Sur les traces du Rok [Louis]

Il était à peine sept heures du matin lorsqu’on frappa doucement à la porte du ronfleur. Une très jeune servante entra et le découvrit encore à moitié endormi dans son lit à la draperie riche. Le rouge lui monta aux joues, elle bafouilla quelques mots d’excuse incompréhensible et s’éclipsa en vitesse après avoir déposé un plateau sur le rebord d’un meuble, avant même que Louis n’eut le temps d’ouvrir la bouche pour la remercier. Il s’étira en baillant et se redressa péniblement, enfila une robe de chambre et s’approcha de ce buffet. Son petit déjeuner serait composé ce matin de quelques fruits juteux, d’une pomme et d’un morceau de viande séchée, accompagnés d’une tasse pleine de café. En croquant à pleines dents dans le fruit rouge, il sentit quelque chose d’incomestible lui frotter les dents, et écarta la pomme de sa bouche. Un petit morceau de papier avait été inséré avec habileté au sein de sa chair, qu’il tira non sans mal avec un couteau. Il le déplia, et dans une écriture minuscule, on lui signalait l’emplacement de celui que l'héritier cherchait. C’est le sourire aux lèvres qu’il dévora le reste de son petit-déjeuner tout en brûlant l’indice à la flamme d’une bougie.

Une fois préparé, Louis descendit directement au terrain d’entraînement où il trouva l’espéré Grégoire, qui alla le rejoindre et le saluer après avoir été appelé. Le frère du comte l’invita à l’accompagner de nouveau sur le port pour une affaire importante de tissus, et lui donna rendez-vous de nouveau devant le tunnel secret, en lui précisant de venir incognito. C’est donc après une journée finalement tranquille qu’ils se retrouvèrent encore une fois habillés de vêtements simples, qu’on pourrait confondre avec ceux de marchands ordinaires. Le chemin vers le port se passa cette fois sans encombre ni trébuchement sur quelque mendiant aux biceps saillants. Ils franchirent la porte de l’Auberge du Port et furent assaillis par une bouffée d’air chaud et puant déjà l’alcool en ce début de soirée. Louis reconnut immédiatement l’homme qu’on lui avait décrit succinctement, et lui jeta un regard en signalant du coude à Grégoire qui ils étaient venus voir. Il lui glissa à voix basse :

« Demande à l’aubergiste une chambre, s’il te plaît, et attends-nous y. Je vais demander à ce marchand de me suivre. »

C’est d’une démarche assurée qu’il marcha vers la tablée de l’équipage en se joignant à leurs rires.

« Mes amis ! » s’exclama-t-il d’une voix forte. « On prétend que vous êtes ceux qui amènent les plus beaux textiles qu’on peut trouver en Ydril aujourd’hui. Mon magasin a été dévalisé récemment et j’ai besoin de me refaire un stock ! » Il se tourna directement vers l’homme aux cheveux roux. « C’est toi qu’on nomme Vitale Pantone ? »

Le ton du prétendu marchand fit tiquer le jeune homme, qui serra les dents dans un rictus amer. Un simple voyou, voilà ce qu’il avait devant lui. Un pirate, brigand de la pire espèce, qui n’avait qu’un seul amour : l’or et l’appât du gain. Oh, il en avait bien croisé quelques-uns dans son ancienne vie à Tylère, mais ceux-là ne se cachaient pas – et Louis non plus à cette époque. Il ne s’attendait toutefois pas à ce que ce Vitale, si c’était bien son nom, ne se dévoile ainsi : aucun détaillant digne de ce nom ne refuserait quelconque affaire. Il hocha de la tête avant de reprendre un semblant de visage amical.

« Voyons l’ami, ce n’est pas nécessaire de te mettre dans cet état. Je sais que ta cale est encore à moitié pleine, ne me mens donc pas. »

Un coup de bluff, évidemment. Sur ce petit mot qu’il avait reçu, aucun détail sur l’état de sa cargaison, juste un mot : textiles. Il eut toutefois été étonné d’être à côté de la plaque : Soltariel était probablement sur sa route, et on payait cher le tissu, là-bas. Mais le pirate pouvait très bien n’en avoir aucune idée, idiot comme il avait l’air avec ses airs de beau garçon. Le jeune homme ressentit la hâte de lui abîmer ce petit minois, mais patience, cela viendrait bien assez vite. Il se pencha vers lui et lui glissa plus bas :

« J’ai de quoi te payer, » dit-il en joignant le geste à sa parole et lui lançant d’une pichenette un souverain, « si c’est ça qui t’inquiète. »

Voilà qui était mieux, l’attitude du pirate avait changé du tout au tout. Louis avait vu juste, cette vermine tuerait mère et père pour un peu d’argent de poche. Il frappa dans ses mains et secoua la tête doucement.

« Pas ici, je préfère régler mes affaires dans l’intimité. J’ai une chambre à l’étage, suis-moi. »

Le duo monta ainsi à l’étage, Louis qui passa devant le guida vers la seule pièce dont la porte était entrouverte. À l’intérieur, une petite table ronde et deux chaises étaient posées contre l’un des quatre murs. Il y avait aussi un coffre placé sous une fenêtre condamnée, à côté d’un lit sur lequel était assis un Grégoire soulagé les regarda entrer.

« Attends-moi dehors, je n’en aurais pas pour longtemps, » lui dit Louis d’un ton assuré.

Le chevalier hésita et lança un regard inquiet vers le noble avant de se relever en soufflant et de sortir en refermant la porte, non sans lancer un petit signe de tête à cet inconnu roux. Louis alla s’asseoir et posa ses coudes sur la table. Cette fois, c’est lui qui l’invita à s’asseoir avant de poser ses coudes sur la table.

« Maintenant que j’ai ton attention, écoute-moi bien. » Il parlait à voix basse, en chuchotant presque. Après tout, les murs avaient des oreilles dans une auberge de cet acabit. « Je ne suis pas un vulgaire marchand de tapis, tout comme toi. Mon employeur a une dent contre un ennemi du Rokvenha. Il a une proposition à lui faire, et j’aimerais que tu nous organises une rencontre, pirate. »

La réaction attendue du pirate ne surprit pas le jeune homme. Des racailles de la pire espèce, voilà ce qu’ils étaient. Des hommes sans honneur, sans loi, qui tuaient et pillaient pour leur plaisir.

Ils le débectaient.

Mais le noble n’avait pas le choix, il devait retrouver le Rok, et il remercia Félix de l’avoir mis sur sa route, car il avait vu juste. Ce prétendu Vitale connaissait sa cible, et il pourrait aider Louis. Il faudrait maintenant jouer serré, et peut-être connaître les intentions de l’homme avant de chercher à l’amadouer. Les mots lui manquaient : convaincre, ce n’était pas son point fort. Qu’il eut été facile de lui faire ouvrir son clapet une fois quelques orteils écrasés et doigts brisés… Mais non, ce n’était pas la solution, ici. Et puis, il fallait penser à ressortir vivant de cette taverne mal famée. Tout l’équipage du pirate l’attendait en bas. Soigneusement, il choisit ses prochains mots avec précaution, relâchant un peu ses épaules et affichant un visage à demi souriant.

« Toi et moi, on sait bien que le Rok ne mettra pas les pieds dans le duché, c’est trop dangereux pour lui, nous connaissons tous son visage. » Il fit une pause de quelques secondes avant de reprendre à voix un peu plus basse. « Et je ne me risquerais pas non plus à rejoindre Meca. »

Après tout, l’île aux pirates était un endroit secret, et peu étaient ceux qui l’arpentaient et en ressortaient vivant, sans être soi-même l’un de ces vauriens. Et puis, il fallait reconnaître que le visage de Louis finirait un jour ou l’autre par être connu. Rester discret restait une obligation.

« Mais je reste persuadé que le Rok met pied à terre en Péninsule de temps en temps, comme chacun d’entre vous. Reste à savoir ce que tu veux maintenant pour me donner le nom de sa prochaine escale. » Le jeune homme le fixa du regard en tirant de sa ceinture une bourse à moitié remplie et la jeter sur la table. « Mon employeur a de quoi te permettre d’avoir une belle vie pendant quelques mois. De l’argent, des femmes, des biens, un toit… Qu’est-ce que tu veux ? »

Quand le pirate évoqua le titre du Duc, Louis ne put réprimer le léger sourire qui se dessina sur ses lèvres. Il fit craquer ses doigts. Vitale n’était pas stupide : la connexion n’était pas si évidente à trouver. La réaction du jeune homme semblait l’avoir trahi, mais qu’importe. Tôt ou tard, il aurait bien fallu donner la cible. Louis ne risquait rien ici, la parole d’un pirate ne vaudrait rien contre la sienne et celle de Norbert. En revanche, il leur faudrait redoubler de prudence à l’avenir. Le frère du Comte s’apprêta à répondre mais le prétendu marchand ne lui en laissa pas le temps. Il l’écouta attentivement, n’osant pas intervenir de nouveau. Il le tenait au bout de ses doigts. Vitale allait lui révéler tout ce dont il avait besoin, le garçon devait simplement tenir sa langue et rester silencieux.

Le nom de la Rose lui fit seulement lever un sourcil interrogateur. Louis n’avait jamais entendu parler d’une Rose d’une quelconque importance, et il doutait que le vaurien parle de fleurs à cette heure tardive. Il s’approcha et tendit l’oreille, s’imprégnant de cette chanson et alors, il comprit. Ce qu’il s’était passé entre Adélina et le Rok n’était un simple enlèvement, ou tentative de rançon. Il comprenait mieux pourquoi le Duc en voulait au puissant pirate, et cherchait à s’en débarrasser. Son existence même était une atteinte à son honneur et un risque pour son image et son mariage. La baronne avait été souillée par la rudesse de cet homme. Louis revit alors le visage de la belle qui l’avait accompagné sur la petite crique non loin d’ici. Il comprenait mieux sa réaction, maintenant. Tout commençait à prendre sens dans sa tête. L’idée qu’un pirate l’ait touchée et qu’un autre la désirait ardemment lui donnait la nausée, mais impassible, il n’en montra rien, et afficha seulement un visage neutre face à son interlocuteur, mais dans sa tête, les engrenages du chaos se mirent en marche.

Lorsque le pirate nomma Siriac, et les 11 jours restants avant leurs retrouvailles, Louis se frotta les mains d’un air satisfait.

« Eh bien Vitale, c’est parfait. Je pense que nos intérêts convergent. Je ne peux vous promettre votre… Rose, mais une fois que nos ennemis communs ne seront plus de ce monde, vous aurez l’occasion d’en faire ce que bon vous semble. »

Il découvrir ses dents dans un sourire animé de violence et tendit une main prête à être serrée, dont le pirate s’empara. Sa poigne était ferme, et dans cet accord de principe, le jeune seigneur se promit de lui trancher lui même la tête pour son impudence. Il regretterait bien assez tôt d’avoir voulu poser autre chose que ses yeux sur la baronne.

Louis congédia le pirate et retrouva Grégoire, qui l’escorta de près vers la sortie. Évidemment, le chevalier n’avait rien entendu. Il n’avait pas envie de se retrouver mêlé à cette histoire. Le frère du comte ne lui faisait pas encore complètement confiance, mais de toute évidence, lorsqu’il lui serait bien loyal, il serait temps de le mettre dans la confidence. Si le Duc n’était pas mort avant.