Le poids du Sang [SOLO]

Près de dix milles Flammes, dont cinq cent plus proches que les autres, prêts à mourir pour lui sur le champ de bataille, mais pas une seule pour l’accompagner en cette soirée qui s’annonce désagréable.
Dans l’après-midi, un esclave est venu délivrer un message au Streea Jabbuk lui annonçant la visite de sa mère le soir-même. L’idée de passer un instant en sa compagnie arrache une pointe au cœur du guerrier et c’est dès son retour à sa demeure qu’il se préparer à cette confrontation. Habituellement vêtu de sa lourde armure sombre, ce soir il ne porte qu’une tunique légère aux fins fils d’or et de rouge, entrouverte sur son torse musclé et marqué.  

Installé à une table de bois finement travaillé, siégeant à son extrémité, l’officier termine son repas à base de viande cuite en pierrade vatnaise. Une jeune humaine, esclave, porte un verre de d’alcool à la robe rouge et, baissant la tête à l’approche du siège, présente le plateau. « Votre verre de Shyk’na, Maître. » Souffle la jeune femme dont la voix est tremblante. L’esclave est jeune, dans sa vingtaine, probablement vaanie, du moins c’est ce que pense Vel’drin car elle provient du marché aux esclaves de Thaar. Sa peau légèrement mâte commence peu à peu à perdre de son éclat aux teintes dorée à cause du manque d’exposition au soleil. Ses yeux clairs anciennement pétillant de sa jeunesse portent maintenant un regard presque vide sur son environnement, signe de sa résiliation à sa situation.
Sans même un regard, le Sombrelfe se saisit de la coupe et sentant la domestique s’éloigner, se saisit de son poignet vivement, la tirant à lui, manquant de la faire s’encastrer contre le coin de la table. La peur s’empare du visage de la thaarie alors qu’elle fait tomber le plateau à terre. Ses iris turquoise se posent dans celle carmine de on Maître, semblant l’implorer. « Connais-tu ta place dans cette demeure ? » La voix froide du Drow, dans un Oliyan craché à l’accent Ilythiiri, semble dissimuler une menace tant est si bien que l’esclave met quelques secondes avant d’opiner hésitante. « En ce cas, si tu tiens à ta misérable vie, je te déconseille de porter ton regard sur celle qui vient ce soir. » Dans un geste sec, il la libère, la laissant ramasser le plateau d’argent. Siham, les jambes tremblantes retient ses pleurs en cherchant à comprendre ce conseil bien nébuleux, puis disparait finalement dans une autre pièce.

Pas plus de deux minutes s’écoulent alors quand dans le couloir, des talons se font entendre sur la pierre froide. Vel’drin se passe une main sur le visage, tenant son Shyk’na dans l’autre. Dans l’encadrement se dessine alors une silhouette droite et large, encastrée dans une armure frappée aux symboles du Père et aux versets de l’Eda Vengeur inscrites sur des bandelettes aux épaulières. « Mère. Fais comme chez toi, je te prie. » L’invite alors l’hôte d’un geste de la main vers l’unique siège posé en face de lui, à l’opposé de la table.

La Grande-Prêtresse du Père des Batailles s'avance dans la pièce, elle est l'une des parfaites représentations de ces guerriers dévoués à Uriz ; Massive et dangereuse. Sa lourde armure écarlate, aux multiples symboles de son clergé, cliquette à chacun de ses lourds pas. Le visage de la guerrière est féroce et les cicatrices et scarifications qui s'y trouvent rendent son portrait encore plus dur.

Pourtant, c'est avec un discret sourire aux coins des lèvres qu'elle s'avance vers la table. Son regard ne quitte pas celui de Vel'drin et même lorsqu'elle tire le siège vers elle avant de s'y installer. Assise et toujours silencieuse, elle se détache enfin de sa lourde épée en la déposant soigneusement contre le pied de la table, s'assurant qu'elle tienne bien avant de relever son visage.
Face à elle, Vel'drin, l’aîné de la fratrie et premier né de cette guerrière émérite, fière représentante des Prima Sanguis Zaurahel, l'observe en silence, ses yeux braqués sur elle.

A la différence des autres races – bien que des exceptions puissent exister ailleurs aussi – l'amour entre membres de la même famille chez les drows est particulier et encore plus lorsqu'il concerne les Prima Sanguis. Vel'drin, en l’occurrence, garde un visage froid et sérieux à l'encontre de sa génitrice et tente tant bien que mal de calmer sa Flamme qui chancelle à chaque fois qu'il croise son regard. Pas de signe d'affection, pas de geste tendre, l'échange entre les deux se résume pour l'instant à de simples regards et à une analyse méthodique de l'état de l'un et de l'autre.

Buvant une gorgée d'alcool, comme pour faire passer une gêne certaine dans sa gorge, Vel'drin est le premier qui brise le silence à la table. « Que me vaux l'honneur de ta visite chère Mère ? » Lance-t-il finalement, sans réellement paraître enchanté à l'idée de passer sa soirée en pareille compagnie. Dans un mouvement, détournant aussi le regard, mais en gardant ses oreilles à l'écoute de la réponse, il pivote sur son siège et s'exprime en Oliyan dans une direction. « Apporte un second verre de Shyk'na. »

A ces mots, la Grande-Prêtresse grimace et perd aussitôt le discret sourire qu'elle avait quelques secondes plutôt. « Tu t'abaisses à t'adresser à ces chiens dans leur propre langue ? » Crache-t-elle vers son fils et avant même qu'il ne réponde, car elle n'attendait tout simplement pas de réponse, elle poursuit. « Tu devrais mieux éduquer tes animaux de compagnie, mon cher fils, c'est pour leur bien. » Entre alors Siham, à nouveau, tenant le même plateau d'argent qu'auparavant sur lequel un second verre rempli du même alcool a base de sang se trouve. Le visage baissé, elle s'approche de la Prêtresse et dépose le contenant sur la table. Prenant en compte le conseil donné par son Maître quelques minutes avant, elle ne prononce aucun mot, ni ne porte aucun regard sur la Sombrelfe et disparaît aussi vite qu'elle est arrivée. Au grand plaisir des deux Ilythiiris, pas pour les mêmes raisons cependant.

La cheffe de famille prend le verre et le porte à ses lèvres, buvant quelques gorgées à son tour. Une fois la boisson reposée sur la table, elle tape dans ses mains comme pour signaler le départ des hostilités. « Bien ! Ne perdons guère plus de temps à s'épancher dans des démonstrations de sentiments veux-tu bien ? » Un sourire moqueur accompagné d'un rire s'échappe. « Je suis ici pour plusieurs choses. Alors, je te prie de bien vouloir m'écouter. »

Vel'drin opine, il se doute bien à cet instant que vont être les sujets abordés par cette matriarche. C'est une manière pour elle de venir faire le point sur l'état de santé de sa petite famille, guider et conseiller, mais aussi, si besoin cogner afin de remettre les choses au clair. Et si Vel'drin n'est pas enchanté de cette inspection régulière, c'est bien parce qu'il sait que plusieurs des points à venir ne sont guère appréciée par sa mère.

« Tout d'abord, je te félicite pour tes dernières réussites. Passons celle qui concerne ces créatures qui nous envahisse. J'attend de voir si tu es capable de faire mieux que simplement en capturer un ou en tuer une poignée, même si tu as su le faire correctement. Non, moi je veux parler de l'Orthae Dek'za où ta... chère épouse a su elle aussi se démarquer. » Si elle ne peut nier son respect envers Kha'linas pour ce qu'elle représente en tant que vaisseau de la Mère de la Douleur, l'imaginer ainsi liée à la famille Zaurahel, alors que certains doutent de sa légitimité au sein des Primas Sanguis, a le don de lui faire grincer les dents. Et si la Prêtresse a accepté le mariage entre les deux, c'est bien par intérêt en plaçant son fils aux côté de la Haute-Prêtresse du clergé de Kiel. Néanmoins, les termes sont inchangés depuis le début de cette union et aucune descendance ne doit voir le jour entre eux et sur ce point, Vel'drin est tout aussi concerné que sa Mère car ses deux fils sont nés d'une cousine Zaurahel.

A l'évocation de la Croisade, le guerrier du Premier ost dresse un sourcil. Déjà bien curieux de recevoir des félicitations, mais aussi pour l'intérêt non feinté qu'y porte son interlocutrice. Il l'écoute alors, attentif à la suite de sa demande. « Je veux que tu me racontes, épargne moi les détails... Je veux savoir comment ça s'est passé et surtout, parle moi aussi des exploits d'Azralith. » Voilà ! Enfin, le premier sujet épineux vient d'être jeté sur la table. Azralith, la sœur cadette de Vel'drin, qui est disparue depuis quelques temps, pile au retour de la Croisade justement.

Le Streea Jabbuk souffle du nez et se redresse sur son assise. Sa main non gantée vient cette fois-ci pincer l'arête de son nez en comprenant où veut le mener sa mère. Il grimace, profitant d'être caché derrière sa lourde main et se prépare à la tempête à venir.

Le temps avant que la réponse sorte de la bouche de l’officier semble durer une éternité autour de cette table. Vel’drin, les yeux rivés sur son verre d’alcool au sang, réfléchit à la tournure de son récit, cherchant sûrement à s’éviter l’embûche tant visible que lui tend celle qui lui fait face.
Le cas d’Azralith est un sujet épineux au sein du clan, la sœur cadette d’abord reniée pour ses imperfections et revenues quelque peu dans les bonnes grâces après sa victoire lors d’une ordalie de Tewyn contre son propre frère. Un pur intérêt, soyons franc, de la part de ses parents qui ont vu leur fils favori, l’enfant du milieu a qui tout été pardonné, mourir sous les coups de celles qu’ils appréciaient le moins. Cependant, après cette victoire, la jeune Sombrelfe avait suscité un certain intérêt qui aurait pu s’apparenter à de l’amour parental, du moins si elle avait décidé de prendre son poste au sein du clergé du Père des Batailles. Et qui plus est maintenant est portée disparue depuis son retour de la Croisade à faire on ne sait quoi.
Vel’drin, lui, n’est ni le favori, ni le moins aimé de cette fratrie compliquée. Il en est l’ainé, oui et en ce cas, on attend de lui l’irréprochabilité commune à toutes les familles de toutes les races, rien de plus. Son parcours au sein du Premier ost est remarqué, mais là encore quelque chose cloche aux yeux de ses géniteurs et il sait que ce sujet aussi viendra sur la table à un moment ou un autre.

Finalement, le regard toujours porté dans le vague, il répond sur un ton neutre. « Nous avons débarqué non loin d’Oesgard… » Ces premiers mots arrachent d’ores et déjà une grimace sur le dur visage de la matriarche, mais elle reste silencieuse et laisse son fils poursuivre. « … Il fallait agir rapidement, pour ne pas être découvert et il a été décidé d’agir en deux groupes. Le premier, le plus important dont j’ai pris la tête… » Cette fois-ci c’est un sourire satisfait qui se dresse. « … avait pour but de descendre vers Haurse-Porc et de faire diversion pour que le gros des défenses péninsulaires vienne à notre rencontre. Le second, composé de plusieurs commandos devait s’enfoncer dans les terres et suivre Le Visage Hurlant… - Pas trop de détails. » La coupe la religieuse d’un ton sec qui est suivi d’un claquement de langue. Vel’drin dresse un regard noir à son encontre, mais ne dit rien et poursuit son récit. « Si tu ne souhaites pas de détails alors, j’ai combattu durant quatre jours aux côtés des miens et en harcelant des contingents de péninsulaires pour les faire descendre toujours plus… Oui j’étais en première ligne Mère n'en doute pas et … - Que le Père puisse-t-il avoir remarqué ta férocité au combat mon fils et pour Azralith ? - … Je n’en sais rien, elle n’était pas avec moi car elle a suivi les commandos et … » Le second claquement de langue se fait plus violent et agressif que le précédent, coupant court à l’histoire racontée. La Grande-Prêtresse se crispe à l’idée de savoir que l’une de sa progéniture n’a pas choisi de se battre pour se glisser parmi les ombres – du moins d’après ce qu’elle pense de ce commando – et après une tentative pour se calmer et ne pas renverser la table dans un accès de colère violent, aidée par une gorgée de shyk’na, elle reprend. « Et maintenant… Où est-elle ? »

« Où est-elle ? » Lui-même aimerait connaître la réponse à cette question, mais il l’ignore tout bonnement. Peut-être que sa plus jeune sœur parcourt les Terres Stériles à la recherche de défi pour la gloire du Père des Batailles, bravant l’hiver mortel. Peut-être est-elle simplement en exil, se saoulant et se dépravant dans les citées vaanies comme le ferait une Doeb’lobias. Ou pire encore, peut-être qu’elle n’est tout simplement plus, sa Flamme revenue entre les mains réconfortante de la Voilée. Impossible de savoir et cette ignorance à cette question rend l’officier un brin tendu, face à sa mère qui le fixe en haussant un sourcil. « …Je ne sais pas… » Glisse-t-il alors à mi-voix comme un fils craignant de dire la vérité. « Je n’ai pas bien entendu, Vel’drin, qu’as-tu dis ? » Le couteau remué dans la plaie, le guerrier répond sur un ton plus sec et audible. « Je ne sais pas. Je ne sais rien de la situation d’Azralith, elle m’a échappé à son retour de le Croisade et je n’ai aucune nouvelle d’elle pour l’heure. » Le silence tombe autour de la table et la matriarche fixe le Streea Jabbuk comme une prédatrice devant une proie bien trop facile à se saisir. « Tu ne sais pas… Ta plus jeune sœur disparait, se volatilise dans la nature et toi, tu ne sais pas ce qu’elle fait ? Que fais-tu alors, Vel’drin Zaurahel ? Restes-tu ici, assis bien sagement, à te pavaner auprès de tes esclaves – que tu ne prends pas même le temps d’éduquer au point de t’abaisser à parler leur langue - ? Hein, dis-moi, mon fils que fais-tu ? »

A Flamme s’embrase dans la poitrine du Sombrelfe devant ces remontrances. Pour la Grande-Prêtresse, il ne fait rien, alors qu’il est persuadé du contraire. Lui qui s’efforce d’empiler les victoires et de mener à bien sa Vhark contre Sel’dzar sent pendant un court instant la culpabilité écraser ses larges épaules et sa tête s’enfonce peu à peu devant l’imposante stature de la guerrière d’Uriz. « Je vais te dire ce que tu fais, Vel’drin Zaurahel. » Le ton est froid et cassant. « Tu me déçois, voilà tout. » Les propos sifflent comme une flèche acérée et précise. « Tu me déçois car voilà maintenant de nombreuses années que le Premier te tend les bras et que tu préfères faire je ne sais quoi au lieu de t’en saisir comme il se doit. Tu me déçois car tu fais honte à ton nom et ton sang en stagnant parmi les tiens. Tu me déçois car bien content de ne pas être capable de te saisir de ce qui te revient de droit, tu n’es même pas capable de garder un œil sur ta sœur. Oui, mon fils, tu es une grande déception. »

A chaque mot, l’officier ne bronche pas et même s’il ressent ces derniers comme des coups de lame en pleine poitrine, il ne vacille pas, fixant toujours celle qui se tient assise en face de lui. Si ce qu’elle lui dit est dur à entendre, ce n’est pas une nouveauté. Lui-même est conscient de ses échecs et de sa triste situation. Il le sait et même si ces derniers temps il redouble d’effort pour parvenir à ses fins, il n’avance pas aussi vite qu’il le souhaite et encore moins vite aux yeux de sa génitrice. Silencieux, il tente de rester digne, sa main se saisissant du verre de shyk’na qu’il vide d’une traite.

Mais la Grande-Prêtresse ne semble pas avoir terminé et son regard se rétrécit en deux petites billes de sang. « Que comptes-tu faire pour rattraper tes erreurs ? Pour laver le déshonneur que tu portes ? Les autres clans eux gravissent les marches une à une de la société. Certains de tes plus jeunes cousins rejoignent le clergé du Père ou s’y illustrent. Et toi ? Hum ? » Elle penche alors la tête, semblant attendre une réponse mais ne laisse que peu de temps avant de répliquer une nouvelle fois. « Et pour Azralith ? Comptes-tu agir avant que nous nous décidons à le faire ? Souhaites-tu voir la Doth’Ka la poursuivre et l’éliminer ? Si l’idée ne m’enchante pas, ça sera une nécessité Vel’drin et tu le sais tout aussi bien que moi. Ta sœur nous couvre tout autant de honte que toi. Elle ne saisit pas la chance qu’elle a de pouvoir intégrer les rangs du clergé et porter l’armure rougeoyante. Et que le Père me garde, j’espère qu’elle ne se ridiculise pas et ne porte pas préjudice à notre nom de là où elle est. Alors, dis-moi on cher fils, que comptes-tu faire à tout cela ? Comptes-tu te comporter en digne Zaurahel et Prima Sanguis ? En digne héritier de cette noble lignée et agir comme il se doit ? » Elle marque une nouvelle pause et vient à son tour saisir son verre qu’elle termine tout aussi rapidement.

Le silence se poursuit et la mère se dresse en poussant le siège vers l’arrière. Sa main se penche vers le pommeau de sa large épée et elle s’en saisit pour la remettre à ses côtés. Le regard toujours rivé sur sa progéniture, elle secoue la tête et se détourne. « Puissent les Dieux t’observer et te garder Vel’drin et puisse le Créateur être témoin de tes prochaines réussites… Je les attends, mais ma patience à ses limites tu le sais bien… » L’imposante armure s’éloigne alors et disparait au coin de l’encadrement de porte. Seules les lourdes bottes résonnent encore quelques instants avant elles aussi de rendre le silence lourd et pesant.