[Taverne] Mais que fait-il là ? [PV : Gabarel] [Terminé]

C'est une longue falaise brune, aux coteaux détrempés par le houblon, et sous les feuillus tilleuls roupillent des brasseurs desséchés, la main rivée au fût transpercé. Là, sous des ombelles ombrageuses, quelques bouquetins dorés gambadent à l'unisson, comme chantant, et leurs sabots ont la pâle musicalité du tambourin fêlé. Quelques ânes bâtés, aux dents tressaillantes, braient tristement sous la lune pourpre.
Il fait chaud, et le bière coule à flots, par dessus les balcons de pierre rêche.

Surviennent deux ombres, qui dansent sous le crépuscule tombé. Dun Eyr, à l'ombre de son buisson, voit passer ces deux fragments de ténèbres bleutées... Pourquoi être ombre, d'ailleurs ? Il a quelque mal à saisir tout cela, les nuances lui échappent. Peu importe, d'ailleurs.
Les ombres courent toujours, elles poursuivent un être difforme, malpropre, bossu éclopé aux yeux tordus. Il boite, dirait-on. Ou peut-être fait-il semblant. Comme cela, il a une excuse pour courir moins vite.
Sous une telle chaleur - et ce malgré la lune et le soir chu - c'est appréciable, se dit faiblement Dun Eyr, depuis son recoin frais.
Ou bien, peut-être boite-t-il en raison de la lourdeur de ce qu'il porte... Nul ne sait. Que porte-t-il ? Nul ne sait. Un maillet, un marteau, un merlin ? Un peu de tout cela, ou les trois, nul ne sait... Ou alors, tous ont oublié.
Voilà qu'il s'avance, l'informe, le diminué, son cogneur à la main. Fier cogneur, murmure Dun Eyr. Fier cogneur qui s'abat, qui s'abat sur son crâne, sur le crâne de Dun Eyr. Et cela fait mal.

Les souris, maintenant... quatre petites souris, à cinq pattes filiformes, lui courent le long des côtes, à Dun Eyr assommé. Non, pas des souris, ce sont des rats. De gros rats effilés. Et ils tirent, et ils grattent sur la chair, leurs crocs ont le tranchant des griffes folles.
Ils cherchent, ils cherchaient, ils ont trouvé. Ils ont pris tous ses deniers, ses belles piécettes d'or. Et les rats sont partis.

Dire que maintenant, il pleut.
Dire que Dun Eyr dort.


Grognement, grincement, crachotement... Dun Eyr émergea, l'œil torve, le regard embrumé. Quelque part, un peu partout, répandu alentour, il y avait du monde, il y avait là toute une taverne. Une taverne pleine d'hommes, et puis quelques Elfes, et trois ivrognes.
Quelque chose de chaud palpitait sur sa tempe droite. Quelque chose qui brûlait, qui fondait entre la barbe emmêlée. Du bout de la langue, le Nain goûta, tâta... Du sang.
Du sang ? Les Elfes, encore les Elfes... Dun Eyr aurait dû s'en méfier. Cet Elfe avait bien l'oeil trouble, et son compagnon semblait tout aussi faux.
Maintenant, ils étaient au loin. Partis avec tous les souverains du Nain. Mauvaise journée, mauvaise journée...

Enfumé, le cerveau noyé dans l'alcool, Dun Eyr tendit un bras tremblotant vers sa chope, et la vidé d'un trait. Cela réchauffait. Un peu.
Il vida de même les chopes des deux Elfes. Après tout, ces deux brigands lui devaient bien cela.

Alentour, quelques clients tournaient la tête vers lui. Qu'avaient-ils ? Oui, même les Nains pouvaient être ivres, oui...
Le premier qui m'approche, songea sombrement l'esprit obscurci de Dun Eyr, qu'il s'avise de toucher à ma chopine et...

Des doigts. Encore des doigts. Mais cette fois, des doigts qui tripotaient sa barbe.
"Gamin" ? Passait encore, Dun Eyr aurait pu laver son honneur d'un simple coup de chopine sur le coin de la figure... pour que celui-là apprenne à y regarder à deux fois, lorsqu'un "gamin" noyait ses soucis dans la bière ondulée.
Mais lui chatouiller les poils de barbe... Affront suprême chez les Nains, cet acte en avait amené plus d'un à se défier à coups de pioches dans les tunnels de Kirgan.

Apparemment, il y avait là un Humain qui nécessitait une légère mise à jour dans son guide des convenances à l'usage des tavernes.

D'un rejet d'épaule, Dun Eyr se dégagea de l'étreinte de l'autre, lui laissant tout loisir de couler mollement jusqu'au sol. Le Nain sentait ses lourdes bottes lui démanger les orteils, et écraser ces deux mains d'humain sur le sol était si tentant...
Toutefois, en cette sombre soirée, quelques doigts broyés n'auraient pas suffi à apaiser la hargne du Nain imbibé. Chancelant vaguement, il laissa tomber sa chopine, tâtonna de ses doigts gourds la besace de sa ceinture, et finit par en tirer une belle tablette de cire rouge, et un court stylet.

"Des pensées d'ombre prises, et d'ombre le sort sera" aimait à répéter le maître runiste Kuln Khar.
Oui, mais Kuln Khar n'avait jamais été très bien perçu à Kirgan. Pensez donc, un Nain qui n'aimait pas la bière...

Entre deux hoquets sourds, le Haut-Prêtre esquissa deux vagues traits sur son écritoire fondu. Et s'il prononça une incantation, nul ne l'entendit.
De toute façon, mieux valait pur lui ne pas trop ouvrir la bouche... il risquait de se sentir mal.

D'un demi-trait brouillé, Dun Eyr raya vaguement la rune, et libéra le peu de puissance qu'il avait pu happer, au fond de sa soulographie.
Et lorsque l'éclat d'énergie pur vibra dans l'air, il eut un rire idiot.

Le déplacement de magie avait été à l'image de son lanceur : hésitant, zigzaguant et hébété. Au vu du tracé de sa rune, Dun Eyr fut même surpris de la voir produire un quelconque effet.
Lorsque le souffle balaya le géant jusqu'à le renverser sur les buveurs attablés, le Nain eut un regard vague pour sa tablette... Avec beaucoup d'imagination, peut-être, son symbole ressemblait vaguement à une Rune Nû.
Etrange, son incantation avait pourtant bien été de brûler l'Homme, et non de faire mugir le vent. Les Nains avaient encore beaucoup à apprendre de la magie d'ivresse, semblait-il. Pour l'heure, Dun Eyr aurait bien eu à cœur de poursuivre ses expérimentations de Runiste, mais l'atmosphère se chargeait de bagarre, et quelques clients arrachaient déjà des barreaux de chaise - massues rudimentaires mais efficaces.

Le Haut-Prêtre contempla la salle alentour, irréelle et bouillonnante.
Cela faisait quand même beaucoup d'Humains, pour un seul Nain...

Le géant le tira de ses pensées. Il bondit sur lui, et lui abattit son énorme poing sur le revers de la figure. Plus par hasard que par réflexe, Dun Eyr esquiva - il ne savait trop comment - et chancela de quelques pas en arrière. Vu de près, effectivement... cet Homme était plutôt titanesque.
Soudain, un craquement, rocailleux, brutal. Dun Eyr avait le crâne comme fendu, scié en deux par la douleur, écartelé. Un Humain lui avait asséné un fantastique revers de tabouret, météorite brune chargée d'étoiles.
En un instant, le brouillard s'éclaircit, reprit des couleurs, les forme se fixèrent. Tout ondulait vaguement, comme noyé sous un océan poissonneux, mais quelques figures se détachaient nettement, concentrant toute sa fureur humectée.
Autour de son visage broussailleux, les poils de barbe se hérissaient, nuage de tempête grisonnante. Ils avaient toujours été ses meilleurs amis dans de tels combats, vibrionnant parmi les bourrasques des poings pour deviner le prochain coup. Là encore, ils ne le trahiraient pas.
Du moins, c'était à espérer... dans l'intérêt du Nain.

Bondissant sur la table fracturée, Dun Eyr saisit une colossale chope de bière à bout de bras, et l'asséna sur la tête de l'Homme au pied de tabouret, l'envoyant s'intégrer à la décoration du mur, à quelque douze ou quatorze pas de là. Pour l'heure, le géant s'était éclipsé, il devait être occupé auprès d'autres bagarreurs tous aussi ivres que lui.
D'un grondement, le Haut-Prêtre arracha un bock de bière, en éclusa une longue lampée, et envoya le reste contre le crâne d'un des clients. Celui-ci s'effondra de douleur, ridicule et fin saoul, sous sa chaise à trois pieds.
Sans hésiter une seule seconde, le Nain bondit de sa table jusqu'au comptoir. Son œil brumeux devina le géant non loin, mais pour l'heure, il avait engagé la lutte contre le patron de la gargote.

Cela serait une bonne soirée, Dun Eyr le sentait !...

Un large sourire illuminant toute sa face ruisselante, Dun Eyr abattit comme une massue son pied de table sur le crâne chauve de l'aubergiste, l'envoyant s'effondrer entre ses fûts éventrés et crachotants.
Ne jamais s'attaquer au tenancier des lieux, telle était la règle d'or des tavernes, certes.
Mais l'autre règle était Renvoyer au pays des rêves tout importun qui voudrait appeler la milice, et l'aubergiste comptait à ce nombre-là.
"Bons rêves", songea Dun Eyr avant de se retourner pour faire voltiger ce qui lui restait de son pied de table - que des coups répétés et désordonnés avaient réduit à l'état de pieux fendu.

Il était là, le géant, sur le point de l'assaillir à grands coups d'ivrogne lancé. Toutefois, il sembla hésiter, recula d'un pas, vacilla un instant puis, lentement, s'effondra de tout son long, hoquetant, l'autre buveur s'écrasant par dessus lui. Là encore, le Haut-Prêtre passablement éméché laissa échapper un rire idiot devant l'amas de corps imbriqués en tous sens.
Drôle de bêbête à huit pattes, se dit-il, un sourire blafard lui balafrant les lèvres, mais j'ai gagné.
Oui, ç'avait été une très bonne soirée.

Cependant, alors même que Dun Eyr se détournait du maelström d'ivrognes, le géant revint à la charge. Faisant levier sur un quelconque boit-sans-soif terrassé, l'Homme se redressa tant bien que mal, regarda Dun Eyr d'un œil torve et brouillé, puis commanda à boire.
Le Nain partit d'un grand rire, qu'il ravisa après, un haut-le-cœur déchirant toute sa poitrine. Mieux valait ne point trop écarter les mâchoires... On avait beau être des Montagnes du Nord, et descendre des lignées des Fils du Roc, la bière ne perdait pas moins toutes ses propriétés euphorisantes. C'en était même devenu une discipline légendaire, dans les tavernes de Kirgan la Joyeuse, que de s'affronter dans de festifs concours de beuverie.
Et regarder un comparse, les yeux dans les yeux, en commandant une chope, cela s'appelait tout simplement un défi.

Dun Eyr tomba plus qu'il ne sauta à bas du comptoir, jeta au loin son maillet de fortune, et attrapa par la manche l'un des derniers clients encore en état de marcher.
- Apporte-n'hic... nous, à boire !
Le tavernier ne semblait effectivement plus à même de remplir ses charges, ronflant qu'il était, paisiblement, sous la bosse naissante de son front rougi.

Trouvant un reste de table à moitié stable, ainsi qu'un tabouret ayant miraculeusement conservé ses trois pieds intacts, Dun Eyr s'assit, et invita le géant du regard.
- N'est pas n'hips... pas né, qu'j'veux dire, celui qui m'battra...

Si seulement d'autres Nains avaient pu être là... ce défi promettait déjà de faire douze fois le tour de toutes les tavernes d'Almia jusqu'à Lante.

Les Humains étaient décidément bien bêtes. Défier un Nain à la bière, l'inconscient !

D'un geste pataud, Dun Eyr empoigna la première chope qui passa à sa portée et la vida d'un trait, en un gros gargouillement glouton. Il sentit le liquide lui parcourir la gorge avant de plonger dans l'estomac, comme fou, bringuebalant tout au long du gosier.
Piètre bière, nota le Nain. Cela ne valait pas l'authentique bière de champignon de Kirgan l'Enjouée.

Le Haut-Prêtre partit d'un grand hoquet, sursautant sur son tabouret branlant mais intègre. Mauvais alcool, mais diantrement corsé.
Alors même qu'il tendait son bras tremblotant vers une deuxième chopine, Dun Eyr sentit naître dans son esprit passablement embrouillée une idée géniale - enfin, du moins lui paraissait-elle géniale à cet instant-là...
Vivement, il releva sa manche gauche jusqu'à hauteur du coude, dévoilant sous la robe - maculée de bière et de sang - le bras puissant et velu d'un véritable Nain des Montagnes. Alors, extirpant de l'autre bras son stylet hors de sa giberne, il entreprit de gribouiller, à même la peau, ce qui pouvait ressembler de loin à une Rune Gûn. Mais à la vérité, le Haut-Prêtre n'arrivait plus bien à se ressouvenir du nom exact du signe - à raison, d'ailleurs, puisque l'esquisse troublée qui marquait maintenant son bras était à mille lieues de ressembler à la fière structure rebondie des Joies de Girdon.

Quelque part, Dun Eyr avait vaguement la sensation diffuse de braver un interdit des plus haut, ainsi accoudé à sa taverne en ruine, à invoquer les Dieux Nains. Toutefois, à l'instant, il lui apparaissait que cela n'en était qu'encore plus cocasse...
Apprêtant son stylet, le Haut-Prêtre s'ébroua, marmonna une vague incantation, et raya le symbole d'un trait grossier.
Dans son idée, cette formule Runique aurait dû éponger toute sa soûlographie et laisser Girdon le Bienheureux le remettre d'aplomb pour sa beuverie à venir. Malheureusement, il y avait fort à parier que l'infâme gribouillis du Nain n'avait pas été au goût du Maître des Boissons, et que les drolatiques châtiments du Demi-Dieu ne tarderaient pas à s'abattre sur Dun Eyr.

Et, effectivement, à peine le Haut-Prêtre avait-il barré sa glyphe qu'une étrange chaleur souffla dans tout son bras, puis remonta son petit corps imbibé, pour noyer tout ses membres. Dun Eyr eut un dernier rire niais et, l'instant d'après, il s'effondrait sur le sol crasseux de l'auberge, comme chuterait un lourd tonneau plein jusqu'au bord.
Lorsque les plus proches clients se penchèrent vers le Nain, ils ne purent que constater que celui-ci ronflait paisiblement.

Girdon l'avait déjà renvoyé cuver son vin dans les songes ubuesques de ses Palais Fous...

°HRP°(Si tu veux continuer, dis moi le, j'éditerai^^ Sinon, ce fut un joyeux RP :D) °/HRP°

Un pommier.

Voilà qui était fort singulier. Depuis quand les pommiers poussaient-ils dans les galeries de basalte ? Dun Eyr se redressa doucement, tentant de percer ce mystère.
Toutefois, une seconde énigme l'en détourna bien vite : comment des champignons avaient-ils pu se trouver à germer à la ramure d'un pommier ?
Le Nain concentra ses vagues connaissance d'herboristerie pour tenter de se remémorer le nom des fruits du pommier. En vain. Dès qu'il réfléchissait un peu trop, le ciel faisait pleuvoir des hirondelles rouges.

Silencieux, Dun Eyr passa, comme glissant, hors de sa caverne de basalte au pommier, s'approchant toujours plus de l'entrée du lieu. Que la lumière fût verte ne le troublait pas le moins du monde, pas plus que l'odeur saline de la mer clapotant au-dehors de la caverne.
Ainsi, il se trouvait présentement dans une grotte qui tanguait sur les flots comme l'eût fait un frêle esquif. Et, en effet, au sommet de la roche flottait le lourd pavillon à double ancrage de Girdon.
Le Haut-Prêtre en eut le cœur tout réjoui. Girdon ? Il était donc au Palais des Lampées, ce grand au-delà où s'amassaient les plus illustres buveurs dans d'éternels banquets aux chopes gorgées, attablés aux côtés du Demi-Dieu lui-même. Cela faisait sourire le Nain.

Se retournant vers les mers, il aperçut, au loin, un petit point sombre, aux contours vagues. A peine était-il plus large qu'une tête de vermisseau, et pourtant, l'instant d'après, il avait la fière stature de galères en manœuvre.
Lorsqu'il se fut un peu plus approché, Dun Eyr put scruter à loisir l'étrange arrivant.
C'était un castor.
Ce qui ne surprit en rien le Nain, soit dit en passant. Et même lorsque le castor agita sa courte patte broussailleuse vers le Nain, celui-ci se contenta de le saluer en retour en abaissant son chapeau - mais depuis quand avait-il un chapeau ?

Souriant - si du moins les castors peuvent sourire - le petit animal plongea soudainement sous l'eau, ne faisant plus que frétiller l'extrémité de ses moustaches, petites araignées d'eau sur les eaux, pour reparaître l'instant d'après, arborant fièrement un large tonneau vermillon.
Le Fût Légendaire du Grand Girdon, songea Dun Eyr, la promesse des Nuits-sans-fin !

Toutefois, le castor - n'y en avait-il pas deux ? - cessa de dériver vers l'île, et obliqua légèrement en direction du Nord et, au-delà, du ciel viride. Il s'enfuyait avec le Tonneau, souriant au pauvre Nain demeuré à ses rochers accroché.
Ainsi s'en fut le serment des beuveries séculaires et, tandis que pleurait Dun Eyr sur le bord de la berge, tout ce monde commença de s'effacer, pour disparaître hors des songes du petit Nain au cœur en cendres...



Au matin, Dun Eyr partit.
Une terrifiante migraine lui fendait impitoyablement le crâne et, alors même qu'il passait dans la grande-salle de l'auberge dévastée de la veille, il se promit à lui-même de ne plus boire la moindre goutte d'alcool avant que d'avoir retrouvé ses pénates des Montagnes du Septentrion.


De toute façon, ce serait défier une fois encore Girdon que de s'abreuver de la mauvaise bière des Hommes des Plaines...