Position de force [PV Adriano]

Seconde ennéade de Favriüs
Premier mois de l'Automne
An 21 du XIe Cycle

Séraphine prit une grande inspiration avant de souffler bruyamment, faisant de fait bouger les plis de son éventail vert. Devant la porte menant à la salle d'audience, salle dans laquelle elle rencontrerait le Duc Adriano pour quelques échanges simples mais nécessaires. L'issue de la discussion allait dépendre de la détente dont elle allait faire preuve en ce jour, mais aussi de l'assurance qu'elle dégagerait.

Sa longue robe bleuâtre est irréprochable, elle rappelle les couleurs d'Aphel en tout point. Cette dernière répond parfaitement aux us habituels, si ce n'est la couleur qui n'est pas dans le panel commun, sans pour autant choquer. C'était une petite préférence, un petit clin d’œil de la Vicomtesse envers ses origines, afin de se rappeler si elle venait à baisser brièvement le regard qu'elle représentait autre chose que sa personne en ce jour.

Séraphine était, de par sa position au sein d'Aphel celle qui avait le plus de soutiens afin de faire pression pour obtenir le Comté de Sybrondil, et elle n'allait certainement pas s'en priver au vu des différents évènements ayant eu lieu dans son Vicomté. Le Bal d'Automne n'était guère passé inaperçu de par son autorisation quant à la noblesse d'Aphel d'aller quérir des damoiselles dans tout le comté, et que cela ait été bien vu ou mal vu, cela avait à minima fait parler dans une partie du comté.

La jeune femme ne porte aucune arme à sa ceinture aujourd'hui car la tenue stricte ne se prête pas à cette fantaisie, mais n'est pas venue seule. Elle est escortée par sa garde personnelle, composée de ses deux gardes du corps et possède malgré tout une simple dague dans son décolleté, volontairement plus évasé pour l'occasion.

Dès lors qu'elle fût annoncée, les portes de la salle s'ouvrirent sur le Duc de Soltariel. Séraphine s'avança avec assurance, son visage a moitié masqué par l'éventail. Son expression derrière celui-ci est pour l'instant neutre, aucun trait ne vient adoucir ou durcir son regard au niveau des coins, à tel point qu'il est difficile de la jauger en l'état. Elle s'avance légèrement plus en avant que sa garde en signe de détente et d'assurance, ces derniers ayant leur main sur le pommeau de leur épée de façon extrêmement détendue, à la fois prêts et à la fois relaxés ; une posture en demi-teinte marquant un protocole stricte malgré le fait qu'ils étaient chez leur Seigneur.

Une fois arrivée à hauteur du Duc, Séraphine replia rapidement son éventail afin de pouvoir porter la main sur un pan de sa robe, puis effectua une élégante courbette, visage a moitié baissé vers le sol en guise de respect au titre et de soumission à son seigneur. Sa garde se tient légèrement en retrait, un genou à terre, main gauche sur leur genou droit respectif, tête baissée.

- Votre Altesse.

Sitôt qu'elle recevra un signal quelconque en retour, elle ouvrira son jouet favoris devant son visage.

A peine revenu à Soltariel après les évènements tragiques qui s’étaient déroulés en Ydril, Adriano avait dû se remettre au travail. Paternel, tout d’abord : il avait dû rassurer sa fille, et lui parler, car l’absence d’Adélina signifiait qu’elle reprenait une place de seconde dans la hiérarchie nobiliaire et étatique de Soltariel. Politique, ensuite, car il lui fallait régner à nouveau, décider à nouveau, réfléchir, estimer, voir venir et anticiper ce qui pourrait arriver sur ses terres, de tous les points de vue politico-économique. Stratégique enfin… En proposant à Caleb une entrevue secrète, discrète et que d’aucun qualifierait de trahison à la royauté… Ou d’une idée brillante à exécuter.

Aujourd’hui, il recevait la Vicomtesse d’Aphael, Séraphine de Rovère. Prévenu par une missive officielle portant le sceau de la jeune femme, Adriano s’était préparé. Chichement habillé de sa tenue ducale aux couleurs du duché et de sa maison – le rouge et l’or étant dominantes – il attendait dans une salle du trône aux reflets argentés, bardée de statues, de gravures et de tableaux d’art. Assis, il gratifia la Vicomtesse d’un signe de tête là où elle offrit une révérence protocolaire.

« Votre Grandeur. » Lui dit-il alors, un sourire dans la voix et une attitude bienveillante éminemment contrôlée. « Bienvenue à Soltariel ! Vous venez de loin, aussi ai-je fait préparer des appartements privés pour vous et vos gens. Le chef des serviteurs vous y conduira en temps voulu. Que puis-je pour vous ? »

Son éventail déplié, elle ordonna à sa garde de se relever d'un discret geste de l'index et du majeur, sans que sa main n'ait bougé de place. Ces derniers se redressèrent, effectuèrent un pas en arrière et se tinrent en posture de respect, mains hors de la garde de l'épée.

Séraphine effectua un léger mouvement de la tête en réponse au Duc, quelques mèches s'enfuyant au passage de son dos afin de rejoindre ses épaules.

- Je suis honorée de pareil accueil, votre Altesse.

Son regard intense parcourait son interlocuteur de la tête aux pieds, s'attardant sur les traits de son visage comme si elle espérait y trouver quelques réponses que ce soit ; c'était de plus la seule partie de son minois qui était visible, ce qui donnait une profondeur accentuée à ses pupilles.

- Si je vous disais que je suis venue m'enquérir de votre état de santé, vous ne me croiriez pas.

Elle replia l'éventail dans un bruit sec, laissant apparaître sa mine imperturbable, calme telle l'eau qui dort. Sa phrase est prononcée d'un ton parfaitement sérieux et était de fait, exempte de l'hypocrisie habituelle que l'on retrouvait à la cour.

- Voyez-vous votre Altesse, j'étais en passe de négocier un traité avec le Comté d'Ydril concernant une exemption de taxes portuaires pour le Vicomté d'Aphel, mais il semblerait que je sois une Damoiselle capricieuse et l'idée ne me sied guère plus.

Sa voix est douce, sa position est fixe et elle ne s'étale pas en fastes gestes inutiles, se contentant de rester dans le concret.

- Les vagues, les jeux et les enjeux ont tendance à me couper l'appétit, ainsi me suis-je dit qu'une marche me ferait grand bien. De fait, je suis venue demander un arrangement avec Soltariel qui se situe au bout du fleuve afin que nous puissions commercer entre les deux cités en passant par ce dernier, avec une exemption complète de taxes sur les marchandises transportées par la flotte de ma famille.

Sa tête se rabaissa très légèrement, son regard se releva pour contrebalancer, donnant une impression de soumission mais aussi qu'elle était sur la défensive.

- Bien évidemment, nous vous réserverons les mêmes privilèges et supprimerons de plus toutes les taxes portuaires d'Aphel, à nos gens autant qu'aux vôtres afin que les marchandises puissent librement s'échanger dans le duché sans qu'aucune concurrence mal-placée ne vienne entacher notre unité.

De par sa posture toujours identique, elle signait le fait qu'elle n'avait pas fini d'exposer ses revendications, bien qu'elle s'interrompit afin de laisser le Duc s'exprimer à son tour.

L’attitude la jeune femme était intéressante et curieuse. Usant et abusant de certaines expressions faciales, des gestes précis, maîtrisés mais secs, trahissaient une personne à la tempérance tumultueuse. Son jeune âge, en plus, avait de quoi inquiéter… D’après ses propres propos, mademoiselle était capricieuse, et cela se voyait et se ressentait dans sa façon d’être… Adriano la jaugea : sans doute qu’une telle personne ne devait point être crue sur parole. Ou du moins, point totalement.

« Et pourquoi ne point vous croire ? Vous devez être au courant des évènements de l’ennéade passée ? La mort de mes gardes, la tentative d’assassinat me concernant, la disparition de mon épouse dans d’étranges conditions, la mort de mon enfant à naître… Autant de choses qui vous motiveraient à venir voir votre suzerain pour vous enquérir de son état de santé, ne croyez-vous point ? »

L’humour, bien-sûr. L’humour, mais aussi la déstabilisation. Point est obligatoire de discuter économie, taxes et autres accords comme elle semblait le vouloir… Un vassal ne devait point s’enquérir de l’état de santé de son suzerain ? Allez-savoir… Mais le sourire d’Adriano demeure gentil et doux, et il regarde la jeune femme et l’écoute avec une attention renouvelée.

« Eh bien… Les changements à la tête d’Ydril vous permettront de négocier avec Louis, et non plus Norbert. Et je suis certains que Louis serait bien plus doué, prompt à l’entente et bien plus ouvert d’esprit que feu son traître de frère. » Dit-il, répondant donc à Séraphine. « Votre idée est… Intéressante sur le fond, mais très changeante dans la forme. Les taxes représentent une rentrée d’argent conséquente… Et si je vous accorde cela, je ne donne que quelques ennéades avant que toutes les communautés marchandes ne viennent ne me réclamer la même chose… En plus des Nains ! » Expliquait-il. « Votre flotte familiale possède-t-elle le monopôle des échanges d’Aphael ? »

Alors qu'il mentionne les évènements qui s'étaient récemment passés, sa tête se redresse très légèrement, puis se penche sur le côté de quelques centimètres, assez pour laisser supposer qu'elle s'interroge sur la réponse à donner a ce qui lui apparait comme une sorte d'humour à froid. Les températures en cette saison avaient chuté plus que de coutume, et ainsi Séraphine était couverte d'un léger châle sur ses épaules, bien que ce dernier la gêna de par le lieu bien chauffé.

- Comme la totalité du Duché, et pourtant cela ne les freine point de manigancer au point de vous laisser meurtri, je préfère me réjouir intérieurement de vous voir bien portant, usant de votre stature habituelle sans devoir m'habiller de compassions et d'un ton pathétique ; votre regard est vif et votre verbe bien acéré, cela suffit à me convaincre, votre Altesse.

Premier geste de la rencontre, Séraphine agite les deux doigts de sa main droite le long de son éventail, semblant considérer intérieurement les paroles de son souverain, mais le fait qu'elle n'hésite pas a reprendre la parole donne l'indication qu'elle avait déjà réfléchi à cette question.

- Ce ne sera point définitif, mais assez pour que le commerce puisse prospérer et pourquoi pas de nouveaux projets de prendre place ; les investisseurs afflueront à n'en point douter. Ainsi les taxes perdues d'une main seront récupérées sur le long terme de l'autre.

Elle fût vraisemblablement prise au dépourvu concernant la question sur le monopole des eaux maritimes de la cité, ainsi elle laissa planer un silence pouvant être pris comme un doute, ses yeux bougeant à la recherche d'une réponse ou d'une tournure de phrase correcte.

- Il serait bien arrogant de nous targuer de posséder un monopole tant chacun participe à l'économie sur différentes routes commerciales, mais nous possédons néanmoins deux galions affectés à Aphel ainsi que deux à Sybrondil pouvant être mis à contribution.

Séraphine écarta légèrement ses bras avant de les remettre en place de façon détendue le long de son corps, signant ainsi une conclusion.

- Quant aux autres communautés marchandes, si elles sont rattachées à une cité et peuvent produire les mêmes effets, nul doute que les conséquences seront les mêmes. A moins qu'ils ne souhaitent faire bonne chère de votre bonté, le cas échéant je ne doute point que votre Altesse saura crier haro à leur encontre.

Aux propos de Séraphine, Adriano acquiesça à nouveau. Outre le fait qu’elle apparaisse comme une enfant gâtée – de ses propres aveux – elle semble aussi prompt à un jugement correct, et à une criticité d’esprit impressionnante. Effectivement, tout le duché aura entendu parler des évènements d’Ydril, mais, malgré cela, rien ne les empêche de poursuivre leurs manigances, élucubrations et autres machinations. Adriano était surpris… Oui, surpris. Ainsi donc, celle qui changeait d’avis comme de chemises concernant l’implication d’Ydril dans cet accord économique, se montrait être une habile politicienne capable de faire preuve de critique, mais aussi, de sagacité.

« Bien. »

Les explications continues. Ainsi donc, si la famille d’Aphael ne possède point le monopôle des exportations navales et fluviales, ils n’en demeurent pas moins des acteurs importants de ce système de transports et d’échanges. Mais, surtout, la pensée derrière cette entreprise est effectivement purement identitaire. Le Sud, pour le Sud, par les Suderons.

Intéressé, Adriano écouta avec attention. Détaxer les importations issues de la compagnie d’Aphael permettrait donc de mettre en concurrence les autres investisseurs potentiels, dans ou en dehors du Sud. Séraphine ne souhaite point améliorer ses marges, non. Elle souhaite que le message envoyé puisse attirer d’autres compagnies, d’autres commerçants, d’autres investisseurs, d’autres acheteurs et vendeurs. Cela doublera, triplera les ventes et donc, les mouvements, les flux et les taxes sur les navires en dehors de ceux d’Aphael. Les taxes d’importations seront aussi appliquées à plus de vendeurs et d’acheteurs, et ce qui sera perdu dans la détaxation sera largement regagnée et dépassée par l’afflux de nouveaux interlocuteurs commerçants.

« Je vois. » Dit-il, réfléchissant en prenant son temps. « Ce projet est intéressant, je dois bien l’avouer. Et… Je vois que vous avez pensé à tout. J’ai… Moi aussi quelques projets, dont je ne peux point encore vous parler car ils ne sont encore que balbutiants mais… Oui, intéressant… » Dit-il, changeant de position dans son assise pour pouvoir réfléchir correctement. « Je… Je n’ai qu’une envie pour ce duché : qu’il soit plus riche, plus puissant et plus sûr que tous les autres. Vous devez sans doute déjà le savoir : j’ai divisé l’ancienne rançon d’Adélina entre tous mes vassaux pour les aider à combattre les pirates et sécuriser leurs terres. Je ne compte point m’arrêter là… Et votre idée pourrait être un moyen supplémentaire de favoriser les cités Suderonne et d’attirer d’autres investisseurs. J’accepte. »

Séraphine patientait sagement que le Duc ait achevé son analyse, mais n'hoche pas la tête comme il serait coutume de le faire afin de signaler que l'on suivait la conversation. Elle fronça néanmoins le regard un bref instant avant de hausser les sourcils fugacement, affichant ainsi une surprise non dissimulée quant à sa capacité de compréhension des enjeux.

- Votre analyse des flux commerciaux est remarquable votre Altesse, même ma sœur à eu bien du mal à se projeter aussi loin dans le raisonnement, il va sans dire que vous êtes une personnalité d'exception et que c'est pour cette raison que vous vous tenez encore droit dans cette adversité.

Le ton est neutre et les mots sortent naturellement, elle ne laisse entendre aucune intention de flatterie. Séraphine s'approche d'un pas symbolique en direction d'Adriano, un mouvement lent et respectueux venant briser la distance règlementaire. Elle regarde à gauche puis à droite d'un simple regard sans que sa tête ne bouge afin de jauger l'ambiance de la salle. Elle enchaine immédiatement avant qu'il y ait la moindre remontrance sur cette faute protocolaire.

- Nous sommes issus d'ancêtres marchands et nous portons la responsabilité du bien être de nos gens, c'est la raison pour laquelle je m'engage devant Son Altesse à ne tirer aucun bénéfice direct. J'ai bien d'autres projets à mettre en œuvre, notamment la mise en place d'une maison de courtisanes.

Elle s'interrompit, ce qu'elle venait d'annoncer allait peut-être monopoliser de l'attention sur la suite de la phrase. Elle poursuit après avoir laissé le blanc nécessaire à l'assimilation de l'information, présentant une seconde demande.

- Mes prédécesseurs voulaient mettre en œuvre des bordels et sans doute que le projet est encore en train de tourner en rond à la cour de Sybrondil, mais l'idée que les filles d'Aphel soient vues comme une marchandise ne me réjouit guère. Elles sont un luxe, et mon cœur s’enserre à l'idée de les voir déambuler le soir non-loin du port. Nos Dames en sont aussi fort excédées.

Elle ne rajouta pas d'argument, laissant ainsi le Duc réfléchir aux enjeux et aux différences entre un bordel et une maison de courtisanes. Elle fronça le regard une seconde fois, elle venait de saisir le moment idéal pour sa conclusion.

- Bien évidemment Votre Altesse, Aphel est moins sujette aux attaques directes que les villes côtières de par l'Hanse qui protège la cité du Lac et nous avons moins d'intérêt dans la chasse aux pirates. Malgré tout je compte bien évidemment unifier de nouveau Aphel et Sybrondil, et sachez que la totalité de la flotte et des cavaliers d'Aphel sont sous mes ordres, et par extension sous les vôtres en cas de besoin.

Elle venait en une dernière intervention de confirmer le fait qu'elle souhaitait récupérer le Comté de Sybrondil, mais venait aussi de renouveler par sa parole son allégeance et celle de la capricieuse Aphel envers Soltariel. Séraphine effectua une seconde courbette en guise de soumission a l'autorité du Duc.

Une sorte d’alchimie commençait à naître entre les deux nobles. Adriano appréciait de plus en plus sa discussion avec Séraphine qui, bien que jeune, montrait un esprit perspicace, plein de sagacité et étonnamment éclairé sur la situation actuelle. D’ailleurs, une chose était étonnante… L’initiative de la jeune femme était étonnamment bien pensée, ficelée et digne d’un plan politique sur le long terme. Une sorte de clairvoyance maline… Qui n’était point venu à l’esprit d’Adriano avant elle. Quelque part, le Duc était jaloux… Frustré… Se sentait un peu dépassé : il aurait pu penser à une telle initiative et en retirer tout le crédit…

Mais voilà : une vassale y avait pensé. Et en réalité, en ces temps troublés, le fait que Séraphine en parle à Adriano, vende ce projet, et tente de mettre le Duc dans cette planification était un témoignage de fidélité et de confiance. Peu de vassaux avaient en effet confiance en leurs souverains ; peu de vassaux étaient également fidèles au point d’aller d’abord voir leur suzerain avant de décliner une idée sur les terres plus petites. Peu de temps après une tentative d’assassinat et de coup d’état, voir alors une initiative de la sorte était… Rafraichissante, et ô combien rassurante.

Puis, vint la suite. Un autre projet de la jeune femme : une maison de courtisane. Cela lui rappelait les discussions passées avec Victoria di Maldi, feu son ex-épouse. Cette dernière avait eu quelques accords passés avec Maralina Irohivrah, pour l’implantation de comptoirs mais aussi de maisons closes et autres bordels. Ces derniers étaient donc en place, à Sybrondil… Et Séraphine désirait créer la même chose, mais plus respectueuse des femmes, des services et nettement plus protégés aussi. Point un bordel… Mais un endroit protégé, qui offre un savoir-faire professionnel tarifé, réglementé… Différent, donc. Oh oui, différent.

Cela montrait aussi autre chose : Séraphine d’Aphael était candidate aux rênes du Comté de Sybrondil. Ou du moins, comptait se mettre en bonne position. Adriano pouvait-il faire quelque chose pour l’aider ? Peut-être… Voulait-il d’une vassale comme elle à la tête d’un des plus grands Comtés de ce territoire ? Peut-être… Il fallait y réfléchir.

« Je peux vous dire qu’en effet, feu Victoria di Maldi aura passé des accords avec Maralina Irohivrah, une princesse marchande de Thaar, pour l’installation de comptoirs commerciaux, mais aussi, de bordels contrôlés par elle-même. » Dit-il, informant donc la jeune femme que la chose était bien actée, et pas qu’un peu. « Je vous conseille de bien faire attention : Maralina est une pêcheresse dangereuse. Elle est connue pour être une tueuse implacable, et une femme intelligente. Si vous projetez d’ouvrir quelques maisons de courtisanes, vous serez une concurrence directe pour elle… Je ne saurais que trop vous conseiller que d’étudier les cités et les quartiers, et ouvrir vos maisons loin des bordels de Maralina. » Ajoutait-il, avant de l’écouter à nouveau. « Vos… Prétentions concernant l’unification d’Aphael et de Sybrondil, ne passent point non plus inaperçues : vous convoitez le trône. Et, de ce que j’en comprends, vous représentez la lignée et êtes la dame la plus en vue pour obtenir ces terres. N’est-ce pas ? »

Alors que le Duc prit la parole, Séraphine refit en arrière le pas qu'elle venait de faire en avant, mais en se mettant dans une position plus détendue alors que la conversation battait son plein et qu'elle dérivait sur de la stratégie commerciale. Dès lors qu'il mentionna Maralina, elle ouvrit son éventail de deux doigts, ce qui laissa résonner un bruit de cliquetis audible, avant de se masquer partiellement le visage comme à son habitude, cachant ainsi l'expression du moment à son interlocuteur bien que ses yeux semi-fermés puissent laisser deviner qu'elle masquait un sourire prononcé qu'elle ne cherchait pas à cacher dans sa totalité.

- Savez-vous votre Altesse ce qu'il manque aux dirigeants ?

Elle tapota de la main à deux reprises contre sa hanche, seul endroit ou sa robe n'absorberait pas ce bruit, avant que ses gardes du corps ne mettent la main sur la poignée sur leur épée, faisant sortir leur lame d'un centimètre, ce qui eut pour effet de mettre les effectifs en tension, ces derniers portèrent d'ailleurs à raison la main sur leur épée. Séraphine abaissa légèrement les deux doigts pour calmer les tensions et ordonner à sa garde de ne pas aller plus loin.

- Des amis fidèles. Ce ne sont pas que mes gardes du corps, ils prennent part à ma vie quotidienne, parlent sans contrainte en omettant parfois le respect du titre, et il m'arrive même de partager un repas avec leur famille.

Ils rangèrent leur lame et le bruit aigüe du manche sur le fourreau vint en témoigner alors que la salle se détendit.

- Sous mon règne, mes gens et serviteurs sont instruis et j'ai beaucoup de compassion pour toutes les couches de la société d'Aphel. Il est facile d'acheter des services avec de l'argent, mais il y'a en ce monde des choses qui ne s'achètent pas. La loyauté, la fidélité, l'amour, l'amitié et les moments partagés ne se monnayent pas, c'est la seule force des justes envers les vilains.

Elle agita son éventail à deux reprises devant son visage, faisant de fait voler quelques mèches de ses cheveux et signant peut-être une certaine agitation intérieur, bien qu'il soit difficile en ce moment de la sonder.

- Cependant je suis tout aussi intransigeante envers ceux qui contribueraient à faire de la cité du lac un lieu de débauche ou d'insécurité. De gré ou de force, de court terme ou de long terme, par la négociation ou par le conflit, je ne m'écraserai pas devant une rivale et j'établirais mon projet sous ses fenêtres s'il m'en plaisait. Libre à elle de répondre de la façon dont elle l'entend.

Elle chassa le sujet d'un geste de la main, préférant se calmer avant de déraper plus en avant dans la conversation et que celle-ci ne sorte du cadre établi.

- Il ne fait nul doute qu'avec le soutiens de la cour d'Aphel dans sa majorité, je suis de fait la plus a même de pouvoir y prétendre. Mais je ne compte pas me servir d'une influence non méritée, car ceux qui ne méritent rien provoquent leur propre chute. Je gagnerai le trône par des actes de bonté et de justice, et ceux-ci débutent aujourd'hui même avec notre rencontre.

A nouveau, Adriano garda le silence. Il parlait avec efficacité, criticité et autorité, mais le Duc savait aussi écouter avec sérieux, attention et professionnalisme. Et le moins que l’on puisse dire, la jeune Vicomtesse d’Aphael était une habile politicienne et une femme de caractère. Elle désirait l’éducation, la justice et la compassion pour ses gens ; agissait et régnait avec l’amour du détail : l’amitié, la fidélité et les serments. La démonstration de presque violence aveugle de ses gardes était un point intéressant… Qu’Adriano partageait, d’une certaine manière. Peut-être point autant… Mais au moins de manière similaire.

Mais voilà, la jeune femme continue. Et de toute évidence, la réputation de Maralina, sa puissance et ses pouvoirs en ce monde, ne sont aucune menace sérieuse pour lui permettre de penser à autre chose qu’à ses projets. Qu’importe Maralina : elle avait une idée, une politique et aucune menace au monde ne saurait la faire changer d’avis. Maralina voudrait peut-être une guerre ? Ou tenterait-elle quoi que ce soit pour pouvoir garder sa main mise sur les quartiers ? Allez-savoir… Adriano sentait déjà quelques tensions à venir… Nul doute que la Princesse-Marchande de la Chaire allait vouloir avoir des réponses auprès de l’ancien mari de celle qui avait négocié serré avec Irohivrah… Victoria continuerait donc de hanter Adriano, avec tout cela.

« Je vois. L’amitié… Et vos idées. » Dit-il, répétant tout en s’assurant la compréhension de l’essence de la discussion d’aujourd’hui. « Je comprends ce qui vous motive. Et, je dois dire, que si tous les vassaux de Péninsule avaient à cœur d’éduquer et de faire grandir leur peuple autant que leurs fortunes et leurs influences, nous n’aurions point autant de problèmes. Et j’admire et apprécie votre enthousiasme… Mais attention tout de même : Ces Vaanies ne jouent point selon les mêmes règles que nous. » Expliquait-il à nouveau, avant de reprendre. « Vous… Clamez donc vouloir, ou être déjà, une amie fidèle. Vous savez je crois, qu’une telle amitié demande du temps et des preuves, mais surtout, qu’en politique, il est difficile d’obtenir de véritables amitiés tant les gens sont faux… Ce qui ne semble point être votre cas. Nous ne sommes pas encore amis… Mais nous le serons sans doute, si nous continuons en ce sens. » Dit-il, laissant plus qu’une belle opportunité. « Souhaitez-vous rester dîner avec moi ce soir ? Ma fille pourrait sans doute nous rejoindre, je ne connais pas son emploi du temps. »

Séraphine se contenta d'acquiescer aux dires du Duc et resta étonnamment silencieuse tout du long. Elle n'avait rien de plus à rajouter en l'état et préférait laisser la situation en l'état que de trop en dire. Elle bouge régulièrement son éventail comme précédemment afin de se rafraîchir, l'exercice avait été d'une rudesse a toute épreuve de son côté.

- Fort bien votre Altesse, seulement, je souhaiterai tout de même faire parvenir une missive à mon conseiller afin de préparer le discours que je devrais tenir sous peu. Cela nous laissera le temps d'importer les documents nécessaires à la réalisation de ces projets sans trop nous hâter ; sans doute nous parviendront-ils d'ici demain par cavalier et ainsi pourrons-nous entamer ce travail d'une traite afin de nous faire gagner du temps ; Ce dernier est trop précieux en ce moment pour que son Altesse ne le perde inutilement sur une seconde entrevue.

Ses deux gardes du corps se préparent à faire demi-tour saluant d'avance le Duc d'un geste militaire sur le torse.

- De plus, je ne suis point vraiment présentable en l'état. Ainsi votre Altesse, permettez-moi donc de rejoindre mes quartiers afin que je puisse me rendre digne de votre présence.

Séraphine ferma son objet favori afin, comme lors de son entrée, de faire une courbette, s'apprêtant à disposer.

Une fois la porte de la salle passée, elle fût escortée jusqu'à ses quartiers par le personnel ducal.

C'est la bas qu'elle eut le loisir de se rafraîchir, mais aussi de pouvoir parler plus librement avec sa garde à voix basse, car les murs avaient des oreilles partout en péninsule.

- Bien, au moins une chose dont Aphel est débarrassée de même qu'une bonne partie des prétendants au Comté.

Séraphine achève de se changer, sa garde tournée face à la porte.

- Il est mignon, il a tellement été floué qu'il n'est même plus sur ses gardes. Cela pourrait être problématique si ce vide était comblé par une personne hostile à ma cause. J'ai besoin de quelqu'un qui va en mon sens à hauteur du Duché.

Elle repousse ses cheveux en arrière du plat de ses deux mains suivi d'un mouvement de tête afin qu'ils tombèrent sur ses épaules de part et d'autre. Elle se retourne en direction d'Ismail un bref instant, lui ordonnant d'un geste de prendre note, car il le savait depuis tout à l'heure ; il allait devoir écrire.

- Et pour la fille ?

Séraphine haussa les épaules alors qu'il s'apprêtait à écrire.

- Une poupée qui joue à la dinette avec le nom de son papa, une connaissance tout au plus ; tâchons néanmoins de faire bonne figure je te prie, tant que cela est gage de ma tranquillité.

Ce jugement était injuste et emprunt d'une certaine jalousie, car au final elle ne la connaissait pas tant que cela. Malgré tout cette violence gratuite avait surpris et fait sourire en même temps sa garde, bien qu'ils s'en voulaient intérieurement de céder à ce genre de facilités de l'esprit ; ce serait là le genre de phrase typique que lancerait le fol lors d'un banquet.

Barkios, 12^ème jour de la 2^nde ennéade de l’an vingt et un de ce cycle

Par la présente, moi, Séraphine de Rovère Vicomtesse d'Aphel présente à la connaissance du conseiller les points suivants.

A été promis de vive voix un accord commercial de libre circulation entre Soltariel et Aphel en ce jour.

A été donnée l'autorisation de construction d'un quartier des courtisanes.

Par la présente, j'ordonne donc que l'accès aux bordels sera puni par une loi, contrairement aux maisons de courtisanes. Faites en sorte de ne pas punir de quelque façon que ce soit l'établissement des structures de prostitution de façon directe afin d'éviter de rompre les anciens accords. Faire pression sur les clients devrait être suffisant afin de faire s'écrouler l'économie de ce type d'établissements tout en étant audibles politiquement parlant.

Veuillez également transmettre à ma sœur les nouvelles concernant les accords commerciaux en cours avec Soltariel, ainsi qu'a l'ancien Vicomté d'Aphel afin qu'il puisse prendre les mesures qui s'imposent à hauteur de la flotte. Dépêchez également une missive a Sybrondil pour que ma famille sur place soit informée de la situation et puisse en avertir les deux capitaines dès leur retour.

Faites-moi parvenir une copie des documents de la guilde marchande de ma soeur pour les accords par cavalier au plus vite, qu'il monte Tonnerre.

Détruisez cette missive à réception.

Séraphine de Rovère Vicomtesse D'Aphel

- Votre propre cheval ?

Séraphine se retourna finalement dans sa nouvelle tenue qui ressemblait à s'y méprendre à celle qu'elle portait lors du bal, a la fois sobre et moderne.

- Absolument, c'est une bête de race pure et c'est le prix à payer pour la rapidité, tu peux récupérer le pigeon dans le carrosse et l'envoyer.

Ismail disposa donc à la suite de ces paroles et s'eclipsa le temps d'envoyer le pigeon, fin prête, Séraphine était attendue pour un repas.