Le pirate avait guidé l’équipage du Duc et de sa suite toute la nuit, s’engageant dans l’océan d’Eris. Les marins semblaient sur le qui-vive, sachant pertinemment ce qui pouvait les attendre dans cet endroit. Si la menace de pirates était présente, le fait que l’on ait aperçu le Wagyl dans ces eaux n'aidait en rien à calmer les esprits sur le navire. Ce ne fut qu’à l’aube que ce dernier ordonna au pilote de mettre l’ancre. Le pirate eut un air amusé, mettant ses mains dans ses poches avant de s’approcher d’un air nonchalant de la rambarde, semblant observer un point bien particulier dans la semi-obscurité. Au loin, on pouvait voir une petite sablonneuse, cette dernière, créée par la marée, n’était définitivement pas très grande, assez pour que deux partis se rencontrent pour faire un échange. Il désigna l’île au loin, souriant alors qu’il put apercevoir un groupe de silhouettes qui les attendaient déjà. Le mécan cracha dans la mer, avant de se retourner vers le Duc, toujours avec son sourire cruel sur les lèvres;
« V’rappellez des cond’tions? Pas d’armes… Sinon l’rose crève… » Adriano, durant la traversée, avait peaufiné un semblant de tactique en compagnie du chevalier Alonnais, lequel, encore une fois, c’était montré d’une aide à toute épreuve et d’une vivacité d’esprit qui ravirait plus d’un stratège de guerre. Adriano avait ordonné qu’un premier coffre soit donné pour preuve de bonne volonté. Le second, lui, ne serait cédé qu’une fois Adélina et l’enfant remis entre les mains des Alonnais. La chose n’allait point être aisée, non… Mais ce qu’Adriano refusait par-dessus tout, c’était que cet évènement serve de précédent. D’une sorte de jurisprudence, un évènement indésirable qui ouvrirait la voie à d’autres évènements du même acabit. Car si un seul capitaine pouvait réussir un tel tour de force… Pourquoi pas d’autres ?
Les soldats furent donc informés par les officiers. Camouflés dans les ponts inférieurs du navire Amiral, rendus indétectables car montés à bord avant le pirate messager, et prêts à remplir leur mission pour le salut et l’honneur des Suderons, ils patientaient… Tandis que le pirate, lui, demeurait sur le pont supérieur, sous étroite surveillance.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin, le Duc put contempler la scène. Une étroite bande de sables, nichée sur un versant du fond marin qui, sans trop savoir pourquoi ni comment, était d’une très faible profondeur au beau milieu de cette mer étendue à perte de vue. Là, une dizaine de corsaires attendaient, armés, eux. Adélina était bel et bien là, agenouillée, visiblement amaigrie et éreintée. Un bébé était dans les bras d’un corsaire, vraisemblablement l’héritier du couple formé jadis entre Adélina et Théodoric. Son masque de froideur empêche de discerner la moindre réaction, mais le coeur d’Adriano, lui, s’emballe. La colère gronde, la rancoeur s’accentue, et se dessine alors en lui le projet macabre d’une vengeance sans bornes.
<< Pas d’armes, oui. Les Suderons respectent toujours leurs paroles. Vous avez pu vous en rendre compte, en déambulant librement dans mes rues. Ne me faites pas l’affront de m’insulter, alors que je tiens parole depuis le début.>> Dit-il, dardant sur le corsaire un regard méprisant et froid. << L’escorte est prête. Sieur Aubry, menez ce corsaire à terre et procédez à l’échange. >>
À la réplique du Duc, le forban ne put s’empêcher de sourire encore plus. Il savait que ce n’était pas une occasion qui arriverait bien souvent, mais piquer le Duc dans son ego le faisait réellement jubiler. Il prit une expression faussement surprise avant de répondre;
« Ah! V’ venez pas parler au cap’taine? » Il rigola avant de continuer;
« On t’croyais plu’ brave. » Sans attendre la réplique du noble le mecan embarqua dans la chaloupe près à partir avec l’or et Aubry.
La pique de pirate n’eut pour effet extérieur qu’arracher un sourire narquois et dédaigneux au Duc, alors qu’il regardait la petite troupe faire route d’abord vers l’embarcation, puis vers l’ilôt éphémère. Tout reposait, dorénavant, sur les épaules d’Aubry.
Aubry et Norian, tous les deux armés, se dirigèrent vers les embarcations, là où le forban les attendaient. Ce dernier eut une grimace alors qu’il vit les deux géants se joindre à lui. Puis, il regarda les autres hommes embarquer, prenant un temps fou pour examiner si ces derniers étaient armés. Après tout, son capitaine avait été très clair sur les conditions de l’échange, il leur avait permis deux hommes armées pour l’échange… Mais le fait de se retrouver devant deux géants nordiens était loin de lui faire plaisir. Au bout de quelques minutes, il lâche un râle ennuyé avant de faire un mouvement de la main pour donner son aval. Sans tarder, la barque fut descendue à la mer, et quatres des hommes se mirent à ramer pour rejoindre l’île de fortune. Cela prit bien quelques minutes avant de rejoindre l’île. Des minutes qui semblaient extrêmement longues pour Aubry. Le chevalier avait son regard rivé sur sa cousine, l’air grave, mais étrangement calme. Il était habitué aux situations dangereuses, il était habitué à voir des gens mourir… Mais voir un membre de sa famille ainsi le mettait dans une colère sourde. Les alonnais arrivèrent finalement sur la terre, et ils prirent leur temps pour mettre leur pied à terre, sortant les coffres des barques. Aubry attendit que le tout soit sécurisé, puis se mit à marcher vers le centre de l’île, prenant son temps en observant discrètement les alentours. Après tout, mieux valait prendre conscience du champ de bataille. D’ailleurs, ce dernier fut le premier à se mettre en marche, suivit de Norian et des quatres autres hommes qui tenaient deux énormes coffres. Ils avancèrent dans le sable avant de s’arrêter à quelques mètres du groupe de mecan.
« J’vois pas le Rokvenha… » murmura Norian à Aubry pour que ce dernier ne soit le seul à entendre.
Aubry ne se laissa guère décourager par une telle remarque. Le Rokvenha était un pirate… Il ne s’attendait pas à ce que ce dernier ne vienne directement se jeter dans la gueule du loup. C’était un truand. Un homme sans honneur. Ce n’était donc pas surprenant que ce dernier ne veuille pas risquer sa vie, mais n’est aucun problème à risquer celle des autres. Soudainement, un homme bien plus grand que les autres éclata de rire, ce qui sembla se propager dans ses troupes.
« Bah alors? L’duc a pas d’ssez d’couille pour v’nir ch’cher s’rose? » Il fit un sourire carnassier au chevalier, ne semblant guère impressionné par le gabarit du nordien. Manning, le messager, vint rapidement rejoindre ses compagnons, un sourire narquois aux lèvres.
« Y’ont resp’cté l’demandes Cap’taine… » Le Capitaine leur lança un sourire carnassier avant de baisser légèrement le menton vers le bas, plantant le regard dans celui du chevalier. « T’inquiète on’a l’marchandise… » D’un geste brusque, le forban enleva le bandeau qui recouvrait les yeux de la baronne . Cette dernière semblait aveuglée pendant quelques secondes, paniquée, puis voyant Aubry, sa respiration devint plus profonde alors que son regard suppliant fixait son cousin. Ses épaules semblèrent se détendre pendant une seconde, voyant un visage familier pour la première fois depuis plusieurs ennéades. Aubry, quant à lui, ne sembla pas perdre son focus, sachant qu’il ne pouvait perdre le contrôle à ce moment-ci.
« Où est le Rokvenha? » tonna t-il.
Le sourire du Mecan sembla s'agrandir alors qu’il croisa ses bras contre son torse.
« A s’m’ment-ci, y d’vrait et’e avec la mère des mers… Maint’ant tu fais affaires av’c moi…» Aubry fronça les sourcils, ses pieds s’enfoncèrent dans le sable, semblant vouloir s’ancrer pour ne pas se ruer sur le truand. Lui et Norian étaient immobile, semblant prêts à toute opportunité.
« A qui j’ai affaire, alors? » L’homme souffla du nez, avant de mettre ses pouces sous sa ceinture, ayant l’air presque nonchalant.
« J’suis l’cap’tain du Vengeur. On m’ppelle Garrick. C’est tout s’qu’t’as b’soin d’savoir… » Aubry bougea légèrement sa main sur sa ceinture, ce qui ennuya particulièrement le capitaine du navire. Il saisit alors la baronne par le cou, la relevant brutalement pour la plaquer contre lui, sa main empoignant un poignard qui pendait à sa ceinture. Il posa délicatement la lame sur le coup de la nordienne, qui ferma rapidement les yeux, clairement terrorisés.
« ‘Tention l’nobliau… j’joue pas. Si t’tentes quelqu’chose, a meurt…» Adélina tentait tant bien que mal de contrôler sa peur, mais elle avait l’impression que son corps entier tremblait. Devant cette vision, le champion de Néera leva rapidement les mains, tentant d’apaiser le mecan.
« Alors ne perdons pas de temps… Faisons l’échange… Rendez nous les barons et nous vous donnerons vos vingt-milles souverains…» L’air des forbans semblèrent s’éclaircir. Certains eurent l’air carrément surpris d’entendre ce montant, alors que d’autres ne purent s’empêcher d’éclater de rire, prenant Aubry pour un idiot. En réalité, le chevalier - tout comme le Duc d’ailleurs - n’avaient aucune intention de payer la somme à de tels individus et tout cela n’était qu’un test. Aubry venait de comprendre que le Rokvenha s’était fait couper l’herbe sous le pied et qu’on lui avait enlevé Adélina… Le capitaine - dénommé Garrick eut un rire avant d’enfouir sa tête dans les cheveux de la baronne, semblant respirer son parfum d’un air provocateur avant de coller sa joue contre la sienne.
« Y va falloi’ qu’tu lui dise l’rose… C’est pas lui l’chef…» Son air changea rapidement, devenant soudainement colérique et d’un coup brusque, il coupa le morceau de tissu qui recouvrait la bouche de la baronne avant de planter ses doigts dans son bras.
« DIS LUI! » La jeune femme ne put s’empêcher de faire une grimace de douleur. Puis, la baronne releva finalement les yeux vers Aubry, un regard qui aurait presque pu sembler suppliant.
« Aubry…» murmura-t-elle, incapable de contrôler le tremblement de sa voix.
« Fait ce qu’il demande… Sauve mon fils…» Le chevalier fit une grimace alors que la réplique sembla amusé encore plus le forban. Contrairement à ce dernier, il avait compris ce que lui avait demandé sa suzeraine…
« Un coffre pour un souffle à la fois.» Rétorqua Aubry. Le Duc ne serait pas content, il lui avait spécifiquement mentionné d’avoir Adélina et son enfant avant de donner la rançon, mais il n’était pas dupe, les péninsulaires n'étaient guère en position de négocier. Néanmoins, Garrick acquiesça, faisant signe à deux de ses hommes de s’avancer pour attraper l’un des coffres. Aubry fit de même. Le premier échange se fit rapidement, et Gabriel fut remis à l’un des Invertebre Sanguis qui se dirigea rapidement vers la barque pour mettre le nourrisson à l’abri, comme prévu. L’autre porteur s’installa derrière Aubry et Norian. Ce fut bientôt le tour du deuxième échange. Les mecan prirent rapidement le coffre que leur donnait les alonnais et allèrent rapidement les mettre dans leurs barques à leur tour. Une fois qu’ils furent près à partir, l’un d’eux fit signe au capitaine qui retourna brusquement la noble vers lui, remettant le poignard à sa ceinture pour attraper la clé des fers de la jeune femme. Pourtant, le regard de la baronne resta accroché à sa ceinture, reconnaissant que trop bien l’arme avec laquelle il l’avait menacé il y a quelques minutes. Il la détacha avant de faire un signe de tête à cette dernière.
Adélina tourna les talons, faisant un pas maladroit vers son cousin qui se précipita vers elle. Mais la nordienne l’arrêta net, avant de se retourner vers son ravisseur qui s’apprêtait à retourner à sa barque.
« Je veux mon poignard. Et mes bijoux. » Le pirate s’arrêta avant de se retourner vers la nordienne, un grand sourire aux lèvres…
«Quoi? » « Tu m’as entendu. » Dit-elle d’un air étonnement assuré alors que son cousin se rapprochait doucement vers elle.
Le forban souffla du nez avant de s’approcher dangereusement de la baronne s’arrêtant à un cheveux d’elle. Il passa la main dans ses cheveux, semblant jouer avec une de ses longues boucles brunes, avant de prendre la parole à son tour;
« T’oublie vite s’que j’tai appris…» Un sourire narquois vint orner ses lèvres;
« Mais maint’nant j’rec’nnais l’rose qu’j’ai rencontré à Meca. » La jeune femme ne bougea pas d’un cheveux, laissant le Capitaine faire à sa guise. Ce qu’elle lui demandait était réellement important pour elle. Il tapota la bourse à se ceinture, ce que ne manqua guère Aubry avant de reprendre la parole;
« J’garde l’truc qui brille… C’est l’prix d’ta traversée. » Adélina sentit la colère gronder en elle. Le prix de sa traversée? Elle l’avait payé encore et encore sa traversée… Se faisant traiter comme une esclave, subissant les envies sanguinaires du Capitaine jour après jour… Adélina ferma doucement les poings, tentant de contrôler ses émotions. Les conseils du Rokvenha lui revint en tête… Manier une arme à l’instinct, s’imaginer que ce dernier voulait s’en prendre à elle ou à son fils… Dans ce cas-ci elle n’avait guère besoin de l’imaginer, sachant que c’était bel et bien le cas.
Finalement le Capitaine sembla finalement céder, sachant que la lame ne valait pas grand chose à comparer au collier et à la bague de la baronne. Il détacha la lame de sa ceinture, lui présentant le manche de la lame.
« Tiens, pour t’rapp’ller des marques que j’t’ai laissés. Les aut’ j’les garde. » Cette réplique n’aida guère la colère de la baronne. Habile, cette dernière conserva tout de même une expression neutre, avant d’attraper mollement le pommeau, ce qui sembla rassurer le forban qui relâcha la lame. Une erreur qui lui coûta bien cher, alors qu’elle se planta rapidement dans sa gorge. Sous le choc, le capitaine ne put rien répondre, il ne lança qu’un regard horrifié vers la baronne qui le regardait d’un air vide, dénudé de souffle.
« C’est ce qui arrive quand on s’attaque à la Rose et au Rokvenha…» murmura-t-elle alors que le forban lâcha un râle rauque. Les autres pirates restèrent béat pendant quelques secondes, choses dont les alonnais profitèrent rapidement. Aubry attrapa vivement Adélina pour la mettre derrière lui, finissant le travail que sa cousine avait commencé. D’un coup, il dégaina son épée et d’un coup, acheva le Capitaine qui s’écrasa au sol. Les péninsulaires sortirent rapidement leurs armes dissimulées pour ensuite suivre Norian qui attaqua rapidement les autres pirates.
« Donne le signal! » Ordonna Aubry au soldat qui était resté à l’arrière. Il bloqua un coup de lame d’un mecan, avant de pousser une nouvelle fois Adélina vers l’arrière. Cette fois-ci, il la protégerait coûte que coûte.
Pendant ce temps, Adriano prit soin de terminer les préparatifs. Sitôt que la cohorte eut quitté le navire amiral pour la barge de débarquement, les soldats massés dans les ponts inférieurs, sortirent de ces derniers, en rangs serrés et armes de jets prêtes à tirer sur quiconque serait désigné comme cible par le Duc ou le Sieur Aubry. Accroupis derrière le bastingage, ils écoutaient les discussions qui se jouaient au loin, à quelques coups de rames. Les quelques mages qui étaient avec eux, se concentraient afin de pouvoir préparer quelques sortilèges dédiés aux malheureux corsaires, qui regretteraient bientôt d’avoir seulement vu le jour.
Adriano, lui, avait quitté sa magnifique armure d’apparat - belle mais peu confortable - pour la traditionnelle armure de cuir et d’acier que portaient les marins en temps de guerre. Plus légère, plus maniable, adaptée aux mouvements qui attendaient les soldats au coeur de combats, il avait s’apprêtait à entrer lui aussi dans la bataille, dès lors que la chose serait nécessaire. Garder la tenue d’apparat était un choix tactique : le pirate messager pourrait témoigner de l'appétence pour le Duc de conclure l’affaire au plus vite, sans prendre de risque aucun. A quoi bon mener bataille, engoncé dans une armure trop lourde, trop lente, trop inadéquate ?
Leurrer l’ennemi, pour pouvoir mieux l’abattre…
Lorsqu’enfin, le signal fut donné, Adriano donna l’ordre aux tireurs de se relever. Ces derniers, qui attendaient l’heure du combat depuis maintenant la veille au soir, bondirent tels des ressors dans une boite à musique, et en quelques instants, purent identifier les soldats Alonnais des corsaires patentés. Ni une, ni deux, ils ouvrirent un déluge de flèches et de carreaux qui, étant donné la relative faible distance, firent des dégâts dans les rangs des pirates. Un des trois mages se montra, lui aussi… Et en un habile tour de passe-passe dont il avait le secret, envoya une boule de feu magistrale sur la frêle embarcation des pirates, coupant ainsi leur retraite. Adriano mesurait l’ampleur des dégâts dans les maigres rangs des corsaires… Et une fois l’oeuvre faite, il aurait tôt fait d’ordonner l’arrêt des hostilités… A moins qu’il puisse reporter celles-ci contre le navire principal de ces maudits pirates.
L’aide des soldats sur le navire écourta rapidement le combat qui faisait rage sur la minuscule île. En quelques minutes à peine, les forbans avaient été éliminés par les péninsulaires. Aubry se redressa, observant les alentours, avant de beugler des ordres à ses hommes.
« Signal le Duc. Qu’il attaque le cogue! Mettez les coffres dans les barques. » Aubry se retourna finalement vers sa cousine, l’air inquiet;
« Tu vas bien? » Cette dernière fit un léger signe de tête, tentant de faire un pas vers ce dernier, mais s’écroula, inconsciente, ce qui ne rassura guère son cousin, qu’il la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol. Pour la première fois il put apercevoir les innombrables blessures qui ornaient le corps de sa cousine. Des ecchymoses et des plaies couvraient les bras et les jambes de la jeune femme alors que sa lèvre à peine cicatrisée témoignait des coups qu’elle avait dû recevoir. Aubry lâcha un grognement avant de se relever d’un bond, portant Adélina.
« Norian, attrape la bourse à la ceinture de cette raclure. On retourne sur le navire MAINTENANT. » Son ton était dur et sec, ne laissant guère le choix aux alonnais de suivre. Norian s’exécuta, attrapant au passage la lame qui avait servi à tuer le soi-disant forban.
Le cogue mécan quant à lui, s’apprêtait déjà à remonter l’ancre… Conscient que tout cela n’était qu’un piège. Mais l’équipage semblait extrêmement chaotique, semblant compliquer une manoeuvre qui était pourtant bien simple en temps normal.
Tandis qu’Adriano regardait les traits des arcs et des arbalètes percer les corps et maculer d’un rouge carmin le petit îlot qui disparaîtrait bientôt, les mouvements saccadés et les cris rauques qui animaient soudainement le cogue corsaire, attirèrent les mires luisantes d’un Duc avide de sang. Son petit sourire satisfait, il fit un signe de tête aux trois mages, dont les deux qui, jusqu’ici, étaient cachés derrière le bastingage.
Se levant, ils se placèrent l’un à côté de l’autre. Les mains jointes, ils agrippèrent quelques outils qu’ils possédaient depuis des lustres et qui, disait-on, leur permettait de focaliser leurs pouvoirs. Durant plusieurs secondes, ils visualisèrent, puis créèrent un sortilège de feu abracadabrantesque, digne des pires histoires d’horreurs. Rejoignant leurs efforts, une boule de feu de la taille d’une caravane se forma, avant d’être lancée en direction du cogue, à quelques dizaines de mètres de la caraque. Le crépitement des flammes, et le bruit de cette nuée que d’aucun dirait ardente, transperça les échos… Et le Duc lui-même ressentit alors un sentiment d’effroi.
Lorsque le sortilège atteint sa cible, ce fut dans un fracas détonnant. Aussitôt, comme l’aurait fait un brasero sur lequel de la poix ou de l’huile aurait été jeté, les flammes incendièrent le bois et projetèrent de petites flammèches dans toutes les directions. Un corsaire, sans doute un officier à en juger par le sabre tendu au clair, fut touché à la joue droite. Adriano, même d’aussi loin, pouvait alors voir la peau fondre et les chaires se consumer. Le cri était effroyable… Pour le commun des mortels. Mais pour Adriano, aujourd’hui, en cet instant, tout cela n’était que spectacle.
<< Encore. >>
Sans autre forme de procès, et sans que les mages n’osent remettre en question l’ordre du Duc, ils reprirent position, recommencèrent leur ballet ésotérique, et à nouveau les flammes jaillirent. Et à nouveau, elles vinrent consumer l’embarcation des corsaires. Les cris qui s’élevèrent alors, offrirent à ce spectacle, une aura macabre et des relents d’horreurs. Au loin, le soleil se levant dardait des rayons aux couleurs magnifiques, teintées de rose, de pourpre et d’or. Les flammes, dans ce mélange de couleurs chaudes, passeraient presque pour une oeuvre d’art magnifique… Mais le bois se consumant, les cris toujours plus grands et forts dans le lointain, donnaient l’impression d’une condamnation capitale par la terre elle-même, à l’encontre des corsaires.
<< Tyra elle-même doit se repaître de tout cela. Et regardez le ciel : Néera nous bénie pour cette action de grâce. Gloire à Néera ! >>
Pendant ce temps, le groupe d’alonnais pagayait le plus rapidement possible pour rejoindre le navire. Clairement tendu, Norian tenait le nouveau baron qui lui semblait bien petit contrairement à lui. Il remonta la couverture sur ce dernier, le camouflant de l’air salin, alors qu’Aubry tentait de ranimer sa cousine. Cette dernière respirait encore, bien qu’il eut l’impression qu’elle était beaucoup trop lente. Ils remontèrent finalement sur le pont, là où un guérisseur les attendait déjà. Voyant la jeune femme, ce dernier eut un air horifié.
« Elle respire encore, mais elle est inconsciente. L’enfant semble bien aller. » Tonna Aubry qui ne s’arrêta guère sur le pont, allant directement vers l’une des cabines de la caraque. Le guérisseur les suivit rapidement, alors que Norian fermait la marche avec le poupon dans les bras. Le chevalier de Néera ouvrit la porte d’un coup de pied brutal, avant d’aller poser sa suzeraine sur le lit, le guérisseur sur ses talons. Il ne perdit d’ailleurs pas de temps, une fois qu’Aubry se sépara d’Adélina, ce dernier se mit au travail, passant ses mains au dessus de la jeune femme, évaluant les blessures de cette dernière.
Norian s’éclaircit la gorge, attirant l’attention d’Aubry qui comprit rapidement. Il attrapa son neveu avant de faire signe à ce dernier de sortir. Les minutes qui suivirent semblèrent extrêmement longues au chevalier qui regarda attentivement le guérisseur. Ce dernier avait l’air particulièrement concerné, utilisant sa magie dès qu’il le pouvait. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes qu’il se retourna finalement vers le chevalier…
« Elle va s’en sortir. » Aubry sentit ses épaules se détendre avant qu’il ne laisse s’échapper un soupir de soulagement.
« Que la mère soit louée… Pourquoi est-elle tombée sans connaissance? » Le suderon laissa s’échapper un claquement de langue, ayant l’air de se demander jusqu’où il devrait aller dans ses explications et surtout s’il devait camoufler certaines blessures qui lui paraissait trop horribles pour confier à n’importe qui.
« Son honneur souffre de multiples blessures. Une fracture aux côtes, notamment. Ajouté à cela les innombrables plaies et les ecchymoses, il n’est pas surprenant qu’après tout ces efforts qu’elle n’est pu tenir plus longtemps. Son honneur est épuisée, déshydratée, et à voir son air, probablement affamée. Elle a besoin de repos et de temps. Avec les soins appropriés, elle devrait s’en sortir. Maintenant, puis-je observer le nourrisson? » Aubry hocha rapidement la tête, avant de tendre le bébé.
« Allez prendre l’air Messire, cela vous aidera aussi. » Le chevalier hocha la tête, avant d’aller rejoindre Adriano, observant à son tour le navire en feu.
« Ce n’était pas le Rokvenha… » commença le chevalier sans se tourner sur vers le Duc.
Le spectacle était à la hauteur des espérances du Duc. Mais, aussi humain était-il, il ressentit une pointe de déception lorsque s’éteignit le dernier râle de souffrance du dernier corsaire brûlé vif. Il aurait souhaité que cela prenne plus de temps… Et surtout, il aurait souhaité qu’ils souffrent plus encore… D’ailleurs, il ne s’en était jamais caché : s’il le pouvait, il égorgerait lui-même le Rokvenha et pendrait son corps à l’envers à un poteau du palais, à des dizaines de mètres d’altitude, pour pouvoir signaler à tous les corsaires Mécan l’avenir qui les guettait s’ils tentaient de s’en prendre encore une seule fois au Sud.
Mais sa déception allait se faire encore plus grande lorsqu’Aubry revint à ses côtés, lui indiquant que le corsaire n’était pas le Rokvenha. Le mince sourire sadique du Duc s’éteignit presque aussitôt. Ses poings se durcirent dans son dos, et son visage se fit aussi froid que la mort.
<< Des imposteurs… Des profiteurs… >> Dit-il, grommelant dans sa barbe, serrant la mâchoire. << Pas le Rokvenha, hein… >> Répétait-il, sourd de colère. << Capitaine ! >> Hurla-t-il, forçant l’officier à détourner son attention de la barre. << Remontez l’ancre ! Conduisez le navire prêt de l’épave des flibustiers ! Trouvez-moi des survivants à interroger… >> Criait-il, son regard ne quittant jamais ni les cadavres ni le cogue. << Je VEUX cet enfant de catin ! >>
Le nordien resta de glace devant la furie du Duc. Il fallait dire que c’était bien la première fois qu’il le voyait dans un tel état. Adriano lui avait toujours paru contenu, prêt à affronter la moindre épreuve, mais là, une rage sourde semblait s’être emparée de lui.
« Celui qui semblait être le capitaine a mentionné qu’il était mort… Il a dit qu’il était le capitaine du vengeur.. Je suppose le tas de cendre devant nous. » Dit-il en faisant un mouvement de son menton vers l’épave en feu. Puis, retournant finalement son regard vers le Duc, le chevalier reprit la parole;
« Adélina pourra nous en dire plus lorsqu’elle se réveillera. Je vais préparer mes hommes pour retrouver des survivants. » termina-t-il d’un ton qui ne laissa guère à contester. Après tout, lui aussi avait besoin de se défouler après cet épisode.
Adriano ne dit rien de plus, et ne fit rien pour empêcher Aubry de faire ses préparatifs à la recherche de survivants. Au bout de plusieurs minutes, les soldats, qui se joignirent aux rameurs pour faire manoeuvrer la caraque plus rapidement, menèrent celle-ci aux côtés du cogue brûlant. Là, tous purent se rendre compte de l’étendue des dégâts : il n’y avait aucun survivant. Tous les corps brûlaient avec l’embarcation, et ceux disposés sur l’îlot éphémère, ne donnaient plus signe de vie. Déçu, mais à la fois satisfait par cette effusion de sang, Adriano ne donna qu’un ordre simple :
<< En route pour Soltariel. >>
Une heure plus tard, le navire avait déjà entamé son retour vers Soltariel. Si certains voyaient leurs expéditions comme un victoire contre Meca, d’autres se rendaient compte que ce n’était qu’une bataille de plus contre les pirates. Les alonnais - eux - n’entendait guère à rire. Si le fils de la baronne était en parfait état, il ne pouvait en dire la même chose de leur suzeraine. Le guérisseur avait réparé les os cassés, et autres blessures internes, nettoyé ce qu’il pouvait, mais cela ne changeait pas le fait que cette dernière resta inconsciente. Cela prit une bonne heure après les interventions du guérisseur pour que cette dernière ne fasse finalement un mouvement. Cela commença d’abord par le bout de ses doigts, avant que la jeune femme n’ouvre difficilement les yeux. Il lui fallut quelques secondes avant qu’elle ne semble réellement capable de les ouvrir, puis son regard se déplaça dans la pièce, l’air inquiète, voire apeurée de se trouver encore une fois en territoire inconnu. Ce ne fut que lorsqu’elle vit Adriano qu’elle sembla se calmer. Sa respiration s’arrêtant soudainement avant qu’elle ne prenne la parole;
« Votre Altesse… » murmura-t-elle avant de tenter de se redresser pour respecter la bienséance. Son mouvement lui arracha une grimace de douleur, alors qu’elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller duveteux. Adélina avait l’impression que son corps entier était douloureux, comme si un cheval ou une autre créature l’avait piétiné.
« Où est Gabriel? » Demanda-t-elle faiblement,
« Va-t-il bien? »Durant cette heure d’attente, Adriano avait distillé ses ordres auprès de ses officiers. Tout s’était déroulé selon son plan, bien-sûr… Mais l’amertume d’une vengeance inassouvie continuait à lui broyer les entrailles. Il était déçu de ne point avoir porté le coup fatal au fameux Rokvenha… Et il était également déçu de n’avoir point de survivants sous la main pour pouvoir faire quelques exemples judiciaires, cloués en haut d’un mât d’un navire qui serait laissé à la dérive…
Puis, bien vite, il avait rejoint sa cabine où se trouvait Adélina, évanouie. Le compte-rendu du guérisseur était encourageant, et ni lui, ni ses adeptes, n’étaient réellement inquiets. Le temps ferait son ouvrage, dorénavant.
Lorsqu’enfin, la Baronne ouvre les yeux, Adriano abandonne l’ouvrage qui lui servait d’accompagnant, le temps de cette surveillance passée au chevet de sa douce promise. Rangeant le livre sur le haut d’un meuble tout proche, il abandonna sa position peu protocolaire, pour une assise droite et un regard… Eh bien, encore un peu dur. Il n’était pas tout à fait remis des affrontements de tout à l’heure, et sa colère mettait en générale des heures à se calmer… Le temps, encore une fois, ferait son office.
<< Pas de protocole entre nous. Plus maintenant. >> Dit-il, se voulant rassurant. << Gabriel… Est avec les domestiques. Il a eu un bain, a été ausculté par le guérisseur, et se repose dans un couffin confortable. Souhaitez-vous que je vous l’amène ? >>
Adélina ne manqua guère l’expression colérique du Duc, ce qui ne la rassura point. Était-il en colère contre elle? Probablement… Après tout, il avait toutes les raisons de l’être. Peut-être qu’il lui dirait qu’elle était trop naïve, qu’elle n’aurait jamais dû approcher le Rokvenha. Ou pire… Peut-être qu’il annulerait les fiançailles s’il la trouvait trop… impur. Adélina frissonna, alors que son expression trahissait l'inquiétude et la tristesse. Les dernières ennéades avaient été particulièrement difficiles. Le Wagyl avait été une croisière à comparer du temps qu’elle avait passé avec l’équipage du Vengeur.
« Oui… » murmura-t-elle, incapable de lever le ton à ce moment précis.
« Je voudrais voir mon fils. » La jeune mère avait besoin de le voir, besoin de savoir comment il allait. Ce le faire arracher ainsi avait été la pire des tortures. Entendre ses cris, sans pouvoir le consoler, l'apercevoir sans le prendre dans ses bras. Adélina avait le cœur en miette, et elle ne pouvait plus se séparer de la chair de sa chair. Adriano ne perdit guère son temps, et se releva pour sortir de la pièce, laissant la jeune femme seule pour un court moment. Pendant ce temps, la nordienne se releva difficilement, retenant les larmes qui s’accumulaient au coin de ses yeux. Elle avait mal. Pas seulement physiquement. Elle se sentait souillée, sotte. Dans sa rage, elle avait même pris le souffle d’un autre. Un homme qui l’avait torturé, violenté et qui avait assouvi la moindre de ses envies sur elle, certes, mais cela était tout de même un souffle. Qui plus est, il avait le deuil. Le deuil d’avoir perdu quelqu’un, d’avoir manqué quelque chose.
Adriano revint au bout de quelques minutes avec l’enfant qu’il tendit à la baronne. Cette dernière l’attrapa rapidement, serrant le poupon dans ses bras. Puis, ce fut trop, trop d’émotion d’un coup. Elle se mit à pleurer silencieusement, passant délicatement son pouce sur la joue de Gabriel qui dormait profondément.
« Je suis désolée » murmura-t-elle à son fils d’une voix tremblante avant de laisser s’échapper un sanglot. Puis, relevant son regard vers Adriano, elle reprit la parole;
« Je suis tellement désolée… » Les instants de douceurs entre Adélina et Gabriel rappelaient ceux qui, jadis, se passaient entre Adriano et feu ses trois enfants. Et ceux avec sa première née, Catarina. Des moments doux, tendre, affectueux, entre père et sa progéniture… Même si, bien évidemment, Adriano n’avait jamais fait face à un événement similaire à celui d’Adélina… Jamais il n’avait été kidnappé, et encore moins sa progéniture, d’aucune sorte que cela soit… Alors… Oui, il appréciait l’instant.
Les excuses d’Adélina, toutefois, lui firent reprendre un visage dur. Oui, il était en colère contre elle. En colère de s’être faite duper aussi facilement. En colère de voir que, malgré la promptitude de cette dernière à faire face à Adriano lors des premières discussions, agissant presque comme une dirigeante chevronnée et courageuse, renvoyant le Duc dans ses buts sans l’ombre d’une hésitation… Elle s’était montrée naïve, et aussi manipulable qu’un bambin. Oui, il était en colère et déçu, d’avoir dû être dans une telle position de faiblesse face aux pirates, et aussi, face au Sud tout entier. Sauver et recouvrer sa promise demanda énormément de ressources, et surtout, demande l’attention d’Adriano qui, jusque là, était toute entière dédiée à la conquête du Langehack, et à la guerre sainte contre les cultistes. Finalement, il lui adressa la parole, tentant de se radoucir.
<< L’heure n’est pas aux regrets, Adélina. L’heure est aux réjouissances, et à la convalescence >> Dit-il, offrant un sourire peu sincère mais qui se voulait rassurant. << Les jours qui arrivent, seront dédiés à votre convalescence. Puis, nous reprendrons là où nous nous sommes arrêtés. Et après que justice soit rendue… >>
La jeune femme ne manqua guère l’expression du Duc. Il était en colère, c’était évident, et ce même s’il tentait tant bien que mal de sembler rassurant. Incapable de supporter l’expression de ce dernier, elle retourna son regard vers son fils, caressant doucement sa petite main qui s’était refermée sur son pouce. Incroyable à quel point cette petite créature lui avait manqué. Elle avait perdu la notion du temps dans cette pièce. Ayant l’impression que les jours s'étaient transformés en ennéades beaucoup trop longues. L’air perdue dans ses pensées, alors que les larmes coulaient silencieusement sur ses joues, elle écouta néanmoins les dires du Duc. Si la première partie semblait assez logique, la deuxième glaça le sang de la nordienne. Elle s’arrêta net, s’arrêta net alors qu’elle entendit la deuxième phrase. Il n’avait aucune idée… Aucune idée de ce qui s’était passé, de ce qu’elle avait enduré, vu ou même vécu. Tout ce qu’il souhaitait c’est que cet « accident » soit oublié, enterré. La baronne se crispa, non sans grimacer de douleur avant de reprendre la parole;
« Reprendre où nous nous sommes arrêtés? » Adélina releva finalement son regard vers Adriano. Sa respiration était profonde, et si elle paraissait calme, ce n’était qu’une duperie.
« Vous parlez comme si tout pouvait s’oublier. Comme si les blessures n’étaient que physique…» Elle plissa le nez avant de regarder son fils de nouveau, tentant tant bien que mal de conserver son calme alors qu’un trop plein d’émotions bouillonnait en elle.
« J’ai eu ma vengeance. Tous ceux qui m’ont fait du mal sont morts… Tout ce que je veux maintenant c’est tourné la page, mais plus rien ne sera jamais semblable…»Adriano savait qu’il était dur, d’apparence et d’attitude, envers Adélina. A peine une seule heure éloignée des pirates, proche des gens de son peuple pour la première fois depuis des mois, et le voilà qui, déjà, tissait les liens de ses plans laissés en suspens.
<< Oublier cela serait une erreur incommensurable, et indigne d’une future Duchesse. >> Dit-il, à la fois sincère et désireux de remettre les idées en place. << Vous aurez du temps pour vous, très chère. Et pour votre enfant, bien-sûr. Mais la justice n’est pas encore rendue, selon moi. Il existe encore beaucoup de corsaires dans mes geôles… Et dans celles des autres seigneuries du Sud. Pour ce qui est de la suite… Nous aviserons tous les deux. >>
La jeune femme passa doucement son pouce sur la joue de son fils. Elle nota bien le changement du Duc, après tout son expression au complet était devenue plus douce. Adélina releva le regard de nouveau vers Adriano, l’observant silencieusement pendant un moment. Futur Duchesse… Un titre qu’elle n’avait jamais convoité, qu’elle s’était demandé si elle serait à la hauteur pour jouer avec les grands de ce royaume. Adriano était tombé pour la douce baronne, mais cette personne n’était plus. Adélina avait dû se battre pour son honneur, gagné sa place sur un navire mecan, elle avait appris à manipuler et surtout elle avait tué par pure vengeance. Adélina avait fait d’innombrables cauchemars lorsqu’elle avait tué le cultiste qui avait tenté de s’en prendre à Adriano, et pourtant elle n’en n’avait rien à faire de l’attaque qu’elle avait porté sur le Capitaine du Vengeur. Au contraire, la nordienne aurait voulu le faire souffrir encore plus… C’était un côté qu’elle ne reconnaissait guère, un côté sombre qui s’était réveillé à Meca. La baronne observa le duc silencieusement, puis, ouvrit finalement la bouche, elle murmura;
« Même avec tout cela, vous désirez quand même me marier? » L’attitude de la jeune femme était, en réalité, analysée et observée par le Duc. Il savait pertinemment que les expériences traumatisantes changeaient les gens… Lui-même était bien plus doux, obéissant, et nettement moins prompt à fomenter quelques coups dans le dos, avant qu’il ne tue son premier adversaire. Et encore plus, avant qu’il n’ordonne sa première exécution de prisonniers condamnés par feu son paternel. Des expériences sombres, sanglantes, difficiles, qui changent un être jusqu’au plus profond de son Souffle… Adélina venait de presque toutes les vivres, en quelques ennéades, en des conditions bien plus difficiles qu’Adriano durant toute sa propre vie… Et pourtant, il avait connu la guerre, la mort, l’assassinat, la politique à grande échelle, et la guerre civile…
Le fait, toutefois, qu’Adélina réagisse avec émotion non point à la notion de justice non rendue dans les geôles Suderonnes, mais par un mariage en devenir, prouva une chose au Duc : la jeune femme avait changé, mais au fond, elle restait le même être doux, chaleureux et emprunt d’une stupeur parfois candide. Bien-sûr, elle avait connue la mort, la douleur, la torture et le poids d’une vie soumise à la bonne volonté d’êtres infâmes… Mais si elle s’était endurcie, et avait perdue de sa candeur de jeunesse, elle restait toutefois un Souffle doux et sincère. Cela rassura Adriano : des deux, il était toujours le plus calculateur. D’une certaine manière…
<< Bien-sûr ! >> Dit-il, gardant toutefois la distance de bienséance, pour ne point effrayer la jeune femme. << Je serais un bien mauvais Suderon, si je m’avouais vaincu dans ce projet par une troupe de corsaires. Et je serais un bien mauvais Pentien, si je vous refusais votre main, après tout ce que vous avez fait pour moi, le Sud, et pour Néera. >> Dit-il, faisant référence à la chasse aux cultistes. << Mais je n’organiserez notre mariage que lorsque vous m’en donnerez l’autorisation. Le temps pour vous de vous remettre de tout cela, très chère. >>
Et le temps pour lui aussi de mettre la justice en ordre de marche…
Adélina resta silencieuse un moment, observant le Duc et sa réaction. Les deux êtres avaient déjà fait face à de nombreuses difficultés. Des épreuves que bien peu de couples auraient pu surmonter. Adriano avait prouvé maintes fois à quel point il était attaché à elle. En se présentant en Alonna pour solidifier leur alliance, et en lui sauvant la vie, pas une fois, mais deux. Il ne l’avait pas abandonné, voyageant pour la récupérer et assurer sa sécurité. Sans oublier le fait qu’il était déjà à son chevet avant même qu’elle ne se réveille. Combien de nuits avait-il passé à remuer sa frustration? Combien de plans avait-il imaginé? Le suderon avait prouvé qu’il tenait à elle, et encore une fois, même en sachant les traitements qu’elle avait subi, même souillée aux yeux de certains péninsulaires, il la voulait toujours à ses côtés. La jeune femme prit une longue inspiration, avant de baisser légèrement les yeux, laissant sa main s’étirer pour prendre celle du Duc. Son pouce caressa cette dernière avant que la nordienne ne relève finalement le regard vers Adriano.
« Je crois que je vous ai fait assez attendre… » Ses prunelles bleutés rencontrèrent celles de son interlocuteur avant de reprendre;
« Organisons la cérémonie le plus rapidement possible. » Adélina lui fit un léger sourire triste, avant de continuer;
« Cela me fera tourner la page et il est temps de commencer notre nouvelle vie. » Une nouvelle vie avec un nouveau titre, mais surtout, un nouveau nom.
Adriano fut légèrement surprise par cette main tendue. Il ne s’attendait en effet point à tant de proximité, si peu de temps après avoir recouvré la liberté. De toute sa vie, Adriano avait connu plusieurs femmes… Et par deux fois, il se maria. Une fois par amour, une seconde fois par aisance politique. S’il connaissait donc l’importance du mariage, il connaissait aussi les effets que certains évènements pouvaient avoir sur la psyché féminine. Et, pour une fois… Il ne jugeait point cela. Après tout… Il était un homme. Jamais il n’avait été victime, ni ne serait victime, des abus que les hommes aiment réaliser contre des femmes offertes en pâtures… Aussi, jamais il n’auront à subir de telles conséquences psychologiques… Mais, pour avoir déjà vu l’effet de tels actes barbares sur la psyché féminine, il savait que de telles expériences barbares et traumatisantes pouvaient faire changer une femme du tout au tour.
Alors, voir cet élan d’affection et de proximité, l’entendre dire que le mariage devait avoir lieu, et qu’elle désirait se lancer dans la vie commune d’un mariage renouvelé, avait quelque chose d’impressionnant, et de surprenant. Il ne pu… Empêcher un sourire, et, baissant la tête l’espace de quelques secondes, retourna le visage vers sa promise, qui venait de renouveler ses vœux d’engagement.
<< Êtes-vous certaine, ma chère ? >> Demanda-t-il, conscient que la chose pouvait réellement être difficile. << Vous n’avez qu’un mot à dire… Votre santé, et celle de votre fils, m’importent plus que l’avis de quelconque seigneur ou dame de Péninsule. >>
Adélina eut un léger sourire, avant d’acquiescer. Elle se devait de laisser le passé derrière elle, de tourner la page. Jamais elle ne pourrait oublier Théodoric ou Caleb et elle savait pertinemment qu’elle devrait se souvenir plus longtemps d’eux qu’elle ne les avait connus. Une pensée qui s'avérait particulièrement difficile. Adélina savait qu’elle ne serait plus jamais la même, mais cela ne pouvait l’empêcher de vivre. Adriano lui donnait la chance de repartir de nouveau. Il semblait l’aimer sincèrement, et elle savait que ce dernier ferait tout pour la protéger. La jeune femme tenta de se rapprocher du Duc, mais ne put s’empêcher de grimacer de douleur - ce qui arrêta rapidement son mouvement. Elle ferma les yeux pendant quelques secondes, semblant se ressaisir avant de porter son regard vers son fiancé.
« J’en suis certaine. Unissons-nous devant la Damedieu aussitôt que possible, à la fin du mois même. » Adélina s’arrêta un moment, l’air perdue, avant de reprendre la parole;
« Quel mois sommes-nous? » Face à la douleur d’Adélina, Adriano eut une moue blessée. Comme si, pour une des rares fois de sa vie, il pouvait faire preuve d’empathie et de compassion… Une certaine évolution, s’il en était, étant donné le caractère orgueilleux, égocentrique et manipulateur du Duc, plus connu pour ses machinations que par sa capacité à faire preuve d’humanité.
<< Nous sommes en dernière ennéade de Vérimios, premier mois de l’Eté. >> Dit-il, informant sa promise et réfléchissant lui-même. << Vous avez besoin de temps, ma chère. Organisons-nous pour l’Autonome, qu’en dites-vous ? >>
La jeune femme resta silencieuse un moment, laissant l’information que le Duc venait de lui révéler faire son effet. Cela faisait deux mois… Deux mois loin de chez elle. Si le premier avait été difficile, le deuxième avait été carrément un enfer, mais jamais elle n’avait pensé qu’il avait duré si longtemps. Un mois à se faire torturer à chaque jour… Sa respiration devint saccadé pendant quelques secondes, puis, elle chassa les souvenirs qui revint dans ses pensées, allant même jusqu’à fermer les yeux pendant quelques longues secondes. Puis, elle sembla revenir à elle, son corps se détendit, avant que son regard ne se porte de nouveau sur son fiancé.
« Début de l’automne alors… » La jeune femme lui fit un sourire. Elle leva la main, puis sembla se raviser.
« Je crois que j’ai besoin de repos. Pardonnez-moi. » En réalité, il ne semblait avoir rien à pardonner. Le duc aida sa promise à se mettre confortablement dans le lit, avant de prendre Gabriel dans ses bras pour le ramener aux serviteurs, laissant sa promise en proie à un sommeil loin d’être calme.