Un invité d'honneur [Aegden]

4ème jour de la 1ère ennéade de Verimios,
21ème année du 11ème cycle

Des berges de l'île d'Ondolore, les eaux du lac diffusaient leurs frimas sur les pentes de la colline. La bise glaciale remontait la paroi du palais jusqu’aux fenêtres des appartements privés de l'intendant et allait se nicher sous les voûtes du plafond, ornées de motifs élaborés. Une lueur douce et dorée filtrait au travers des rideaux de soie qu’agitait la caresse du vent ; les rayons d’un jour déclinant, orange et or, venaient mourir sur le sol de marbre blanc. Assis face à son bureau de bois d'ébène, vêtu de vert sombre, Fiiriel Norionil s'employait avec soin à la rédaction d’une lettre.

Lorsqu'il avait pris ses fonctions d’Intendant, le magicien avait sèchement refusé qu’on lui attache les services d'un scribe. Sa mère avait beau lui servir de longs discours sur la nécessité de déléguer les tâches subalternes, Fiiriel n'était pas prêt à céder la main sur tout - a fortiori lorsqu'il considérait que personne ne ferait mieux que lui. Les lettres étaient tracées avec un grand soin, l'écriture propre, lisible et nette. Quant au style, il se voulait efficace, ni trop direct, ni chargé de circonvolutions pompeuses.

À l'intention de l'honorable Aegden Orian,
Commandant de l'Armée Royale,

Au quatrième jour de la première ennéade de Verimios,
En la vingt-et-unième année du onzième cycle,

Commandant,

Vous aurez probablement eu vent des récentes disparitions survenues dans les terres de l'Épine Dorée. Il a été porté à notre attention que des phénomènes similaires avaient frappé nos voisins.

Ayant récemment été investi des fonctions d'Intendant par le Conseil de Malereg, qui a mis fin au mandat de mon prédecesseur Enimë Tindanen, je souhaite éclaircir cette situation qui me préoccupe au plus haut point.

Votre réputation traverse les frontières des protectorats. Je crois savoir que vous étiez parmi les braves dont l’expédition héroïque en Aduram a porté un coup fatal à la détestable monstruosité que d'aucuns surnommaient Porte-la-Peste. Pareil exploit force l'admiration, et je crois fermement que vos capacités nous seraient fort utiles face aux nouveaux dangers qui se dressent sous les ombres de nos futaies.

J'aimerais par la présente vous convier à me retrouver en notre cité de Malereg. Vous serez mon hôte d'honneur, et j'aime à croire que votre expérience et vos compétences de terrain nous permettront de lever le voile sur ces mystères qui frappent nos contrées et endeuillent nos familles.

Que la Mère veille sur votre foyer.

Fiiriel, de la maison Norionil, fils d'Ungarion Norionil et d'Aelinoril Larethiën,
Intendant de Malereg par la faveur des très sages et très honorables conseillers de l'Épine Dorée

La réponse à la missive maleregeoise n’avait pas tardée. Le style n’était pas bien différent, rapide et efficace, peut-être un peu plus direct, et le message bien plus bref. En revanche l’écriture n’était sans doute pas aussi soignée. Les boucles étaient lisibles, mais hâtives comme si cette écriture penchée avait été faite entre quelques autres tâches militaires.

A l’Intendant de Malereg Fiiriel Norionil, 

4ième jour de la seconde énnéade de Vérimios,

Heru Intendant,

Vos paroles à mon encontre m’honorent. J’ignorais cependant quels problématiques touchaient vos terres mais il semble que ces menaces soient de plus en plus récurrentes depuis ces dernières années. Je ne vous cache pas l’inquiétude que m’inspire votre lettre. Aussi j’essayerais de vous aider dans les mesures de mes capacités. Si les dieux le veulent, ous nous retrouverons donc d'ici deux énnéades à compter de l'écriture de cette missive.

Puisse la Mère vous guider et guider les votres.

Aegden Orian, Mainyth de l’Armée Royale d’Anaëh

 
 
Et c’était la raison pour laquelle à l’aube de la quatrième énnéade, le soldat Lëandrin se présentait aux portes de la cité du Trône d’ébène. Pied à terre et sa monture à ses cotés, il adressa un salut stricte aux soldats en faction et annonça sans plus de précision que l’intendant Norionil l’attendait. Le reste , c'était à l'intendant de choisir ou non ce qu'il divulguait.

Aegden Orian était attendu ; à peine s'était-il présenté qu'une escorte de gardes se mit en branle pour le mener à travers la cité. Quoique courtois, ses guides ne se montraient pas particulièrement loquaces : ils semblaient s'acquitter avec sérieux de la mission qu'on leur avait confiée mais ne témoignaient pas d'une grande volonté de taper un brin de causette. La balade ne manquait pourtant pas d'agrément : l'air était doux et de fins rayons solaires rayonnaient sur le chemin de pierre blanche, parant la roche d'un éclat cristallin. La voie serpentait sous les frondaisons de hauts arbres dont le feuillage avait la teinte du bronze. On mena ainsi le Lëandrin aux portes d'une belle demeure de grandes dimensions, qui s'avéra toutefois être bien vide ; à l'instar des autres cités elfiques, Malereg comptait toujours de nombreuses demeures abandonnées depuis l'exode massif qui avait suivi le Voile. Un lit d'appoint avait toutefois été aménagé dans la pièce tenant office de chambre, et l'on avait disposé une bassine d'eau chaude avec tout le matériel nécessaire permettant au Lëandrin de se rendre présentable. Une pile de vêtements propres, soigneusement pliés, reposait sur un coffre. Aegden venant de loin, on lui fit savoir qu'il pouvait s'accorder un temps de repos avant que l'Intendant le fasse appeler.

Le soleil était haut dans le ciel lorsqu'on vint chercher le commandant lëandrin. On lui fit traverser le pont menant à l'île d'Ondolaure, suivant un chemin de pavés blancs dominé par une dense végétation dans-laquelle se mêlaient des nuances de vert, orange et or. A l'issue de quelques minutes de marche, la végétation finit par révéler qu'ils étaient à l'intérieur d'un palais, au beau milieu d'un vaste hall. De part et d'autre du petit groupe, d'immenses troncs d'arbres blancs formaient une allée de colonnes naturelles. Loin devant, l'on apercevait la silhouette d'un trône d'ébène baigné de lumière solaire. Ils interrompirent toutefois leur marche bien avant ; un autre groupe d'elfes marchait à leur rencontre. L'un d'eux, de vert vêtu, se porta le premier au devant de leur invité. Sa longue chevelure argentée conférait un éclat certain à son sourire affable, et ses yeux bleus fixaient le Lëandrin avec un intérêt certain.

- Soyez le bienvenu à Malereg, Mainyth. C'est un immense honneur de vous accueillir sur les terres de l'Épine Dorée. Je suis Fiiriel Norionil, l'intendant de cette cité. J'espère que le trajet ne fut pas trop éprouvant... j'ai demandé à mes laquais de pourvoir à votre confort, j'espère que vos quartiers vous conviennent. A présent, me feriez-vous l'honneur de vous joindre à ma table ? Nous avons à parler de choses bien tristes, mais il n'est pas dit que nous devrions le faire le ventre vide.

La question était purement rhétorique, Fiiriel n'imaginant guère que son hôte puisse décliner son invitation à partager son repas. Il gageait d'ailleurs que le menu du jour ne manquerait d'ailleurs pas d'impressionner le Lëandrin ; il avait à cette fin missionné les meilleurs queux de Malereg. Ils gagnèrent une terrasse qui offrait une vue imprenable sur les eaux scintillantes du lac, à moins que son hôte n'ait d'yeux que pour la table qui avait été dressée à leur intention. Au beau milieu de celle-ci, un gigantesque Kathral rôti, agrémenté de fèves et de légumes, baignait dans une sauce blanche saupoudrée de Meroca.

- Installez-vous à votre aise, Aegden, dit-il en prenant le fauteuil qui lui faisait face. Et profitez ; le meilleur morceau vous revient ce jour. Le morceau du héros. Il leva haut son verre de Leroas en considérant son hôte avec une gravité pleine de respect. Au héros qui a libéré le Linoïn de l'emprise de Porte-la-Peste.

-Comme je vous l’ait dit dans ma missive. Aegden hocha la tête avec déférence. Vos paroles m’honorent, Intendant. Cependant je me dois de nuancer ce portrait bien flatteur. Un sourire poli étira ses lèvres alors qu’il répondait avec calme. Je n’étais largement pas seul dans cette entreprise, et bien d’autre ont à part égale mérité ces honneurs.

Aegden savait où se situait sa propre place. Soldat, il savait parfaitement reconnaitre ses mérites et ne pas faire preuve d'une fausse modestie déplacée. Cependant il savait aussi rester humble et n’appréciait même guère ceux qui se complaisaient sur leur lauriers. Être ainsi loué ne lui semblait pas tout a fait juste. Aduram avait vu le sacrifice de bien des Souffles se devant de ne pas être oubliés et parmi ceux qui étaient finalement revenus, tous y avaient malgré tout sacrifié quelque chose dans la maudite Aduram. Le Lëandrin eut une pensée pour celui qui s'était érigé en chef de l'expédition. Árólindë parvenait-il à surmonter les démons qui semblaient avoir été les siens, aujourd'hui ?

Ne verbalisant pas plus ses réflexions, Aegden avait prit place en face de son hôte, comme ce dernier lui avait indiqué. Ayant à cœur de rester aussi digne que son rang le lui imposait, il garda sa grimace mentale pour lui quant aux délicats fumets de la créature rôtie présentée sur la table. En plus de la vie prise à cette créature, des elfes s’étaient certainement donné un mal fou pour cuisiner le tout. Il n’allait pas faire la fiche bouche.
Il avait aussi fait l’effort de porter les vêtements qu’on lui avait proposé. Quelque peut strict, mais digne, c’était lui semblait-il au goût de la région qui semblait avoir à cœur les protocoles. Quelqu’un avait visiblement eut l’œil en tout les cas car l’ensemble lui allait plutôt bien. Avec le tout il n'avait gardé de ses effets personnel qu'un seul bijou, une simple bague dorée à son pouce.

-A cette victoire. Leva-t-il alors à son tour son verre. La Dame Sauvage fasse que nous puissions bientôt trinquer à d’autres.

Car si il se trouvait ici, il n'ignorait pas qu'il serait question de sujets moins glorieux et l'objet de nouvelles inquiétudes.

- Vous êtes trop modeste, Aegden. Ceci dit, vous avez raison : vous n'étiez pas seul. Ce succès est le vôtre autant que celui de vos compagnons d'armes, mais puisqu'ils ne sont pas à cette table… Il haussa les épaules. Je n'ai que vous sous la main. Acceptez donc mes louanges, et n'y voyez aucune forme de flagornerie.

Bien sûr que c'était de la flagornerie. Fiiriel savait que son hôte ne serait pas dupe ; l'intendant de Malereg lui cirait copieusement les pompes, dans la droite ligne de l'accueil qu'avait reçu le commandant royal depuis son arrivée ; entre la jolie piaule cossue, les beaux habits et le festin royal qui lui était servi, tout semblait fait pour brosser le Lëandrin dans le sens du poil. C'en était presque trop visible.

- Le Seigneur-Sorcier de l'Aduram, marmonna Fiiriel en faisant la moue, comme si les syllabes prononcées lui donnaient un goût aigre dans la bouche - il le noya d'une rasade de Leroas. Rares furent les semeurs de mort au cours des âges qui surent à ce point personnifier l'horreur et la folie qui peuplent les ombres du Linoïn. Et pourtant, tous ne voyaient pas en lui l’incarnation du mal absolu. Jusque dans les sous-bois ampuantis par les brumes de l'antique Mal, les proscrits, les apatrides, les reniés, tous les damnés de la Terre venaient chercher sa protection, comme si l’esprit de l’Aduram lui-même craignait le mage noir. Sans doute y a-t-il en cela une once de vérité, car avant de devenir ce qu'il devint, il a bien fallu qu'il apprenne à lutter contre les forces obscures de la forêt. Il a fallu qu'il découvre comment la soumettre, comment la dompter, en vue de servir ses noirs desseins… Fiiriel s'interrompit, songeur. S'il ne figurait nullement au rang des admirateurs de ce marionnettiste à cadavres, il mesurait la fascination qu'exerçait un tel être sur le commun des mortels comme des immortels. Quelle tristesse qu'une si grande connaissance fut employée à de si sombres fins, conclut-il tristement.

Il porta à sa bouche une poignée de fèves, s'ouvrant l'appétit avant d'attaquer le Kathral. A vrai dire, il n'avait pas particulièrement faim. Ses repas étaient la plupart du temps frugaux, quand il ne s'infligeait pas des dîners cérémoniels interminables avec des diplomates et des ambassadeurs. La politique pouvait être si barbante… au moins, aujourd'hui, il mangeait en compagnie d'un soldat. Le mage de guerre qu'il avait été avait tout coeur de s'en réjouir.

- Avant de mourir… le nécromant a-t-il prononcé quelque parole ? A-t-il eu le temps de comprendre qu'il avait échoué ? A-t-il eu des regrets ?

-Rassurez vous.

Aegden offrit un sourire de circonstance, mais il n’appréciait pas beaucoup la curiosité presque morbide de son vis-à-vis. Il lui trouva aussi un étrange manque de tact, quoi qu’il s’agissait peut-être simplement de la naïveté de ceux qui ne prenaient jamais les armes. Nombreux étaient ceux qui voyaient dans la guerre le pendant romanesque et héroïque, les armes luisantes, les insignes ronflants, sans y voir l’horreur et la douleur, le sang et la mort.

Certes ce n’était heureusement pas son cas, les douces ennéades de repos ayant fait leur œuvre, mais remuer ainsi des souvenirs macabres aussi frais pouvait avoir un effet terrible sur le plus vétéran des soldats.

-Porte-la-Peste n’est plus. Et qu’elles que furent ses dernières pensées ou ses remords, il répondra de ses actes immondes auprès de La Voilée. Il porta un instant un peu d’alcool à ses lèvres, avant d’ajouter avec le même calme. Si vous craigniez que les derniers restes de sa malice puissent avoir au delà de sa mort été responsables de ce dont votre missive parlait, c’est à mon avis très improbable.

Un rappel plus ou moins subtil – Aegden n’était pas doué dans l’art de la diplomatie politique- que le sujet pour lequel on l’avait convoqué n’était pas le nécromant. Et que pendant qu’ils se complaisaient à ce banquet, des vies étaient en jeu.

La réponse du Lëandrin sembla satisfaire l'Intendant, encore qu'elle le laissait quelque peu sur sa faim ; mais il eut été malséant d'insister. Du reste, Aegden avait anticipé une interrogation que Fiiriel n'avait pas voulu formuler, car il était absurde de penser que la magie de Porte-la-Peste ait pu agir jusqu'à Malereg ; les terres de l'Épine Dorée n'étaient pas les plus exposées aux ténèbres de l'Aduram, et pareille chose ne s’était jamais produite du temps où le seigneur-sorcier était encore de ce monde. Ceci dit, la proximité des événements dans le temps apportait une once de pertinence à la question, et Aegden y apportait la réponse.

- Voilà qui permet au moins d'écarter le Nécromant de la liste des suspects, répondit l'Intendant. Pardonnez la morosité des sujets de conversation que je vous propose, mais puisque vous abordez le sujet pour lequel je vous ai convié à Malereg, autant que nous en parlions dès à présent.

Il accomplissait sans le savoir le souhait du Mainyth, mais il avait déjà deviné qu'Aegden Orian n'était pas le genre de personne qui s'étendrait dans de longs palabres. Autant sauter l'étape où l'on parlerait de la pluie et du beau temps et débattrait de philosophie de comptoir. Si Fiiriel s’était formé à cet exercice au temps où il était diplomate, il appréciait le pragmatisme propre aux militaires qui consistait à aller directement au fait sans s’encombrer de tous les détours de politesse creuse. Ceci dit, Fiiriel avait sa propre conception de ce que voulait dire aller directement au fait ; avec lui, ça restait toujours très long quand même.

- Voilà deux mois que nos fouilles sont vaines. Deux mois pendant lesquels nous avons retourné chaque brindille de nos sous-bois sans rien trouver. Oh, bien sûr, ces disparitions pourraient être liées à l'anomalie qui s'est produite il y a un an et aux phénomènes étranges qui s'enchaînent depuis lors ; mais ici à Malereg, l'explication ne convainc pas grand monde. Ces phénomènes ont plutôt pour caractéristique de faire du bruit et d'être particulièrement visibles, alors que ces disparitions n'ont fait aucun bruit et n'ont laissé aucune trace. Nombre de nos citadins ne croient que ce qu'ils voient, et malheureusement, quand ils ne voient rien, ils n'ont qu'un coupable en tête : les Ornedhels.

Fiiriel esquissa une moue de dépit. Le problème Noss était une épine dans le pied de tous les protecteurs et intendants qui s’étaient succédés à la tête du conseil de Malereg. La destitution d'Enimë reposait essentiellement sur le fait que ce problème s'était aggravé pendant son mandat, et Fiiriel n'était honnêtement pas certain d'arriver à de meilleurs résultats. La haine des citadins et des forestiers reposait sur des millénaires de vieilles rancunes sans cesse réalimentées par de nouvelles exactions, et sur les terres de l'Épine Dorée, cela avait toujours été plus exacerbé que dans le reste de l'Anaëh.

- Pour vous dire les choses franchement, j’aimerais éviter de nouveaux bains de sang ; mais il me faut du concret si je veux éviter que des citadins prennent l’initiative de nouvelles expéditions punitives. Sur nos terres, nous n'avons pour l'heure rien trouvé, mais puisque ces disparitions sont survenues ailleurs, je caresse l'espoir que d'autres ont eu plus de chance. Si les enquêteurs lëandrins partageaient avec nous le fruit de leurs recherches, cela nous aiderait beaucoup.

-Je crains ne pas avoir beaucoup d’information positive à vous transmettre. Aegden ne chercha pas à camoufler l’inquiétude que provoquaient les paroles de son interlocuteur. Je n’ai pas eu connaissance des phénomènes dont vous semblez, vous, avoir eu vent, pas récemment du moins et mes éclaireurs ne m’ont pas plus manifesté de réponses satisfaisantes.

Machinalement, ses doigts se mirent à pianoter sur la table. Il n’appréciait guère les paroles du maleregeois, mais cette fois, le politicien n’y pouvait rien.

-Avez-vous des informations concernant les disparus ? Qui ils étaient, où auraient-ils dû être ?  Qu’elle est la raison pour laquelle les ornedhels sont les premiers soupçonnés ? Il ajouta. L’hypotèse de leur implication n’est certes pas à écarter, mais si deux mois se sont passés, mon avis est que vous l’auriez su s’ils avaient été responsables.

Mais les elfes étaient ce qu’ils étaient. Aegden gardait conscience que, responsables ou non, les débordements de ceux qui les accuseraient même le nez devant des preuves du contraire était un grand risque dans ce genre de région.

Un léger haussement de sourcil chez l'Intendant de Malereg trahit son étonnement lorsque le commandant des armées royales d'Anaëh confessa son ignorance. Tout en conservant un air affable, Fiiriel se mit à considérer son vis-à-vis avec plus d'attention, car il cherchait à comprendre ce que le Lëandrin dissimulait. Car tout portait à croire qu'Aegden ne lui disait pas tout ; ses propos étaient évasifs - sa réponse était vague, estimait-il en savoir trop peu ou ne savait-il rien du tout ? - et il y avait dans sa voix une inquiétude palpable qui fit conclure à Fiiriel que son invité n'était pas à l'aise en abordant ce sujet. Il dissimule, se convainquit-il. Sans être tout à fait surpris, l'Intendant était déçu. Il était déçu, car cela corroborait ses doutes ; Alëandir conservait jalousement ses informations, tenant dans l'ignorance les autorités maleregeoises dans une affaire qui les concernait pourtant. Tandis que Fiiriel dressait en son for intérieur cet âpre constat, Aegden l'interrogea sur les circonstances des disparitions, espérant peut-être donner le change et noyer le poisson ; Fiiriel ne l'écouta que d'une oreille distraite. Plutôt que d'y répondre, il décida de crever l'abcès et de jouer cartes sur table ; restait à voir si le Lëandrin ferait lui aussi preuve de franchise.

- Pour être tout à fait honnête avec vous, Aegden, je m'attendais à ce que vous soyez déjà au moins aussi bien informé que moi. Laissez-moi vous dire ce que je sais. Voilà deux mois, le roi Artiön Laergûl a discrètement effectué une battue sur les terres de l'Épine Dorée, à la tête d'un petit groupe, en vue d'éclaircir le mystère qui nous préoccupe. Enimë Tindanen, mon prédécesseur, avait sollicité sa venue. Je regrette cependant qu'il n'ait pas jugé utile de venir saluer le conseil de Malereg à l'issue de son expédition. Ce que nous savons, nous le tenons d'Unqua, le pisteur maleregeois qui les a guidés à travers nos terres. Et ce qu'il nous a appris soulève bien des questions.

Il ne s'interrompit qu'un bref instant, dévisageant Aegden afin de jauger si ce dernier manifestait quelque surprise, ou s'il savait déjà de quoi Fiiriel allait lui parler.

- De nos disparus, le roi n'a pas retrouvé la trace, poursuivit l'Intendant sans lâcher Aegden du regard. Mais il a découvert quelque chose de tout aussi sinistre dans les ruines de Rindanim, alors que son groupe y faisait étape. Selon les dires d'Unqua, l'Arbre-Maître était frappé d'une folie meurtrière et s'attaquait sauvagement à quiconque pénétrait la cité. Comme son groupe se trouvait menacé à son tour, le roi Artiön se serait livré à un rituel impie contre l'Arbre-Maître.

Le commandant des armées royales d'Anaëh comprendrait peut-être, à présent, pourquoi Fiiriel avait débuté leur entretien en évoquant la chute de Porte-la-Peste, le seigneur-sorcier nécromant. Il comprendrait aussi pourquoi l'intendant de Malereg avait choisi de l'inviter lui, plutôt que d'adresser son invitation au roi lui-même.

- Aviez-vous connaissance de cela, Aegden ? ajouta Fiiriel, concluant son exposé par cette troublante question.

-Non. J’ignorais tout cela. Répondit-il franchement. Ses doigts avaient cessé leur jeu contre le bois de la table. Vous l’ignorez peut-être, mais mes blessures ont été longues à s’effacer tout à fait et j’ai eu d’autres préoccupations qui font que j’ai été tenu loin de l’armée et de mes fonctions jusqu’à encore peu de temps.

Il prit le temps d’une nouvelle gorgée d’alcool pour accuser le poids de tant de sombres nouvelles. Il était clair, à son regard pensif, que l’elfe était sincère dans ses dires et ses réactions. Le Lëandrin n’était pas réputé pour apprécier les mensonges ni être particulièrement habile à ce genre de jeu.

-Qui d’autre est au courant ? Il ajouta. Ces informations doivent être confinées au maximum Intendant Fiiriel, le temps que lumière soit faite sur cette histoire. A nouveau, je suis obligé de ne pas aller dans le sens de vos espoirs. Si le roi lui-même et d’autres soldats n’ont pu résoudre ce mystère, je ne saurais pas le faire moi-même seul. Mais il semble que cela ne se résume pas en effet, à un simple accident ou quelques noss belliqueux. Il fronça les sourcils. Je peux vous envoyer quelques hommes renforcer vos troupes, si vous craignez une récidive. Mais j’ai peur que cela n’inquiète davantage. Il ne fait pas bon de voir des soldats se masser à vos murs sans réponses pour vous apaiser.

Il lui fallait de toute façon l’écho de celui dont on parlait en si mauvais termes. Artiön semblait au courant de fait encore obscurs pour eux. Aussitôt ce bien triste diner terminé, le soldat s’attèlerait à envoyer d’urgence une missive au roi. L’orage qui grondait au loin ne lui plaisait pas du tout.

-Accepteriez vous de me montrer l'Arbre Maître ? Un détail aura peut être échappé...

Le Lëandrin semblait fort évasif sur la question de la magie impie. Même pas un semblant d'indignation, tout au plus un air vaguement surpris. Fiiriel nota qu'il se gardait bien de creuser le sujet. Aegden tentait-il de protéger son maître ? C'était probable. Il pouvait aussi ne pas vouloir se fier au seul témoignage d'un pisteur et attendait d'autres éléments de fait avant de pouvoir juger de la situation - une attitude somme toutes raisonnable. Curieux, tout de même, qu'il ne pose aucune question sur la fameuse magie impie et ne cherche pas à en savoir davantage ; une fois encore, il préférait ramener la conversation sur les disparitions. Ainsi, il esquivait le sujet fâcheux comme le ferait quelqu'un qui a quelque chose à cacher. Pire, il proposait même de masser des soldats lëandrins à Malereg au prétexte d'assurer leur protection ; la manœuvre était si grossière que Fiiriel ne parvenait pas à savoir si le commandant était vraiment conscient que ses propos pouvaient être interprétés comme une menace.

-  Il est inutile de nous fournir des renforts, répondit Fiiriel. Les murs de Malereg sont sûrs et nos effectifs suffisent à assurer notre protection. Le péril qui rôde dans nos bois ne s'en prend qu'aux petits groupes isolés. Et vous me demandez la discrétion, Aegden... mais je crains que l'information ne soit trop grave pour que je la dissimule au Conseil de Malereg. Pour vous parler sans ambage, ces disparitions, si tragiques soient-elles, m'inquiètent moins que les agissements du roi. Les membres de notre conseil sont au courant et pour l'heure, il n'y a pas de consensus entre nous sur la réaction appropriée. Je pars du principe que nous devons en savoir davantage, mais je ne suis pas un partisan de la culture du secret ; en général, le secret ne protège que ceux qui dissimulent un cadavre dans leur placard.

Vu la situation, la métaphore avait un goût de cynisme bien amer. Du reste, à supposer que la nécromancie royale soit avérée, Fiiriel s'en ferait le complice s'il dissimulait l'information au reste d'Anaëh.

- L'Arbre-Maître est à Rindanim, ou ce qu'il en reste. Nous pouvons nous y rendre si vous avez du temps devant vous, mais cela nous prendra cinq jours pour atteindre les ruines. J'ai peur que tout ce temps soit employé en vain. Je m'y suis moi-même rendu le mois dernier et nous n'avons rien trouvé. La colère de l'Arbre-Maître s'est apaisée, mais le pisteur Unqua est formel : lorsqu'il a accompagné le roi Artiön, sur place, le sol était jonché de cadavres d'animaux. Fiiriel marqua une pause, son visage se crispant dans une expression sinistre. Il y avait aussi les corps d'elfes des bois. D'après Unqua, ils portaient les ornements du clan Baar'Ane. Mais de toutes ces dépouilles, il ne reste rien aujourd'hui. Le charme nécromantique, après les avoir ranimés, en a consumé les chairs. Le vent en a dispersé les cendres sous l'humus et la végétation.

Ainsi avaient disparu les preuves matérielles, ne subsistant que le seul témoignage du pisteur Unqua. Si Artiön avait agi à ce dessein, la manœuvre était habile ; elle inclinait d'autant plus Fiiriel à la méfiance à l'encontre  d'un tel renard. Ce n'était que parce qu'il ne disposait pas de preuves directes qu'il n'avait pas encore informé l'ensemble des Protecteurs d'Anaëh. Cela étant, le témoignage d'Unqua restait probant, quitte à être authentifié par un mage de l'esprit. Mais un mage de l'esprit aurait beau authentifier ou contester le témoignage, le problème était sans fin : un mage de l'esprit est tout aussi susceptible de mentir, et qui se chargerait de le désigner, l'accusateur ou l'accusé ? On ne portait pas à la légère une accusation aussi grave contre le roi des Cités d'Anaëh.

-Je vous demande la discrétion, oui, Intendant Fiiriel. Si vous jugez que le conseil doit savoir soit. Informez-les. Mais confinez cette information à ce cercle-là.

Il n’appréciait guère les sous-entendu derrière le miel de l’elfe. Et le soldat avait la désagréable sensation qu’on ne l’avait pas vraiment fait venir pour ce que la missive avait indiqué. Impression que le fiel du maleregeois renforçait de secondes en secondes.

-Et non, ce n’est pas pour « protéger ceux qui dissimulent un cadavre dans un placard » comme vous le dites mais bien parce que nous somme tous les deux conscients qu’il n’y a rien de bon à tirer d’un potentiel emballement populaire. Vous l’avez dit vous-même. Peut importe qui l’on accuse, on ne veut pas que ça dégénère... Son expression déjà inquiète, gagna en gravité. D’ailleurs ces accusations que vous semblez porter sont pour le moins…graves.

Que c’était-il donc passé là-bas ? Aegden connaissait l’Aran, du moins le pensait-il. Le bougre possédait certes le tempérament Daranovan, et certes l’usage qu’il faisait de sa magie n’était pas sans parfois faire grincer des dents. Beaucoup y voyaient à redire. Mais la guerre ne s’embarrassait pas  de la morale. Parfois l’ont se devait d’agir malgré le dégout inspiré par ses propres actions…Jusqu’à quel point cependant ? Quelles étaient dont les limites à ne pas franchir ?

Avait-il réellement été l’auteur d’une scène aussi horrible que le prétendait l’intendant ? Et quel intérêt celui-là aurait-il eut à mentir ? Et qu’est-ce qu’un clan de Quatrième Saison venait faire là ?
Les oreilles de l’elfe s’étaient inclinées en arrière, signe de son désarroi. De plus il n’appréciait guère tomber des nues comme désormais.

-Il y a une chose que j’ignore, cependant, Heru Fiiriel, en plus de… visiblement bien trop d’autre choses. Il ajouta. C’est la raison pour laquelle c’est moi qui suis devant vous et non l’Aran, si vous le pensez responsable de crimes pareils et qu’ils vous inquiètent en réalité d’avantage que les disparitions. Pourquoi ne pas lui demander des explications simples et claires ? Parce que je doit bien avouer savoir de moins en moins en quoi je pourrais vous aider puisque nous semblons établir que les pistes les plus intéressantes ne sont pas entre mes mains mais celle du groupe qui à combattu cet Arbre Maitre et vu toute cette scène.

L’agacement du Leändrin était palpable ; mais plus que la contrariété, c’était la stupeur que Fiiriel décelait dans l’expression du Mainyth. Il en déduisit que son invité, à moins d’être grand comédien, était probablement sincère. Constatant cela, l’Intendant s’adoucit quelque peu, bien que le ton de sa voix resta empreint de gravité.

- Je devine votre colère à mon endroit, Aegden, et croyez bien que je la comprends. Je vous ai attiré ici sous un faux prétexte, c'est un fait ; il serait stupide de le nier. Mais je ne l’ai pas fait à dessein de vous duper ; en fait, je cherchais plutôt à vous protéger.

Ses yeux cessèrent de fixer le Mainyth de leur air inquisiteur, et le regard de Fiiriel se perdit dans l'horizon vague du lac et des cimes en contrebas. Sa voix était devenue très calme alors qu'il se lançait dans une longue explication :

- Si je vous avais exposé mes intentions dans la missive que je vous ai écrite, seriez-vous venu à Malereg ? Vous auriez plutôt été demander des comptes au roi Artiön. Il aurait nié, ou il vous aurait convaincu du bien-fondé de ses actes ; il aurait eu tout le loisir de plaider sa cause, et il est peu probable que vous auriez remis en doute sa parole, parce qu’en face vous n’auriez qu’une vulgaire lettre écrite par un dignitaire étranger que vous ne connaissez pas. Quelques mots figés sur le papier, qu’ils soient vérité ou mensonge, tombent devant n’importe quelle argumentation. Sans doute auriez-vous préféré que moi-même, je me rende à Alëandir pour porter ces accusations au grand jour ? J’aurais dès lors provoqué l’embrasement populaire que vous redoutez tant. Tout comme vous, je ne veux pas que les choses dégénèrent. Et c’est pour cela que j’avais besoin de vous parler, sans que votre visite ne vienne éveiller des soupçons.

Évidemment, cela signifiait utiliser comme prétexte les disparitions tragiques. Le procédé manquait d'élégance, mais la fin justifie les moyens - dans une certaine mesure.

- Ce faux prétexte vous protège, Aegden, car quand vous quitterez Malereg, vous serez toujours officiellement dans l’ignorance des actes commis par le roi. Si - et je dis bien si, car rien n’est engagé à l’heure où nous parlons - si celui-ci venait à être mis en accusation, on ne présumera pas que vous l'avez couvert. Tout dépendra de ce que vous choisirez de faire ensuite. Car vous avez un rôle à jouer dans cette affaire, que vous le souhaitiez ou non. Vous êtes un chef de guerre, un combattant ; les gens de votre trempe n’ont généralement que peu d’appétence pour la politique, mais en tant que commandant des armées d’Anaëh, vous pourriez devoir assumer des décisions fort difficiles à prendre. Et pour assumer ces décisions, vous devez d’abord savoir.

Il manqua une pause, le temps de boire une gorgée de Leroas, car il commençait à avoir la bouche un peu sèche. Son regard vint lorgner sur le Kathral rôti à peine entamé qui baignait encore dans sa sauce. Ni Aegden ni Fiiriel ne semblaient être de gros mangeurs, et le tour qu'avait pris la conversation n'allait pas exalter leur appétit ; le maître queux avait prévu beaucoup trop. Au moins, les restes feraient le bonheur des courtisans et des domestiques. Reposant son verre, Fiiriel revint planter son regard droit dans les yeux de son vis-à-vis.

- Vous siérait-il de rencontrer le pisteur Unqua afin qu’il vous raconte avec ses propres mots ce qu’il a vu ?

-Vous allez un peu vite Intendant.

La voix d’Aegden était resté sur le même ton calme. Il n’y avait nul besoin ni de s’énerver, ni de partir aussi vite dans l’inquiétude presque paranoïaque qui semblait habiter le Maleregois. A l’entendre, une croisade était déjà aux trousses de l’Aran et de ses potentiels complices…

 -Votre prévenance à mon égard est louable, mais je n’ai pas besoin d’être protégé. Je ne pense pas avoir de choses à me reprocher et si tel était quand même le cas, eh bien je crois être en mesure de parler et de me défendre en mon propre nom. Et à nouveau je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que vous attendez vraiment de moi Heru. Ajouta-t-il plissant les yeux à son tour. Je ne doute pas de la sincérité et du vouloir bien faire d’Unqua, mais vous conviendrez qu’il manque malgré tout l’explication de l’intéressé en premier lieu. Nous parlons de l’Heru Aran et j’ose croire que sa parole ait encore un tant soit peu de valeur à vos yeux. Et qu’elle en ait ou pas, je ne suis pas lui de toute façon. Je ne peux pas parler en son nom et encore moins d’évènements dont je n’avais même pas idée il y a une heure. Je crois l’Aran capable de pouvoir discuter et expliquer son geste si vous le lui demandez. Le soldat pencha la tête. Puisque vous avez eu les moyens de me faire venir ici sans attirer les suspicions, si c’est ce que vous craignez, je ne doute pas qu’il vous soit tout aussi simple de lui demander de venir ou de venir vous-même en Alëandir sans provoquer de tremblement de terre.

Mais à nouveau qu’est-ce que l’intendant lui demandait exactement ? Aegden n’était ni Protecteur, ni Berceur ni une quelconque autorité morale. Lui, il n’était qu’une lame faite pour défendre et servir.  Et s’il était certes, ami avec l’Aran, il était ici avant tout Mainyth des armée royale d’Anaëh et son avis sur la question, lorsqu’il aurait été en mesure d’en avoir un, n’avait que peu de raisons d’être énoncé là, de but en blanc.

-De plus, nous les avons laissés de côté pour évoquer cette affaire, mais j’avoue que ce problème de disparitions m’inquiète sincèrement. En tant que chef de guerre, mon rôle est là et non à donner mon avis sur une affaire qui m'échappe. Vous avez parlé de Baar’ane qui n’auraient rien dû avoir à faire là, et d’un Arbre Maitre devenu fou…. Ce ne sont pas des choses que j’aimerais prendre à la légère dans un contexte qui est le notre. Des vies sont en jeu, je crois que nous ne devrions pas l'oublier.

Fiiriel n'imaginait pas que l'affaire serait aisée ; il n'espérait pas que quelques mots suffiraient pour emporter la conviction et encore moins l'approbation du Mainyth. Il était toutefois surpris de constater qu’Aegden ne manifestait aucune envie de tenir une vraie conversation sur les faits que l’on reprochait au roi des cités d’Anaëh. Lorsque le Mainyth tenta une énième fois de revenir sur le sujet des disparus de Malereg, alors même qu’il savait que cette affaire n’avait été qu’un prétexte pour l’attirer ici, Fiiriel esquissa un mince sourire empreint de compassion ; Aegden n'éludait pas le sujet, il le fuyait, tout en faisant montre d'une candeur des plus touchantes. A l'en croire, le roi était un brave type à qui il suffisait de demander des explications pour que tout rentre dans l'ordre. Comme les choses seraient simples alors ! Fiiriel n’aurait qu’à se présenter à Alëandir ; lors d'un tête-à-tête avec le roi, il lui demanderait avec une grande tape sur l'épaule s’il avait conscience d’avoir été vilain, ce à quoi le roi répondrait qu’il avait compris sa faute et qu’il ne recommencerait pas. Ils riraient ensemble et tout se finirait dans la bonne humeur autour d’un bon goûter. Hélas ! L'on vivait dans le vrai monde, pas dans l'esprit d'un enfant de cinquante ans ; la situation était grave et ne méritait pas qu'on la traite avec une telle légèreté.

- L'idée que le Trône Blanc puisse être occupé par un nécromant prévaut sur toutes les urgences, Aegden. Je sens votre embarras, mais si cette affaire vous échappe, il ne tient qu'à vous de combler vos lacunes ; c'est à cette fin que je vous proposais de rencontrer Unqua. Car tout ceci vous concerne, que vous le vouliez ou non. Vous commandez l'armée du roi ; il me paraît primordial que vous sachiez quel maître vous servez.

Le ton de l’Intendant était demeuré calme, mais l’on ressentait dans sa voix une certaine lassitude. Fiiriel considérait la situation avec fatalisme : il était déjà persuadé qu’il ne convaincrait pas le Mainyth. Le courage qui portait ses pas sur les champs de bataille fuyait Aegden quand il s’agissait de juger ses proches. Pourtant, Fiiriel se devait d’essayer. Des vies étaient en jeu.

- Si le Conseil des Protecteurs demande la déposition du roi, croyez-vous qu’Artiön rendra de bon coeur sa couronne ? Tout comme vous, je veux éviter une guerre. Voilà pourquoi j'ai besoin de savoir si vous serez prêt, le jour venu, à prendre la bonne décision. Car il se peut que demain, vous ayez à choisir : ou bien vous défendrez le trône d’un nécromancien, ou bien vous éviterez la guerre en le forçant à rendre sa couronne.

-Je ne « sert » aucun « maitre ».

La voix du Mainyth gardait le même ton calme, mais une nette sévérité en avait malgré tout emprunt le timbre. Il commençait à doucement s’agacer de ce jeu de faux semblant, des détours que l’autre empruntait pour exprimer une pensée bien grave. L’intendant lui semblait bien trop prêt à faire escalader ce conflit qui n'en était même pas vraiment un jusqu'ici. Par peur ou par opportunisme ?

-Je suis Mainyth des armées royales d'Anaëh, Intendant Fiiriel, et au-delà de ce titre qui m’honore, je suis avant toutes choses un soldat, sommé de défendre la Prime œuvre et ses habitants. Là va mon allégeance en premier lieu et non directement à la personne sous la couronne. Je suis par ailleurs autant chargé de mener une guerre lorsqu’il le faut que de les éviter lorsque cela peut l’être. Je ne suis nullement embarrassé de quoi que ce soit, heru, puisqu’à nouveau il me semble que je ne sois absolument pas impliqué dans ce que vous décrivez. Je suis par contre surpris, et inquiet de constater le peu de confiance que vous portez en l’Aran et en sa parole au point de déjà prévoir non seulement la déposition de sa couronne mais en plus son refus quand à cette possibilité si elle venait à venir. Vous semblez avoir rendu le verdict de ce procès avant même qu’il n’ait débuté.

Le soldat posa ses mains de part et d’autre de la table, faisant mine de se relever. Il en avait assez entendu. On l’avait fait venir pour des chimères, on usait de vies en dangers pour justifier d’une paranoïa démesurée qu’il était plus que las d’entendre après s’être hâté jusque dans cette cité bien lointaine de son propre foyer. Tout cela lui avait coupé l’appétit qu’il n’avait déjà pas beaucoup même en des temps plus joyeux.

-J’agirais en conséquence, Fiiriel, croyez le bien. Mais je n’agirais pas sous le coup d’une rumeur dont je n’ai pas tous les aboutissants. J’écouterais l’éclaireur Unqua, demain, avant de repartir là où mes compétences sont les plus utiles, mais j’écouterais aussi l’Aran je ne vous le cacherais pas. Il n'y a qu'à partir de là que j'aurais fait mon opinion. Quand à savoir s’il méritera d’être exposé en public et si c'est au nom de mes fonctions qu'il me faudra agir, je ne peux ni l’assurer ni en être particulièrement certain moi même. Son ton s’adoucit un peu. Je vous le dis, pour le moment, il n’y a aucun conflit autre que ceux que vous imaginez et craigniez,Fiiriel. Convoquez l’Aran, obtenez vos réponses et vous aurez plus le cœur net que face à moi.

- Mon unique intention était de vous mettre dans la confidence. Demain, Unqua vous dira ce qu'il a vu. Vous agirez selon votre conscience, et il ne m'appartient pas de vous la dicter. Pour ma part, je ne sais encore quelle suite nous donnerons à cette affaire, mais nous devons parer à toutes les éventualités.

Fiiriel ne se formalisa pas de voir le Maynith si prompt à prendre congé. Cette indélicatesse était peu de choses comparé à l'affront qu'avait subi le chef de guerre ; on l'avait mené en bateau de bien cruelle manière. Pour peu qu'il soit susceptible ou rancunier, Aegden mettrait un certain temps à digérer l'offense. Fiiriel gardait pourtant l'espoir que tout cela ne serait pas fait en vain, et que la probité du soldat le pousserait à dépasser ses réticences pour prendre la bonne décision.

- L'hospitalité de Malereg vous est offerte aussi longtemps qu'il vous plaira, mais je conçois que vos devoirs vous portent désormais ailleurs. Aussi, si nous ne nous revoyons point avant votre départ, je vous souhaite d'ores et déjà bonne route. J'espère vous revoir dans des circonstances moins fâcheuses.

Il en doutait fort, mais il n'en salua pas moins le Mainyth dans le respect des usages et du protocole. Tandis que l'on raccompagnait Aegden vers ses appartements, Fiiriel demeura un moment seul sur la terrasse, contemplant les eaux dorées du lac en contrebas où miroitaient les rayons de soleil comme des milliers de diamants. C'était une bien belle journée.

- J'ignore ce que tu espérais en le faisant venir, mais tu as perdu ton temps.

Une voix féminine et austère avait précédé l'arrivée d'Aelinoril Larethiën, faisant sursauter l'Intendant. Fiiriel se retourna pour faire face à sa mère. Les rides qui marquaient son visage trahissaient l'âge avancé d'une elfe qui avait dépassé depuis longtemps le premier cycle d'existence.

- Celui-là ne trahira jamais son roi, poursuivit Aelinoril. Il est de ceux qui ne veulent pas faire de vague. Il fermera les yeux ou lui trouvera des excuses. Je doute que tu parviennes à t'en faire un allié.
- Peu probable, en effet. Mais il était troublé. Je ne pense pas qu'il ait pu déjà être au courant.
- Troublé ou pas, la première chose qu'il fera sera d'avertir le roi. Il le fera peut-être dès ce soir. Tu auras perdu un précieux atout, car Artiön Laergûl saura désormais à quoi s'attendre et qui sont ses ennemis ; il va s'y préparer. Tu t'es privé de l'effet de surprise.
- La surprise est l'arme des comploteurs. Je la leur cède bien volontiers ; il n'est pas dans ma nature d'agir dans l'ombre.
- Voilà qui sonne bien étrangement, dans la bouche d'un Ombromancien.
- Ce procédé rhétorique n'est pas digne de vous, chère mère. Vous savez bien que ce n'est pas la même chose.
- Ce n'était là qu'un trait d'esprit, Fiiriel. Dommage que tu sois si peu réceptif à l'humour… en politique, c'est un atout des plus commodes.
- C'est vous la politicienne, pas moi.
- Tu es l'Intendant, Fiiriel, et demain, j'ose l'espérer, tu seras le Seigneur-Protecteur de Malereg. Voilà trop longtemps que l'Épine Dorée se trouve dépourvue d'un meneur permanent. Il va falloir affiner ton sens de l'intrigue, mon fils. Ce Lëandrin, tu croyais l’amadouer avec quelques paroles mielleuses et un bon repas ? Tu as été bien trop gentil avec lui. Si le roi-nécromant lui commande de mener ses armées contre nous, j'espère qu’il se souviendra que le Leroas était à son goût.
- Que préconisez-vous,  Mère ? Que je l'enferme dans ses appartements ? Que j'en fasse un otage ? A quoi bon ?
- Pareille décision ne se prend pas à la légère, mais je ne l'aurais pas écartée d’emblée.
- Cela ferait de moi l'agresseur et j’y perdrais tout crédit. Le conseil de Malereg ne me suivrait pas, et les Protectorats voisins protesteraient contre nous.
- Tu es déjà allé trop loin, Fiiriel. Mais puisque tu as choisi de tester ce Mainyth, poursuis sur cette voie ; nous verrons bien ce qu’il en ressortira. Qui sait ? Il nous surprendra peut-être.
- Ainsi, vous vous rangez finalement à mon opinion, Mère.
- Je n'adhère pas à ta façon de faire, Fils. Mais je suis vieille aujourd'hui, et c'est toi qui guide notre cité. Pour évoluer en politique, il faut parfois se tromper, et apprendre de nos erreurs. Alors essaye, Fiiriel, et si comme je le pense, ta méthode est mauvaise, je me satisferai de pouvoir te rappeler que je t'avais prévenu.

-Je l’espère aussi Intendant Fiiriel. Avait-il répondu aux politesse de son hôte, sans plus y croire que lui. Et après un salut de circonstance, poli mais froid, on l’avait ramené à ses appartements.

Alors, seul, il laissa échapper un sifflement agacé et toute la tension qu'il s'était gardé d'exprimer devant le maleregeois. Qu’avait donc traversé la tête de l’Aran ? Que c’était-il passé devant cet arbre maitre pour en arriver à de telles circonvolutions ? Et jusqu'où Fiiriel était il prêt à aller, empêtrée dans une paranoïa excessive ?

Il n’avait probablement pas suffisamment décoléré lorsqu’il se saisit d’une plume et d’un vélin mais le temps manquait. Point de jolies boucles, ou de calligraphie soignée. Il en avait plus qu'assez des ronds de jambes.

La nuit fut ensuite bien courte pour le soldat, qui ressassa un long moment la discutions, les inquiétudes et les doutes de cette soirée trop peu attendue. Cette foule de questions tournant toujours au fond de son esprit, inlassables : que s'était-il dont passé devant l'arbre maitre ?Que devait-il craindre et, plus insidieux... Que devrait-il faire, si Artiön ne démentait aucune des accusations ?

L’aurore se reflétait à peine sur les feuilles à l’éclat doré des jardins de la cité et les eaux du lac, créant une splendide atmosphère rougeoyante lorsque le Mainyth lëandrin se dirigea vers les quartiers généraux de l’armée du protectorat. Cette fois point de colifichets, de tenues de soies et de lin fins. C’était bel et bien son armure de cuirs sombres et surmontée du symbole argenté de l’armée royale qu’il portait pour s’y rendre, demandant aux soldats qu'il croisa où se trouvait le dénommé Unqua, qui devait probablement déjà savoir qu'on le cherchait...

Guidé par les gardes du palais, Aegden trouva Unqua aux abords du lac Tindanen. Un mince rai de soleil pâle faisait briller ses cheveux d'un blond presque blanc, éclairant un visage marqué par les stigmates d'une rude existence. Il leva vers le Mainyth un regard fatigué ; dans les prunelles de ses yeux bleus, marqués de profondes cernes, il y avait quelque chose de mélancolique.

- On m'avait prévenu que vous alliez venir, mais je ne savais pas quand.

Le pisteur était occupé à rassembler du bois mort. Comme il se relevait, serrant dans ses bras le produit de sa récolte, il balança sans façon son fagot entre les mains du Mainyth.

- Un coup de main ne serait pas de refus, vous voulez bien ? Il aurait pu demander avant, mais le Lëandrin n’aurait tour de même pas l’indélicatesse de lui refuser son aide ? Ils étaient bien éduqués, à la capitale. On parlera en même temps.

Il reprit sa route d’un pas empressé, ce qui obligerait le Mainyth à trottiner pour le suivre, et s'arrêta une dizaine de mètres plus loin pour rassembler un nouveau tas de brindilles.

- Il paraît que je dois vous dire ce que j'ai vu. Après, c'est comme vous voulez. Si vous n'avez pas envie de savoir, peu importe. Mais si c'était le cas, vous ne seriez pas là.

Il s'interrompit pour nouer une cordelette autour du petit tas qu'il était en train de constituer.

- Bon, je ne sais pas ce que l'Intendant vous a raconté exactement, sûrement les grandes lignes. Ça s'est passé au début de la quatrième ennéade de Karfias, quand l'Intendant - pas celui-là, mais celui d'avant - a demandé de l’aide au roi Artiön au sujet des disparitions. Parce qu'on suspectait un coup des Ornedhels, on s'est dit que ce serait une bonne chose qu'il nous aide à tirer les choses au clair. Quand c'est quelqu'un de chez nous qui essaie de parlementer avec eux, ça ne se passe pas toujours bien. Alors le roi est venu, avec un petit groupe, et je l’ai guidé jusqu'à Rindanim. On campait dans les ruines et tout était calme, quand une archère du groupe s'est mise à hurler, à cause d’un cauchemar. Le remue-ménage a attiré l'attention de quelque chose qui ne dormait pas. La sylve a commencé à s'en prendre à nous, la végétation s'est emparée de l’archère et s'est mise à l'entraîner vers l'Arbre-maître. L'Arbre-maître… je ne sais quelle crise l'agitait, mais c'était la folie et le chaos qui régnait là-bas. Et l'Arbre-maître avait déjà fait son content de victimes ; tout autour de lui, le sol était jonché de cadavres d’animaux et d’elfes. Il se releva en soulevant le tas de bois, et une ombre de tristesse passa sur son visage amer. Des cadavres d’animaux et elfes, que le roi Artiön a relevés pour nous défendre de l’Arbre-maître. Il nous a sauvés, cette nuit-là. Mais à quel prix ?