Écho d'un lointain passé

Le vent s'était levé.

Il balayait les vastes plaines arides sans réellement rencontrer de résistance, tourbillonnant sur lui même et s'élevant au gré des courants froids et des courants chauds s'entrechoquant, s'accumulant parfois en certains endroits en de petits nuages de poussières. De jour, il était difficile de voir dans cette étuve faite terre l'installation précoce de l'hiver approchant. Les nuits en revanche... Azralith avait déjà appris à les détester.

Elle connaissait le désert, peut être même bien plus qu'elle ne l'aurait réellement souhaité. Et si la chaleur des journées ne dépassait habituellement pas le stade de l’inconfort pour celle habituée aux profondeurs de l'Elda, il en était autrement pour les nuits glaciales. Elle abhorrait le soleil éclatant du désert qui rendait sa vue habituée aux ténèbres douloureuse, et la nuit transformait le voyage en une expérience presque onirique. Mais les températures nocturnes étaient devenues bien trop inconfortables, bien plus que ne pouvaient l'être certains reflets.

C'est donc de jour qu'Azralith voyageait, prenant une nouvelle fois la direction de la Mer des Sables. Mais cette fois ci, elle n'était pas blessée, plus exilée et bien mieux préparée. La peau cendrée de son visage était recouverte par endroits de traces rouges peintes à la main formant un ensemble de symboles pouvant presque ressembler à de l'eldéen. Une promesse, un serment, celui d'affronter le désert et ses périls, ainsi que tout adversaire l'empêchant d'accomplir l'objectif qui lui avait été confié, fût-ce t-il au péril de sa vie.

Ses épaules étaient recouvertes de sa sempiternelle fourrure ainsi que de son armure de cuir, ouvertes en certains endroits, renforcée en d'autres. Une combinaison hasardeuse et pourtant étrangement organisée de rangements, de lames et de protections pour une guerrière qui commençait à parfaitement connaître ses habitudes et ses besoins en dehors de la civilisation. Son imposante claymore reposait comme à son habitude dans son dos, le pommeau enroulée de bandages dépassant de ses épaules.

Mais de tout ce que le désert pouvait avoir de dangereux ou d’inconfortable, en cet instant précis, ce fut la flore qui s'imposa comme récalcitrante. La Flore.

Azralith se trouvait au milieu d'un troupeau de virevoltants en pleine migration d'un relief à l'autre de la plaine. Des buissons qui se laissaient portés au gré du vent, d'une taille relativement modeste comparée à l'Ilythiiri massive, mais c'est dans le nombre qu'ils puisaient leur force. Certains se chevauchaient ou se prenaient dans un obstacle, entraînant avec eux leurs congénères et formant des murs de plusieurs mètres de haut. Sans compter que le vent, taquin qu'il était, s'amusait parfois à les envoyer en l'air pour les faire retomber en une pluie de projectiles.

La guerrière lâcha un grognement alors qu'un énième virevoltant vint se coincer dans ses jambes, un deuxième la percutant à l'épaule avant de se bloquer partiellement derrière son arme. Elle offrit au premier un coup de pied bien senti, l'envoyant au loin avant de plonger sa main dans le second pour le retirer. Main qui se retrouva bloquée dans le dédale de branches et d'épines, Azralith se retrouvant à secouer vigoureusement son bras dans l'espoir de l'en décrocher.

Observant rapidement les alentours, elle décida alors de s'en servir comme d'un bouclier, accélérant son rythme de marche et percutant chaque buisson approchant avec le sien. Certains virevoltaient au loin, d'autres s'y accrochaient et augmentaient ainsi la portée du poing de la drow qui s'en amusait tout particulièrement.

Naviguant au milieu de cet océan végétal, elle atteignit finalement la sortie, se débarrassant non sans regrets du virevoltant attaché à sa main. Recouverte d'épines et de brindilles, elle observa avec un sourire satisfait la marée de buissons qui continuait sa migration avec une parfaite indifférence. Bouger autrement qu'avec une marche rythmée lui faisait le plus grand bien, elle n'avait pas croisé grand chose depuis son départ des grandes cités et sa braise s'impatientait de nouvelles expériences.

Au loin, les roches se faisaient plus rare et la démarcation avec les premières dunes étaient même visibles. Parfait. Le sable avait tendance a être plus impitoyable et elle commençait à sérieusement se lasser des plaines arides. Sortant un morceau de bœuf séché qu'elle engouffra entre ses crocs, Azralith se remit en marche, impatiente d'affronter les périls à venir.

***

Si Méthylène était considérée comme la Porte du désert, le Guet de Mezo'Rhabil aurait pu en être le lucarnon. Anciennes ruines investies, dernière parodie de civilisation avant ce qui n'était rien d'autre que des terres sauvages et indomptables, pas même par le Puy. Un territoire neutre où les nouvelles du désert passaient bien avant d'atteindre la moindre cité. Un havre de paix, un espoir inespéré pour les voyageurs les plus malchanceux. Azralith ne put s'empêcher de regretter ne pas avoir eu vent de l'existence de cet endroit durant son exil.

Avançant dans le sable, ses pieds partiellement recouverts de bandages laissant apparaître les griffes sur ses orteils, la guerrière Ilythiiri avisa quelques tentes à l'extérieur du bâtiment. L'un des marchands assis sur un tapis ambré laissa s'échapper une impressionnante quantité de fumée d'entre ses lèvres.

Ses oreilles se dressèrent soudainement lorsqu'elle perçut le bruit des pas d'un dromadaire dans son dos. Elle se tourna dans sa direction et constata qu'il était surmonté d'un Zurthan, sa peau d'un noir profond se détachant du ciel. Bien qu'elle ne toucha pas son arme, elle ne put s'empêcher de contracter les muscles de son bras droit. Elle en connaissait peu sur le guet, mais suffisamment pour savoir que les conflits y étaient proscrits. Elle ne pouvait cependant s'empêcher de se tendre à la vue de ceux qui avaient rendu son exil dans le désert particulièrement pénible.

Il s'adressa à elle dans une langue qu'elle ne comprenait pas avant d'utiliser l'eldéen à sa grande surprise. Outre son accent particulièrement fort, il prononçait presque chaque mot comme un enfant le ferait et avec une tare de langage qui donnait un sens presque moqueur à ses paroles. La langue du Puy s'en retrouvait dans un bien triste état. Un détail sur lequel la guerrière ne s'attarda pas davantage, elle avait compris le sens de ses mots et cela lui suffisait.  

"Je ne suis guère familière avec ces lieux, i'nik nesst.*" lui répondit-elle. C'est la première fois qu'elle voyait un Zurthan parler l'eldéen et cela l'intriguait tout particulièrement. S'il avait appris leur langue c'est qu'il les avait côtoyé suffisamment longtemps pour se faire, fait étrange quand elle avait pu constater d'elle même à quel point les clans nomades n'appréciaient pas les Ilythiiris.

Azralith se tourna entièrement vers lui, son regard glissant du cavalier à sa monture. Le dromadaire affichait un regard indifférent, pratiquement absent, son long museau lui donnant une expression placide frôlant le stupide. Elle avait du mal à concevoir l'utilité d'utiliser une monture si peu dangereuse et incapable de se défendre correctement en cas de danger. Pas la moindre griffe, pas le moindre croc, cet animal avait-il donc la moindre utilité hormis démontrer l'incapacité des clans nomades à dompter la moindre créature dangereuse ?

L'écarlate glissa alors jusqu'aux pattes du dromadaire et une nouvelle interrogation naquit dans l'esprit de la guerrière. Elle ne se souvenait pas avoir jamais goûté à la viande de cet animal. Peut être était-ce là, la raison principale qu'elle ne parvenait pas à saisir. Une chair vivant avec peu d'apport en eau dans la chaleur constante du désert, portant déjà en elle les arômes d'une viande fumée et séchée avant même qu'elle ne soit travaillée.

Un rapide clignement d’œil la fit sortir de ses réflexions, reportant son attention sur le Zurthan. Si elle n'était guère en mesure de l'aider, l'inverse n'était pas aussi vrai. Il venait des profondeurs de la Mer des Sables, il y avait une chance qu'il ait croisé l'homme qu'elle cherchait. Elle s'approcha alors de quelques pas et réfléchit à ses mots pour bien se faire comprendre.

"Aurais-tu croisé un jeune homme au sein du désert ou... Peut être juste son cadavre ? Aisément reconnaissable, c'est un ménestrel avec une tenue faites de plumes et de couleurs vives, de longs cheveux bruns et une peau plutôt blanche." C'était la description qu'on lui en avait fait, mais elle réalisa rapidement cependant à quel point chacun de ces détails avait pu changer au cours de sa traversée du désert. Et s'il était mort, de faim, de soif, tué ou dévoré, il y avait peu de chances que ses atours soient toujours en bonnes conditions autour de sa carcasse. Mais c'était tout ce qu'elle avait pour l'instant.


*Homme des sables

Voilà qui était tout particulièrement inattendu. Obtenir une réponse fut ce t-elle inutile n'était déjà pas un concept garanti en ces lieux, mais voir le Zurthan réellement disposé à lui offrir les informations qu'il possédait à ce sujet n'était pas une réaction à laquelle elle aurait pu s'attendre. Et comme d'ordinaire lorsque le réel venait tremper ses pieds dans l'étrange, elle ne pouvait s'empêcher de sentir une légère paranoïa ressurgir. On lui offrait rarement sans vouloir lui prendre en retour, et nombre de ceux qui avaient affiché une amabilité factice à son encontre l'avaient fait dans le but de la trahir. Mais elle ne vivait plus dans ce stress constant. Ou plutôt, elle refusait de continuer à vivre ainsi. Elle affichait une franchise brute face à ceux qui maniaient la langue comme une arme, et si le Père le voulait, elle leur survivrait.

Dans tous les cas, avoir une simple conversation avec un Zurthan au lieu des habituels coups de lances n'était pas pour lui déplaire. Désormais qu'elle ne parlait plus au travers de sa fierté et ne laissait plus son ego dicter ses pensées, elle avait développé une certaine intolérance sans doute hypocrite envers ceux qui le faisaient.

"Cap'tain Archet." Lui répondit-elle alors non sans une légère grimace à évoquer une telle appellation. "Un nom de scène, mais de ce que j'en sais, le seul qu'il utilise réellement en public." Elle croisa les bras, l'écarlate de ses yeux fixant l'azur des siens. "C'est la raison pour laquelle je suis ici. J'ai des raisons de penser qu'il est passé par le Guet, et j'aimerai en apprendre autant que possible à son sujet avant de rejoindre la Mer des Sables." Elle se rendit compte trop tard qu'elle avait repris son rythme de parole habituel sans s'en rendre compte et elle espérait que le nomade avait tout de même réussi à saisir le sens de ses mots.

Il lui confirma alors ce dont elle se doutait, il ne l'avait pas croisé. Guère étonnant, une telle épreuve ne pouvait se régler aussi aisément. Peut être qu'elle ne se réglerait même pas du tout à vrai dire. Combien de jours, d'ennéades pourrait-elle continuer à fouiller les sables avant qu'elle ne périsse à son tour ? Elle avait cette fois affaire à un adversaire qu'elle ne pouvait vaincre simplement avec l'acier. Mais le serment avait été fait au nom du Père, elle ne pouvait revenir en arrière. Et malgré cette condamnation qui pesait au dessus de sa tête, elle se sentait étrangement légère. Il n'y avait à l'horizon pas le moindre regard sévère ou désapprobateur d'un grand prêtre ou de sa propre famille la forçant à agir tel qu'eux le désiraient. Qu'elle était las de leur leçons et de leurs réprimandes.

En ces lieux, elle était libre, libre d'agir comme elle l'entendait. Et si ses actes ne parvenaient pas à attirer le regard d'Uriz, alors sa braise s'éteindrait paisiblement avec l'assurance d'avoir essayé autant que possible de respecter ses préceptes. Peut être était-ce en grande partie pour cela qu'elle avait accepté la requête du vieil homme.

Azralith remercia le Zurthan avant de légèrement se détourner. "Je vais aller m’enquérir auprès des autres, je ne doute pas que tu trouveras ici de l'eau pour cette chose que tu utilises comme monture." La remarque aurait pu être moqueuse, mais elle était accompagnée d'un sourire qui la rendit plutôt espiègle.

Cette femelle drow était décidément bien étrange. Charpentée comme une armoire à glace, en plus de son épée complètement démesurée, on l'imaginait préparant quelque expédition de pillage ou quelque coup fumant à base d'os brisés et de membres dégondés. Mais non, elle cherchait un ménestrel, et comble de l'ironie, ce joyeux drille, ce gai luron, portait le doux sobriquet de Cap'tain Archet. Cela ressemblait à un héros de conte pour enfant. Ou à une blague d'ivrognes, c'était selon.

Wakadimandagu n'eut pas le loisir de creuser plus avant, car elle le planta là pour se mettre en quête de son rimailleur. Il la laissa s'éloigner et résolut de son côté de trouver de l'eau pour son dromadaire, cette chose qu'il utilisait effectivement comme monture. Il se procura une pleine outre auprès d'un négociant local, à qui il céda en retour une babiole glanée sur le dernier pillage : un vulgaire collier de coquillages et de dents humaines. Les dents avaient de la valeur dans le désert, certains shamans s'en servaient pour invoquer leurs dieux ou concocter des talismans de protection - plus la dent était pourrie, plus le charme était réputé efficace. Mais le talisman en question n'avait pas beaucoup protégé son dernier propriétaire. Il entreprit de faire le tour des boutiquiers, espérant se mettre au parfum des dernières rumeurs, mais il n'apprit rien de bien intéressant au sujet d'une prétendue alliance entre des peuples fellyadah et les Massabonds. En fait, la principale rumeur qui tournait portait sur les exactions de pillards brâânis qui sévissaient dans le coin. De cela, le Léopard Astral était plutôt bien informé. Voyant qu'il tournait en rond et qu'il perdait son temps, Wakadimandagu résolut de ne pas s'attarder plus que nécessaire. Le temps de manger, et il reprendrait la route ; à en juger par la position du soleil, il pouvait encore regagner son campement et retrouver ses hommes avant la tombée de la nuit.

Il se mêla à un groupe de voyageurs qui bivouaquaient au coin d'un feu. On lui laissa une place sur le tapis qu'on avait déroulé à même le sol, et Wakadimandagu extirpa de sa besace un morceau de viande de chameau séchée qu'il partagea avec ses voisins. Un vieux nomade distrayait l'assistance de quelques chansons et poèmes du folklore zurthan. Lui, il connaît peut-être le capitaine Archet, songea le Léopard Astral, n'écoutant que d'une oreille distraite tout en mâchonnant. Il se demanda où était passée la femelle drow de tout à l'heure et si elle avait retrouvé sa trace ; cela dit, avec un nom pareil, l'on ne pariait guère sur les chances de survie de l'intéressé en plein désert. Il devait être cané depuis un bon moment et à l'heure qu'il était, les vautours dispersaient ses restes entre les dunes.