A l'ombre des lumières | Oriale et Aslan

Fin de la première ennéade
Hiver, Verimios 21:XI

La fin de journée approche. Et là où nombre de rues de Thaar se vident pour se parer de silence, celle des lumières semble peu à peu se remplir de vie. Quelques marchands installent leurs étals bon marché. De délicieuses odeurs commencent à embaumer l'air, çà et là. Des artistes s'échauffent ou préparent leur matériel la soirée. Les guirlandes de lanternes qui surplombent le passage son réalimentées en bougies que l'on allument les unes après les autres. D'ici une bonne heure, l'endroit va commencer à grouiller de monde... Mais c'est l'itinéraire qu'Aslan a choisi pour rentrer. Il aime cette ambiance et, s'il était en état, il traînerait encore deux ou trois heures dans le coin pour profiter de la joie de vivre qui habitera bientôt l'endroit. Mais il ne peut pas...

Vêtu d'un pantalon des plus simples, une veste de cuir doublée de laine repose par-dessus une épaisse chemise verte, le protégeant de la fraîcheur de cet hiver déjà installé. Ainsi accoutré, il peut passer pour un habitant du quartier sans le moindre mal. Mais son logement personnel est déjà à plusieurs pâtés de maisons derrière lui. Quant à la demeure familiale qu'il est en train de rejoindre, elle est bien plus loin dans la cité... Il est parti plus tard qu'il ne le voulait mais il était trop absorbé par l'un des dossiers qui reposent sur la table qui trône au milieu de la pièce de vie de son appartement. Son enquête pour retrouver Viliam lui prend du temps... Bien plus qu'il ne l'aurait pensé. Ou, plutôt, plus qu'il ne l'espérait, pressé qu'il est de ne plus souffrir lorsqu'un des souvenirs du bandit émerge sans crier gare ou hante ses nuits.
Aslan passe une main dans sa nuque, endolorie tant par le fait d'être resté penché des heures sur des feuilles de papier que par la fatigue. Se faisant, il a fermé les yeux, sans pour autant s'arrêter de marcher. Lorsqu'il les rouvre, il s'aperçoit qu'il est tout près d'une jeune femme et il s'arrête juste à temps pour ne pas lui rentrer dedans.

-Pardon, je ne regardais pas où j'allais. S'excuse-t-il, esquissant un sourire poli tout en la contournant pour continuer son chemin.

Il fait quelques pas de plus, l'esprit rendu un peu plus alerte après ce presque-incident. Et tandis qu'il regarde autour de lui, quelque chose attire ses yeux noisettes auréolés de bleus. Tout en fixant cette ruelle, là-bas, dans l'ombre, il ralentit peu à peu, jusqu'à s'arrêter lorsqu'il comprend ce qu'il voit... Il a comme une sensation de déjà vu... Qu'est-ce que cela peut être ? Quand aurait-il pu voir un homme en pressant un autre contre un mur pour le serrer et l'embrasser avec tendresse et allégresse ?

Il détache finalement son regard et fait deux pas puis s'arrête de nouveau. Cela vient de lui revenir...
Ce n'est pas lui qui a vu cela...

Déjà, les aiguilles viennent titiller son cerveau et il peste à mi-voix...

-Pas maintenant...

Mais c'est trop tard. Sa manie de vouloir tout comprendre l'a poussé à chercher l'origine de cette image dont il se remémorait vaguement et la porte derrière il a enfermé la mémoire partielle de Viliam s'est rouverte... Et il sent la vague venir. Devant l'intensité de ce souvenir, Aslan sait qu'il ne va pas tenir... Alors il cherche autour de lui un endroit où se réfugier.
Il tourne sur lui-même et c'est comme si son cerveau, devenu pierre, venait frapper violemment son os temporal. Il porte alors la paume de sa main sur sa tempe, par réflexe. Ses sourcils froncés trahissent la douleur contre laquelle il lutte pour la faire patienter encore un peu.

Là, une rue à moitié encombrée par des piles de cagettes !
Il s'avance sans plus réfléchir. Il faut qu'il trouve un endroit où il pourra s'isoler le temps que la vague monte... et passe. En quelques instants, il atteint la ruelle et se faufile entre les amoncellements de caisses. Il en percute une qui dévie légèrement mais il ne prend pas la peine de la remettre en place, trop pressé de se mettre à l'écart. Ce n'est qu'après une vingtaine de mètres qu'il se glisse derrière une pile et vient s'appuyer de sa main libre contre le mur.
Il peut arrêter de lutter... et un flot d'images, de sons, d'odeurs et d'émotions remontent en quelques secondes et il perd vite conscience de ce qui l'entoure. Il a juste assez de maîtrise pour se rappeler de ne pas crier... ce qui est une épreuve alors que ses tempes le serrent avec force et que son cerveau est lacéré de toute part. Il serre les dents... Puis laisse son corps flancher lentement pour le conduire au sol. Ses genoux posés dans la neige, il peut prendre sa seconde main pour venir enserrer totalement son crâne et tenter vainement de le soulager.

C'est tout ce qu'il peut faire... en attendant que le souvenir ait fini de se dérouler.

Dire qu'il était parvenu à éviter tous les souvenirs concernant cet homme pendant l'interrogatoire... Et le voilà avec un souvenir qui doit être parmi les plus précieux que Viliam doit avoir de son amant. Et il sait maintenant pourquoi il tenait tant à le cacher de sa vue. Par souci pour son intimité, d'une part, mais aussi pour le protéger. Car il peut désormais voir l'insigne sur cette fameuse spalière et il connaît son nom. Le mercenaire risquait beaucoup en ayant une relation amoureuse avec le bandit. Il aurait pu tout perdre si cela s'était su. Et il a probablement tout perdu, de ce que le guetteur en sait après l'avoir cherché il y a quelques temps déjà. Si seulement il n'avait pas disparu...

Mais alors que le souvenir du hors-la-loi submerge son esprit, une voix s'élève. A peine audible, elle n'a pas sa place dans ce qu'il se passe sous les os de son crâne. Il ne l'a même jamais entendue... Elle ne peut donc provenir que de l'instant présent.
Dans son état, il ne peut pas répondre... Pas tout de suite. Il sent quelque chose se poser sur lui puis il entend la voix, encore. Elle produit sur lui l'effet d'un baume rafraîchissant. Elle le distrait de ces images et de ces sons qui défilent avec intensité. C'est déjà arrivé avec Loreta... Une sollicitation extérieure perturbe ces réminiscences et l'aide à ramener son esprit sur la réalité de ce qui l'entoure. Et cette femme qu'il entend, c'est sa chance de s'en sortir.

Il ignore qui est cette personne et ne peut se redresser pour la voir... Il ne peut qu'espérer qu'elle ne lui veut pas de mal parce qu’elle est la seule qui va pouvoir lui permettre de quitter plus rapidement cet état de crise particulièrement douloureux.

-Oui… Finit-il enfin par dire d’une voix rendue bien plus rauque que tout à l’heure à cause de la souffrance. Parlez-moi… Demande-t-il sur un ton qui ressemble presque à une supplique.

Alors que le silence s'installe de nouveau, le souvenir revient en force et Aslan serre dents, lèvres et mains pour contrôler et étouffer un cri qui prend la forme d'un gémissement ténu. Presque aussitôt, il sent la main bouger légèrement sur son épaule tandis que la jeune femme se déplace pour prendre place à côté de lui. Sa tête pivote sensiblement en entendant de nouveau sa voix. Elle s'est mise à sa hauteur, il s'en aperçoit. Un geste bienveillant qui le conforte dans sa démarche.

-Oriale... Répète-t-il après qu'elle se soit présentée, comme le ferait qui chercherait à s'en souvenir. Pour lui, c'est surtout une façon de se raccrocher à quelque chose de tangible afin de se sortir de cet océan de douleur.

Lorsqu'elle lui précise son métier, il entrouvre légèrement les yeux sur le mur et la neige devant lui. Une artiste de rue... Elle était donc parmi ceux qui sont en train de s'installer à vingt mètres de là. Est-ce qu'il l'a vue ?... Difficile à dire. Il a à peine eu le temps de voir quoi que ce soit avant de découvrir le jeune couple, si similaire à Viliam et Fantôme. Leurs gestes, cette tendresse, cette passion... C'est exactement ce qui est en train de défiler en ce moment dans sa tête.

-Aslan. Répond-il à la question, presque machinalement tandis que son esprit tourne déjà sur une question que la phrase de la jeune femme a induite d'elle-même. Vous ne pratiquez pas la magie de la vie... Mais une autre. Conclut-il comme si c'était une évidence pour lui.

Il n'y aucun jugement dans sa façon de parler mais seulement un homme qui souffre et cherche à se changer les idées. Le peu qu'ils parviennent déjà à échanger le soulage. C'est encore très minime mais la vague qu'il a ressenti un instant plus tôt a reculé d'un pas, lui laissant un peu plus la possibilité de se concentrer sur celle qui est venu l'aider.

-C'est pour... vos spectacles, j'imagine ?

Les flammes...
Oui, la pyromancie en spectacle peut être très jolie si elle est bien maîtrisée. Il se souvient d'avoir vu quelques représentations. Quelques images lui reviennent, éloignant un peu la vision du bandit et de son amant ainsi que la douleur qui l'accompagne. Aslan pose une de ses mains sur sa cuisse tandis qu'il est toujours à genoux dans la neige. Mais être trempé et geler sur place est encore le cadet de ses soucis pour le moment.

En entendant son nom, le guetteur relève enfin les yeux et découvre le visage de celle qui est venu lui prêter assistance. Il fronce légèrement les sourcils alors qu'il sait avoir déjà vu ses traits quelque part. Se disant que c'était forcément dans la rue tout à l'heure, il ne lui faut que quelques instants pour se rappeler le presque-accident qu'ils ont failli avoir. Il lâche alors un soupir amusé en baissant la tête et en fermant les yeux.

-Néera a eu pitié de moi aujourd'hui. Commente-t-il pour lui-même.

C'est vrai. Peut-être que s'il n'avait pas manqué de lui rentrer dedans, elle ne l'aurait pas remarqué et ne l'aurait pas vu se faufiler dans cette ruelle avec un air souffrant. Et il serait encore à essayer de se retenir de hurler devant ce souvenir complet et chargé en émotions.
La seconde main lâche enfin son crâne. Il est encore douloureux mais c'est plus facilement supportable.

-Si je le pouvais, je resterai volontiers pour assister à votre représentation mais j'ai bien peur qu'il ne soit plus conseillé pour moi de rentrer lorsque je pourrais me lever.

Après une journée passée à chercher des indices dans des dossiers et des ennéades à jongler entre les souvenirs de Viliam, il est aisé de voir sur ses traits que cette crise l'a épuisé... Il va devoir renoncer à retourner chez ses parents pour faire croire à un éventuel retour aux sources et se rabattre sur son domicile qui, sans être tout à côté, est bien plus proche. Ce n'est pas la première fois qu'il s'absente, cela ne surprendra personne. Il faut juste qu'il envoie le fils du voisin les informer pour les tranquilliser et qu'ils n'envoient pas des gardes tambouriner à sa porte.

-Me suivre jusqu'ici aurait pu être dangereux, vous ne manquez pas de courage... Remarque-t-il.

Aslan baisse la tête dans un soupir associé à un sourire amusé malgré l'état de fatigue dans lequel sa longue journée et cet incident l'ont plongé. Une fois remis ?... Peut-être ne s'en remettra-t-il jamais... En tout cas, il ne voit pas la lumière au bout du tunnel pour le moment et il trouve dans la phrase d'Oriale un ironie cruelle dont elle ne peut évidemment pas avoir conscience. Et il ne la blâmera certainement pas pour cela. Au lieu de cela, il relève le regard pour le poser sur la jeune femme. La première fois depuis qu'ils sont dans cette ruelle.

-Je serai ravi de découvrir la beauté que vous apportez  ce monde. Fait-il avec sincérité, une certaine lassitude dans sa voix trahissant malgré tout son épuisement.

A présent, le souvenir de Viliam semble s'enfuir au loin dans son esprit, allégeant son crâne et le laissant chancelant. Il commence à être habitué à ces migraines aussi soudaines que violentes et reconnaît cette sensation qui lui succède, lui arrachant un soupir de soulagement tandis que son épaule vient se poser contre la pile de caisses derrière laquelle il s’était à moitié dissimulé.

-Je devrais y arriver… d’ici une minute ou deux. Puis il semble réaliser quelque chose en voyant la danseuse à genoux dans la neige près de lui. Mais vous, vous devriez vous relever : vous allez finir trempée !... s’inquiète-t-il d’une voix affaiblie, commençant à tendre une main vers elle mais sans pour autant chercher à la toucher.

Alors qu'il allait baisser la main, les doigts d'Oriale viennent la cueillir et la serrer. Aslan pose alors ses yeux sur ce nouveau lien physique qu'elle vient d'établir entre eux, visiblement surpris, avant de les remonter vers la jeune femme. Un peu étourdi, il ne sait pas trop quoi penser de ce geste. Sans doute est-il totalement anodin.

-Assez. Répond-il à sa question après avoir chercher pendant plusieurs secondes comment formuler sa réponse. C'est assez pauvre... Mais il ne peut s'épancher davantage auprès d'une inconnue, aussi attentionnée fut-elle.

Sentant le froid saisir ses propres jambes, il réalise qu'il a voulu préserver son interlocutrice d'attraper la mort mais qu'il s'est totalement oublié lui-même... Ce n'était pas comme si cela avait changé grand chose, étant donné qu'il ne pouvait pas se relever tout de suite après sa crise, mais il se surprend un peu de ne pas avoir songé à se préserver aussi.
Posant sa main libre sur le rebord d'une caisse qui dépasse de la pile à ses côtés, il soulève un genou pour remettre un pied au sol puis se hisse pour se relever à son tour. Il sollicite le moins possible la danseuse, même si un léger vertige, une fois debout, l'y contraint malgré tout. Il se rattrape cependant bien vite, même s'il est conscient de la chape de plomb qui pèse sur ses épaules alors qu'il a quelque peu de distance à parcourir pour rentrer chez lui.

Déjà, il sent son pantalon détrempé qui lui colle aux tibias et lui glace les os... Le retour va décidément être bien désagréable...

-Je sais qu'une soirée sans travailler est une soirée de perdue... mais vous ne devriez pas rester dehors dans votre état. Dit-il en désignant sa robe mouillée du regard. A moins que vous n'habitiez pas loin, vous pourriez ainsi vous changer. Réfléchit-il à voix haute. Quant à moi, je ne sais comment vous remercier de votre bienveillance...

"Ce que tout le monde devrait faire..."

Il y a tellement à faire émerger d’une si courte phrase. Une lucidité sur le monde. Un regret aussi, peut-être même un souhait inavoué. Mais également une certaine conscience des réalités. Le tout baignant dans une bienveillance et une générosité plutôt rares. Aslan peut décrypter tout cela dans ces quelques mots. Se faisant, il réalise qu'il parvient enfin à reprendre ses esprits. Assez pour analyser des paroles en apparence anodines.
Il remarque aussi qu'elle n'a pas répondu à sa question. A-t-elle pensé qu'il cherchait à avoir son adresse ? Oui, sa demande était peut-être maladroite... Car il n'a nullement l'intention de s'immiscer dans sa vie privée... Il n'est pas ce genre de personne. Et il est encore moins en service. Aussi, pour lui montrer qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, il consent à répondre plus ou moins à la sienne.

-Eh bien… J’ai mis près de quinze minutes pour arriver jusqu’ici. Analyse-t-il. Il m’en faudra sans doute un peu plus pour faire le trajet en sens inverse. Il étire un sourire amusé, ses mots prenant ainsi la forme d’une plaisanterie un peu sarcastique. Il préfère s’amuser de la situation plutôt que de s’en plaindre. Après tout, il a connu bien pire que cela, comme les deux cicatrices sur son visage en témoignent.

Finalement, Aslan achève de se redresser tout en se défaisant de l’appui qu’il avait maintenu jusque-là avec la colonne de caisses. A présent, il se sent un peu plus stable mais il est… épuisé, comme cela peut se lire dans son regard et ses épaules affaissées.

-Merci, Oriale. J’espère pouvoir vous rendre votre gentillesse un jour.

Son sourire se fait plus doux cette fois, parce qu’il est sincère. Il n’aime guère l’idée d’avoir une dette envers quelqu’un, peut-être à cause de son éducation marchande. Mais aussi et surtout, au-delà de cela, sa curiosité est piquée au vif. Il se pose mille questions sur cette femme qui est venue l’aider sans savoir qui il était et sans rien exiger de lui en retour. C’est si rare pour une Vaanie… Elle l’intrigue et, en bon arcaménite, il a besoin d'assouvir cette curiosité qui le tenaille désormais…
Mais pas aujourd’hui. Le moment est bien trop mal choisi, autant pour lui que pour elle qui se prépare pour une soirée de travail. Alors, il lui adresse un dernier regard, un bref signe de la tête tout en serrant légèrement ses doigts avant de lâcher sa main pour finalement se retourner et s’éloigner d’un pas lourd en direction de la rue dont ils viennent. Il fait plus sombre que tout à l’heure mais le plafond de lanternes le laisse à peine entrevoir. Cependant, c’est dans la pénombre qu’il devra finir son trajet pour rejoindre son appartement, si loin d’ici qu’il ne percevra plus ni la musique qui commence à s’élever, ni la lumière qui se dresse vers le ciel. Le temps de donner une pièce au petit voisin en arrivant et il ira s’écrouler sur sa couche pour une nuit… probablement aussi agitée que les autres.