Du venin dans les veines

1ère ennéade de Verimios
21e année du Onzième Cycle

- Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?

L’elfe, le regard perdu dans le lointain, et nonchalamment appuyé sur une rambarde surplombant la jetée tire une longue taffe de sa pipe. Fermant un instant les yeux, elle se gorge du relatif silence du bord de mer, interrompu par les seuls clapotis des vagues  avant de souffler un nuage à l’odeur agréable mais âcre.

- Si on avait vraiment notre place en ce monde, on aurait pas à tout le temps se battre de cette manière.

- Se battre ? son collègue lui  dérobe le calumet sans qu’elle ne proteste Tu es dramaturge je te signale !

- Tu sais très bien ce que je veux dire par là.

La colère tire les traits d’Avanwa et assèche ses mots plus que de raison, et c’est en retour la tristesse qui se dessine sur le visage de Malrìn. Voilà bientôt deux ennéades qu’elle était partie en retraite dans le berceau d’I Hall, mais son état ne semblait pas aller en s’améliorant. Pire encore, chaque jour voyait les sombres perspectives auxquelles elle était au départ venu échapper s’obscurcir un peu plus, la prendre un peu plus près de la gorge, et l’attirer plus profond dans une spirale de véhémence à laquelle il avait fini par se convaincre qu’elle n’échapperait plus.

Pire encore, plus les jours passaient, et plus ses convictions la rendaient convaincante, au point que Malrìn avait parfois dû s’obliger à conserver le silence, de peur de la conforter dans cette déplorable direction. Seulement, même lorsqu’il l’ignorait, lorsqu’il s’essayait à désamorcer ses tirades, lorsqu’il se contraignait à la faire taire, ses yeux parlaient à sa place. Alors Avanwa savait lorsqu’ils étaient en désaccord, et l’ignorait en conséquence, de la même manière qu’elle savait arroser les doutes qu’elle avait su faire germer en lui.

- Si Hiril Lôthren nous aimait tant que ça, elle ne s’acharnerait pas autant à rendre la vie à tous les monstres qu’a connu Anaëh. C’est comme si elle cherchait absolument à ce que mettre les pieds dehors soit une condamnation à mort.

- Donc selon toi La Mère n’aurait d’amour que pour le haut de la chaîne alimentaire ?

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Ne serait-ce qu’exister est autant une « condamnation à mort » pour toutes les proies en Anaëh que pour nous. il soupire Et encore, parce qu’on a largement plus de quoi se défendre que n’importe quelle autre créature je te signale.

- C’est pas pareil.

Les yeux de Malrìn roulent à en quitter leurs orbites. « Pas pareil ». Avec elle, pour peu que ça l’arrange, ce n’est jamais pareil. Pourtant, qu’on lui laisse le temps de parler et elle serait la première à aligner sauts de logique et conclusions hâtives. Et il n’aurait même plus le cœur de l’arrêter.

- Pas pareil parce qu’on est censés échapper aux lois de la nature ?

- Pas pareil parce qu’aucune des autres créatures de l’Œuvre n’a nos responsabilités ! On n’attend pas des mynnark qu’ils prennent les armes pour empêcher des invasions ! On n’attend pas des fées qu’elles déchiffrent le codex d’Elenmàr ! D’ailleurs elles n’en ont même pas besoin pour utiliser leur magie, vu qu’elles, elles naissent avec ! Alors oui, le Choix ceci et le Souffle cela, mais qu’est-ce qu’on y gagne au juste à part le droit de mourir à la guerre et l’ire de monstres qui ne semblent en avoir qu’après nous ? Même quand on « remplit notre rôle » et qu’on « défend l’Œuvre de La Mère au péril de notre vie, qu’est-ce qu’on y gagne exactement ? Rien si ce n’est le droit de continuer d’exister. Et pour peu qu’on se relâche une seule seconde, pour peu qu’on se retrouve dépassés une seule fois, et de quoi on écope ? De l’Aduram ! Tu vas me dire qu’I Arwîn, qui a soufflé la vie à la surface de ce monde, est incapable d’apaiser sa Création quand elle est meurtrie ? Tu vas me dire qu’I Ëmel n’avait pas le pouvoir de faire le petit geste qui nous aurait épargné la plus grande catastrophe que ce monde n’ait jamais connu ? son visage rougi par la colère retrouve soudainement sa teinte habituelle, et elle tire une nouvelle taffe de sa pipe À croire que depuis tout ce temps, c’étaient les Peaux-de-Suie ses enfants préférés. Remarque, les drows, les monstres… ça fait sens.

Milieu de la 5e ennéade de Verimios
21e année du Onzième Cycle
Au milieu de la nuit

- Puisque je vous dit que je n’ai pas envie de mourir ! Laissez-moi respirer un peu !

Elle était arrivée à Holimion une dramaturge à l’inspiration complètement tarie, fatiguée de la vie, et ne sachant pas ce pourquoi elle mettait un pas devant l’autre. Des symptômes communs chez les Sylvains, mais pas à son âge. Pas à peine à l’aube de son quatrième siècle. Alors les Voilés l’avaient accompagné à travers sa Tourmente, l’avaient forcés à faire face à ses vents, ne serait-ce que pour en identifier la nature. Avanwa s’était longuement confiée, avec un peu plus d’entrain chaque jour, avec un peu plus de passion chaque jour, jusqu’à ce que la passion ne finisse par l’emporter. Derrière la fatigue se dissimulait une profonde colère, née de l’exaspération d’une Elfe perdue dans un monde qui n’était soudainement plus le sien.

- Ça ira. J’ai juste besoin d’un peu d’air.

Étais-ce l’Acouphène qui parlait, ou simplement sa bile ? Les disciples d’I Hall se le demandaient, craignant que l’émoi de leur patiente ne s’étiole qu’au jour où la Symphonie retrouverait sa quiétude. Craignant, car la colère d’Avanwa était contagieuse.
Les Souffles d’autres Anedhels au moins aussi abattus par la vie qu’elle sont un terreau bien trop fertile aux quérulences de cet acabit. Moins qu’elle, mais trop pour leur propre bien tout de même, d’autres s’étaient laissé emporter dans la détestation de l’Œuvre, ou plutôt, de leur impuissance face à l’Œuvre.

De la peur naissent les ressentiments, et des ressentiments naît la haine. De la haine naît l’opposition, mais à s’opposer au monde, l’on ne peut jamais que se trouver écrasé. Ainsi les autoproclamées victimes des caprices d’Hiril Lôthren s’enfermaient dans une prison de douleur dont rien ni personne ne pouvait les extirper.

- Juste un peu d’air…

Voilà de longues ennéades que presque tous les soirs, le regard d’Avanwa se perdait dans le lointain, en direction du Cœur de la forêt. Une nature à la fois si familière et si mystérieuse. Un monde façonné par d’étranges arcanes, dont vous ne découvririez probablement jamais les secrets. Un univers dont elle s’était des siècles durant amusée à conter les histoires, réimaginer le passé, et prédire le futur. Sauf qu’à force de contes, elle en était venue à trop entrevoir de la vérité. Rien de ce que les Sylvains pensaient maîtriser n’était réellement en leur contrôle. Ils n’étaient que des grains de poussières, qui seraient inexorablement soufflés par les temps et un jour oubliés sans laisser la moindre trace. Car rien n’était éternel, pas même les favoris de l’Aînée.

Juste un peu d’air

C’est ce qu’avait prétexté Avanwa pour retourner à ses contemplation. Sauf que cette fois, elle n’en était pas revenue.