[Fernel] - La folle chevauchée (Louise)

Le front de louise luit de sueur, quelques cheveux collent à sa peau, soulignant un regard étrange, un regard où luisent de curieuses choses. La châtelaine, à ce moment précis, n’existe plus. Il ne reste plus que Louise, la femme qui, après une seconde et intense vague de plaisir physique, s’aperçoit de bien des choses désormais.

Toutes les lectures dont on lui a farci la tête pendant toute sa vie, celles qui célèbrent l’amour courtois et l’amour physique en des termes fleuris et doux, des termes qui transcendent les sentiments, subordonnant le sexe à l’intensité de sentiments amoureux réels et sincères, tout cela est bon à jeter aux orties. C’est faux. Archi faux. Elle sait désormais qu’on peut prendre du plaisir sans sentiments. Elle a même compris que tout ce qu’on lui a fait lire, ces jolies proses pleines de roses, de chansons et de poésie ne sont finalement qu’un voile destiné à endormir les questionnements des jeunes filles. L’Amour est Roi. Le Sexe n’est qu’un moyen d’avoir des enfants, un passage honteux, obligatoire, dont on ne parle qu’avec des mots choisis, pleins de réserves et de secrets dégradants.

Tout ce qu’a voulu sa mère, toutes ces années, c’est l’empêcher de vivre ce qu’elle vit aujourd’hui. Et de cela Louise en est convaincue

Le vaste sourire de Louise, alors qu’il cesse ses mouvements, est parfaitement éloquent. Elle attrape la bouteille et s’en donne à cœur joie, le corps soumis à la volonté de ses sensations, à ce désir de vivre cela encore et encore. Ce que Dante a l’air de comprendre puisqu’il reprend ses caresses, des mouvements qui la laissent totalement pantelante sur la table.

L’alcool ingurgité avec régularité depuis tout à l’heure commence à faire effet. Louise se laisse emporter par une vague qui l’engourdit, tandis qu’elle ne cesse de sourire, les yeux mi-clos. Voudrait-elle-même se redresser qu’elle n’y parviendrait probablement pas. Elle capitule, elle laisse son corps à son frère, un frère tout occupé à lui faire découvrir des choses dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

- … !

Elle rouvre les yeux, tournant son visage vers Dante, alors qu’il s’affaire à un autre endroit, un endroit dont elle sait pertinemment qu’il n’est pas destiné au plaisir ordinaire. Si elle avait des craintes quant à cette première fois initiée en de souples mouvements de Dante, elle avait de nouveau tout à craindre désormais. Une violente rougeur s’affiche sur son visage tandis qu’elle se mord la lèvre. Personne à part elle ne l’a jamais touchée de cette façon en cet endroit-là. Et comme pour le reste, avec de la patience, beaucoup de caresses et des baisers, elle se détend enfin, sursautant pourtant à la brève exploration tactile effectuée par son frère.

C’est…différent…mais pas désagréable visiblement, puisqu’elle sourit toujours. L’effet anesthésiant de l’alcool remplit parfaitement son office et l’empêche de ressentir les choses dans leurs pleines et entières sensations…du moins pour le moment.

Car lorsqu’elle croise le regard de Dante, un regard posant une question évidente, elle le soutient, du mieux qu’elle le peut et murmure, d’une voix enrouée :

- D’accord…

Elle boit une ultime rasade d’alcool et lui tend la bouteille, le regard flou, le sourire étrange, comme si elle était devenue une autre personne. Ce qui n’est pas très loin d’être le cas, in fine…

Elle n’a pas le temps de dire ouf que la voilà à plat ventre sur la table. Il ne dit presque rien, il prononce à peine quelques mots d’une voix lointaine, comme s’il n’était plus là ou comme s’il était pressé. Louise ne parvient plus vraiment à faire la distinction, imbibée d’alcool et de sensations toutes aussi étranges que nouvelles. La châtelaine est toute entière sous sa coupe, inconsciente de ce qui l’attend, seulement désireuse d’expérimenter des choses.

Le visage tourné vers les flammes, elle ne ressent rien lorsqu’il tresse ses cheveux à la va vite. Elle se contente de hausser un sourcil, vaguement surprise. Peut-être est-ce là une coutume estreventine, après tout…Lorsqu’il revient en elle, un profond soupir de plaisir se fait entendre, alors que sa main s’active à son tour, cherchant à décupler les effets des mouvements de son partenaire. Du moins…jusqu’à ce qu’il abatte sa main sur ses reins, pour répondre à l’accord donné quelques secondes plus tôt.

Louise se contracte brutalement cette fois, cherchant à se redresser mais n’y parvenant aucunement, maintenue sur la table par une main de fer. Elle a du mal à reprendre son souffle, elle ne parvient même plus à se toucher, mesurant toute la vigueur de son partenaire à l’aune de cette douleur qui vrille cette secrète intimité.

Lui non plus, il ne bouge plus, il se contente de grogner comme un animal.

Est-ce tout ? Est-ce fini ?

C’est alors que Dante se remet en mouvement, s’enfonçant si profondément en elle qu’elle ne peut s’empêcher de crier. Un cri qui s’arrête net lorsqu’il se saisit de ses cheveux, inclinant sa tête pour la maintenir alors qu’il la besogne, sans dire un seul mot.

Elle n’est plus capable de dire quoi que ce soit, ni même de se toucher, alors même qu’il le lui demande silencieusement, en posant sa main sur elle.

Non, elle n’y parvient plus.

Tout comme il lui impossible de parler.

D’où il est, il pourra peut-être deviner deux gouttes de sel roulant sur ses joues. De la sueur ? Des larmes ? Allez savoir…Pourtant l’alcool aide à supporter cela mais…Elle n’aime pas. Elle n’aime pas et ne parvient pourtant pas à l’exprimer, tétanisée, hoquetant à chaque mouvement, la tête en arrière, les paupières humides et closes, cambrée sous la grande main de son frère.

Et là, pour la première fois de la soirée, elle prie silencieusement que cela se termine vite.  

Le soulagement est immédiat. Tout autant que le réconfort. Elle ne dit rien pendant de longues, très longues secondes, le corps encore secoué de spasmes douloureux, cherchant un peu de tendresse dans les grands bras de Dante.

- C’est rien…Au moins…Je sais que j’aime pas.

Louise a la tête qui tourne à cause de l’alcool ingurgité pendant cette soirée décadente. Elle pose la tête sur le torse de son frère et ferme les yeux, essuyant maladroitement les larmes qui coulent sans qu’elle ne parvienne à les retenir.

- Est-ce que je peux rester près de toi cette nuit ?

Demande-t-elle après un baiser.

- J’ai pas envie de dormir toute seule, après tout ça…Et Lasgalen a le poil qui pique.

S’il dit non, elle ira dormir contre les flancs de son cheval, même si c’est inconfortable.
S’il dit oui, elle sera apaisée. Au moins un peu.

- Cet alcool de grain est terrible. Pire que le vin du château. Mais…j’en boirais bien encore…

Même si elle va très certainement le regretter le lendemain matin…

Comment décrire les émotions qui traversent en ce moment la châtelaine ? Au-delà de l’ivresse, il y a tellement de choses qui se croisent pour se mêler, fusionner avant de se séparer avec la violence d’une nausée.

Il y a de la joie évidemment. Une joie simple et pragmatique d’avoir enfin goûté à ce qu’on lui a refusé si longtemps.

Il y a de la douleur également. Un pareil traitement, pour une jeune femme vierge, est évidemment extravagant, décadent, absolument contraire à toutes les normes qui auraient probablement souhaité de la douceur, un lit confortable, un époux tendre et aimant. Rien de tout cela ici, même si son partenaire a été relativement doux et à l’écoute, elle a mal. Les derniers mouvements ont été particulièrement douloureux et elle la sent, cette douleur, elle la sent pulser, même en ce moment où elle est enroulée dans une couverture qu’elle serre contre elle, comme le ferait un enfant qui a besoin de sa peluche.

La vue de la bouteille et de la viande séchée la fait sourire un peu. Elle mange la viande, avec appétit, en laissant une part égale pour son frère et lui tend la bouteille pour qu’il l’ouvre.

- S’il te plaît…

Elle attendra qu’il veuille bien débouchonner la bouteille puis hésite…avant de se serrer au plus près, en réelle quête d’affection.

- C’est sûr que ça marche ton truc pour pas faire de gamin ? Parce que j’ai pas tellement envie de prendre à nouveau cette potion affreuse que père m’a servie hier…

Louise esquisse un sourire.

- Tu ne manges pas ? Il ne reste pas grand-chose mais…j’en ai laissé pour toi.

La jeune femme lui tend les petits morceaux de viande. Elle ne lui en veut pas. Tout ce qu’elle veut, c’est juste partager un peu avec son frère, avant qu’il ne disparaisse une fois de plus de sa vie. Elle le sait, il est sans cesse en mouvements. Louise ignore quand elle pourra le revoir alors…tant qu’il est là, éveillé, elle souhaite communiquer un petit peu. Ecouter sa voix. Pour ne rien oublier.

- Evidemment…ça m’a fait un mal de chien. Comme si on me découpait le ventre en petits morceaux.

Elle l’observe, parlant sans fard ni retenue. Elle n’a plus grand-chose à lui cacher désormais, et leur père est après tout un point qu’ils ont en commun. Le seul, à priori.

- Il dort dans la chambre à côté de la mienne. Quand je me suis éveillée, il était là, on a discuté, de notre repas, des prisonniers, de toi…Je lui ai dit qu’on s’est…un peu disputé. Que j’ai vu toutes ces marques sur ton corps. Il a pensé que nous avions couché ensemble. Alors quand je lui ai demandé une potion pour m’aider, il m’a donné ça.

Elle passe une main sur son ventre. Le souvenir de cette douleur atroce est encore frais et elle n’a vraiment pas envie de réitérer l’expérience.

- Quand tu es venu à ma porte, et qu’il t’a reçu à ma place, j’étais en train de me tordre dans mon lit. Je l’ai entendu te parler…Il était vraiment en colère, même s’il ne hausse jamais la voix.

Louise s’approche de lui et passe son bras sur lui, songeuse.

- Il m’a dit que c’était scandaleux, de très mauvais goût et…attends je ne me rappelle plus très bien …ha oui ! que je devais respecter mon corps et que si ça se reproduisait…il sévirait.

Elle cache sa tête dans sa couverture, en étouffant un sourire.

- Une chance qu’il ne soit pas passé par les Ombres pour venir ici…Sévir…Sérieusement…Je suis une grande fille, je fais ce qui me plaît tout de même. Il était sévère comme ça avec toi aussi ?

Louise écoute tout ce que dit son frère, les yeux grands ouverts sur rien, pensive.

- Je ne sais pas lui mentir. Je ne sais pas mentir…et quand j’essaye ça se voit comme le nez en plein milieu de la figure…

Elle se serre un peu plus contre lui, en quête de câlins, profitant allégrement de la chaleur qu’il dégage.

- Il peut entrer quand il le veut dans ma chambre parce qu’un passage relie la sienne à la mienne. C’est moi qui l’ai voulu ainsi. Parfois c’est lui qui vient. Parfois c’est moi. Tu sais…Il dort dans l’ancienne chambre de ma mère. Un matin, après une nuit horrible, j’avais besoin de quelqu’un pour me consoler et je l’ai rejoint. Il a été gentil, il m’a recouverte de sa couverture et m’a prise dans ses bras. Cela m’a fait beaucoup de bien. J’oublierai jamais à quel point il a été doux et aimable avec moi ce matin là…

Louise regarde Dante, se confiant encore, avec un sourire vague.

- C’est mon père et je l’aime, malgré tous ses défauts. Je sais qu’il n’est pas parfait. Je sais qu’il a du faire des choses terribles au cours de sa vie mais…si ma mère l’a aimé si fort, c’est qu’il en était digne. Mère n’était pas une personne qui donne inconsidérément sa confiance. Donc…je lui ai donné la mienne. A lui de faire en sorte de la garder, à présent.

La chatelaine ferme les yeux et murmure :

- C’est comme toi. Tu as ma confiance depuis notre rencontre sur la route de Serramire, depuis nos lettres…Je t’aime aussi, à ma façon.

Il n’y a rien de plus vrai dans ce qu’elle lui dit. Nimbée d’une totale confusion des sentiments, de ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, de ce que la morale approuve et de ce qu’elle réprouve, Louise est perdue dans un écheveau inextricable d’émotions disparates mais elle sait qu’elle l’aime. D’un amour différent que celui qu’elle porte à son père. De celui qu’elle porte à Aaron. Ces trois hommes de sa vie sont essentiels à son équilibre. Ils lui apportent, chacun, tout ce dont elle a besoin et tout ce qu’elle a toujours cherché.

Elazar lui apporte une figure paternelle protectrice et attentive, chose dont elle a toujours été privée, Eudes brillant par la distance coupable qu’il s’autorisait souvent. Il lui apporte une attention constante, toute en retenue mais bien présente. Elle le sent et elle le sait. Et l’inverse est tout aussi vrai. Louise fera n’importe quoi pour son père, parce qu’elle l’aime d’un véritable amour filial, même s’il lui a fait du mal. Après tout, ce n’était pas sa faute, à lui, elle n’avait qu’à mieux s’exprimer…

Dante lui apporte cette complicité qu’elle n’a jamais pu partager avec personne. Il a réussi à la charmer avec sa voix, rien que sa voix, puis par ses lettres, toujours pleines de délicatesse et de respect. Elle parle avec lui comme elle parle avec personne d’autre. Il a toujours été doux, gentil, réceptif à ses paroles. Ils n’ont aucun lien de parenté, ils ont partagé quelque chose de totalement unique et rare, quelque chose qu’elle ne pourra jamais oublier et elle a pour lui une vraie tendresse, quelque chose qui ressemble à l’amour, sans en exprimer l’essentiel. Pour lui aussi, Louise fera toujours n’importe quoi, parce qu’elle est comme ça. Elle a un sens de la loyauté qui n’appartient qu’à elle, discutable sur certains points, certes, mais qui ne travestit en rien la force de cette loyauté.

Aaron, lui, est la lumière dans la nuit. Un homme rare encore troublé par le souvenir de la défunte Eloïse, son épouse, la mère d’Efren. Même s’il semble peu à peu s’ouvrir, se laisser aller, il y a toujours cette barrière entre eux, une barrière de rang, une barrière qui pourrait tout lui coûter, sans parler de cet esprit chevaleresque qui le tient loin de la châtelaine, loin des yeux de tout le monde. Et cette situation pèse à Louise. Elle a envie de le prendre dans ses bras tout le temps, lui prendre la main quand ça lui chante, l’embrasser même…Dire qu’ils ne se sont jamais embrassés…Jamais. Pourtant, elle est prête. Elle n’attend que cela mais…il lui faut du temps. Alors elle le lui laisse. Même si ça la fait pleurer certains soirs de se faire jolie pour rien. Louise l'aime. Et elle ne le lui a jamais dit.

Louise rouvre les yeux pour reprendre, ensuite :

- Il m’a donné un parchemin oui, avec des ingrédients.

Ingrédients qu’elle lui récite, sans la moindre difficulté.

- Il a puni d’avance oui. Il a sans doute pris son rôle de père un peu trop à cœur. Je lui en veux de ne pas m’avoir fait confiance mais…à présent…comment lui donner tort…

Louise dissimule un petit rire contre Dante.

- Il ne saura rien. Personne ne saura jamais rien de ce qu’il s’est passé ici. S’il le sait…Je ne sais pas ce qu’il serait capable de faire mais je suis certaine qu’il va au minimum bouder pendant des ennéades entières…

Elle reprend la bouteille et en prend une longue gorgée.

- …mais je m’en fiche.

Dante finit la viande, attentif.

- Je ne sais pas lui mentir. Je ne sais pas mentir…et quand j’essaye ça se voit comme le nez en plein milieu de la figure…

Elle se serre un peu plus contre lui, ce qui amène un léger et bref grondement de l'homme. D'un geste, il rabat un pan de sa cape par dessus eux. Il a froid malgré les flammes. Ce fils de Thaar ne sachant pas garder sa chaleur. La fourrure de L'intérieur du manteau est douce et soyeuse.

Je sais, ca se voit comme le nez au milieu de la figure... Ne mens pas alors. Ton éducation dois t'avoir apprise à modeler la vérité de façon à ce que ton interlocuteur comprenne ce qu'il veut comprendre. Ne le nie pas, mine de rien j'ai recu ce pan aussi... Et quand tu cache quelque chose, ne tourne pas les yeux à gauche.

Et elle lui explique... Et il se tait. Il l'a avertie et elle ne l'écoute pas. Son père n'est pas le chevalier en armure noire qu'elle imagine. Loin de là... Elle ne sait pas le danger qu'elle coure... Il ne pensait réellement pas qu'Elazar serait si rapide dans son approche. Elle a droit à son profil et son oeil marron, qui la fixe attentivement du coin de l'oeil, de cette façon qui lui est propre. Il peut tuer, trucider, amputer, bouffer, décapider, écorcher... Mais le viol est innaceptable.

Et elle coure devant les ennuis. Il ne peut pas faire grand chose que de la regarder courir vers sa Ruine, les bras grand ouverts. Parce qu'il a une façon de présenter cela comme si c'était bien.

... choses terribles au cours de sa vie mais…si ma mère l’a aimé si fort, c’est qu’il en était digne....Donc…je lui ai donné la mienne. ... C’est comme toi. Tu as ma confiance depuis notre rencontre sur la route de Serramire, depuis nos lettres…Je t’aime aussi, à ma façon.

Ah non... La Bête ricane d'aise, mais cela n'apporte aucun réconfort à la Raison. Il acceuille la confidence avec un léger sourire, la serrant brièvement contre lui.

Moi aussi... Lui ment il effrontément en plein visage. La réalité est qu'elle l'indiffère. Un mouton, une petite agnelle qui a mis une peau de loup. Tant qu'elle n'aura pas traversé la Barrière, elle pourra se donner les airs qu'elle veut, elle restera pure, blanche et pelucheuse... Tu as le droit, tant que tu ne m'attache pas ni que tu ne t'attaches pas. Sans chaînes, Louve...

Et elle enchaîne sur le sujet de la recette... Il reconnait celle-ci. Il y a des ingrédients que seul Elazar pourrait trouver, faire venir de Thaar. Ca doit être du vieux Claude.

- Il a puni d’avance oui. Il a sans doute pris son rôle de père un peu trop à cœur. Je lui en veux de ne pas m’avoir fait confiance mais…à présent…comment lui donner tort…

Louise dissimule un petit rire contre Dante. Rire partagé mais pas pour les mêmes raisons.

-Ce n'est pas moi qui vais le lui dire non plus. Mais ce n'est pas à lui de nous dicter nos actes. Nous sommes majeurs et libres. Il faut qu'il le comprenne.

Il marque une pause.

Comment se fait t'il que Fernel n'ait pas de guérisseurs?

- J’tourne les yeux à gauche quand je cache des trucs ??

Elle hausse un sourcil, puis le second, tournant les yeux à gauche, comme pour vérifier ce qu’il raconte. Louise finit par en rire.

- Je sais pas faire ça non plus, Dante. La dernière fois que je l’ai fait, ça m’a valu une potion anti gamin qui m’a détruit le ventre…Je pense que je vais l’éviter, c’est ce qui est le mieux à faire.

Elle tire la couverture sur lui, pour qu’il reste au chaud, et qu’il ne soit pas incommodé par le froid qui se fait sentir parfois. Dehors la neige tombe en rafales depuis des heures, les loups se sont éloignés, ils sont seuls. Tous seuls. Et l’aveu de Dante lui met pourtant du baume au cœur. Un cœur bien malmené et fragile qui est prêt à croire n’importe qui, n’importe quoi, tant qu’il reçoit un peu d’affection. Quelque part, c’est d’une tristesse infinie et d’une souffrance abyssale, pour Louise. Parce qu’elle sait que tout ceci n’est qu’une parenthèse, un moment hors du temps, quelque chose qui n’aura jamais eu lieu, en dehors des quatre murs de ce refuge perdu au milieu de nulle part. Elle ne sait pas quand elle pourra à nouveau vivre de pareils moments, alors elle en profite. Peut-on réellement le lui reprocher… ?

Elle a soif de tout cela et ressemble pourtant à une personne qui a traversé le désert sans eau. Pour la première fois de toute sa vie, elle peut partager quelque chose avec quelqu’un sans barrière, sans frontière, sans jugement, sans personne pour protester. Elle en ferme les yeux de bonheur.  Un bonheur éphémère.

- J’sais…T’es trop sauvage pour des attaches. Et moi, j’aime pas entraver les gens de toute façon. Si t’étais plus libre, tu ne serais plus toi. Alors reste libre, je le resterai aussi. Juste…garde une petite place, une toute petite, pour moi, dans tes pensées. De temps en temps.

Elle n’en demande pas plus. Elle se contente de rester là, pensive, les yeux brûlants à cause de la fatigue et de l’alcool, avant de répondre à sa question.

- Parce que nous avons des prêtres de Neera à une journée de cheval. Et une guérisseuse au village. Note, c’est vrai que dernièrement ça nous aurait été utile…Rien que pour Anaëlle déjà…La pauvre enfant…Elle a souffert un martyre ignoble juste sous mon nez et je n’ai rien vu. Avoir un guérisseur au château serait une vraie facilité mais je n’en connais pas.

Elle le regarde.

- Pourquoi cette question ?

Quand sera-ce, cette prochaine fois où elle pourra se blottir contre un corps, sous une couverture, devant un feu ? Quand sera-ce, cette prochaine fois où elle n’aura pas peur de prendre une main, de toucher une épaule, de caresser une peau découverte et chaude, du bout des doigts ? Elle ne le sait pas. Alors, tandis qu’il s’allonge près d’elle, le cœur gros et les yeux piqués par le sommeil et l’alcool, elle le regarde, elle ne fait que cela. Parce que goûter encore et encore, ce ne serait qu’initier une habitude pour une chose dont elle sera privée tant qu’Aaron ne se décide pas à achever son deuil. Dante a été un sujet d’expérimentation agréable. Et il le sera toujours, mais il ne sera jamais rien de plus, elle le sait. Alors, elle ne bouge plus, elle reste là, à le regarder jusqu’à ce que les paupières soient trop lourdes et qu’elle s’endorme d’un sommeil profond et dépourvu de rêve.

Déjà, en son cœur, un petit monstre aux dents pointues et aux séduisants atours commencent à la grignoter. L’Inquiétude.

*****

C’est l’odeur qui la réveillera.

Et ce sont les douleurs qui lui feront ouvrir les yeux.

Chaque mouvement est douloureux. Outre le fait de ne pas avoir dormi dans son lit bien chaud et moelleux mais sur une surface dure, elle a mal en des endroits dont elle ignorait l’existence, se redressant sur un coude, tout en geignant et en passant une main sur son front, les yeux fermés.

- ‘jour…

Un affreux gout pâteux stagne dans sa bouche, un goût qui la fait grimacer.

- Donne moi une minute. J’ai mal partout.

Au prix d’un immense effort, elle parvient à s’asseoir, s’enroulant pudiquement dans la couverture, les cheveux totalement emmêlés. Elle regarde Dante et inspire l’odeur, qui lui remue l’estomac. Et pas dans un sens positif…

- J’ai pas très faim…mais je veux bien ton infusion, c’est gentil…

Elle inspire un bon coup et se lève, approchant d’une chaise d’un pas lent, le visage défait, les yeux cernés et le teint livide. Non, décidément, l’alcool n’est pas son ami. Louise s’assoit et murmure, sans le regarder :

- Tu as bien dormi ?

- Non je n’ai pas faim, je peux pas, j’ai le cœur au bord des lèvres.

Elle prend le gobelet et sirote l’infusion, à très petites gorgées, n’osant même pas regarder le plat de pain. Elle a l’estomac en vrac, le cœur nauséeux, la tête vrillée de sons diffus et le corps perclus de douleurs latentes. Insupportable gueule de bois doublée d’une nuit qui, en plus d’être totalement inconfortable, a été physiquement difficile à maîtriser.

- Lasgalen n’aime personne à part moi. Il tolère les palefreniers mais c’est tout. Tu verras que d’ici peu, personne ne pourra plus approcher Melkor. Il te sera loyal jusqu’à sa mort. Comme l’est Lasgalen envers moi.

Elle entend les chevaux derrière et a un sourire, tout petit sourire vite disparu.

- Laisse moi quelques minutes d’accord ? Le château n’est pas tout près et nous en avons pour un long moment avant d’y parvenir.

Une autre gorgée.

- Il est possible que nous croisions des gardes en chemin. Je ne suis pas rentrée de la nuit, il y a eu une tempête de neige…Je ne serais guère surprise de constater que le Capitaine Atréis se soit organisé dès l’aube pour partir à ma recherche.

Une autre gorgée, pensive.

- Tout le monde doit s’inquiéter.

Elle pose le gobelet sur la table et serre la couverture autour d’elle, la mine soudainement sévère et renfrognée.

- Cela va être le ballet des questions et des reproches. J’ai pas envie de rentrer, là tu vois…Je voudrais juste un bain bien chaud avec un silence absolu et quelques herbes. J’pense que j’vais m’enfermer dans ma chambre et voir personne. Je suis complètement dissoute dans l’alcool là…

- Ce n’est pas aussi simple.

Expliquer les subtilités de la courtoisie, de la bienséance et des jeux de cour est absolument impensable pour le moment. Tout ce qui importe à Louise là, c’est rentrer. Mais pas avant d’avoir rechargé un peu ses batteries. Discuter de ce qu’il faut faire ou ne pas faire est loin d’être sa première préoccupation. Elle agira au pied levé, en totale improvisation.

- J’en ai tellement ras la tresse de devoir sans arrêt m’expliquer sur tout, tout le temps.

Elle abat une main agacée sur la table, faisant trembler les gobelets.

- Tu as raison. Je devrais arrêter de m’inquiéter comme ça pour tout, tout le temps. Si je veux être moi…Ils devront l’accepter, qu’ils soient contents ou pas.

Louise sait aussi que ces choses prennent du temps. Peut-être y parviendra-t-elle. Peut-être pas. En tout cas, elle ne manque pas de motivation. Gagner en sérénité. Vivre en étant elle-même. Vivre sans carcan. Cela doit être possible, d’une façon ou d’une autre.

Elle écoute ce qu’il dit, distraite, mais surgit soudain hors de ses pensées en disant :

- Attends…quoi ?

Elle hoche la tête vers Dante, incrédule.

- Tu veux faire venir une jeune femme à Fernel ? Une herboriste ?

Louise se masse les tempes.

- Et faire une pierre deux coups de quoi ? Je ne comprends rien à ce que tu dis…Tu veux que j’engage cette femme ? C’est ça ? Et pourquoi je le ferais, d’abord ? Sur quels critères objectifs ?

Elle se lève, finalement, et récupère ses vêtements abandonnés dans un coin. Rentrer. S’habiller et rentrer. Discuter, s’habiller et rentrer. Elle laisse tomber la couverture au sol, sans plus s’inquiéter d’une quelconque bienséance ou pudeur puis enfile ses pantalons, tout en parlant.

- A croire que MON château est devenu une auberge où tout le monde s’invite.

Elle passe sa chemise.

- A croire qu’on peut tout se permettre tant que je la ferme bien gentiment.

Elle noue ses cheveux en un chignon sauvage soulignant sa gorge délicate et un regard qui lance des éclairs.

- Et si j’veux pas moi, t’y as pensé deux minutes ou ça te passe au-dessus de la tête, ça aussi ?

Pieds nus, l’estomac en miettes, elle ne dit plus rien et inspire, expire, inspire profondément, expire profondément, avant de passer une main sur ses yeux, l’autre étant posée sur sa hanche.

- Excuse moi…J’ai du mal à réfléchir avec tout ce bruit dans ce refuge. J’ai mal partout, je suis irritable et irritée. Désolée…

Louise le regarde, fatiguée au-delà de toute expression et murmure :

- Quel âge a-t-elle, cette jeune femme ?

- D’accord.

Elle soupire, expirant par le nez toute sa frustration de ne pas parvenir à communiquer comme elle le voudrait. Elle le regarde s’affairer, elle s’occupe de se rhabiller, entièrement, chaussant ses bottes, enfilant son beau par-dessus à galons d’argent, avant de récupérer sa cape, sans dire un mot jusqu’à ce que …

- Je n’ai pas dit que je ne voulais pas. Fais venir cette enfant. Parce que ce n’est qu’une enfant. La guérisseuse a à peine de quoi se loger, et pratiquer son art. Fais la venir au château, dit-elle en ajustant ses manches. Elle sera aussi bien reçue que toi. Si tu as confiance en ses capacités, alors…

Elle se drape de la cape, le regard éteint, les lèvres serrées. Chacun de son côté. Oui. Evidemment…

- Je vois… Je pars devant. Sois prudent sur le chemin.

La châtelaine entre dans la petite pièce destinée aux chevaux et approche de Lasgalen qui la salue en renâclant. Il tourne la tête, comme s’il était en train de bouder. Louise passe une main sur l’encolure, les lèvres toujours aussi serrées. Si même Lasgalen s’y met…

- S’il te plait…Pas toi.

Ce n'est pas permis de changer s'humeur aussi rapidement.

- Je n’ai pas dit que je ne voulais pas. Fais venir cette enfant. Parce que ce n’est qu’une enfant. La guérisseuse a à peine de quoi se loger, et pratiquer son art. Fais la venir au château, Voir qu'il aurait laissé la petite Claude dans la merde. Mais ce n'est pas grave, Dante garde le silence.  Elle sera aussi bien reçue que toi. Si tu as confiance en ses capacités, alors…

Elle s'éloigne, elle est blessée. Ca se voit. Il ne l'a pas touchée depuis le réveil. Il va falloir s'y coller. ô Kiel, donne moi la force.

- Je vois… Je pars devant. Sois prudent sur le chemin.

Dante ne répond pas. Réfléchissant rapidement aux nouvelles variables.

Et quand elle va voir Lasgalen, la raison pourquoi il la boude est cet homme derrière elle qui l'enlace subitement. Lui donne un baiser sur la tempe. Il a Faim, mais il est encore capable de se contrôler.  

Tu sais Lui dit il à l'oreille tranquillement tout en fixant Lasgalen dans les yeux. Si je t'accompagne, il va y avoir d'autres questions d'un autre genre. C'est toi qui choisis.

Les rôles sont inversés.

Cette fois c’est elle qui a un spasme lorsqu’il l’enlace. Sauf qu’elle ne parvient pas à le dissimuler aussi bien que lui. Les yeux fermés, elle se rappelle ce qu’elle pensé la veille, en le regardant sans le toucher. Sous ce chaste baiser qu’il dépose sur sa tempe, elle frémit un peu. Pas de colère ou d’angoisse ou de quoi que ce soit non de négatif, non. Elle frémit parce que tout ceci va prendre fin et qu’elle n’en a pas envie. Tout comme elle n’a pas envie de rentrer.

- Les gens ne sont pas idiots, Dante. Ils nous ont vu quitter le château ensemble. Et ne pas revenir de la nuit, ni l’un ni l’autre. Si une petite explication brouillonne peut convaincre ceux qui ne nous connaissent pas, il n’en ira pas de même pour ceux qui nous connaissent bien. Ou qui croient nous connaître, ajoute-t-elle mentalement.

Elle reprend, à voix basse.

- Nous avons été pris dans la tempête, nous avons trouvé un refuge et nous nous y sommes abrités. Le reste peut aisément être passé sous silence. Après, tu fais comme tu le sens, je ne te contrains à rien. Si tu préfères rentrer seul, rentre seul.

Lasgalen s’agite sous le regard de Dante, Louise se contente de le flatter d’une main, posant l’autre sur le bras de son compagnon, dans un tout petit geste d’affection bien mince. Non, elle ne veut pas s’habituer trop vite à ce genre de choses. Parce que dès qu’elle aura franchi l’enceinte de son château, elle sait qu’il lui faudra attendre, faire preuve d’une patience infinie afin de laisser Aaron terminer son deuil en toute sérénité. Elle ignore combien de temps cela prendra encore mais elle ne veut pas prendre le risque de le presser, qu’il se sente dans l’obligation de céder à ses attentes. C’était déjà très difficile de résister avant cette nuit, ce sera pire encore désormais. Maintenant qu’elle sait à quel point les choses sont agréables et intenses, elle ne peut qu’imaginer l’incroyable bonheur que cela sera de partager des moments pareils avec lui. Et elle préfère ne pas trop y penser. Pour éviter de céder à la passion qui brûle en elle, à présent.

Elle se dégage de l’étreinte de Dante, en douceur, se tourne et le regarde. Un regard fatigué dans lequel passent des tas de questions, de sentiments et d’émotions. Un regard inquiet et triste. Elle ne le touche pas, elle ne l’embrasse pas non plus, elle se contente de sourire. Un beau sourire, vrai et simple.

- Et pour les questions gênantes…il me suffira de ne plus regarder vers la gauche.

Elle entraine le cheval à sa suite, laissant Melkor et Dante bien au chaud, et sort. L’air frais lui fait du bien. Beaucoup de bien. Un grand soleil illumine la neige qui scintille à perte de vue. Et là, tout bout, derrière l’horizon, le château de Fernel. Elle inspire un grand coup puis grimpe sur la selle, se réceptionnant avec une grimace, prenant le temps de savourer tout le plaisir que cela va être de chevaucher si longtemps après une nuit pareille. Quoiqu’il en soit, elle a un regard pour le refuge, pensive, triste, puis rabat la capuche doublée de fourrure sur ses chevaux avant de donner une impulsion dans les flancs de son cheval qui avance au petit trot.

Non, elle n’a pas envie de rentrer.