille di Alcacio au trône du duché de Soltariel, en restant concis mais précis. S’ensuivit alors la récitation des différentes familles connues d’Ydril et de Soltariel, ainsi que l’histoire récente du comté et l’absence cruelle de son duc, qu’Antioche, par son statut de Grand-Régent, s’efforçait de remplir. Il parla également du futur mariage qui alliera la famille de Lourbier à celle du duc, et des possibilités que cela pourrait engendrer. Lorsqu’il eut fini, les deux précepteurs s’étaient rassis et le regardaient d’un œil maussade. Louis avait fini sa pomme.

« Il va falloir perdre ce trait de caractère, monsieur. En tant que frère du comte et absence de titre nobliau, vous n’aurez pas de responsabilité directe, mais votre réputation touchera celle du comte, et donc du comté. »
« Oui, je sais, » répondit-il en grinçant des dents.

Cela faisait à peine deux ennéades qu’ils étaient arrivés à Ydril. Les deux frères avaient profité de la découverte de cette belle ville très momentanément, avant de devoir être enfermés dans le palais au secret de tous. Hormis eux deux, ils étaient moins d’une dizaine à connaître leur existence. Les quatre précepteurs qui les accompagnaient pour leur apprendre les us et coutumes du statut de noble, ainsi que les éléments importants à connaître, la gouvernante qui nettoyait leurs chambres et leur apportait à manger, Antioche et les quatre chevaliers qui les avaient escorté, mais pas dit un mot. Ils ne le savaient pas, mais Adriano était également au courant.

Peu de temps après leur arrivée, Louis et Norbert avaient commencé leurs cours. Au début, ils étaient tous deux suivis de près par les quatre précepteurs, mais très vite, ils furent séparés suite à la querelle qui avait failli se finir aux poings, sans l’intervention forte du Régent. Norbert lui avait annoncé qu’il ne lui confierait pas la moindre parcelle de terrain. Il agirait en tant qu’écuyer du comte, ce qui était déjà bien pour lui. Le cadet s’était donc emporté, et depuis, ils n’avaient échangé que quelques mots au détour d’un couloir ou pendant un repas.

« Vous avez bien travaillé, Louis d’Ydril. Vous avez quartier libre pour ce soir, Antioche vous autorise a profiter de la ville. Vous serez accompagné de Grégoire, l’un des chevaliers que vous connaissez déjà. Il assurera votre protection incognito. Surtout, ne laissez pas échapper le secret de votre identité. Vous serez bientôt révélés au peuple, mais il est encore trop tôt. »

La nouvelle enchanta le jeune adulte qui sauta de son siège et claqua des mains. Ni une, ni deux, il rejoint sa chambre et s’habilla avec les mêmes haillons qui lui servaient de vêtements à son départ. Seules ses chaussures avaient changé. Ainsi, sa nouvelle richesse restait cachée. Il ne lui fallut pas cinq minutes pour être prêt, et comme prévu, le dénommé Grégoire l’attendait.

« On va bien s’amuser, Greg. Je veux voir la meilleure taverne de la cité ! »

Un sourire apparut sur le visage du chevalier, lui aussi incognito. Il ne dit rien mais le guida au sortir du palais, dans un passage secret qui les mena au cœur de la cité, pour se diriger droit vers la taverne sur le port, très animé à cette heure avancée de la journée. Les bateaux revenaient de la pêche, et on déchargeait cargaisons de poissons et autres marchandises qui changeaient de main et de propriétaire. Ils s’installèrent sur des tabourets qui cerclaient un tonneau et commandèrent chacun une chope de bière légère, qui venait tout droit des cités naines. Louis en apprécia le goût délicieux alors que le soleil venait réchauffer sa peau déjà bien bronzée.

Cela faisait déjà une ou deux journées qu’elle était dans le Comté d’Ydril, profitant des quelques ennéades de liberté qu’elle avait avant son union avec le Duc de Soltariel. La baronne aurait voulu retourner chez elle, mais ses médecins avaient catégoriquement refusé de la voir voyager aussi loin, qui plus est, elle n’aurait jamais pu aller et revenir à temps pour son mariage. Elle avait donc gérer de loin, donnant instruction à son oncle pour que ce dernier prépare les dernières instructions de son court règne de Baronne. Une décision qui n’avait guère été facile à prendre. Mais la jeune femme n’était pas dupe, sa famille avait besoin de puissants alliés pour survivre dans le Nord, et épousé le Duc était la meilleure chose à faire. Avoir Soltariel en allié, menait sa famille en premier plan. Son fils serait baron, et elle avait réalisé le rêve que son père avait mis sur ses épaules. Les Lourbier seraient en premier plan, et retrouveraient leurs grandeurs d’antan. D’ailleurs, elle ne pouvait guère se plaindre de cette union. Le duc était un homme remarquable, et l’affection qu’il lui portait était sincère. Il avait littéralement remué ciel et terre pour la retrouver alors qu’elle avait été prisonnière des Mécans et malgré tout ce qui s’était passé, il était resté à ses côtés, ce que peu d’hommes auraient fait. C’était déjà beaucoup, surtout si l’on comparait aux autres nobles de la péninsule où les mariages n'étaient qu’une alliance sans amour.

« Messire, il y a une auberge au port. Apparemment, c’est la meilleure en ville. Nous pourrions nous y arrêter pour la nuit, et repartir demain. »

Aubry acquiesça avant de s’approcher de sa cousine qui l’interrompit aussitôt de sa voix cristalline. « J’ai entendu, Aubry. Allons-y. » La jeune femme tira rapidement sur les rennes du cheval que lui avait prêté le Duc. D’ailleurs, ce dernier n’avait pas été facile à convaincre. Il aurait certainement préféré l’avoir près d’elle, mais la baronne lui avait rapidement fait comprendre qu’elle avait besoin de sortir du château - enfin du palais Soltarii. Malgré les décorations incroyables, se retrouver entre des mûrs avait tendance à la rendre nerveuse, et les mauvais souvenirs remontaient sans réellement le vouloir. Adélina et les quelques chevaliers nordiens qui l’accompagnaient rejoignirent rapidement l’auberge. Tous étaient habillés en civil, tentant tant bien que mal de passer inaperçus. En réalité, c’était relativement facile. Personne ne la connaissait vraiment dans cette partie du Sud. Enfin, tous connaissaient son nom, mais son visage était encore un mystère pour bien des gens. La nordienne donna rapidement les rennes à l’un de ses soldats avant de replacer son long manteau noir. Puis, elle entra dans l’auberge - Aubry sur ses talons. L’établissement était bondé. Des gens dansaient, buvaient, l’ambiance était à la fête. Au grand plaisir d’Adélina qui regarda la scène avec amusement. C’est probablement ce qui lui manquait plus de son séjour sur le Wagyl. Pouvoir s’amuser comme le commun des gens. Elle reprit rapidement sa marche, se frayant un passage parmi les fêtards. L'auberge était bondée, et le duo de nordiens n'eurent d'autre choix que de se retrouver à l'extérieur. Des tonneaux avaient été placé ici et là, et des gens s'était attablé autour, jouant aux cartes ou savourant un breuvage. Adélina profita du vent salin pendant une seconde, avant de se remettre à marcher.

« Attention ! »

L’avertissement du Nordien vint trop tard, un homme particulièrement éméché perdit pied, avant de tomber sur la baronne, l'entraînant contre un autre jeune homme, qui lui était attablé. Sous l’impact, elle put entendre la chope de celui qu’elle avait bousculé tomber sur le sol, alors que son coude entre en contact avec le flanc droit de la baronne. Adélina eut une grimace de douleur sous l’impact, alors que sa main rejoignit l’épaule du jeune homme pour arrêter sa chute. Ses côtes à peine rétablies n’avaient guère besoin de plus de coups et sa main quitta rapidement l’épaule de la personne qu’elle venait de heurter pour rejoindre son flanc, alors qu’elle reculait d’un pas. Aubry, quant à lui, agrippa rapidement l’homme éméché, pour l’amener hors de la taverne. Il était évident que l’impressionnant chevalier était d’une humeur massacrante et ne jouait pas dans la délicatesse. Pendant ce temps, la jeune femme se redressa, ne semblant pas passer un bon moment, avant de passer sa main libre dans l’une des poches de son manteau. Elle en sortit un fin mouchoir de soie, légèrement brodé, qui trahissait son statut, avant de le tendre vers le jeune homme. Par chance, on aurait dit que la majorité de sa cervoise était maintenant au sol et sur la main du jeune homme qu’elle avait malencontreusement bousculé. « Je suis vraiment désolé. » Dit-elle en regardant le jeune homme, l’air légèrement perturbé. « J’espère que je n’ai pas trop ruiné votre soirée. » Elle tenta un timide sourire avant d’interpeller une serveuse qui venait nettoyer les dégâts. « Je paie les prochaines tournées pour cette table. Fait en sorte qu’ils aient tout ce qu’ils ont besoin. » La serveuse hocha la tête avant de prendre le pichet pour aller en chercher un autre. Aubry revint finalement rejoindre sa cousine, avant de lui mettre une main sur l’épaule attirant son regard, avant de lui faire un signe de tête vers une table libre légèrement à l’écart de la tumulte. Adélina lui répondit par un signe affirmatif, avant de se retourner vers le jeune homme, lui faisant un sourire dont elle seule semblait avoir le secret ; « Je vous souhaite néanmoins une bonne soirée. » Aubry se mit alors à marcher, se frayant un chemin vers la table, Adélina s’apprêtant à le suivre, la main toujours sur ses côtes.

À peine avait-il avalé ses premières lampées de cette bière au goût exquis qui glissaient le long de sa gorge dans une myriade de parfums que Louis entendit quelqu’un crier à l’avertissement. Il n’eut pas le temps de se retourner qu’un dos mince vint le heurter, renversant une grande partie de son breuvage par terre. Il sentit son propre coude, qu’il avait par réflexe replié, rencontrer des vêtements et à travers ceux-ci, de la peau et des os. Le jeune voulut se lever, imiter son protecteur qui était déjà debout et qui s’était arrêté net. Il leva alors les yeux au moment même où la voix douce de la demoiselle s’excusait profusément, et découvrit un fort joli minet qui s’accordait parfaitement au timbre cristallin de son chant. Elle lui tendait un mouchoir sur lequel une ribaude n’aurait jamais pu mettre la main, et malgré son déguisement, pour l’œil un peu observateur, il était difficile de croire qu’on eût affaire à n’importe qui. Le vouvoiement particulier de ces gens qu’il cotoyait depuis peu lui permit de l’identifier comme une de ces bourgeoises ou d’une fille de nobliau qui cherche à passer du bon temps auprès du bas-peuple. Qu’à cela ne tienne ! Il accepta son geste et fit signe à Grégoire de se rasseoir, en lui disant que tout allait bien.

« Attends un peu ! » lança-t-il avec un sourire à la demoiselle qui partait déjà, jouant le jeu malgré sa déduction. « Je ne peux pas accepter qu’une fille me paie mon alcool, je ne suis pas tombé si bas ! » Il avala d’une traite le reste de sa chope et s’essuya les lèvres d’un revers de main, main déjà trempée par l’accident. « Si tu tiens à t’excuser, accompagne moi donc dans ce joli début de soirée, et accepte que je t’offre un verre. Greg, tu peux nous laisser ? »

Le sourcil levé, Louis regarda avec insistance le chevalier camouflé, qui serrait des dents. Oh, il l’avait vu venir, celle-là. Les ordres d’Antioche l’obligeait à rester à proximité, et si Louis serait prochainement le frère de son seigneur, il n’en restait pas moins un simple adulte, qui finissait à peine son adolescence. Il n’y avait que deux tabourets à cette table, sur lesquels les compagnons s’étaient assis. Grégoire secoua la tête avant de repousser son tabouret et de s’écarter, faisant signe à la demoiselle de s’installer.

« Ne traîne pas, » le prévint-il d’une voix maussade, avant d’alpaguer l’homme qui accompagnait la femme, et qui avait malmené le pauvre alcoolique qui était rentré dans la dame. « Eh toi ! T’as l’air bien bourru. Je te prends au bras de fer, pour deux pièces d’argent ? »

Il s’éloigna pour le rejoindre, laissant Louis et l’inconnue seuls. Son sourire toujours sur ses lèvres, il l’invita à s’asseoir alors que la serveuse revenait déjà avec un pichet bien rempli.

« Je t'en prie, installe-toi. »

Adélina s’arrêta net alors que le jeune homme l’interpella. Son regard azuré se plantant dans ce dernier avant de le détailler de haut en bas. Il devait être à peine plus jeune qu’elle. La nordienne lui donnait environ dix-sept, dix-huit ans, et à voir l’état de ses habits, il n’était définitivement pas l’homme le plus riche en ville. Néanmoins, en voyant comment il parlait à son compagnon, Adélina ne put s'empêcher de hausser un sourcil. Qui était-il pour qu’un autre homme ne respecte ce qu’ils disent sans rien rajouter ? Forcément, il avait une position d’autorité. Peut-être le capitaine d’un navire ? Peut-être que cela était l’opportunité qu’elle attendait. Qui plus est, le dénommé Greg se releva finalement pour lui laisser sa place, avant d’entraîner Aubry un peu plus loin. Si ce dernier résista pendant une seconde, il sembla se calmer en regardant l’air de sa cousine. Il s’approcha d’elle, avant de lui murmurer ; « Je ne reste pas loin… » La baronne lui fit un léger sourire, suivi d’un signe de tête. Elle savait pertinemment que ce dernier ne la lâcherait pas des yeux.

Ce ne fut qu’une fois qu’ils furent assez loin, que la jeune femme prit place devant le jeune homme. Attendant patiemment que la serveuse dépose la bière avant de commander une à son tour, tentant tant bien que mal de se mêler à son environnement. Une fois que la serveuse partie, Adélina osa finalement prendre la parole; « J’ignorais qu’il était si singulier de se faire payer un verre par une femme. » Commença-t-elle l’air amusé. Ce n’était pas la première fois qu’on lui offrait un verre. Après tout, nombre de nobles avait tenté d’obtenir la place de Théodoric lorsque ce dernier était mort, mais aucun n’avait été aussi direct. Qui plus est, elle avait toujours cru que les suderons étaient un peu plus ouvert avec les femmes. À croire que cela n’était pas le cas partout. Le regard de la nordienne se déplaça vers l’autre homme qui faisait maintenant un bras de fer avec son cousin, et ne manqua guère les regards que ce dernier lançait. Il tentait d’être furtif, utilisant les mêmes méthodes que son cousin. Cela fit sourire la baronne de plus belle, alors qu’elle ne souffle du nez. « Charmant ton protecteur… Il n’avait pas l’air de vouloir partir aussi facilement. » Son regard se tourna finalement vers celui qu’elle avait bousculé, avant de lui lancer un nouveau sourire. « Puis-je demander à qui j’ai affaire ? »

Le regard de la belle inconnue troubla quelque peu l’estomac du jeune Louis, qui frémit en la voyant s’asseoir. Sa façon de le scruter, de l’étudier, de tenter de le percer à jour, et puis son sourire, son ton léger, son parfum, le timbre de sa voix, tout cela tentait de démonter son assurance pourtant d’ordinaire moins fébrile. Il remarqua qu’il ne l’avait pas quitté des yeux depuis qu’elle s’était assise, et secoua la tête pour émerger de ce sortilège. Il eut un petit rire nerveux, et se contenta de laisser son regard se perdre vers le port qui brillait de la lumière éclatante du soleil couchant, lorsqu’il répondit un peu plus fort que nécessaire.

« Et moi, j’ignorais l’existence de femmes prêtes à payer leur verre ! »

Machinalement, à peine une seconde plus tard, ses pupilles se tournèrent de nouveau vers la jeune femme, dont il ne pouvait visiblement pas quitter les yeux. Les siens allaient se perdre derrière lui, vers la table où s’étaient installés leurs compagnons, et dont un cri et des rires provenaient déjà. Il ne les voyait pas, mais Louis imaginait bien que Grégoire ne le laisserait pas s’échapper de son champ de vision. Quel dommage, se dit-il amèrement.

Soudain, après avoir confirmé son inquiétude, l’inconnue le regarda à son tour, le transperçant avec l’intensité de son regard. Un coup de chaud le prit, et il porta la chope à ses lèvres, avant de remarquer qu’il ne l’avait pas remplie de nouveau. Il s’insulta intérieurement et entreprit de se servir un verre alors que le rouge lui montait discrètement aux joues. Elle lui demandait son nom. Il n’avait jamais eu à faire à une fille aussi belle, aussi propre. D’ordinaire, ses conquêtes traînaient au marché et ne se lavaient qu’une fois par semaine, et encore. Elles ne prenaient pas soin d’elles comme la femme qui se tenait devant elle. Femme, oui. Elle n’avait rien d’une fille du peuple.

« Je m’appelle Louis, » dit-il simplement, se gardant bien de ne laisser aucun tremblement dans sa voix. « Un simple… »

Il s’arrêta, hésita, moins d’une demi-seconde. Comment se présenter ? Il ne pouvait parler de son futur statut, on l’avait bien prévenu qu’il fallait rester discret. Il ne pouvait pas non plus parler de son ancienne vie, brigand comme il était, il n’avait aucune notoriété dans cette nouvelle cité qui l’accueillait.

« Mercenaire » continua-t-il alors. « Mon ami et moi rentrons d’une mission, dont nous fêtons dignement le succès. » Un mensonge un peu tordu dans lequel un fond de vérité pouvait se trouver, en cherchant bien. « Et toi-même ? Que fais-tu donc ici, en cette délicieuse taverne ? »

Derrière lui, un deuxième cri retentit. Le bruit et l’excitation qui s’ensuivirent semblaient avoir mis les chevaliers à égalité.

« Alors tu n’as jamais été dans le Nord… » Dit-elle en souriant. La serveuse vint déposer un gobelet sur la table, la baronne la remercia chaleureusement, avant de le prendre pour le porter doucement à ses lèvres. Adélina ne manqua pas le rouge qui était monté aux joues du jeune homme. Flattée, mais aussi discrète, la jeune femme retourna son regard derrière ce dernier, lui laissant l’opportunité de se ressaisir alors qu’Aubry et l’autre homme semblait être dans un duel épique. D’ailleurs, quelques têtes plus ou moins éméchées s’étaient rassemblées pour encourager le chevalier ainsi que le protecteur de Louis. Les encouragements, et les cris semblaient de plus en plus persistants, ce qui amusa la nordienne. Au moins, son cousin réussissait à avoir un peu de plaisir malgré ses occupations. D’ailleurs, elle remarqua que ses autres gardes s’étaient joint à la foulée, encourageant le chevalier nordien et pariant allégrement pour le géant qu’il était.

Puis, le jeune homme reprit la parole, semblant hésitant pendant un moment avant de lui révéler ce qu’il était. « Mercenaire… » Répéta-t-elle, alors qu’elle retourna son regard dans celui de Louis. Adélina n’avait guère vu d’épée à sa ceinture. Certes, il pourrait avoir une arme dissimulée comme la sienne, mais ce n’était guère ce qu’un mercenaire aurait fait. Son histoire ne s’alignait pas. Curieuse attitude, mais qui attira définitivement l’attention de la nordienne. D’ailleurs, cette dernière laissa volontairement un silence s’installer alors qu’il avait terminé son histoire, semblant analyser le moindre mot qu’il avait dit. Puis, Adélina haussa finalement les épaules avant de reprendre la parole, mettant volontairement fin au malaise qu’elle avait imposé quelques secondes plus tôt. « Mes proches m’appellent Lina. Je ne suis que de passage. On m’a parlé d’Ydril, de ses paysages incomparables, et je voulais le voir de mes yeux. » La baronne ne lâcha pas des yeux le soi-disant mercenaire, avant de continuer ; « Disons que je profite de quelques moments de liberté avant que des responsabilités ne me tombent dessus. » Son histoire était vraie, il n’y avait aucun mensonge dans ses dires, des faits non-mentionné certes, mais rien qui aurait pu choquer Louis ou laissé quelconque Adélina porta le gobelet à ses lèvres, la cervoise n’était pas si mal. Certes, elle n’avait guère le goût presque divin des alcools au palais Soltaar, mais elle était bien meilleure que celle qu’elle avait bu à Meca. Finalement, la jeune femme reprit; « Mais puisque nous sommes là, peut-être devrions nous célébrer ton succès ? » Adélina leva son gobelet vers Louis, l’invitant à faire un toast, avant de porter de nouveau le verre à ses lèvres. Peut-être que la cervoise l’aiderait à faire délier quelques langues. Elle déposa finalement son verre sur le tonneau avant de reporter son regard vers ce dernier, l’air enjouée. « Raconte-moi tes aventures ! Je suis sûr que tu as voyagé et vu des choses incroyables. »

Le Nord, cette contrée lointaine dont Louis avait appris les bases trois jours auparavant. Les relations au sein même de la Péninsule n’avaient pas toujours été au beau fixe ces dernières années, et il fut un temps où l’on ne pouvait circuler d’un duché à un autre sans craindre de s’y faire emprisonner par les armées des ducs. Aujourd’hui, les querelles incessantes et dévastatrices avaient laissé leur place à une paix fébrile, qui s’était installée grâce aux alliances et réconciliations de seigneurs moins têtus que leurs prédécesseurs. Le Nord, un pays moins chaud, plus rocailleux, dont les chevaliers et marquis défendaient la frontière contre les attaques incessantes de Wandrais, êtres sauvages sans véritable civilisation ; les Nains, pacifiques aujourd’hui, qui s’étaient d’ailleurs installés en quelques endroits ici, en Péninsule ; et les elfes, à l’Est, dont certains membres s’amusaient à se promener comme bon il leur semblait sur le territoire. Le Nord, oui. Jamais le garçon n’y avait mis les pieds. Pour ainsi dire, depuis sa naissance, Louis n’avait jamais quitté sa ville natale, Tylère, qui se trouvait à peine à une journée de cheval d’ici. Il se garderait bien d’en parler, toutefois.

Elle lui dit finalement son nom, ou tout du moins, son diminutif. Il répondit par un sourire à sa description d’Ydril, espérant de tout cœur qu’aucune question ne vienne à propos de cette ville dans laquelle Louis venait tout juste de mettre les pieds, et qu’il n’avait pu explorer qu’en cette petite partie de journée. Le jeune homme ne voulut d’ailleurs pas prendre de risque, et répondit donc hâtivement :

« Eh bien, enchanté, Lina. Je ne te dirais donc rien sur notre chère ville, que tu auras tout le loisir de découvrir par toi-même. »

Il enchaîna avec un demi-sourire sincère, les yeux pétillants. Le regard de la demoiselle resta braqué sur lui, mais l’alcool qu’il avait avalé auparavant lui faisait reprendre contenance. Le garçon posa sa chope, estimant que mieux valait s’arrêter au plus tôt, avant devenir idiot. Il tint donc son regard tout en l’écoutant parler. Il ne perdit pas une miette des mots qu’elle évoqua dans une simple phrase qui, pour lui, était sans équivoque.

« Des responsabilités, tu dis ? De quoi est-ce qu’une jeune femme comme toi pourrait bien vouloir échapper ? »

Sa langue avait failli fourcher. Les cours d’élocution qu’il suivait installaient peu à peu les bons éléments de langage, et l’exercice de parler sans trace de noblesse lui était finalement difficile. Ses précepteurs avaient fait un travail remarquable.

« En tout cas, passer l’un de ces moments de libertés en ta compagnie est un vrai plaisir, Lina. » continua-t-il sans la quitter du regard. Louis accompagna ses paroles d’un second contact, bien moins violent que le précédent, en posant sa main chaude et sèche, celle qui avait échappé à la bière renversée, sur le poignet de la demoiselle. Il la retira en finissant sa phrase, et prit de nouveau sa chope pour la lever contre son gobelet. « Mais tu as raison ! Une victoire, ça se fête ! J’étais d’ailleurs venu pour ça ! »

Aucun mensonge, ici. Sa petite victoire était en vérité l’autorisation d’Antioche après sa réussite aux leçons, et pas vraiment une mission de mercenaire. Il but une, deux, trois gorgées avant de reposer son verre sur le tonneau et de secouer la tête. Le garçon ne tenait pas bien l’alcool, et se devait de faire plus attention. La question suivante lui donna une bonne excuse pour ne plus toucher à sa cervoise pendant un long moment. Il remarqua qu’elle avait de nouveau cherché son regard, qu’il lui rendit en sentant une petite pointe d’excitation dans son ventre.

« Des aventures, des choses incroyables ! Tu me fais honneur, un gaillard comme moi n’a pas vu grand-chose, tu sais. Greg aurait certainement plus de choses à dire, mais j’ai une histoire que je peux bien te raconter. »

Alors commença son monologue, interrompu parfois, mais rarement, par les courtes questions de la dénommée Lina. Il conta l’une des dernières cavalcades qu’il avait vécue à Tylère, peu avant leur départ. Bien sûr, il apporta les quelques modifications nécessaires pour remplacer son métier de brigand par le mercenaire qu’il prétendait être. Ainsi, accompagné de deux gaillards qu’il avait pu « recruter » mais qui venaient en réalité de sa petite famille, Louis était descendu chez un marchand corrompu qui n’avait pas payé ses dettes. Une histoire qui n’aurait pas beaucoup d’intérêt si elle ne s’était pas finie au poing. Ils avaient mis à terre ses propres gardes du corps à 5 contre 3, l’avaient poursuivi sur les toits de Tylère jusqu’à un bateau que le jeune brigand avait dû rejoindre à la nage. Finalement, il avait fini par rendre son argent. Il narrait avec précision, décrivant sa ville qu’il connaissait sur le bout des doigts, et qui n’avait plus de secrets pour lui. Il enjolivait certaines actions, ajoutant héroïsme et drame en parlant du compagnon qu’il perdit ce jour là, lorsqu’il tomba transpercé par l’épée d’un des gardes – il était en vérité tombé bêtement d’un toit. Et de toute sa longue tirade, Louis n’avait pas quitté des yeux ceux de Lina.

« Et c’est ainsi que Victor et moi, nous avons rendu le corps de Brett à l’océan, au fond de sa barque où il aimait pêcher chaque jour. » Il s’autorisa une seule gorgée de bière en terminant son histoire. « Mais ce n’est qu’une mission parmi tant d’autres, je doute qu’elle arrive à la cheville de ce que tu as pu voir et vivre, lors de ton long voyage depuis le Nord. »

Le sourire de la nordienne s'agrandit légèrement alors qu’elle entendit la réplique du jeune homme. « Ma famille a toujours été très ambitieuse, et j’ai dû composer avec les attentes qu’ils avaient de moi. » Adélina s’arrêta un moment, l’air pensive avant de continuer; « Chacun à quelque chose qui le retient, qui le prive d’une certaine liberté. Le mien a toujours été ces buts et responsabilités qu’on m’a donnés. » La jeune femme souffla du nez avant de reprendre; « Quelqu’un que j’ai rencontré il y a quelques mois m’a dit que c’était comme un pieu noir à laquelle on était enchainé. J’ai trouvé l’analogie assez bonne. » Mais la jeune femme s’arrêta net alors que le jeune homme posa sa main sur son poignet. Étonnamment, Adélina ne broncha pas, mais cela ne l’empêcha guère de regarder Louis avec une certaine intensité, trahissant une certaine gêne d’un tel contact. La baronne ne put s’empêcher de sentir ses joues roussirent lorsqu’il la lâcha, et elle ramena rapidement sa main libre sur ses genoux, alors que pour la première fois, elle le fuyait volontairement du regard. « C’est réciproque. » murmura-t-elle. Par chance, le jeune homme changea rapidement de sujet, ce qui calma instantanément la nordienne, qui reprit rapidement son attitude décontractée. Son regard rejoint le sien de nouveau, alors qu’un léger sourire orna ses lèvres, l’invitant silencieusement à prendre la parole, ce qu’il fit rapidement.

Adélina écouta attentivement l’histoire de Louis, osant même l’interrompre ici et là pour quelques questions, quelques précisions. Il était passionné par ce récit, elle pouvait le sentir, l’entendre. Il devint plus calme, plus en contrôle alors qu’il lui racontait le récit épique qu’il avait fait. Pas une seule fois la jeune femme ne le quitta des yeux, c’était comme si à ce moment précis il n’y avait qu’eux seul dans cet auberge, que les cris, les rires et les encouragements ne pouvait traverser la petite bulle qu’il avait crée. Puis, lorsqu’il eut terminé, il retourna son attention sur la nordienne, tentant d’en savoir un peu plus sur la jeune femme; « Oh… » Dit-elle, semblant légèrement blasée. «Je dois t’avouer que je ne faisais partie de la suite d’une noble. Pas réellement d’action et d’aventure en ce sens et ces derniers mois furent particulièrement tranquilles puisqu’elle n’était pas réellement disponible et n’avait donc pas besoin de moi. » Il était hors de question qu’elle parle plus de ses voyages. « Disons que mon travail n’est guère intéressant. » Elle haussa les épaules, lui faisant un léger sourire, avant de reprendre; « Par contre, cela m'a permis de voyager. Alonna, Serramire, Langehack, Arétria, Diantra et maintenant Ydril. Je ne croyais pas faire autant de kilomètres et voir autant de cultures différentes en péninsule. » Elle prit son gobelet, pour prendre la dernière gorgée avant de reprendre; « C’est assez exceptionnel de voir la différence entre les gens du Sud et du Nord. Cela explique assez bien pourquoi les deux se sont fait la guerre pendant de nombreuses années. »

La conversation allait bon train, même si, de chaque côté, on sentait une pointe de discrétion. Lui n’était pas complètement à l’aise dans ses mensonges et ses vérités cachées, cherchant ses mots parfois, hésitant quelque demi-seconde, pour qui l’entendrait à l’oreille aiguisée saurait déceler son trouble ; elle contournait ses questions, les éludait en donnant des réponses vagues, presque satisfaisantes, n’en dévoilait que peu sur elle, sur son passé, son présent, son futur. Toutefois, Lina l’avait écouté et semblait avoir apprécié son histoire plutôt cohérente. Louis en fut soulagé, et ce qui suivit le conforta d’autant plus. Sa langue semblait se délier. Était-ce l’effet de l’alcool qui la décontractait, ou l’atmosphère presque intime qui s’était créée autour d’eux ? Le jeune homme n’en savait rien, mais il buvait ses paroles en l’observant silencieusement, répondant à ses sourires par les siens.

Les paroles de la demoiselle lui permettaient d’identifier déjà trois indices, qui vinrent confirmer ce dont il se doutait déjà. Elle faisait donc partie de la suite d’une noble, mais n’avait pas précisé son propre statut. Le second indice, il le tira de sa contradiction : une absence de travail, qui était inintéressant ? Il ne voyait pas quelqu’un associer ces deux idées. En ce bas monde, lorsqu’on avait un gagne-pain insignifiant, on n’avait que rarement du temps pour soi. Et enfin, sa manière de déceler les diversités de culture dans les différentes grandes villes de la Péninsule, d’identifier les différences dans leurs habitants et leur manière de vivre ou d’être, même en quelques mots ? Lina devait avoir une éducation poussée. Difficile donc de ne pas penser qu’elle même faisait également partie de cette noblesse, ses gestes et ses mots la trahissaient. Louis imaginait assez facilement qu’elle fut quelqu’un d’important, et cela ne le démonta pas, au contraire. L’idée de partager ce moment avec elle le motivait plus encore, et qu’elle choisisse de rester auprès de lui, dans cette taverne pleine à craquer, au lieu de profiter des beaux palais de la ville, le touchait.

« L’absence d’aventure n’est pas si terrible, tu as dû pouvoir bien profiter de ces magnifiques paysages. J’aimerais savoir d’où tu viens, mais avant ça, j’aimerais grignoter quelque chose. »

Il s’interrompit et fit signe à la serveuse qui passait près d’eux. Elle se rapprocha, et le jeune garçon posa sa main sur le bas de son dos et la fit se rapprocher pour ne pas avoir à crier sa commande. Tout se passa alors très vite. Au même moment, l’équipage d’un grand bateau marchand qui venait de finir de décharger sa cargaison arrivait à la taverne pour se rafraîchir le gosier. Ils devaient être au moins une trentaine, et semblaient déjà assez éméchés. L’un d’eux les remarqua et les alpaga.

« Eh ! T’as pas vu la pancarte, gamin ? On touche pas à la fille du patron ! »

Le matelot s’était rapproché, les poings serrés, menaçant. Des habitués, se dit Louis. Il retira sa main et lui fit signe de se détendre.

« Du calme, l’ami. Mes intentions ne sont pas mauvaises. »

La mine du gaillard se tordit dans une grimace bizarre lorsqu’il aperçut Lina, assis de l’autre côté du tonneau, alors que la serveuse décampait déjà. Louis ne put empêcher une pointe de dégoût s’afficher sur son visage : le matelot était vraiment moche. Ses joues boursouflées, son œil de verre et ses dents manquantes lui donnaient l’air d’un parfait idiot.

« Je vais m’amuser avec ta petite amie, tiens ! » s’exclama-t-il d’une voix forte en agrippant son épaule.

Un bruit distinctif retentit lorsque la lame du poignard de Louis se planta dans le bois de leur table de fortune. Il s’était levé et penchait légèrement la tête sur le côté. Le dégoût avait laissé place à la colère, et il regardait l’infortuné d’un œil menaçant.

« Ôte ta main de là, vermine. »

Derrière lui, les exclamations s’étaient arrêtés, et il entendait quelqu’un – ou étaient-ils deux ? – se rapprocher en marchant vite. Trop tard. Le marin poussa Louis de sa main libre, qui perdit l’équilibre et se rattrapa au rebord du tonneau. Un coup de poing s’ensuivit, qui le cueillit dans le ventre qu’il avait contracté en anticipation. Il grogna de douleur, et rendit un crochet du droit dans la face abominable de son agresseur, lui faisant sauter deux dents de plus. Le matelot s’effondra, inconscient, renversant le tonneau dans sa chute, et s’étalant lourdement sur le sol. L’équipage entier se dirigea alors vers eux, et eurent un moment d’hésitation quand les deux gardiens se postèrent en face, les muscles saillants et les poings serrés. Pas longtemps. La folie des hommes s’aggrave dans un excès de confiance, en groupe. D’un seul homme, ils se ruèrent sur eux en criant.

Louis n’attendit pas le choc. Abandonnant son poignard inatteignable, il attrapa la main de Lina et l’entraîna avec lui.

« Viens ! On se tire ! »

La conversation était bien agréable, mais fut rapidement interrompue par un marin qui s’approchait de l’étrange duo qui discutait. Ce dernier sembla particulièrement ennuyé par le comportement de Louis envers la serveuse. Si la baronne aurait été dérangée qu’on la touche ainsi, cette dernière n’avait guère sembler offensée, ce qui laissa la jeune femme perplexe devant la réaction de ce dernier. Puis, il la regarda avec un air étrange, ce qui ne rassura guère l’alonnaise. Elle sentit son coeur s’accélérer alors que la panique s’emparait d’elle. Non, cela ne pouvait pas arriver de nouveau. Puis, lorsqu’il attrapa son épaule, elle se crispa entièrement. « NE ME TOUCHE PAS ! » S’indigna la jeune femme alors que le matelot plantait ses doigts sur son épaule menue. Sa main se glissa par la fente de son manteau, posant ses doigts sur le poignard que lui avait donné le Rokvenha. Ce n’était pas vrai qu’un autre homme la toucherait ainsi. La nordienne ne se laisserait définitivement pas faire et si elle devait prendre le souffle de ce dernier pour se protéger des envies dégoûtantes des hommes, elle le ferait sans hésiter. Mais Adélina n’eut guère le temps de répliquer qu’un bruit la fit s’arrêter net. Louis venait de planter durement son poignard sur le tonneau, avisant l’horrible personnage de ne pas la toucher. Adélina observa Louis pendant une seconde, étonnée de sa réaction, mais la suite se passa beaucoup trop vite… Le marin poussa Louis, avant de lui lancer un coup-de-poing dans son ventre. Le baril qui les séparait se renversa alors que la baronne se leva d’un bond pour se libérer de la poigne du marin. Si le mercenaire encaissa ce dernier, il ne perdit guère de temps pour répliquer, lançant un puissant crochet sur l'insupportable être qui avait osé la toucher. Ce dernier tomba rapidement au sol, inconscient. Adélina ne put s’empêcher de regarder l’homme au sol, sa respiration devint légèrement saccadée alors qu’Aubry et le dénommé Greg prirent place devant eux. Adélina pouvait voir les autres soldats alonnais habillés en civile entouré le groupe de marins qui se jetèrent sur les deux hommes.

Mais Adélina n’eut guère le temps d’observer la scène, Louis l’agrippa rapidement par la main avant de l’entraîner hors de la taverne, et de la cohue. Ils se mirent à courir, traversant rapidement le port et les nombreux ponts. Cela prit bien quelques minutes à la baronne pour se ressaisir. « Arrête… » Dit-elle avant de libérer sa main. Adélina arrêta volontairement la course effrénée. Le souffle court, elle se retourna vers la direction par laquelle ils venaient d’arriver, cherchant du regard son cousin ou un des soldats de son escorte. La nordienne avait définitivement perdu son calme. Elle semblait nerveuse, paniquée d’avoir assisté à de tels événements. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait… Et la dernière fois, elle avait failli mourir. Son regard balaya les alentours de la crique, remarquant qu’elle était seule avec Louis - ce qui ne la rassura guère. Certes, il ne semblait pas avoir d’arme, mais cela ne la rassura guère. « Je dois y retourner… » La jeune femme tourna rapidement le dos au mercenaire avant de se mettre à marcher. Elle ne pouvait rester seule avec Louis… Elle ne pouvait se retrouver encore dans la même situation. Adélina vit deux gardes sur l’un des ponts qui semblaient tranquillement monter la garde et se dirigea d’un pas confiant vers ces derniers. Si elle devait révéler son identité pour sa propre protection, elle le ferait sans hésiter.

Leur course continua quelques minutes, menés au hasard par leur instinct qui les guidait le long des quais d’Ydril. Malgré l’urgence, Louis ne put s’empêcher d’apprécier leur beauté. Dans la lumière du crépuscule, les fines ombres allongées des mâts assombrissaient à peine le port, dont l’eau scintillait de mille feux. La brise douce faisait trembler les voiles rangées, bruit distinctif de l’air marin dont l’odeur emplissait les narines, couvrant celle de la crasse et des déchets de ces quartiers pauvres. Pour Louis, ce parfum et cette atmosphère si particuliers lui rappelaient aisément sa ville natale, et un sourire rassuré ne le quitta plus. Il retrouvait ici ce que l’enfant avait connu toute sa vie, et se promit de revenir le plus fréquemment possible, quand il pourrait échapper à ses devoirs.

Finalement, ils stoppèrent leur course dans une petite crique déserte au sable encore chaud, ou plutôt, Lina l’arrêta en tirant sur sa main pour s’échapper. La perte de ce contact le troubla, et il l’observa alors. Sa réaction quand l’homme l’avait touchée était surprenante pour lui. Elle avait crié, fort, et avait perdu toute contenance. C’était l’une des raisons qui l’avaient poussé à la tirer de là. Maintenant qu’ils étaient de nouveau seuls, tandis qu’il reprenait sa respiration, les joues rouges de chaleur, il put l’observer et remarquer sa nervosité grandissante. Très vite, elle se détourna et marcha d’un pas vif vers… deux gardes. Non, il ne pouvait se faire remarquer ici. Si, à la taverne, l’éclat de violence l’avait peut-être fait repérer par quelque soudard et autres alcooliques, ici, les deux gardes se souviendraient parfaitement de son visage, quand il serait présenté à la cour. Non, il ne pouvait la laisser faire. Il la héla alors.

« Attends, Lina ! » Elle s’arrête. Trouver une excuse, et vite. Sans la brusquer. « Toi… Toi qui voulais découvrir Ydril, en voici l’une des plus belles criques. » Tout du moins, il le croyait fort. Entre deux bancs de rochers, à l’abri du vent et des yeux, on pouvait presque s’imaginer loin d’une ville, en pleine campagne, sur les berges de l’océan. Seul le pont qui surplombait la petite plage, sur lequel se trouvaient justement les gardes, venait troubler cet endroit plein de nature. « J’ai toute confiance en Grégoire, il saura se dépatouiller de cette situation, et se mettra bientôt à ma recherche. » Il défit ses chausses et s’assit à même le sable mouillé, les pieds rencontrant l’eau très fraîche qui lui vivifia l’esprit. « Profitons un peu de ce moment de liberté, veux-tu ? »

Les rayons du soleil couchant l’éblouirent alors, et il plissa les yeux, son teint mat brillant alors. Une brise un peu plus forte fit s’élever ses cheveux qui dansaient, hérissés sur sa tête.

La baronne s’arrêta net alors que Louis l’interpella, retournant légèrement la tête pour apercevoir ce dernier. Il semblait étrangement calme, comme s'il tentait de lui imposer ce même rythme, comme pour tenter de retrouver la confiance et la confortable bulle qu’ils avaient créées à l’auberge. Adélina jeta un coup d’œil aux gardes de nouveaux, comme pour s’assurer qu’ils étaient bel et bien là, avant de se retourner vers Louis. Elle l’écouta alors que ce dernier lui annonçait que c’était un des plus beaux endroits d’Ydril, que son protecteur, Greg, le retrouverait bien assez vite. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, observant les alentours. Le suderon disait vrai, cet endroit était magnifique, bien qu’un peu trop calme à son goût, bien que des soldats étaient à proximité. Puis son regard se porta à nouveau sur Louis, l’observant silencieusement pendant quelques secondes.

« Qui es-tu ? » Demanda-t-elle alors que son regard fixait le jeune homme qui était assis au sol. Si sa respiration semblait s’être calmée, elle ne pouvait pas en dire autant de son coeur. Ses doigts pianotèrent les pans de son manteau. « Un mercenaire n’a pas besoin de garde du corps. Un mercenaire n’aurait pas qu’une seule arme sur lui, et ne l’aurait pas laissé derrière lui… » Le vent vint balayer ses longues boucles brunes, les faisant virevolter derrière elle, avant de tomber doucement dans le bas de son dos. Sa main se trouvait tout près de la fente de son manteau, prête à attraper le poignard s'il s’approchait trop d’elle. Elle n’était pas confortable, cela était indéniable, sauf que personne ne semblait réellement se rendre compte des blessures qu’elle portait au plus profond d’elle-même. La respiration de l’alonnaise devint de plus en plus profonde, alors qu’elle fixait Louis qui avait maintenant les pieds dans la mer. Adélina tourna légèrement la tête vers les gardes qui discutaient d’un air nonchalant plus loin, avant de reporter son regard vers le suderon. « Crois-moi, j’ai assez vu de ce monde pour savoir que tu ne me dis pas la vérité. » Ses mains tremblèrent légèrement, alors que les deux prunelles azurées fixèrent Louis. « Alors, je te le redemande… Qui es-tu ? Pas de mensonge cette fois. »

Louis n’en attendait pas moins d’elle. Sa question ne le surprit pas. Le femme était intelligente, on ne pouvait sans doute pas lui cacher grand-chose. La tension l’habitait toujours, visiblement, et le moindre faux pas pourrait sans doute lui coûter cher. Il replia donc les genoux contre lui et les entoura de ses bras, en quittant cette fois ses yeux pour perdre son regard vers l’horizon lointain. Le jeune homme resta muet, écoutant sa voix, ses explications, qui se mêlaient aux cris des mouettes affamées, plongeant dans l’eau lumineuse au moindre aperçu d’une écaille téméraire. Il se sentait fixé, mais cette fois, il ne pouvait plus soutenir son regard. Le dos arrondi, il posa son menton sur ses genoux, comme un enfant perdu dans ses pensées. Qui était-il vraiment ? Lina lui demandait de ne pas lui mentir, pourtant, son devoir était en totale contradiction avec sa requête raisonnable. Était-ce cela dont parlaient ses précepteurs ? L’art de dévoiler le strict minimum pour satisfaire la curiosité des gens, tout en cachant les secrets les plus importants ?

« Qui suis-je, en effet... » murmura-t-il pour lui-même. Détachant son regard de l’horizon, il regarda finalement ses pieds, dont il remua les orteils rêveusement. « Je ne t’ai pas menti, je suis Louis. Ma vie est à un tournant auquel je ne pouvais songer, quelques ennéades auparavant. » Il resserra ses doigts de pied, agrippant quelques grains de sable au passage. « Je ne peux pas t’en dire plus, je n’en ai pas le droit. Tout comme toi, je suppose. »

Il respira profondément et ferma les yeux. Le visage des siens lui revint alors, étrangement. Les odeurs et les bruits les ramenèrent dans ses pensées, souvenirs si proches, et pourtant si lointains. Ils lui manquaient, et spécialement Vi, avec qui il avait pu construire une affection fraternelle, qu’il ne ressentait pas pour son propre frère.

« Mais tu n’as rien à craindre de moi, Lina, je peux te l’assurer. » Loin de lui l’idée de lui faire du mal, ou de lui porter tort. Louis aurait sans doute préféré que cette soirée se déroule autrement, mais il devrait se contenter de sa compagnie seulement. Ce n’était pas si mal, au fond. Il eut un petit rire qui finit de le détendre complètement. « Il était sacrément moche, ce marin, quand même. »

Il fallait être aveugle pour ne pas voir le changement d’expression de Louis. De taquin et confiant, il ressemblait beaucoup plus à un enfant dont on venait de gronder. Sa posture changea, sa façon de parler changea. On aurait presque dit que ce dernier souffrait de ce secret. Qu’il ne savait pas qui il était réellement. Ce qui fendit le cœur de la baronne. Après tout, elle-même souffrait en silence, elle-même était brisée, meurtrie par les terribles événements qui lui étaient arrivés récemment. C’était déjà difficile de devenir une mère, encore plus lorsque l’on devenait veuve pour être ensuite arraché à son chez-soi. La jeune femme jeta un regard derrière elle, constatant que les gardes étaient toujours là et se rapprocha doucement du suderon. Adélina vint s’asseoir aux côtés de Louis, fixant à son tour les vagues qui glissaient doucement sur le sable. Elle étira son pied, laissant le bout de son pied toucher l’eau. « En effet, il n’était pas le plus beau en ville. » Dit-elle non sans que ses lèvres ne s’étirent en un léger sourire. « Mais ce n’est définitivement pas le marin le plus laid que j’ai rencontré. » Adélina sembla perdue dans ses pensées pendant un moment, alors que le protecteur de la médée lui revenait en tête.

« Louis, si tu as besoin d’en parler, je te promets que j’emporterais ton secret dans ma tombe. » Adélina se retourna finalement vers le jeune homme, se disant que ce n’était probablement pas assez, puis, elle posa doucement sa main sur son épaule. « Mais je suis consciente que la confiance à un prix, surtout si notre secret est aussi prenant que le tiens à l’air d’être. » La jeune femme inspira doucement avant de poser son regard vers l’océan de nouveau; « Mon vrai nom est Adélina Emmeline de Lourbier. Baronne d’Alonna, Dame de Lodiaker et Dame de Bransat. » Elle eut un léger sourire triste avant de se tourner vers le jeune homme ; « J’avais besoin de temps hors du palais Soltaar. Les quatre mûrs et la surprotection du Duc me rendaient folle. Et me faire passer pour une de mes dames de compagnie semblait être la meilleure solution. » La jeune femme baissa son regard pendant une seconde avant de retourner son attention vers l’horizon. « La liberté que j’avais en Alonna me manque, autrement dit… » Adélina savait que la révélation qu’elle venait de faire changerait bien des choses - notamment comment Louis la traiterait. Mais elle devait avouer que la conversation qu’il avait eue dans l’auberge lui avait fait du bien. Comme celles avec Caleb. C’était un moment où elle pouvait être elle-même et rire, se détendre. Un moment qu’elle n’avait pas à se soucier de ce que les autres diraient ou pensaient, ou même des complots qui pourraient avoir lieu sous son nez.

Quand Lina s’installa près de Louis, il put sentir son parfum enivrant se mêler à celui de la mer qui descendait doucement. Le mélange de ce duo d’odeurs n’était pas désagréable, au contraire, et nouveau, pour lui. Sa présence le rassura, il pouvait presque sentir la chaleur corporelle qui émanait d’elle, tant ils étaient proches, sans se toucher, jusqu’à ce que la main de la belle se posa sur son épaule. Elle eut l’effet d’une décharge électrique qui le fit sursauter, mais apprécia ce contact froid seulement en température. Ses doigts étaient en effet gelés, ce qui étonna le garçon : il faisait désespérément chaud, ici. Louis se laissa donc aller et son épaule, qui s’était crispée en sentant sa paume, se détendit.

La situation était redevenue presque comme avant leur fuite, peut-être même meilleure, et pour lui, c’était un très bon augure. Alors, quand elle lui avoua son nom et son statut, il sentit son cœur manquer un battement. Il tourna enfin les yeux vers elle, clignant ses paupières de surprise. Le regard de Lina était fixé sur l’horizon, et sur son visage, il ne lisait que de le soucis et le sérieux. Lui ne put s’empêcher d’éclater de rire. Un rire vif, bruyant, qui le tordit sur lui-même et lui arracha même une larme. Il avait l’impression de ne pas avoir ri de bon cœur depuis des mois, tant ses journées étaient devenues compliquées. Mine de rien, la vie de brigand, malgré ses aléas, restait simple, comparée à celle d’un noble.

« Ah, merci, » s’exclama-t-il enfin, « je n'avais pas ri comme ça depuis longtemps ! »

Louis se tourna de nouveau vers elle, la poussa doucement sur le sable pour qu’elle se retrouve sur le dos, et s’allongea à ses côtés, effleurant son corps du sien. Le jeune homme regarda le ciel qui arborait de jolies couleurs roses et rouges, signant l’été qui toucherait bientôt à sa fin. Il soupira profondément, le sourire encore aux lèvres.

« Adélina de Lourbier, et puis quoi encore... » reprit-il finalement, la voix enjouée. « Tu sais, si tu m’avais dit que tu étais une de ses cousines éloignées, je t’aurais probablement crue ! » Louis se mit sur le côté, appuyant son coude dans le sable et reposant sa tête dans le creux de sa main. Il l’observa ainsi, le visage toujours éclatant de joie. Il continua sur un ton mi-moqueur, mi-joueur, et retira une mèche de cheveux qui gênait le visage de la prétendue baronne. « Eh bien, ma dame, je suis moi-même Adriano di Alcacio, duc de Soltariel ! Je crois que nous devons nous marier bientôt ? »

Il gloussa de nouveau, se cachant la bouche de cette même main qui avait touché le joli minois de cette demoiselle.

Adélina se retourna rapidement vers Louis alors que ce dernier éclatait de rire. Décidément, c’était la réaction la plus inattendue. La jeune femme haussa un sourcil, se demandant qu’est-ce qu’elle avait dit de si amusant. Soudainement, leur conversation prit un tournant des plus inattendu. Louis la poussa doucement, la faisant tomber sur son dos. D’abord surprise d’une telle action, la nordienne ne réagit guère se contentant de regarder le suderon. Elle comprit rapidement qu’il ne la croyait pas, ce qui eut au moins l’effet de lui arracher un léger sourire malgré la position dans laquelle elle se trouvait. « Son Honneur n’a pas de cousine. » Commença-t-elle, encore un peu sous le choc. « Qu’un cousin… » Ce même cousin qui devait d’ailleurs la chercher comme un fou. Puis, Louis poussa le jeu encore plus loin. La jeune femme se crispa de nouveau lorsqu’elle sentit la main de Louis sur son visage. Ce n’était pas agressif, mais incroyablement doux, et pourtant la baronne perdit totalement ses moyens. Son souffle s’accéléra, son regard ne put cacher la peur qui la tenaillait, les souvenirs qui remontaient à la surface et puis, les images reviennent, claires, précises. Pendant une courte seconde, elle eut l’impression d’être de retour dans la cale du vengeur, elle eut l’impression de revoir Garrick passer, lui aussi, la main sur son visage, comme la plus innocente des caresses, avant de se remettre à la torturer. Puis soudainement, la jeune femme se releva, raide comme une barre, avant de faire quelques pas dans l’eau, l’air complétement paniquée.

La jeune femme prit quelques secondes pour se calmer, réalisant qu’elle était à Ydril, sur une plage et non sur un navire. Elle déglutit, avant de s’accroupir, éclaboussant son visage. Adélina resta silencieuse un moment, tentant de contrôler le tremblement de ses mains. Cela prit de bien longues secondes, avant qu’elle ne reprenne la parole; « Je suis désolé… Je ne peux pas. » Dit-elle, laissant sa phrase en suspens. Elle ne pouvait pas lui donner ce qu’elle voulait, elle ne pouvait le laisser la courtiser. Elle était promise. Promise à un homme qui avait tant fait pour l’avoir, mais la nordienne savait qu’il ne comprendrait pas. Peu étaient ceux qui comprenaient réellement les aléas de la vie de noble et peu comprenait réellement ce qui se passait avec la baronne et pourquoi elle avait accepté l’offre du Duc. Adélina n’était pas dupe, elle savait que les gens la croyaient ambitieuse, qu’elle avait volontairement séduit le Duc, profitant de son deuil, pour obtenir une meilleure position. La réalité était tout autre, la jeune femme avait peur. Ses ennemis s’approchaient d’elle pour la détruire, tuant son mari par la même occasion, elle avait agi pour se protéger, et surtout, pour protéger son fils. Adriano lui avait offert cette protection lorsqu’il lui avait demandé sa main et il était la meilleure personne pour lui offrir une vie sans guerre, sans trouble, une vie paisible où elle pourrait aider les gens et élever ses enfants. Finalement calmée, la jeune femme se redressa, avant de se retourner vers Louis. Si elle s’était calmé, le suderon pourrait rapidement voir qu’elle n’était pas dans un état normal, que ce qui venait de se passer l’avait dérangé beaucoup plus qu’elle ne le laissait paraître. « Pourrais-tu m’aider à retrouver Aubry? » Lui demanda-t-elle.

La réaction surprenante de la supposée dame choqua presque le garçon, qui la laissa s’éloigner en clignant des yeux. D’habitude, ses caresses, rares, avaient un tout autre effet sur les ribaudes dont il profitait encore quelques ennéades plus tôt. Les nobles avaient-ils donc une autre manière d’aborder ce genre de choses ? Louis en doutait. Non, la réaction de Lina était moins naturelle, et semblait peu maîtrisée, presque… un réflexe. Il secoua la tête et se redressa pour la regarder. Il fut une nouvelle fois agréablement surpris de la beauté de cette femme. Vue de dos, ses formes fines, ses courbes, ses lignes, épousaient toutes parfaitement le pli de ses vêtements, qui voletaient négligemment et innocemment dans cette brise d’été. Il se mordit la lèvre, alors qu’une pulsion d’antan remontait au cœur de ses entrailles, tandis qu’elle s’accroupissait dans l’eau rafraîchissante.

L’objet de son désir présent s’offrait à lui, telle une bénédiction de Néera, tentatrice et délicieuse. Était-ce sa récompense, cette lumière vers une destinée qui se traçait devant lui, dont il n’apercevait que les premiers instants ? Il eut été si facile de la soumettre, de la prendre, de s’en servir, ici, et maintenant, alors que les gardes s’étaient détournés, convaincus que ce « couple » ne causerait pas de problème. Il l’imaginait crier, hurler même, son plaisir dévergondé, sa voix se répercutant sur les rochers au rythme de ses mouvements sauvages, tandis qu’il la prenait ainsi, dans la jolie petite crique d’Ydril ; un moment fugace, intime, passionnel, violent, soulageant et captivant. Il la voyait, les mains, les cheveux, genoux et les pieds, dans l’eau et le sable, s’abandonnant à lui et sa force.

Louis s’était levé sans s’en rendre compte, et n’était qu’à un mètre d’elle. Ce fut si facile…
Une infime vague vint caresser son tibia, le tirant soudainement de ses pensées interdites. Car sa vie n’était plus ce qu’elle était. Un noble ne pouvait se résoudre à traiter une femme de la sorte sans son consentement. Il le savait, au fond. Son chemin s’était détourné de son passé, qu’il avait choisi de quitter pour cette aventure nouvelle. Son visage se mua en un masque de regret, de compassion, qui dissimulait tout du désir ardent qu’il éprouvait pour elle, hormis la bosse séjournant dans son pantalon. Le garçon s’en voulait de n’avoir pas su remarquer la fragilité de cette demoiselle, qui ne tarda pas à se redresser et se retourner. Il n’avait rien entendu de son excuse, de son refus, et lorsqu’elle lui proposa de l’accompagner retrouver le dénommé Aubry.

Elle voulait mettre un terme à leur rencontre, à cet instant si précieux, qui ne se reproduirait jamais. Il ne la comprenait pas. Le monde des nobles, qu’il rejoindrait très vite, lui restait hors de portée, et le serait sans doute jusqu’à sa mort. Non, il ne voulait pas renoncer, pas encore. Il lui fait un demi-sourire et se gratte l’arrière de la tête, ne lâchant plus son regard.

« Je ne sais quel mal vous habite, ma belle dame. » Son ton a changé. Il est maintenant calme, chaud, lourd, plein d’assurance et de respect. « Avez-vous si envie de retrouver ces responsabilités auxquelles vous souhaitez si hardiment échapper ? » Ces mots, il les cherche, peu habitué à les employer dans une réelle conversation. Il fait un pas vers elle, diminuant de moitié la distance qui les sépare. « Vous qui cherchez ces moments de libertés, en prenant tant de risques insensés, je vous en offre un aujourd’hui, en cet instant délicieux. Dans le secret de cette crique. »

Il aurait regretté de ne pas avoir prononcé ces mots, qu’il estimait dévoiler clairement son jeu.

Adélina ne cacha guère sa surprise lorsqu’elle se retourna. Louis s’était considérablement rapproché d’elle, allant même jusqu’à la rejoindre, mettant les deux pieds dans l’eau, faisant fit de la réaction qu’elle avait eu, et même de ses sentiments. Elle l’écouta, alors qu’il tentait de la garder auprès d’elle, alors qu’il lui proposait de passer un moment en toute intimité…
La jeune femme le regarda un moment, interdite. Elle avait compris, finalement. Encore une fois trop tard. Réalisant l’erreur qu’elle avait faite. Son regard se porta sur le pont, tentant d’apercevoir si les gardes étaient encore présents. Son coeur manqua un battement lorsqu’elle se rendit compte qu’ils n’étaient plus là. Gardant néanmoins son calme, sa main se glissa doucement sur ses hanches, prête à agripper le poignard camouflée, alors qu’elle reprenait la parole; « Je ne suis point une de ces femmes qu’on peut manipuler si aisément, Louis. » Son ton était ferme mais calme, ses prunelles azurées fixaient le suderon intensément.

Elle avait peur. Oui, très peur. Rester avec le jeune homme avait été une horrible idée. Adélina se maudissait intérieurement, se promettant qu’elle ne quitterait plus jamais Aubry, ou tout autre homme qui était là pour la protéger. Cela faisait à peine quelques ennéades qu’elle s’était sortie des griffes des Mecans, et voilà qu’une autre épreuve se mettait sur son chemin. Les paroles doucereuses de Louis ne faisaient plus effet, maintenant elle le voyait pour l’homme qu’il était vraiment.; « Tu ne sais pas quel mal m’habite, et tu ne le comprendras jamais. Maintenant, tu m’excuseras mais cette escapade est terminée. » Sans attendre, la baronne se mit en marche, contournant Louis, sans demander son reste. Soudainement l’eau froide dans ses bottes ne la dérangeait plus, ni la sensation inconfortable du tissu mouillé sur ses jambes. Adélina avait l’impression que le moindre de ses sens étaient aux aguets, se demandant si Louis la suivrait ou tenterait de la séduire encore une fois.

Louis se pinça les lèvres, spectateur de cette situation qui lui échappait définitivement. Il n’en revenait pas : elle le rouspétait ! Comme une mère qui grondait son enfant qui s’était mal comporté en mangeant une galette de trop, comme un garde qui tirait menaçait un jeune voyou qui venait de dérober une pomme, comme un second formant ses matelots novices sur un bateau marchand en pleine tempête. En tout cas, le regard qu’elle lui lança eut l’effet d’un bain bien froid en plein hiver, bien que ceux-ci soient doux en cette région reculée de la Péninsule. Le déconfit leva les mains en signe de protestation, voulut se justifier, mais ses propres paroles lui revenaient, et le doute s’installa.

Et si Lina était vraiment importante ?
Il repensa à son propre comportement, tantôt pousseur, tantôt joueur, parfois sérieux, mais jamais vraiment, à ses mots qu’il ne choisissait pas vraiment, à ses gestes, déplacés pour la noble qu’elle prétendait être. Penaud, il baissa les yeux, et sentit son parfum passer près de lui, s’envolant avec elle vers la sortie de cette crique.

Une étincelle de violence dans ses yeux. Là. Tout de suite. Il lève la main alors qu’elle s’éloigne. La pointe du doigt. Cria. Un mot.

« Tu- »

S’arrête. Stoppé net. Que faisait-il ?
Et si Lina était vraiment importante ? Et puis, si elle ne l’était pas ? La demoiselle était tout de même noble, il n’y avait aucun doute. Louis la reverrait certainement, puisqu’elle semblait s’installer dans la région.

Il la reverrait à coup sûr.

Ternir sa réputation avant même que sa nouvelle vie commence ? Il n’était pas si idiot. Il soupire et baissa le bras.

« Je dois retrouver Grégoire. Allons-y ensemble. Les quais ne sont jamais sûrs au crépuscule tombé. Je reste derrière toi. »

Louis s’en voulait, au fond. Il voulait s’excuser, mais ne trouvait pas les mots. Le garçon avait l’impression d’avoir commis l’irréparable. Il marche, les mains croisées derrière le dos, regrettant sa sottise, son assurance, sa détermination.
L’étudiant se souvient alors d’une de ses toutes premières leçons. Il continue alors, à voix plus basse, ne cherchant pas à la forcer à le regarder. N’osant même lever les yeux.

« Mes plus plates excuses, ma dame. Mon passé guide encore mes actions, et j’ai retrouvé dans cet instant un bonheur qui me manquait. Mon comportement est inexcusable et mérite châtiment. J’ose espérer que vous puissiez néanmoins trouver la compassion pour m’accorder votre pardon. Mes intentions n’étaient pas mauvaises, croyez le bien... Je m’en remets à votre jugement. »

Lina, confiante qu’elle était assez loin pour éviter la colère de Louis, se retourna alors que ce dernier l’interpellait. Si son ton était d’abord colérique, elle put rapidement voir que le suderon se calma rapidement, laissant s’échapper un profond soupir alors que son bras se baissa. À croire que ce dernier venait de se rappeler quelles pourraient être les conséquences de ses actes s'il s’attaquait à la baronne ou même, qu’il avait fini par la croire. Quoi que si un autre incident était arrivé, Adélina n’aurait probablement jamais dit un mot au Duc ni même à son cousin, gardant sa honte pour elle-même. Déjà hantée par son séjour à Méca, Adélina portrait déjà cette honte sur ses épaules, et en rajouter une couche aurait probablement détruit le dernier bastion de fierté qu’elle avait. Silencieuse, elle ne répondit pas tout de suite à la réplique de Louis, alors que ce dernier s’avança vers elle, l’air penaud. La nordienne se contentant d’observer l’homme, l’air triste. C’était dommage que la situation ait tourné ainsi. Adélina avait particulièrement apprécié leur conversation, elle avait eu l’impression d’être de retour là où elle était le plus confortable. À parler de tout et de rien, à ne pas se soucier de la bienséance et des règles que l’on lui avait imposées dès sa plus petite enfance. Ses mains croisées dans son dos, il n’osait même plus supporter son regard. À ce moment, il lui faisait pitié. Il avait l’air d’un enfant perdu, comme s'il ne savait pas qui il était, ou ce qu’il devait faire. Puis, le langage que ce dernier utilisa ne tomba pas dans les oreilles d’une sourde. Il était noble lui aussi. Même les acteurs avaient tendance à exagérer les manies des nobles, mais les paroles de Louis auraient fait sautiller sur place le plus fervent tuteur de diction.

Alors qu’il la rejoignait, la jeune femme leva sa main, l’arrêtant dans sa marche. Son index et son majeur, se posa délicatement sous le menton de Louis, le forçant à la regarder. Si son regard s’était adouci, il n’en restait pas moins que la jeune femme n’était plus aussi détendu qu’à l’auberge. « Nous faisons tous des erreurs, Messire. La mienne fut de vous suivre dans cet endroit et vous soumettre à une tentation qui n’aurait pas dû apparaître. » Après tout, il ne s’était rien passé. Il avait tenté de la courtiser, elle avait dit non, il n’avait pas apprécié le rejet. « Ramenez-moi à l’auberge et vos fautes seront pardonnées. » Rapidement, elle enleva ses doigts, brisant le contact pour se remettre à marcher, cette fois au côté de Louis. Elle fit quelques pas avant de s’arrêter net. Son regard se porta sur ses pieds nus, car en effet, ce dernier avait enlevé ses chausses lorsqu’ils étaient arrivés à la crique. « Peut-être devrais-tu récupérer tes affaires avant que nous ne repartions. » Lui dit-elle, retournant volontairement à un langage plus familier. Elle lui fit un sourire amusé, avant de l’attendre, le laissant couvrir ses pieds, alors qu’elle plantait ses bottes profondément dans le sable. « Dis-moi, je suis curieuse. Pourquoi ne m’as-tu pas cru ? Qu’est-ce que la baronne a, que je ne possède pas ? » Adélina haussa les épaules avant de rétorquer ; « Outre un possible mariage avec un Duc. »

Le jeune homme, qui ne s’était pas aperçu que Lina s’était arrêtée, faillit la percuter. Il vit sa main tendue vers lui et s’arrêta net, alors qu’elle le touchait de nouveau pour relever sa tête. Sur le visage de la demoiselle, Louis vit qu’elle avait de nouveau changé de visage. Il était conscient que les sautes d’humeur étaient fréquentes chez les adolescentes et les jeunes femmes, surtout à certaines périodes du mois. C’était une chose bien connue. Mais là, quand même, il avait l’impression d’être spectateur d’un extrême rare. Il l’écouta, entendant ses excuses et son pardon, et ne put s’empêcher de sourire timidement. Ce sentiment qui avait naquis en lui tout à l’heure avait changé. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans l’attitude de cette dame qu’il chérissait. Cet aperçu de la noblesse, de la cour et de ses déceptions, un monde jusqu’alors inconnu, lui réchauffa le cœur.

« Je vous remercie, dame Lina. Je vous escorterais donc jusqu’à l’auberge. »

Elle lui fit alors remarquer qu’il était toujours pieds nus, après avoir retiré ses doigts, quitté doucement son menton, rompu le contact et reprit la marche. Il secoua la tête, laissa échapper un petit rire courtois, et s’empressa de récupérer ses affaires. Ses pieds encore mouillés allaient certainement les abîmer, mais Louis n’en avait cure. Il s’assit dans le sable en écoutant la curieuse question de la demoiselle, qui le surpris presque autant que son ton de nouveau familier. Il ne pensait pas devoir s’expliquer à ce sujet, mais s’amusa à la prendre au mot. Sa propre voix retrouva son calme de tout à l’heure, alors qu’il la remerciait intérieurement pour sa bonté.

« Eh bien, si tu veux vraiment le savoir… J’en doute fort encore. » Il retirait le sable de ses pieds précautionneusement avant d’enfiler les chausses, une par une, prenant encore un peu son temps. « Je ne crois pas que son Honneur prendrait ce risque. Ses récentes mésaventures ne sont secrètes pour personne, en ces lieux. Et comme tu l’as dit, la perspective de son mariage devrait plutôt lui donner envie de rester bien à l’abri dans le château de son Altesse. » Finissant de lacer ses souliers, il se releva et épousseta ses vêtements, eux aussi pleins de sable avant de se rapprocher d’elle, et lui faire un grand sourire, restant cette fois à distance respectable. « À mon avis, c’est ce qu’elle est en train de faire en ce moment même. On dit d’elle que son intelligence n’a d’égale que sa beauté. Pour être franc avec toi, j’ai hâte de la rencontrer. »

Car oui, il la verrait sans doute très bientôt. Louis savait qu’Antioche d’Essenburg inviterait le Duc, sa famille et sa promise à Ydril pour que Norbert et lui les rencontrent. Son aîné serait comte bientôt, et lui même, héritier officiel du comté, jusqu’à la naissance d’un enfant de son frère. Encore faudrait-il qu’il trouve quelqu’un qui veuille bien de lui, ricana-t-il pour lui-même. Le vent se leva d’un coup, l’extirpant de ses pensées. Il eut un léger regard en arrière, et aperçut de gros nuages venant du Nord-Est qui avançaient vite. Il tourna les yeux vers Lina, hésita à lui tendre son bras, ne s’y résolut finalement pas et lui dit simplement :

« Une tempête approche, nous ferions mieux de nous dépêcher. Le temps peut tourner très vite, ici, en cette saison. On y va ? »

Le nordien se redressa alors que le dernier marin tombait à la renverse. Une légère goutte de sueur perla sur son front, signe que les dernières minutes avaient été particulièrement agitées, d’ailleurs, les gémissements de leurs adversaires, et les hommes qui se frottaient la tête au sol était un autre témoin de la bataille qui avait eu lieu dans le port. Les émeraudes balayèrent les alentours du regard, et il ne put s’empêcher de sentir son coeur se serrer alors que sa cousine avait disparu. Il fit deux grandes enjambées avant d’attraper celui qui l’avait attiré si loin de sa suzeraine. Sa puissante main saisit le collet de sa tunique avant de l’entraîner, assez rudement contre la rambarde de bois. « Où l’as-t-il amener? Et qui est-il? » Sa voix était forte, puissante, autoritaire, il était clair que le chevalier avait affronté de nombreux combats, voir de nombreuses guerres. Le nordien avait mené des hommes à travers la mission la plus épique de la péninsule, lui donnant le titre de Champion de Néera. D’ailleurs, ce dernier prouvait encore une fois pourquoi il avait eu ce titre alors que sa poigne se serra un peu plus pour ramener le dénommé Greg près de son visage. « Réponds- moi! » Pendant ce temps, la vingtaine de Sanguis Invertere se réunissait derrière leur capitaine, l’épée au clair, prêt à en démordre.

***

C’était curieux à quel point la langue du jeune homme s’était déliée une fois qu’elle l’avait mit en confiance. Un simple touché, délicat, chaste, et voilà que le suderon lui dévoilait peu à peu ce qu’il lui cachait et confirmait le doute qui avait doucement germé dans son esprit. Louis était noble. Cela était sans équivoque. À savoir d' où, très bonne question. Peut-être un simple seigneur d’Ydril qui ferait bientôt son entrée à la cour Soltari. Peut-être même un chevalier à peine àdoublé qui ne demandait qu’à faire ses preuves? Qui pouvait réellement le savoir. Chose qui était sur, c’était qu’elle le reverrait, probablement bien plus vite que la nordienne oserait l’avouer.

L’alonnaise le laissa remettre ses chausses, attendant patiemment, alors que ce dernier lui racontait ce qu’il savait sur elle- enfin, sur la baronne. Au moins, tout cela était positif , aucune raillerie, ni commentaire désobligeant sur le fait qu’elle soit Nordienne, ou qu’elle soit tombée dans les mains des Mécans. La jeune femme haussa les épaules, l’air nonchalant. « Peut-être que tu as raison d’avoir ces doutes. » Adélina ne rajouta rien d’autre, laissant volontairement l’interrogation en suspens. Vu le comportement que ce dernier avait eu, peut-être valait-il mieux qu’il ne le sache pas tout de suite. « Tu as été invité au mariage toi aussi? » La jeune femme eut un air légèrement rêveur, tentant de s’imaginer comment serait décoré le palais lors des célébrations. « Si c’est le cas, nous nous reverrons lors de la fête. »

Le vent vint de nouveau faire virevolter ses longues boucles brunes, et elle ne tarda pas à appercevoir, à son tour, l’épais nuage noir qui se déplaçait vers eux. Instantanément la jeune femme perdit son sourire, avant de hocher la tête, l’air sérieuse. Disons que cela ne laissait rien présager de bon. Elle attendit que Louis vienne la rejoindre, avant d’attraper son bras l’air le plus naturellement au monde et le laisser guider. « Nous sommes loin de l’auberge? »

Le dernier des matelots que Grégoire avait mis à terre gisait à ses pieds, le front ensanglanté. Le chevalier regarda sa propre main, ouvrant et fermant le poing pour détendre ses doigts, les jointures rouges et les articulations endolories. Il ne savait pas très bien ce qu’il s’était exactement passé, mais cet exercice lui avait fait du bien ! Il chercha des yeux son protégé, mais à première vue, Louis avait disparu. Une pointe d’inquiétude naquit en lui, et remarqua alors cet homme qu'il avait défié au bras de fer, et dont la force l’avait maintenu en échec plusieurs fois. Il le héla et s’apprêta à lui demander s’il savait où les tourtereaux étaient passés. C’était sans compter la façon qu’il eut de l’empoigner et de le maintenir coincé contre la rambarde. Lui non plus n’avait pas l’air tout à fait calme. Grégoire grimaça un demi-sourire en grognant de douleur. Il avait reçu un coup assez vilain dans le bas du dos, et le bois amplifiait sa souffrance.

« Lâche moi, s'il te plaît. J’allais te demander la même chose. »

Le chevalier n’était pas du genre à se laisser faire, mais il ne tenta pas de se débattre, ou de s’échapper. Ils étaient au moins quinze derrière ce colosse qui l’aurait probablement battu seul. Il n’avait pas la moindre chance de l’emporter, et tenta donc de calmer la situation en répondant à ses questions aussi franchement qu’il le put.

« J’en sais rien, et je n’peux pas te le dire. Quand j’vois votre escorte, j'me dis qu'elle est sans doute un peu plus importante que lui. On est dans le même bateau, toi et moi. Laisse-moi t’aider à les retrouver. »

Cet indice que Grégoire laissa filer avait pour but de sauver sa peau. Peut-être en avait-il déjà trop dit, mais de toute façon, si Louis était tombé dans un piège, le garçon en serait probablement mort à l’heure qu’il était. Un doute fugace traversa aussi son esprit. Il connaissait le passé du jeune homme, un brigand de la pire espèce, qu’ils avaient trouvé au fond d’une geôle d’une petite ville de bord de mer. Et si le futur noble avait commis l’irréparable ?

***

De son côté, Louis passait au final une bonne fin de soirée, dont les rebondissements resteraient longtemps gravés dans sa mémoire. La demoiselle à son bras, ils marchaient vivement, mais pas trop, en direction de la taverne.

« Au mariage ? J’y serais, oui, » avait-il répondu. « Mais je doute que nous soyons assis à la même table, votre Honneur. »

Il avait pouffé de rire après avoir vivement courbé l’échine, imitant gauchement un salut qu’un noble pourrait avoir devant une noble, sans toutefois lui toucher la main ou le poignet d’une quelconque façon : le garçon n’avait pas envie de la revoir se fermer, et il éviterait tout contact possible. Résolution très vite abandonnée somme toute, puisque Lina lui prit le bras et se laissa guider à travers les quais.

Le soleil donnait ses derniers rayons, les ombres s’étirant petit à petit, laissant place à la nuit dont la lune éclairerait bientôt les pavés d’Ydril. L’image magnifique de ce port à l’heure dorée qui surplombait l’océan puissant et déchaîné d’un côté, et si calme de l’autre, avait quelque chose d’irréel. L’astre aurait disparu derrière l’horizon avant que les sombres nuages ne l’atteignent. Ils s’illuminaient déjà par moments de foudroyants éclairs zébrant jusqu’à la marée montante, dont les vagues excitées par le vent venaient se fracasser violemment contre les falaises. Louis put apercevoir une coque balancée au gré des flots cherchant à rejoindre la côte, et une pensée sinistre lui vint : Tyra avait déjà décidé de leur sort. La tempête serait bientôt sur la ville. Il hâta le pas, parcourant le chemin inverse qu’ils avaient emprunté pendant leur course folle, alors que les volets des appartements de la basse ville claquaient, et qu’on entendait des prières folles de veuves dont le mari avait été arrachée par la fureur de l’océan.

« Pas très loin, non ! » s’exclama-t-il en haussant la voix. « Mais je crois que nous n’éviterons pas l’averse ! Nous devrions nous hâter ! »

Sujet: Re: Incognitos [Adélina] Lun 11 Sep 2023 - 10:03

Le ciel devenait de plus en plus menaçant alors que le bleu avait été remplacé par un gris de plus en plus foncé. Le vent balaya les longues boucles brunes de la baronne, alors que cette dernière regardait l’horizon. Elle pouvait déjà voir la mer s’obscurcir alors que les vagues poussaient de plus en plus les nombreux navires sur les quais. Les marins se dépêchaient pour amarrer correctement les navires, mettant les pares battages alors que les cris se succédaient. La nordienne suivit le suderon, accélérant le pas, avant que son regard ne se porte sur l’un des quais ou un navire venait d’accoster. Adélina s’arrêta net, ses yeux se plissèrent alors qu’elle observait un homme qui descendait de l’un des navires marchands. Ce dernier avait une cicatrice au-dessus de l'œil gauche, il avait des cheveux roux, mi-long et le teint basané d’un homme qui passait sa vie sur la mer. Ce dernier hurla à ses matelots de descendre les tissus du navire, ce qu’ils ne tardèrent guère à faire. Soudainement, la jeune femme reprit son pas, retrouvant un air quelque peu nonchalant, et voyant que Louis la regardait, cette dernière ne put s’empêcher de hausser l'épaule l'air nonchalante. « J’adore les tissus et les vêtements pardon - ce qu’il a crié a attiré mon attention. Mais allons-y avant que la pluie ne nous rattrape. » À ce moment précis, une goutte d’eau tomba doucement sur le nez de la baronne, qui lâcha finalement le bras du suderon. Elle put entendre le tonnerre, et c’est dès lors que l’averse commença brutalement. La jeune femme se mit à courir, alors que la pluie commençait à tomber drument. Au bout de quelques minutes de course - qui furent bien assez pour les tremper de la tête aux pieds, le duo atteignit finalement l’auberge. Adélina put alors voir son cousin qui parlait à l’homme qui accompagnait Louis au départ.

«Aubry ! » Héla-t-elle, alors que le chevalier releva la tête, avant de la chercher frénétiquement du regard. Cela prit bien une seconde avant que ce dernier ne l’aperçoive finalement, relâchant l’homme qu’il retenait par le collet, laissant les Sanguis Invertebre en civil derrière lui. En quelques grandes enjambés, il rejoint le duo, se mettant volontairement entre Adélina et Louis, faisant volontairement une barrière entre les deux.

« Où étais-tu ? »
« Un peu plus loin sur le port. Nous voulions épargner la cohue. »

Il la regarda de la tête au pied, semblant vouloir s’assurer qu’elle n’avait pas d’égratignure, ce qui sembla ennuyé la jeune femme. Ce dernier enleva rapidement sa cape de voyage avant de la mettre sur les épaules de la jeune femme, pour ensuite passer son bras autour de ses épaules, avant de l’entraîner dans la rue. Il fit un signe aux autres hommes qu’ils les suivent, avant de s’engager, laissant les deux suderons derrière lui. Adélina ne combattit guère son cousin, elle savait que trop bien qu’il ne voulait que son bien, et que cet épisode ravivait certaines blessures chez lui aussi. Sans attendre, la baronne tourna la tête vers l’arrière, lâchant un dernier sourire à Louis pour le saluer, avant de disparaître dans la pluie avec son escorte.

Sujet: Re: Incognitos [Adélina] Mer 20 Sep 2023 - 12:39

Cette averse ne les surprirent que par sa soudaineté et son intensité. Ils coururent se réfugier le plus vite possible à l’abri près de la taverne à laquelle ils s’étaient rencontrés, pour découvrir un spectacle sanglant. Ce qui frappa le plus Louis était la situation dans laquelle Grégoire se trouvait, agrippé par le collet par un homme visiblement énervé et stressé. Il s’apprêtait à réagir lorsque la femme à ses côtés appela l’agresseur, et le reconnut alors comme son compagnon garde du corps qui l’avait soigneusement tenue sous son regard, et qui les avait protégés contre la bande de marins violents. Aubry les écarta et s’interposa entre eux. Lui lançant un regard méfiant, Louis l’oublia très vite et alla rejoindre Grégoire qui se frottait le cou en se maudissant.

« Ça va ? Tu n’as rien ? »
« Pas de mal, non. Mais c’est pas passé loin. »

Jetant un regard en arrière, le jeune homme remarqua que le groupe de soldats et leur maîtresse se mettaient déjà en route. Il aperçut le sourire de Lina, auquel il répondit d’un signe de la main. Curieuse fin pour une rencontre si animée, se dit-il, avant de reporter son attention sur le chevalier visiblement indemne.

« Nous aussi, on devrait y aller, » lui dit-il.

Hochant de la tête, Grégoire approuva, se redressa et l’entraîna vers la porte du palais. Les premières minutes restèrent silencieuses, on n’entendit que le son des gouttes de pluie rebondissant sur le sol, les murs, leurs vêtements et cheveux trempés, et le bruit de leur pas lent et lourd. Ils n’étaient pas pressés. Finalement, c’est Louis qui brisa ce silence quelque peu gênant.

« Grégoire, je t’ai laissé seul dans une situation qui méritait que je reste à tes côtés. Ce n’est pas dans mes habitudes, je suis désolé. »
« Tu as bien fait, » soupira le chevalier en tournant la tête vers lui. « Ton instinct était de protéger cette dame qui semble importante vu la garde rapprochée qui l’accompagne, et de te protéger toi. J’ai accompli ma mission, tu n’as rien à te reprocher. »

Louis secoua la tête. Était-ce ainsi qu’Antioche menait le comté, aujourd’hui, utilisant ses servants sans les soutenir dans les moments difficiles ?

« Ce n’est pas ainsi que je fonctionne. Je ne mérite le sacrifice de personne, et je t’interdis même d’y penser. Il fallait protéger cette femme, oui, mais j’aurais dû revenir me battre. Tu n’es pas mon protecteur, tu es un chevalier, et demain, nous serons frères d’armes. C’est compris ? »

Un sourire compréhensif apparut sur le visage de l’homme, qui hocha de nouveau la tête, pensant que l’adolescent se fourvoyait s’il croyait vraiment ce qu’il disait. Grégoire préféra changer de sujet.

« Elle t’a dit qui elle était ? »
« Ah ! » s’exclama-t-il avec un sourire. « Tu n’imagineras pas, cette noble m’a dit qu’elle était Adélina de Lourbier ! Vraiment, les gens, parfois... »
« Attends, tu es sérieux là ? La promise d’Adriano ? »
« Elle-même ! Rassure-toi, elle voulait sûrement faire son intéressante. »
« Mouais… »
« En tout cas, elle n’a pas cédé à mes avances, c’est bien dommage. »

Grégoire s’arrêta, et éclata d’un fou rire incontrôlé.

« Mais attends, tu savais qu’elle était noble non ? Pas une fille de joie de la taverne. »
« Écoute, j’étais à deux doigts de réussir. La prochaine fois, j’espère m’en tirer mieux que ça ! »
« J’espère que ça ne va pas te retomber dessus, Louis d’Ydril. Ton nom va être important, et une simple avance à une dame peut avoir des conséquences que tu n’imagines pas. »

Oh, je les imagine très bien, pensa Louis, gardant pour lui les images affolantes et érotiques qui venaient à lui. Un sourire satisfait illumina son visage, et ils reprirent leur marche lente jusqu’au palais. La vie de noble ne semblait pas si différente, au fond...

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