[Missive à l'intention de Messire Jérôme de Clairssac]

4ème jour de la 6ème ennéade du mois de Verimios, An XXI

A l'intention du Maréchal et seigneur de Clairssac,

La jeune fille reposa doucement sa plume dans son encrier d'ivoire. Elle relut attentivement la lettre qu'elle venait d'écrire, en fronçant un sourcil. En réalité, elle n'était guère satisfaite de ce qu'elle avait fait ; mais sans connaitre son interlocuteur, il lui était compliqué de faire mieux. La perspective de mieux le connaitre, de s'assurer qu'ils s'entendraient bien et seraient d'accord sur les points principaux du projet serait capital pour la suite.
Bien sûr, le faire venir n'était pas une peccadille, et elle était déterminée à le recevoir avec honneur, ainsi que sa famille - mais avoir des contacts amicaux dans le nord ne serait pas insignifiant, car cela signifiait qu'un proche du Roy serait en mesure de la soutenir si elle devenait Duchesse un jour.
Dans tous les cas, sa visite ne serait pas inutile. Avec optimisme, la noble se rasséréna, appelant son précepteur pour lui montrer ce qu'elle avait écrit, avant de la sceller avec son cachet de cire personnel, aux armes de Soltariel.

Le reste, pour l'instant, était désormais dans les mains de la Damedieu !

Cela fait maintenant bien longtemps que Jérôme s'est replié sur lui-même, enfin sur ses terres plus exactement. Il n'a plus trop foi dans ce qui l'entoure, même si au fond de lui, il reste toujours un peu d'espoir. Chacun reste dans son coin, et il en fait de même, ayant perdu tant de proches et de repères auxquels se raccrocher. Toujours hanté par des cauchemars, il lutte contre son propre caractère, ses envies de passer toujours plus de temps avec ses compagnons d'armes. Il a un devoir envers sa famille, et malgré la disparition d'Aline depuis tant d'années maintenant, il reste ses enfants envers lesquels il a des obligations paternelles. Il les a mises de côté dans leur prime jeunesse, pour chercher leur mère, et voyager, s'entrainer encore et toujours dès que l'occasion se présentait. Les jumeaux, ses ainées, sont dans leur neuvième année, et les jumelles dans leur sixième. Ils réclament tous les quatre leur père, cela fait donc une bonne année que Jérôme n'est plus beaucoup sortit. Il gère ses fiefs, Froissart, Rouilly et La Ferté-Gauvain, et il veille sur les frontières avec le peuple des Wandres. Les hivers sont glacials, et les rumeurs vont bon train sur des brumes et des disparitions toutes plus inquiétantes les unes que les autres.

Il semble que personne n'ait besoin de lui, alors les années fuyant, le châtelain reste chez lui, s'occupant de sa famille, les préparant pour ce qui les attend. D'ailleurs, il se trouve dans la salle d'entraînement à Froissart, regardant la leçon que Hugo, le maître d'armes, donne aux garçons, Thibaud et Constant. Ses deux filles sur ses genoux, il les fait sauter comme si elles étaient sur un cheval, levant et reposant ses genoux sur les pointes des pieds avant de les reposer. Elles rient aux éclats, ce qui lui fait un bien fou. Lui-même s'est adonné à son entraînement quotidien tôt ce matin, d'abord avec Hugo seul, puis avec plusieurs adversaires. Malgré son âge, il domine toujours ceux qui le défis, et pas qu'un peu. Il a peut-être perdu en endurance ou en rapidité comparée à la fougue de la jeunesse, et encore, il n'est pas en reste, mais toute l'expérience qu'il a accumulé sur nombre conséquent de champs de batailles lui a irrémédiablement donné un avantage. Chaque mouvement est calculé, minimaliste, ne laissant pas de gestes superflus le fatiguer, ou laisser une ouverture. La maîtrise qu'il a développée avec ses armes, l'épée comme la hache, est légendaire au sein de ses châtellenies, et sa réputation n'est plus à faire au niveau péninsulaire.

C'est dans ce moment familial, les jumeaux apprenant l'épée à une vitesse tout à fait honorable pour leur âge, qu'Alfred amène un parchemin contenant une correspondance en provenance de Soltariel. Étonné de recevoir un tel document de la part d'un Duché si éloigné, il l'ouvre avant de prendre connaissance des mots qui y sont apposés. Il relit plusieurs fois, pour être certain d'avoir bien assimilé ce qui est couché sur le parchemin. Devant son mutisme, Alfred, droit comme un i derrière le châtelain, attend des instructions. Héloïse se tourne vers son père, déçu de ne plus jouer avec lui.

"Papa, c'est qui qui t'a écrit ?"

Jérôme cherche ses mots, afin de répondre en adéquation avec l'âge de sa fille. Il n'a jamais vu, ni parlé avec la fille du Duc, mais appréciant de connaître les différentes familles nobles, il sait qui est Cataina di Alcacio di Soltariel

"Il s'agit de la fille du Duc de Sotlariel"

"Et elle veut quoi la dame ?"

"Elle m'invite à venir dans son palais pour discuter."

"Ho oui, on peut venir ?"

Il réfléchit, il ne sait pas quoi répondre à cette demande. Les intentions sont louables, et il est des plus surpris de voir une sudiste se préoccuper de ce qu'il se passe au nord.

"Alfred, que savez-vous sur la fille du Duc de Soltariel, Catarina ?"

Le majordome, une mine d’informations à lui tout seul, très attaché à son rôle, et même plus, se met en devoir de répondre, même s'il ne sait pas grand-chose, le Sud étant bien loin de Serramire.

"C'est une jeune femme de seize ans. On l'a dit avenante, pieuse, et très charitable malgré tous les malheurs qui se sont abattus sur sa famille. C'est à peu près tout, je le crains"

Cela fait peu, mais elle est très jeune, il est difficile de faire des exploits alors que l'on se trouve à l'aube de sa vie. Jérôme relit une énième fois la lettre, ne sachant pas quoi faire. Il la repli et la tend à Alfred

"Mettez-la sur mon bureau, je la rangerais plus tard. Je vais réfléchir avant de répondre"

La matinée passe, puis le repas, laissant une interrogation en lui. A-t-il vraiment envie de s'investir de nouveau pour le Royaume, lui qui est toujours Maréchal du Nord, mais qui n'a reçu aucune instruction de la Couronne depuis fort longtemps, malgré les évènements ? Doit-il y aller, et faire briller celle-ci grâce à de nouveaux faits-d'armes ? Où y aller en son nom, alors qu'il a toujours prôné cette unité, désireux que le Royaume parle d'une seule voix ? Autant de questions qu'il a aujourd'hui, et qui n'aurait pas existés dix années avant. Finalement, il se décide.

"Ho, est puis qu'est ce que j'ai à perdre ? Au pire, cela fera un beau voyage"

Il prend un parchemin avant d'y coucher des mots, cherchant ce qu'il doit mettre, ayant perdu l'habitude d'écrire à la noblesse. Son écriture couchée n'est pas forcément des plus agréable à lire, mais c'est ainsi qu'il écrit.