9ème jour, première énéade de Vérimios, An 21.
Une silhouette fantomatique se tenait à quelque pas du bastingage de la Tarentelle dont la vigie venait de lancer le cri tant attendu. Après avoir navigué pendant plus de dix jours, et traversé pour ainsi dire l’enfer, le navire parvenait enfin en vue des côtes du comté de Sybrondil.
Des jours et des jours pendant lesquels elle avait lutté à contre-courant, pour ne pas sombrer dans les flots profonds de la tristesse et de la désillusion. Elle s’efforçait depuis ce jour maudit, de s’accrocher à l’ultime espoir qui lui restait, retrouver sa famille, celle de Cédric. Même si ce serait pour leur annoncer la plus terrible des nouvelles, celle qu’on ne souhaite jamais apporter à un père ou à une mère.
Cédric de Rovère était décédé il y avait de cela sept jours, succombant à une terrible et mystérieuse indigestion. C’était là le diagnostic officiel, et Julina n’avait pas le savoir nécessaire pour remettre la parole du capitaine en doute. Un capitaine qui non content de lui avoir annoncé la mort de son époux, s’était aussi chargé de lui révéler qu’elle leur devait toujours la somme de leur voyage et que mort ou vif, cela ne changerait rien au prix de leurs course.
Face à ce premier mensonge révélé, alors que Cédric avait assuré avoir déjà tout réglé, et face à l’absence totale de compassion du capitaine, Anghjulina paya doublement son dû pour cette traversée qui lui avait pris bien plus que quelques pièces d’or. Et elle aurait été prête à payer tellement plus, si seulement l’or avait permis de lui ramener son prince. Aussi ce mensonge par omission ne fit pas le poids face au chagrin d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait.
Et jour après jour au fil de l’eau, Anghjulina perdit sa joie de vivre et ses couleurs, retrouvant dans ses malles quelques voiles d’un noir lugubre pour s’en affubler telle la veuve qu’elle était désormais, ressemblant en ce jour qui aurait dû être à la célébration, à un oiseau de mauvais augure, ce qu’elle était en quelque sorte, songeant à la triste mission qui l’attendait.
Aussi triste et désolé que l’était le paysage qui se révélait peu à peu à travers le brouillard hivernal, enrobant les mornes formes de gris et retirant toute couleur à ces côtes qui se dessinaient sous les yeux accablés de la jeune femme. Elle ne voyait rien de ce que Cédric lui avait chanté, les louages d’un pays où elle allait s’installer finalement sans lui, dans ce qui ne ressemblait plus à un cauchemar qu’à un rêve partagé.
Mais allait-elle seulement s’éveiller ? Et découvrir sa chambre dans son palais doré, réchauffé par les couleurs chaudes de l’Ithri-vaan et le sourire de son père pour lui redonner le sien...
- eashiqat saghira.La jeune femme, essuya ses larmes d’un mouchoir imbibé autant par les larmes que par les embruns, levant sur son fidèle compagnon un regard éteint, trouvant dans le sien toute la compassion du monde. Et entendre sa voix réconfortante suffit pour un temps à effacer ses larmes.
- Il va falloir être forte, très forte, pour toi mais aussi pour les gens qui attendent son retour.Julina secoua la tête, c’était trop que de penser à cela tout de suite. Il valait mieux ne pas trop y réfléchir, et Moussa la laissa écarter l’idée pour se concentrer sur des actes immédiats.
- Il faut préparer les affaires pour le débarquement qui ne devrait plus tarder. Je m’occupe de Sarab et de tes malles.La jeune femme se reprit, forçant une ombre de sourire et rangeant son mouchoir pour vérifier d'un geste machinal son chignon sagement coiffé. Quelques mèches s’en échappaient, mais cela n’avait à cet instant pas la moindre importance. Elle inspira profondément et Moussa, rassuré, retourna aux malles en question et à l’étalon qui attendait dans les calles du navire, solidement harnaché, le pauvre méchamment agité par ce long voyage. Mais il n’était pas concevable pour la demoiselle de s’en séparer.
Aussi arrivait-elle en Sybrondir, accompagnée de toute sa ménagerie et de ses soiries, lourdes malles difficilement hissées sur le pont quand la Tarentelle accosta, Julina regardant le spectacle du déchargement, depuis les quais désormais, regard rivé à Sarab qui franchit péniblement la passerelle, encouragé doucement par l’ancien esclave.
A ses côtés, se tenait le reste de ses compagnons. Chifa le fauve retenu par sa solide laisse quelque peu effrayé par toute cette agitation, faisait trois pas dans un sens pour revenir dans l’autre, grognant et rugissant parfois sur les marins qui passaient trop proches à son goût, mais très vites rappelés à de plus sages distances face aux grognements. Et de l’autre côté, Lulua le saluki qui se tenait très docilement assise, observant tout cela avec curiosité. Et puis la cage des mériales, protégés par un drap de satin rose, afin de leur éviter tout stress dû à ce voyage si difficile pour tous.
A cet instant, le regard balayant les quais, Anghjulina s’inquiéta pour le message envoyé. L’oiseau messager était-il arrivé à temps pour prévenir la famille ? Cédric avait dit qu’ils savaient que le fils prodigue revenait à la maison et qu’il ramenait son épousée. Mais maintenant tout avait changé. Pour autant, elle guettait tout inconnu venu pour les chercher, elle et tous ses amis, ainsi que ses malles, contenant toutes ses affaires et par les dieux, il n’en manquait point, toutes venant encombrer un coin de ces quais.
Même si ce n’était pas tant cet amoncellement qui attirait la curiosité des habitants et autres ouvriers du port, mais bel et bien la mystérieuse demoiselle en noir, aussi singulièrement escortée ! Moussa revint auprès d’elle, tenant la bride d’un Sarab à qui on avait cagoulé la tête pour éviter toute panique, et recouvert de surcroit d’une couverture épaisse pour protéger le pauvre animal du froid.
C’est alors qu’elle le vit...une boîte de quatre planches dans lequel reposait son défunt, assemblée à la va vite, sa veuve refusant à ce qu’on balançât son mari à l’eau pour se faire dévorer par les poissons. Elle allait le ramener chez lui auprès de ses parents, et la terrible vision de ce cercueil hissé sur les quais depuis le pont du navire, suffit à faire couler à nouveau les larmes, piquant un peu plus de sel et de rouge ses jolis yeux tirés par le chagrin.
*en italique: parlé en Oliyan.